Comme « de fines gouttelettes d’huile

 sur les eaux profondes»

par Iris Lévy


Michel ABITBOL, Histoire des juifs : De la genèse à nos jours, 1ère édition en 2013 dans la collection Pour L’histoire, Paris, Éditions Perrin, 2016, Collection Tempus.


Donner au lecteur contemporain un « récit clair de l’histoire des Juifs, des origines à nos jours », p.9. Rares sont les historiens capables de relever un tel défi ! Telle est cependant l’ambition de Michel Abitbol qui précise ainsi son approche : cet ouvrage n’est pas « une étude de plus sur le judaïsme, un examen de la place des Juifs dans le monde ou une analyse des relations entre monothéisme juif, chrétien et musulman », p.9. Si les travaux des études juives adoptent souvent, on le comprend, un point de vue plus limité en se concentrant sur l’histoire d’une communauté, d’une certaine époque ou d’un lieu donné –, L’histoire des juifs entend privilégier, tant sur le plan chronologique que géographique, une histoire totale.
De la genèse à nos jours… on peut difficilement concevoir une plongée plus profonde dans le temps.

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En dépit de sa longueur (857 pages !), bien compréhensible au regard de son sujet, l’ouvrage de Michel Abitbol fait le choix de la lisibilité : loin de multiplier les références historiographiques, il propose un récit clair, précis des évènements, alternant l’analyse d’évolutions structurelles sur le temps long – la naissance de la diaspora, les grandes migrations, l’urbanisation ou encore la sécularisation – et la mise au jour de trajectoires singulières. 
Cette histoire des Juifs est divisée en cinq parties, qui correspondent peu ou prou aux découpage traditionnel de l’historiographie européenne (l’Antiquité, le Moyen-Âge, les Temps modernes puis la période contemporaine), la dernière période faisant l’objet de deux sous-parties : de 1815 à 1917, et de 1918 à nos jours. Si la lecture intégrale (mais longue) de cet ouvrage  monumental a le bénéfice de donner au lecteur une vue d’ensemble, il n’est pas impossible, toutefois, de lire chacune des parties séparément. 

Naissance d’une religion, genèse d’une civilisation

De la fondation au déracinement

La première section débute par l’examen de l’épineuse question des origines du peuple hébreu, mettant aux prises les partisans de l’archéologie biblique avec les historiens dits « minimalistes », qui nient au récit biblique toute valeur historique s’il n’est pas corroboré par des preuves archéologiques. Plutôt que de s’attarder sur ces débats techniques, Michel Abitbol nous rappelle les principaux évènements qui scandent la période qui va de l’apparition du monothéisme à la conquête de Canaan, laquelle ouvre la voie à l’époque glorieuse des rois David et Salomon. Vient ensuite le temps des divisions, dont le paroxysme est marqué par le schisme entre le royaume d’Israël au Nord, et les tribus de Juda, au Sud en 930 avant l’ère chrétienne. Après la période des Rois (Ézéchias, Manassé, Josias, Sédécias), le premier Temple est détruit par Nabuchodonosor en 586 av. J.-C. : « Ainsi s’achèvent dans le feu et la violence quatre siècles de souveraineté israélite en Palestine » (p.37), tandis que naît la condition d’« exil » (galoute) qui, pour les Juifs, est une forme de châtiment qui ne connaîtrait son terme qu’avec la « Rédemption divine » (guéoula). 

