« L’âme du Bund »

par Henri Minczeles

Vladimir MEDEM, Ma vie, Titre original : פון מיין לעבען/Fun mayn lebn, Texte traduit du yiddish par H. Minczeles et A. Wieviorka ; Préface, postface et annotations d’H. Minczeles, Honoré Champion, Paris, 1999.

Article mis en ligne et à la libre disposition du public par la Bibliothèque de l’Alliance Israëlite Universelle ; il a été publié initialement dans les Nouveaux Cahiers, n° 61, Été́ 1980, p.15-18. Le titre, les sous-titres, les illustrations et divers liens ont été ajoutés par Sifriaténou.

 (…) Lors­ qu’il mourut en 1923 à New York, l’Arbeter Ring fit graver sur sa tombe : « Vladimir Medem, la légende du mouvement ouvrier juif ». Vladimir Medem, ce révolutionnaire, cet humaniste juif suscita l’admiration unanime des masses ouvrières juives ; dans le monde d’hier, dans le shtetl comme dans les grandes cités judéo-polonaises et judéo-russes : à Varsovie – le cœur de la judaïcité -, à Lodz – le « Manchester polonais » -, à Vilna – « la Jérusalem de Lithuanie » – et dans des centaines de petites bourgades ghettoïques, il a été celui qui « transforma le paria humilié et opprimé en un combat­tant au service de la justice sociale ». Ses amis l’appe­laient « l’âme du Bund ».
Lire son autobiographie, c’est comprendre l’itinéraire de ce socialiste juif mais aussi retracer toute une époque où l’ouvrier juif, malgré des conditions d’exis­tence épouvantables, retrouva sa dignité. C’est aussi rap­peler les premières étapes d’un parti politi­que, le Bund, qui, plus que tout autre mouvement socialiste, a été sévèrement malmené et maltraité par l’histoire, et ce, à trois reprises : persécuté d’abord par la tyrannie tsariste, il vit ensuite son aile russe terrorisée par le régime soviétique, puis brisé, en Pologne, par le nazisme et enfin achevé, après la Seconde Guerre mondiale, par le communisme stalinien de Biérut.

Medem appartient à la génération des intellectuels po­litiques juifs de la trempe de Nahman Syrkin, le territorialiste qui devait être l’idéologue de l’État juif socialiste, Ber Borohov, le théoricien du Poalé-Zion, Ahad Haam, le sioniste culturel, Haïm Jitlowski, le philosophe du yiddishisme, Simon Doubnov, l’historien autonomiste, c’est-à-dire une pléiade de penseurs courageux et responsables qui, dans un bouillonnement des idées sans égal jusqu’alors, se penchèrent sur la destinée des sept millions de Juifs qui vivaient en Europe orientale et tentèrent de formuler une nouvelle vision du monde qui conviendrait au peuple du Livre.

C’est pourquoi, faire ressurgir d’un passé dont nous sommes encore si fortement imprégnés une telle figure, rappeler l’existence de celui qui a écrit Ma vie – une autobiographie chaleureuse, des mémoires de qualité à la fois sur le plan historique et littéraire (…) – , c’est faire renaître de ses cen­dres tout un monde attachant, par son côté folklorique, mais surtout par les que­relles idéologiques passionnées qui opposaient par exemple Hassidim/tenants du hassidisme et Apikorsim/agnostiques, Bundovitses/Bundistes et Petzekes/membres du Poalé-Zion).