Si cette période est moins bien documentée que la précédente, l’intégration relativement bien réussie des Juifs en Mésopotamie est connue. Dès 538 av. J.-C., toutefois, Cyrus le Grand autorise les Juifs à revenir en Palestine, puis à entamer la reconstruction du Temple. Cette époque est aussi celle de la codification de la Torah, par le prophète Ezra – comparé, par sa grandeur, à Moïse – : « une révolution juridique et théologique qu’il va présenter comme un complément indispensable à la remise en marche du Temple de Jérusalem » (p.46). Le règne d’Alexandre le Grand de Macédoine accroît l’influence de l’hellénisme sur la société juive mais cette influence connaît une forte résistance comme on le voit avec la révolte des Maccabées (175-140 av. J.-C.) sous Antiochos IV, dirigée simultanément contre l’autoritarisme grec et les Juifs hellénisés.
Très hétérogène, le judaïsme antique se divise alors en trois sectes principales : les Sadducéens, les Pharisiens et les Esséniens. 
En 63 ap. J-C., les Romains s’emparent de Jérusalem. Dépendant de Rome mais disposant d’une certaine autonomie sur le plan intérieur, Hérode le Grand (73-47 av. J.-C.) est un souverain ambivalent : largement impopulaire, il s’illustre aussi par sa défense des Juifs de Diaspora, et par sa vision de bâtisseur (extension du Temple, construction du fort de Massada). Les Juifs se répartissent alors entre la Mésopotamie, l’Egypte, la Syrie, l’Asie mineure et la Terre d’Israël : en dépit de l’éloignement géographique, le calendrier commun et les fêtes de pèlerinage à Jérusalem (Pessa’h, Soukote, Chavouote),  maintiennent et entretiennent un vif sentiment d’appartenance. La Judée passe, quant à elle, progressivement sous domination romaine, dans un climat de révolte qui se termine par la destruction du Temple en 70.

On mesure mal aujourd’hui le désespoir sans bornes qui s’empare des Juifs quand ils assistent à cette catastrophe. Le culte est désorganisé et une large partie de la classe dirigeante (grands prêtres, princes hérodiens, propriétaires fonciers, et alii) est décimée. Les disciples de Yavné, menés par Yo’hanan Ben Zakkaï, jouent alors un rôle-clé, en encourageant la naissance d’une nouvelle religiosité juive, dépolitisée, reposant exclusivement sur l’enseignement de la Torah et de la Loi juive. Ce judaïsme, ainsi réformé, consacre aussi l’avènement d’une nouvelle élite rabbinique, qui concurrence celle des prêtres/Kohanime qui officiaient dans le Temple. La révolte de Bar Kochba, dernière grande révolte de Palestine, qui se solde par un échec et entraîne une violente répression rend irréversible la déterritorialisation de l’identité juive déjà en cours. Déracinement, destruction, perte de toute souveraineté… le peuple juif semble alors voué à la disparition. 
Au lieu de cela, c’est une renaissance ! À la fin du IIème siècle, en Galilée, sous l’égide de Yehouda Ha Nassi entreprend la codification de la Michna : la Loi orale est écrite… mais de telle façon qu’elle ne perde pas son caractère d’oralité. L’essentiel, l’enseignement de la Loi est sauvegardé !
Davantage cependant que la Galilée, c’est la Mésopotamie qui devient le nouveau centre de gravité du monde juif : sa capitale, Babylone, est au centre d’un vaste réseau de communautés juives, qui bénéficient d’écoles talmudiques prestigieuses ; le Talmud, dont l’étude se poursuit jusqu’à nos jours, reformule alors les préceptes centraux du judaïsme à la lumière de la grande crise idéologique et morale qu’entraînent la destruction du Temple, la marginalisation de la Palestine et le déclin démographique.
En réalité, une fois le trauma de l’exil passé, les Juifs poursuivent, à travers le monde, une dispersion favorisée par trois phénomènes : la croissance naturelle, l’émigration, et un certain prosélytisme. De l’Inde à la Chine et de la Sicile à l’Arabie sous le contrôle des Perses sassanides… Les Juifs se disséminent sur toute la terre habitée. 

Entre Édom et Ismaël : Juifs et judaïsme au Moyen-Âge 

C’est donc inévitablement que de nouvelles fractures se font jour alors, au sein du monde juif. La période du Moyen-Âge est ainsi vécue très différemment par les Juifs d’Europe chrétienne et par ceux qui sont installés dans des pays musulmans. À cette coupure géographique s’ajoutent les dissensions idéologiques ;  entre karaïtes « schismatiques » et «rabbanites » orthodoxes » d’une part ; entre le judaïsme d’Orient sous l’égide de Babylone et du Califat et, d’autre part, le judaïsme italien, byzantin et ashkénaze dispersé dans un environnement chrétien . 

Sous les couleurs de l’islam 

En terre d’Islam, l’histoire des Juifs est une histoire houleuse, alternance de phases heureuses de coexistence pacifique et de périodes tendues, voire calamiteuses. En dépit de la signature en 717 du pacte d’Omar, qui assigne les « gens du Livre »  à un statut d’infériorité juridique (dhimmi), les Juifs sont relativement épargnés par rapport aux Chrétiens : leur faiblesse numérique, associée à leur dispersion géographique et à l’absence de velléité identitaire, les rendent inoffensifs. 

Le Moyen-Âge consacre la naissance d’une nouvelle culture judéo-arabe, faite d’influences réciproques. La tradition rationaliste du kalam inspire grandement la naissance de la philosophie juive, dont les plus éminents représentants sont sans conteste Saadia Gaon (882-942) et Maïmonide (1138-1204). Sur le plan social, les Juifs délaissent progressivement l’agriculture pour l’artisanat et le commerce. Sur le plan politique, la fin de l’hégémonie abbasside sur le Dar-al-Islam annonce la montée en puissance du judaïsme andalou, sous l’égide des Omeyyades d’Espagne, au détriment du judaïsme babylonien. Cordoue devient ainsi le grand centre du savoir juif au XIème siècle, qu’illustrent sages, penseurs, savants et poètes judéo-espagnols comme Ibn Gabirol (1021-1070) ou Ibn Ezra (1089-1167). 
Mais cette atmosphère de paisible coexistence n’est que temporaire, et l’avènement de la dynastie Almohade, les débuts de la Reconquista et l’invasion de Bagdad par les Mongoles en 1258 annoncent une longue période de régression politique, militaire et économique pour le monde musulman, synonyme d’une recrudescence des persécutions envers les minorités. 

Les richesses du judaïsme ashkénaze, entre renouveau et persécution 

En Europe, les Juifs réapparaissent à la fin du VIIIème siècle, pour donner naissance au judaïsme ashkénaze, notamment en Allemagne et dans la France du Nord. L’époque de Rachi (1040-1105) est celle du développement des villes et du commerce, mais aussi d’un renouveau de l’Église et d’une christianisation des campagnes. Les Juifs ashkénazes, coupés des académies babyloniennes et des penseurs orientaux et séfarades, développent leurs propres structures communautaires.
En 1095, l’appel à la croisade lancé par le pape Urbain II suscite une vague de violences anti-juives sans précédent : acculés au désespoir, certains Juifs rhénans font le choix de mourir en martyr : c’est « la sanctification du Nom/Kidouche hachème ». Le XIIème siècle est marqué, en revanche, par une certaine embellie des relations judéo-chrétiennes, et le judaïsme poursuit son expansion : en Angleterre ou en Pologne. Pourtant, l’époque voit aussi éclore les premières mesures discriminatoires : les Juifs ont l’obligation de porter un signe distinctif, deviennent « propriété légale » des rois et des seigneurs, et sont expulsés de France par le roi Philippe-Auguste en 1182. De fait, les fausses accusations prolifèrent : des rumeurs de meurtres rituels et de puits empoisonnés en passant par le mythe bien connu de la fabrication des pains azymes (ma tsote) pétries du sang de « Gentils ». En 1242, le pape Grégoire IX ordonne l’incendie du Talmud. 
Ces troubles politiques ne freinent pas l’effervescence religieuse : sous l’égide de Samuel ben Kalonymos de Spire, auteur du Séfère ‘Hassidime, naît alors le courant hassidique piétiste en Europe de Nord. Notons également le climat intellectuel singulier qui caractérise le Midi de la France : familiers de la philosophie arabe et des sciences grâce au travail immense de traduction de la famille Ibn Tibbon, les Juifs du Languedoc et de Provence sont un trait d’union entre les deux mondes juifs. 