פון מײן לעבען / Fun mayn lebn

Active solidarité avec les masses juives

En 1897, quelques semaines après le premier congrès sioniste de Bâle, treize délégués des sections social-démocrates juives groupant quelque trois mille adhérents se réunirent clandestinement dans une petite maisonnette en bois d’un faubourg de Vilna et créèrent l’Union générale des ouvriers juifs de Russie et de Pologne, c’est-à-dire le Bund, le premier parti politique juif.
À l’époque, Medem avait dix-huit ans. Il était né à Libau en Lettonie, issu d’un milieu familial tout à fait assimilé. Son père, un médecin-général de l’armée russe, l’avait fait baptiser durant son enfance dans la religion orthodoxe. Au lycée de Minsk, Vladimir Medem se consi­dérait comme un citoyen russe à part entière, était un croyant fervent orthodoxe et n’avait pour ainsi dire aucun lien avec le judaïsme. En 1897, il avait passé son baccalauréat et commençait à étudier le droit à l’université de Kiev. Au contact des étudiants très influencés par la propagande révolutionnaire, il se familiarisa avec les écrits de Marx, Plekhanov et d’un jeune journaliste de talent, un certain Oulianov qui venait de prendre le pseudonyme de Lénine. Très vite, dans un pays asservi par le tsarisme, Medem se sentit socialiste de cœur et d’esprit. Ayant par­ticipé à une grève d’étudiants en 1899, il fut expulsé et, après une brève détention, retourna à Minsk.
L’année suivante, il apprit à connaître les masses jui­ves, à l’instar des pères fondateurs du Bund, Kremer, Kossosvki, Mutnik et Mill qui, dans leur adolescence, avaient été des révolutionnaires russes de confession mosaïque avant de devenir des leaders juifs. Medem côtoya des militants bundistes, observa la condition du travailleur juif employé dans de petites unités de production, l’artisanat principalement, effectuant des journées de seize à dix-huit heures pour un salaire représentant environ le tiers ou le quart de ce que percevait son homologue français, an­glais ou allemand. N’ayant ni le droit de coalition, ni le droit de grève — au risque d’une déportation en Sibérie orientale — l’ouvrier juif était doublement opprimé : sur­exploité économiquement et frustré nationalement, puis­que les Juifs ne jouissaient pas des droits civiques et poli­tiques.
La démarche intellectuelle de Medem et son chemine­ment idéologique furent comparables à ceux des créateurs du mouvement ouvrier juif. Lorsqu’en 1901, il fut arrêté de nouveau pour ses premières activités sur le plan socia­liste juif, à la rubrique « nationalité » qui figurait sur tout formulaire remis aux détenus, il porta la mention « juif ».
Dès lors, son sort était scellé. Il revendiquait sa soli­darité active avec la judaïcité ouvrière : les tisserands de Lodz et de Bialystok, les tailleurs de Varsovie, les brossiers de Minsk et de Mezzrich, les tanneurs de Krynki et de Smorgan, les cigarières de Grodno, les employés de magasins de Vitebsk. Bien qu’atteint d’une grave affection rénale — qui devait l’emporter à l’âge de quarante-trois ans — Medem réussit à s’évader et se réfugia en Suisse, lieu de prédilection des émigrés politiques farouchement hostiles au « royaume des ténèbres » de Nicolas II. Élu secrétaire du comité à l’étranger du Bund, il y déploya une activité débordante.
Ce comité non seulement approfondissait la pensée théorique du mouvement, mais était en quelque sorte, son ministère des Affaires Étrangères, chargé de la propa­gande révolutionnaire, de la récolte des fonds auprès des communautés ouvrières juives — Etats-Unis, Grande Bre­tagne, Allemagne, France — de la diffusion et du trans­port de la littérature illégale et ce, comme tous les grou­pes socialistes multi-ethniques de la Russie, réfugiés dans la Confédération helvétique.
Au deuxième congrès du Parti Ouvrier Social-démocrate russe qui se tint en 1903 à Bruxelles, puis à Londres, Medem représenta le Bund. Sous l’impulsion du Parti ouvrier juif, le mouvement russe avait été fondé cinq ans auparavant et le Bund reconnu comme l’organisation re­présentative du prolétariat juif.

Meeting bundiste à Varsovie/Circa 1920/ YIVO Institute for Jewish Research

Or, au congrès, cette situa­tion privilégiée fut remise en question. Martov, Trotsky et Lénine refusaient pour les Juifs le principe d’un parti fédéraliste. Medem et les quatre autres délégués bundistes ne pouvant admettre une éventuelle dissolution de leur parti — fort de ses trente mille adhérents — et, d’autre part, extrêmement méfiants envers le centralisme démo­cratique, c’est-à-dire une organisation monolithique diri­gée par des agitateurs professionnels, en l’occurrence le courant bolchevik, décidèrent de quitter la social-démocratie russe. Ce fut le début d’une longue lutte idéologique qui se termina dix-huit ans plus tard avec la liqui­dation du socialisme démocratique russe, Bund inclus.