Al-Andalus : âge d’or de la culture juive en Espagne  

Au sein de ce panorama contrasté, le monde juif espagnol se singularise à plus d’un titre : dans l’Espagne « des trois religions », dans Sefarad, les Juifs connaissent en effet un des chapitres les plus éblouissants de leur histoire, marqué par l’émergence des « Juifs de cour », ces riches notables qui tentent de défendre les intérêts de leur communauté auprès des souverains – les familles Aboulafia, Ibn Ezra, Halevi… La production kabbalistique et métaphysique atteint alors son apogée, sous l’influence de Hasdaï Crescas (1340-1410), Joseph Albo (1380-1444), et surtout de Moïse de Léon, auteur au milieu du XIIIème siècle du Séfère ha-Zohar (« Livre de la Splendeur »), ouvrage clé de la Kabbale. Les pogroms de Barcelone de 1391 marquent la fin d’une époque, et annoncent une période sombre. L’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492 sur ordre des rois catholiques Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon met un terme à cette ère florissante.
Une nouvelle fois, c’est la fin… la fin d’une époque, la fin d’une civilisation, la fin d’un monde…
Mais ce n’est pas la fin du peuple juif.

De la Renaissance à la Révolution française

En effet, ni la brutale expulsion ni l’éradication de la présence juive en Espagne ne parviennent à porter un coup fatal au peuple juif. À l’Europe nouvelle de l’absolutisme et du mercantilisme, les Juifs prennent une part active et leur capacité d’adaptation se manifeste  avec éclat dans les échanges commerciaux ; Istanbul, Salonique, Alep, Safed, Jérusalem, Amsterdam, Budapest… autant de lieux de rencontres et d’échanges pour les communautés juives. Les livres, les idées et les idéologies circulent au même titre que les hommes, et renforcent encore ce sentiment d’appartenance à un destin commun : « Ils [les Juifs] ont tout compte fait le sentiment de partager la même histoire et le même vécu, qu’ils habitent au pays d’Édom ou d’Ismaël », p. 272. 
En dépit du progrès des idées humanistes, et du regain d’intérêt des savants chrétiens pour l’Ancien Testament et l’hébreu, ni la Renaissance ni la Réforme n’apportent de réelle amélioration à la situation des Juifs d’un point de vue juridique. Cette séquence historique influence toutefois durablement la culture juive, comme l’illustre par exemple la figure du Maharal de Prague. Le monde juif est alors concentré dans quatre zones principales : l’Europe de l’Est (Pologne, Lituanie), l’Empire ottoman, le Maghreb et le sud de la Méditerranée et, enfin, l’Europe occidentale, quoique de façon moins importante. 

Le destin trouble des Marranes, de l’Espagne à l’Afrique du Nord   

En Espagne et au Portugal, s’élaborent les fondements du crypto-judaïsme des Marranes ou « nouveaux chrétiens », contraints par des statuts discriminatoires (limpieza de sangre/pureté du sang). Bien étudiés, entre autres, par l’historien Yosef Hayim Yerushalmi, les Marranes ont une vision du monde singulière, que caractérise notamment la persistance d’un fort attachement à l’univers judéo-espagnol, en dépit des discriminations dont ils furent victimes. 
Le départ des Juifs d’Espagne a pour effet immédiat l’hispanisation du judaïsme méditerranéen : plus éduqués et ‘connectés’, les réfugiés (megorachime) originaires de Catalogne et des Baléares, imposent rapidement leurs mœurs aux autochtones (tochavime), sans fusionner toutefois : en Tunisie par exemple, les communautés grana (marranes) et twansa se mélangent peu. Dans l’Empire ottoman, les Juifs ibériques s’intègrent rapidement au tissu social et économique. En Palestine – plus ou moins indépendante sous Soliman le Magnifique –, Safed (Tsfate) devient l’un des plus grands centres d’érudition juive au monde : c’est là que Joseph Caro rédige le Choul’hane Aroukhe/La table dressée, livre de codification qui sert de référence halakhique pour l’ensemble du monde juif. Ces lois portant sur tous les aspects de la vie permettent de structurer  davantage encore l’existence juive exilique, de l’organiser en société parallèle et autonome.
L’époque est aussi marquée par l’épisode messianique du sabbatéisme, véritable tournant pour l’ensemble du monde juif. L’effervescence messianique autour de la figure de Sabbataï Zvi atteint son paroxysme en août 1666, avant que ce dernier ne se convertisse à l’islam. Ashkénazes ou Séfarades, les Juifs s’enflamment pour les mêmes utopies, et les rumeurs autour des « faux messies » traversent aisément les frontières. 

Le retour des Juifs en Europe 

Lors de la Renaissance, les Juifs reviennent progressivement en Europe : en Italie, où le premier ghetto voit le jour à Venise en 1516, en France – on distingue alors les Juifs du comtat Venaissin des Juifs avignonnais et des Juifs ashkénazes originaires d’Alsace Lorraine, qui forment la communauté la plus nombreuse – et aux Pays-Bas. À Amsterdam – la « Jérusalem du Nord » – règne alors un climat de relative tolérance religieuse, marqué notamment par de vifs débats autour de l’œuvre du philosophe Baruch Spinoza (1632-1677). En Pologne et en Lituanie, l’arrivée massive de Juifs ashkénazes venus de la vallée du Rhin redonne du souffle au judaïsme ashkénaze. Moïse Isserlès rédige alors le Mappa/La nappe, supplément ashkénaze du Choul’hane Aroukhe/La table dressée. En 1648, les massacres perpétrés par les Cosaques en Ukraine sont un traumatisme pour l’ensemble du monde juif. 
C’est en Europe de l’Est que renaît alors le mouvement hassidique autour du Baal Shem Tov (Israël ben Eliezer, 1700-1760). Au cœur de ce mysticisme populaire, se trouve l’idée de « communion avec Dieu »/dvekoute définie comme un état de piété permanente accessible au commun des mortels par la médiation de la prière, de l’étude, des actes les plus quotidiens, réalisés avec joie et enthousiasme. La montée du hassidisme suscite de vives réactions. Ses opposants (mitnagdime), à l’image du Gaon de Vilna la combattent par de vives controverses qui peuvent aller jusqu’à l’excommunication. En 1804, les ’Hassidime sont reconnus par le Tsar Alexandre Ier et les relations entre les deux communautés s’améliorent – plus encore, celles-ci s’unissent rapidement contre le nouvel ennemi commun que représentent les partisans des Lumières juives et du rationalisme (les maskilime). En germe, se dessinent alors les lignes de fractures futures entre partisans de l’assimilation et ceux de la fidélité intégrale à la Loi.
Aux XVIIème et XVIIIème siècles en Europe Centrale, la situation des Juifs s’améliore peu, en dépit des velléités libérales de Frédéric II de Prusse (1740-1786) et de Joseph II d’Autriche (1780-90). Le bref règne de ce dernier est toutefois marqué par la proclamation d’un édit de tolérance qui inspirera les esprits éclairés à travers l’Europe, de Mirabeau à l’abbé Grégoire et de Christian Wilhelm Dohm au comte de Clermont-Tonnerre, futur artisan de l’émancipation politique des Juifs de France. 

Les promesses déçues de l’acculturation 

Dans les grandes villes comme Vienne et Berlin, on voit alors poindre les premiers signes d’acculturation de la société juive. Le philosophe Moses Mendelssohn (1729-1786) est l’un de ses représentants les plus connus. Incarnation de la rencontre entre les Lumières allemandes et les Lumières juives, il distingue dans Jérusalem la « religion révélée » accessible à toutes les nations et la « législation révélée », réservée au Peuple élu. Ces réflexions étaient en germe dans le Traité théologico-politique de Spinoza (1760), qui préconise une lecture historico-critique de la Bible, et déconstruit les notions de miracles, de peuple élu et de Prophétie. De fait, tandis que l’écrasante majorité des Juifs vit dans le monde occidental, la pensée chrétienne et la civilisation européenne constituent une source permanente d’émulation, de confrontation et d’inspiration. Pour certains, la conversion au christianisme apparaît alors comme le seul recours possible pour s’intégrer à la société. 