Vocation nationalitaire

C’est alors que Medem commença à approfondir sa réflexion sur le problème juif, à analyser les différentes voies qui s’offraient à une collectivité aux structures économiques absolument anormales mais revendiquant avec force sa spécificité. Il étudia la Bible, l’histoire multiforme du peuple juif, puis décida de faire son apprentissage linguistique, c’est-à-dire d’apprendre le yiddish. En effet, la population juive l’utili­sait à 90 % comme langage vernaculaire. Les trois grands de la littérature, Mendele Mokher Sforim, Peretz et Sholem Aleikhem étaient très lus par les masses. Une pépi­nière d’écrivains, Anski, Shalom Asch, Moriss Rosenfeld, David Pinski et tant d’autres commençaient à faire parler d’eux, évoquant les difficultés de la classe ouvrière juive. Le yiddish avait acquis droit de cité ; il était le principal support national de la judaïcité́.
Au cinquième congrès du Bund et dans les années qui suivirent, Medem entreprit, de manière pragmatique, de jeter les bases de ce que l’on pourrait appeler la vocation nationalitaire. Le sentiment national servait de fondement à une doc­trine mettant en valeur les préoccupations d’identité natio­nale et culturelle d’un peuple et excluant tous les aspects du nationalisme. Ce nouveau courant était parallèle à celui de Doubnov, c’est-à-dire les idées-force de l’autonomisme. Medem et Doubnov, à quelques nuances près, estimaient que le peuple juif, vivant en masses compactes en Europe occidentale, se devait de mettre en valeur ses caractéris­tiques propres. En tant que minorité nationale, il devait exiger la pleine égalité de ses droits civiques et politiques, avoir la possibilité d’employer sa propre langue en justice, dans ses rapports avec les autorités gouvernementales, les administrations régionales et locales, faire admettre son autonomie nationale-culturelle. Les Juifs étant dotés des attri­buts habituels qualifiant un peuple : religion, langue, his­toire commune, destin semblable, pouvaient, à bon droit, se considérer comme des nationaux dans un État multi-national, de la même manière que les Polonais, les Lithua­niens, les Ukrainiens ou les Arméniens, et au même titre que les nombreuses ethnies qui composaient l’Empire austro-hongrois.
Le sentiment national de Medem était renforcé par l’at­tachement des masses juives au sol russe où elles vivaient depuis plus de cinq siècles et à la Pologne depuis sept cents ans. « Nous ne sommes pas ici des étrangers ou des invi­tés même si le gouvernement nous considère comme tels. La richesse du pays est imprégnée de notre sang. Nous nous battons pour ce qui nous appartient. Ce pays est le nôtre et nous y sommes attachés par mille liens, au même titre qu’il appartient à tous les autres peuples qui y habi­tent ». Cet enracinement, cette « Doykeyt »/דיִקייט, néologisme yiddish signifiant « être là », rester sur place en luttant avec les éléments progressistes non juifs, ce « nationalisme de la galoute » était fondamentalement différent du sionisme, toutes tendances confondues, qui prônait le rassemblement des exilés en Eretz-Israël.
Sous l’angle du socialisme et à la lumière de la lutte de classe, Medem écrivit de nombreux essais sur la ques­tion juive en Russie. Étudiant avec précision les structures internes de la judaïcité – pyramide sociale inversée par rap­port à celle des non-Juifs, avec toutefois une classe ouvrière en accroissement du fait de la paupérisation grandissante des couches intermédiaires -, Medem expliqua les relations majorités-minorités sur le plan économique, social et humain. Il montra combien une identification purement territoriale de la nationalité était impossible dans un pays où des millions d’individus appartenant à des ethnies différentes cohabitaient sur un même sol. Ce qui impor­tait, c’était d’empêcher l’oppression des uns et des autres, chaque groupe national ayant sa propre représentativité, sous la forme de corps constitués parlant en son nom. (…)