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À rebours de cette assimilation radicale, l’émancipation politique des Juifs de France en 1791 laisse espérer un accès durable à la citoyenneté et à l’égalité. Il sera rapidement démenti par la réalité.

Le siècle de tous les bouleversements 1815-1917

En France, sous l’égide du Grand Sanhédrin convoqué par Napoléon en 1807, qui donne naissance au Consistoire central, se dessine un nouveau judaïsme. Sous le Second Empire et la Troisième République, les Juifs de France connaissent une promotion sociale sans précédent : savants, écrivains, dramaturges et artistes juifs s’accommodent d’une forme « d’idéal bourgeois », qui les conduit à se détacher des pratiques religieuses. À contrario, la « Sainte Alliance » formée par Frédéric-Guillaume III de Prusse, François Ier d’Autriche et Alexandre Ier de Russie, gèle les avancées libérales. 

Les ratés d’intégration et les limites de l’émancipation politique sont compensés par une réussite socio-économique. Plus que par l’émancipation légale, c’est en effet par l’économie que la situation des Juifs a profondément évolué au XIXème siècle : la révolution industrielle, les migrations internationales et l’expansion coloniale modifient durablement la physionomie du monde juif, urbain à 80% au début du XXème siècle. De nouveaux centres Juifs naissent aux États-Unis, au Canada, en Argentine, Australie, Palestine ou encore en Afrique du Sud, tandis que l’exode des 2,7 millions de Juifs russes est le flux migratoire le plus important au monde. Des associations comme la Hebrew Emigrant Aid Society ou la Jewish Colonization Association jouent un rôle clé dans cette aventure. Progressivement, émerge ainsi une classe moyenne riche, cultivée et bien intégrée, un idéal bourgeois décrit avec finesse par Stefan Zweig dans Le Monde d’hier. Ce phénomène ne saurait toutefois occulter la persistance de masses laborieuses et miséreuses : le schnorer (mendiant) crève-la-faim et les luftmenschen deviennent ainsi des personnages très familiers dans la littérature yiddish. 

Les défis de la modernité 

L’entrée du peuple juif dans la modernité ne va pas sans bouleversements identitaires. L’acculturation progressive d’une large partie du monde juif se poursuit au cours du XIXème siècle, autour de quelques institutions et courants de pensée clés, qu’incarne en premier lieu la « science du judaïsme » (Wissenschaft des Judentums), née dans les années 1820 en Allemagne autour de Leopold Zunz, Abraham Geiger, Samuel David Luzzato ou Moritz Steinschneider : pour stopper l’hémorragie de conversions en cours au sein des communautés juives, ces derniers prônent une réforme du judaïsme, rendu plus compatible avec la modernité. Aux États-Unis, ces positionnements sont repris lors du congrès de Pittsburg de 1885. Tout en encourageant l’assimilation, la Haskala donne paradoxalement corps à l’idée d’une nation juive, et encourage la renaissance de l’hébreu.
Créée en 1860, l’Alliance israélite universelle incarne plus que tout autre institution cette philosophie rationaliste et assimilationniste, principalement mise en œuvre au sein de ses établissements scolaires en Afrique du Nord et en Orient. Dans l’ensemble, ces velléités optimistes se heurtent toutefois à la naissance de l’antisémitisme moderne dans la seconde moitié du XIXème siècle, en phase avec les idées « scientifiques » de son temps telles que la théorie sur l’inégalité des races de Gobineau. En Russie, l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881 annonce une des pages les plus noires de l’histoire des juifs, marquée par des pogroms, similaire au pogrom de Kichinev en 1903. En France, c’est l’Affaire Dreyfus qui marque les esprits : elle révèle l’intensité du sentiment antisémite ; elle en entraîne la recrudescence mais réveille également aussi le sentiment d’appartenance au peuple juif chez bon nombre d’Israélites français. L’intégration totale des Juifs dans la société libérale semble être un échec.