Insigne du Bund figurant sur la tombe de Shloyme Mendelson

Combattre, enseigner

Élu au Comité central du Bund, lors de son septième congrès, au lendemain de la révolution de 1905 — où le parti ouvrier juif prit une part prépondérante — Medem, dans les années qui précédèrent la Première Guerre mon­diale, se pencha sur les problèmes communautaires. En effet, il était nécessaire pour le Bund de s’insérer dans la société juive, de mettre un frein au vertige révolution­naire, de participer aux réunions des Kehilloth, de prendre part aux conférences intercommunautaires pour diffuser son message laïque et progressiste.
Medem y consacra le plus clair de son temps. Il sillonna clandestinement les différentes villes de la zone de rési­dence que les Juifs n’avaient pas le droit de quitter, en vertu d’un oukase vieux de cent quarante ans. Il fut un des promoteurs du yiddishisme, objet de la conférence linguistique de Czernowitz en 1908, présida à la cons­titution d’écoles yiddish, conjointement avec Peretz. Il attaqua le conservatisme religieux ; selon lui, certains rabbins étant trop souvent les béni-oui-oui du régime, tout en défen­dant le principe du repos sabbatique. En même temps, sur le plan social, il fustigea les lock-out des patrons juifs qui, pour certains d’entre eux, recouraient à des milices privées, aux briseurs de grève et même à des bandes de voyous. En dépit de l’affaiblissement du mouvement ouvrier en géné­ral et du socialisme juif en particulier, entre 1906 et 1912 – années considérées comme les années noires marquées par une réaction intense (lors de l’affaire Beilis) -, Medem ne ménagea pas ses attaques et ses critiques. Il revendiqua le droit à l’embauche des ouvriers juifs dans les entreprises commerciales et industrielles non-juives, le critère devant être la qualification professionnelle et non l’origine.
En 1913, Medem fut arrêté à Kovno au cours d’une tour­née de propagande. Il fut confiné dans le ‘fameux’ 10ème Pavillon de la Citadelle de Varsovie. Emmené enchaîné à Orel, au sud de Moscou, il fut renvoyé dans la capitale polonaise pour y être jugé deux ans plus tard. Il fut condamné à la privation de ses droits civiques et à quatre ans de prison. A la faveur de l’offensive allemande, Var­sovie fut évacuée par les troupes russes, ce qui permit la libération des prisonniers politiques.
Il devint alors le rédacteur attitré de l’organe du Bund, Lebnfrage /Problèmes de la vie, hebdomadaire, puis quo­tidien à partir de 1918. Il poursuivit sa lutte en faveur de la reconnaissance du yiddish comme langue nationale juive, des écoles juives à plein temps et des maisons d’enfants. (Après sa mort, un aérium-sanatorium, portant son nom, fut fondé et devint un modèle du genre sur le plan sani­taire et pédagogique). Sur le plan éducatif, Medem put donner la pleine mesure de son talent dans un parti qui, en Pologne, avait recouvré une semi-légalité. Puis il entre­ prit la nécessaire collaboration avec les classes moyennes juives sur le plan de la culture.

Contre le socialisme autoritaire

« La grande lueur à l’Est », c’est-à-dire la Révolution russe, le surprit à Varsovie. Ne pouvant regagner Saint-Pétersbourg (devenu Pétrograd en 1914), Medem, très vite, rejeta le principe d’un socialisme édifié par une minorité. Il écrivait : « Le socialisme est la loi — la véritable, non la fictive — de la majorité. Seule, la majorité peut prendre son destin dans ses propres mains. Un socialisme, basé sur la volonté de la minorité, est inhumain. Il est absurde ». Medem connaissait bien les bolcheviks. Il avait eu maille à partir avec eux pendant plus de quinze ans. A ses yeux, le premier État socialiste était une « société créée par un aventurier de talent, un mélange d’oligarchie et d’absolu­tisme éclairé ».
Les tendances et les méthodes totalitaires des bolcheviks confirmèrent ses craintes. Le mouvement ouvrier juif non-communiste fut taillé en pièces. Les sionistes ouvriers et les bundistes furent pourchassés et incarcérés. Medem, cependant, se trouva en minorité au Bund polo­nais. La plupart des dirigeants et des adhérents — comme dans tous les partis socialistes — étaient fascinés par la vague révolutionnaire qui déferlait en Union Soviétique, en Allemagne, en Autriche et en Hongrie. Le Bund mena, pendant quelques années, une sorte de valse-hésitation à la gauche d’une social-démocratie qui ne s’était pas rele­vée de sa capitulation morale de 1914.
Cependant, même la minorité pro-communiste du Bund ne pouvait accepter les conditions draconiennes de l’inter­nationale communiste, à savoir la dissolution de leur parti et l’éviction des chefs historiques du Bund.

Le camarade Medem est mort !/Forverts du mercredi 10 janvier 1923

Profondément ulcéré́, Medem émigra, en 1921, aux Etats-Unis et devint journaliste au quotidien yiddish de New York, Forwerts !/en avant!, tout en militant dans les cercles socialistes juifs américains. Il mourut deux ans plus tard, en janvier 1923.

***

Medem fut un homme pourvu de dons exceptionnels de cœur et d’esprit, un penseur élégant, un humaniste, un orateur de grande culture qui avait le don d’émouvoir les foules, enfin, un journaliste incisif et pénétrant, convain­cant et enflammé. Ce fut, avant tout, un Juif qui affirmait hautement et fièrement sa judéité.
Sa disparition fut cruellement ressentie dans le mouve­ment ouvrier juif du monde entier. Une page était tournée. (…). Comme on le sait, vingt ans après la mort de Vladimir Medem, le destin du judaïsme d’Europe Orientale s’acheva tragiquement (…). Trois millions de Juifs polonais furent exterminés. Tout un monde disparaissait.

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