Le sionisme, une utopie réelle 

C’est dans cette atmosphère désenchantée que naît l’idéologie sioniste, théorisée par Léon Pinsker dès 1882 dans son pamphlet Autoémancipation mais portée à l’attention des dirigeants politiques de l’époque par le journaliste et homme de lettres viennois, Theodor Herzl, notamment dans L’État des Juifs publié en 1897 qui est aussi l’année de la création du Bund – l’Union générale des ouvriers – en Lituanie, Pologne, Russie. Au sein du monde juif, les lignes de fractures se multiplient alors, entre ultra-orthodoxes, sionistes, libéraux, territorialistes, autonomistes, populistes révolutionnaires, marxistes « internationalistes », socialistes juifs, etc.
En Palestine, après l’émigration des premiers sionistes, les tensions avec la population arabe sont de plus en plus palpables : en 1909 est créée l’Hashomer Hatsaïr, « groupe d’autodéfense » qui illustre avec force le « judaïsme du muscle » (le Muskeljudentum) préconisé par Max Nordau : il conviendrait de rompre avec l’intellectualisme juif et de préparer, physiquement même, le Juif à l’action. En parallèle, l’idéologie sioniste socialiste, qui prône le « retour à la Terre » et la « conquête du travail », se structure autour des deux partis que sont Hapo’el Hatzair et Poa’lei Zion. 

Entre désastre et construction 

La dernière partie de l’ouvrage de Michel Abitbol est consacrée au « court vingtième siècle », qu’on fait commencer au lendemain de la Première Guerre mondiale. 
Se dessine alors progressivement une nouvelle géographie juive, autour des deux pôles principaux que sont les États-Unis et la Palestine. De fait, la déclaration Balfour (1917), puis les vagues d’aliyah successives (1881-1882, 1903-1914, 1919-1923, 1924-1932, 1933-1939), consacrent la naissance d’un proto-État en Palestine, qui se dote rapidement de ses propres institutions : l’Agence juive, la Histadrouth, la Hagana, en dépit des tensions récurrentes avec la population arabe, comme lors du massacre de Hébron en 1929. 
L’Entre-deux-guerres est une période riche en bouleversements pour les Juifs d’Union soviétique – objets d’un programme de « productivisation », – de France – les années 1920 sont celles du « réveil juif » –, des États-Unis, de Pologne ou d’Afrique du Nord. S’il est mal aisé de détailler ici ces transformations de façon exhaustive, on retrouve là un souci constant de Michel Abitbol : celui de faire honneur, dans la mesure du possible, à tous les territoires du peuple juif, pour illustrer la diversité des vécus et des régimes d’historicité d’un pays à l’autre.
Deux longs chapitres sont consacrés à ce que l’auteur nomme « la fin d’une histoire » : la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, traumatisme pour le monde juif dans son ensemble, dont des pans entiers sont détruits: de fait, même s’il parvient à survivre finalement à cette catastrophe, sans doute la plus terrible de sa longue histoire, le peuple juif sera profondément altéré. Peuple diminué, rescapé, meurtri, il ne sombre pas mais se transforme à nouveau : la création de l’État d’Israël est le signe le plus manifeste de son étonnante vitalité.  .

L’État d’Israël, centre de gravité du peuple juif  

Dans la seconde moitié du XXème siècle, plusieurs évolutions structurelles modifient en effet la physionomie du peuple juif dans son ensemble. L’État d’Israël, surtout après la Guerre des Six Jours, devient désormais un repère pour l’ensemble du monde juif, « qu’on s’y projette ou qu’on le rejette », p. 814 ; une « israélisation » de la diaspora, dont on cesse de vilipender l’existence : dans le vocabulaire des dirigeants israéliens, le qualificatif de « tsefoutsote dispersion » remplace progressivement celui de « gola / exil ». Dans l’ensemble, les Juifs appartiennent désormais aux couches les plus favorisées de la société occidentale. Dernier élément, enfin : l’antisémitisme persiste même s’il mute et peut se dissimuler sous les traits de « l’antisionisme ».

Les dernières pages de l’ouvrage sont consacrées aux évolutions de la société israélienne depuis les années 1970, schématiquement divisée désormais entre un bloc conservateur, ethnocentriste – centré autour des partis religieux – et un bloc libéral et laïque, celui de la « start-up nation » de Tel Aviv.

Et l’auteur de conclure sur ces phrases dont la période contemporaine tend à confirmer l’acuité : « Sans nul doute, en se perpétuant, le conflit israélo-arabe précarise la société israélienne et fragilise non moins la situation des Juifs dans le monde, plus d’un demi-siècle après la Shoah. », p.857. Ainsi, une nouvelle fois, le destin des Juifs de par le monde est scellé par un vécu commun, tantôt source d’inquiétude ou d’espoir. Gageons toutefois qu’au-delà des épreuves et des conjonctures, les Juifs demeurent un peuple, davantage soudé par sa culture, ses moeurs et son inventivité, que par le lot des souffrances qu’il aura traversées.

***

Ainsi, ce livre offre une vision, si l’on peut dire, panoramique de l’histoire juive. Ce parti-pris d’une histoire totale est fortement signifiant sur le plan méthodologique et heuristique. Sa pertinence repose sur l’idée d’une interconnexion entre les communautés juives à travers l’histoire, par-delà les différences de coutumes et de géographies, communauté de destins qui justifie, en retour, l’adoption d’un point de vue global sur l’histoire du peuple juif dans son ensemble. Et de fait, c’est aussi pour démontrer avec force l’existence même du peuple juif que Michel Abitbol a entrepris cet impressionnant travail de synthèse.
En ce sens, son ouvrage répond et apporte un démenti à la thèse polémique défendue quelques années plus tôt par l’historien israélien Shlomo Sand, qui tient, dans Comment le peuple juif fut inventé (2008), que le peuple juif est une « invention » sans fondement historique.  
Cette démarche rigoureuse le place ainsi dans la lignée des grands historiens juifs, d’Heinrich Graetz à Salo Baron en passant par Simon Dubnov et, plus récemment, Ben-Zion Dinur, Menachem Ben Sasson ou encore Léon Poliakov. Dans cette perspective, les Juifs constituent bel et bien un peuple, une nation dotée d’une conscience historique et unie par un puissant sentiment d’appartenance. Mettre au premier plan l’unité du peuple juif, c’est à la fois un choix et une affirmation, voire une profession de foi. 
Le travail de Michel Abitbol vise aussi à éviter l’écueil d’une histoire faisant des Juifs les éternelles victimes de l’histoire mondiale, histoire « lacrymale » du peuple juif contre laquelle mettait déjà en garde l’historien Salo Baron, dans les années 1930. Il s’agit au fond d’étudier les Juifs au même titre que les autres peuples, comme des sujets de leur propre histoire, maîtres de leur destin – à leurs risques et périls, parfois à leurs dépens comme lors des révoltes de Jérusalem (66-70) et de Bar Kochba (132-135), qui entraînèrent de terribles répressions.
Cette grande fresque met au jour le double mouvement de fermeture et d’ouverture qui caractérise le peuple juif à travers l’histoire du monde  : influencés par les civilisations alentour – de la civilisation grecque au monde musulman –, et source d’inspiration pour celles-ci, les Juifs ont su, dans l’ensemble, préserver intacte leur identité religieuse. Le paradoxe d’un peuple qui, tout en refusant l’assimilation et le mélange, parvient à s’adapter parfaitement aux mœurs et aux coutumes locales qui l’environnent, Fernand Braudel l’a condensé en une formule imagée et juste quand il écrit que les Juifs, tout au long de leur histoire, sont comme de « fines gouttelettes d’huile sur les eaux profondes des autres civilisations », p.853. 

Indications bibliographiques

  • Conférence donnée par Michel Abitbol dans le cadre de la Médiathèque de l’Alliance Baron de Rotschild, 2013. Il y présente L’histoire des juifs ; De la genèse à l’État d’Israël.
  • Cycle de cinq conférences données par les meilleurs spécialistes actuels, en France,  de l’histoire  juive, de mars à mai 2017. Donné dans le cadre du Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Diffusé par  Akadem sous le titre « De l’histoire juive à l’histoire des Juifs »