Sabbataï Tsvi ou les chemins paradoxaux de la modernité
par Maurice Kriegel

Gershom SCHOLEM, Sabbataï Tsvi : The Mystical Messiah, 1626-1676,  Traduit de l’hébreu par R. J. Zwi Werblowsky, Princeton U.P., 1973.
Gershom SCHOLEM, Sabbataï Tsevi : Le Messie mystique : 1626-1676, Titre original : שבת יצבי : התנועה השבתאית בימי חייו/Sabbataï Tsvi et le mouvement sabbatéen durant son existence (1957), Traduit de l’anglais par M.-J. Jolivet et A. Nouss, Paris, Verdier, 1983, Collection Les Dix paroles.

Gershom Scholem/Jérusalem/1963

Présentation de l’article
de Maurice Kriegel


Introducteur et passeur en France de l’oeuvre accomplie par Gershom Scholem, le Professeur Maurice Kriegel, par ses nombreux travaux (dont le Cahier de l’Herne qu’il a dirigé en 2009), a permis au public francophone de se familiariser avec celui qui fut non seulement un savant historien, spécialiste réputé de la Kabbale mais aussi, de manière plus oblique, un penseur de l’histoire juive. En 1980, dans un article marquant de la revue Le Débat, il a fait connaître le livre le plus considérable de cet érudit hors-norme : Sabbataï Tsevi : Le Messie mystique : 1626-1676.

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Désormais, la figure de Sabbataï Tsvi (1626-1676) n’est plus méconnue ou tenue pour quantité négligeable et les historiens récents du judaïsme, à la suite du travail pionnier de Scholem, lui consacrent un peu plus qu’une note de bas de page… L’équipée mystique de celui qu’une historiographie trop étroitement rationnelle considérait au mieux comme une parenthèse délirante, occupe à présent une place non négligeable dans le cours de l’histoire juive.

Portrait de S. Tsvi/Illustration de l’édition Brockhaus et Efron de la Jewish Encyclopedia (1906—1913)

Pour autant, cet illuminé à la personnalité trouble qui s’est proclamé Messie d’Israël et qui a rencontré une vaste adhésion n’est pas devenu un personnage plus facile à cerner et le sens de son «aventure» demeure toujours difficile à évaluer ; il est aisé de se perdre dans l’édifice majestueux, la montagne d’érudition que constitue l’essai de Scholem. L’article de M. Kriegel, l’analysant avec fermeté, dégage, dans ses lignes de force et avec la plus grande clarté, la dialectique qui s’y déploie ; il rend compte des arrières-pensées qui ont présidé à l’enquête menée par le grand historien sur l’équipée mystique d’un homme qui, par la vive espérance messianique qu’il a suscitée, a embrasé la quasi totalité du monde juif.

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Les faits sont décrits, ou plutôt reconstitués, avec force détails et précisions : ils se déroulent au sein d’un empire ottoman à son apogée. Sabbataï Tsvi est natif de Smyrne, une de ces villes-refuge qui avait accueilli bon nombre de Juifs espagnols après l’Expulsion de 1492, Chassé de sa ville natale et mis au ban par sa communauté après s’être proclamé Messie, Roi et rédempteur d’Israël, il s’installe à Constantinople où il continue à rallier des disciples de plus en plus nombreux. Il poursuit sa route à Salonique où il sème encore la discorde ; puis en Égypte, au Caire, où il reçoit de solides appuis financiers. C’est cependant en Palestine que sa cause est servie et propulsée par l’action et les discours élaborés d’un de ses lieutenants les plus zélés, Nathan de Gaza qui lui fournit une doctrine.

Au-delà même du pourtant très vaste empire ottoman, en Europe Orientale, en Occident et jusqu’au Moyen-Orient, les Sabbatéens, de plus en plus nombreux, révoquent en doute les autorités rabbiniques traditionnelles, adoptent des pratiques étranges, développent des conceptions qui vont jusqu’au renversement de la Loi ; des communautés entières se préparent à un départ imminent pour la Terre Promise. Sabbataï Tsvi, par ses promesses, a divisé tout le monde juif et si l’on veut un indice de la puissance qu’il a acquise, on mentionnera simplement la déposition du grand Rabbin de Smyrne. Sabbataï est revenu en vainqueur dans sa ville natale.
Cette ascension, fulgurante, connaît un coup d’arrêt qui ne l’est pas moins : dénoncé aux autorités ottomane comme fauteur de troubles, Sabbataï Tsvi est tenu captif d’abord avec les plus grands honneurs puis subit le martyre ; ce qui accroît encore sa popularité. Mais sommé de choisir entre la conversion et la mort, il prend le turban… En septembre 1666, Sabbataï Tsvi est devenu Aziz Mehmed Effendi, plongeant dans le désespoir et l’amertume tous ceux, si nombreux, qui avaient eu foi en ses promesses. «L’euphorie du monde juif s’effondra» (PJ, 295), et à cette brève ère d’exaltation succèda un morne retour à un judaïsme plus froid, plus sec, replié sur lui-même et défiant envers toute manifestation d’enthousiasme.

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On se demandera, non sans quelque raison, si cette histoire est une farce ou une amère tragédie ; si c’est «un mouvement messianique d’une ampleur sans précédent depuis la naissance du christianisme» (BL, 279) ou bien une simple «aventure messianique» de plus (RJ, 297) ; «une extraordinaire conflagration» (JE, 442) ou bien une navrante imposture.
Et ce faux Messie mais vrai apostat, fut-il autre chose qu’«un pauvre homme» (PJ, 292), qu’ un «enfant du chaos et des illusions de l’époque» (ALS, p. 282) ou même qu’un cas pathologique atteint d’une psychose maniaco-dépressive (PJ, 292) ? Quant à son prophète, Nathan de Gaza fut-il plus qu’un «jeune illuminé» (JE, 443), un «excentrique notoire» (PJ, 291)?
Dans ce cas, on s’explique mal l’adhésion collective, dans toutes les franges de la société juive, dans le peuple comme dans les élites cultivées, que ces intrigants ont pu susciter.

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La reconstitution, sinon la reconstruction, que réalise Scholem en plongeant dans une masse de documents difficiles à déchiffrer, souvent cryptés ou allusifs, force l’admiration. Cependant, comme l’explique M. Kriegel, il n’a nullement entrepris d’écrire une biographie de Sabbataï Tsvi : cette oeuvre de haute érudition a une portée plus considérable que celle d’éclairer un court segment qui formerait une parenthèse anecdotique dans la longue histoire du judaïsme. Scholem restitue à cet événement qui aurait pu apparaître comme un pur délire toute son épaisseur théologique ; il en fait un drame spirituel et politique inséré dans les divers courants qui agitent la vie spirituelle du temps ; au rebours d’une historiographie excessivement rationalisante, trop étriquée pour comprendre la puissance des énergies spirituelles à l’oeuvre dans l’histoire, il entreprend, dans ce que l’on peut considérer comme son chef-d’oeuvre, de dessiner les perspectives nouvelles ouvertes par cette crise. Il établit que celle-ci a créé, à la faveur de la brèche qu’elle a ouverte, un appel d’air, insufflant un nouveau dynamisme au peuple d’Israël qui s’approprie à nouveau son histoire.
Même si la tentative sabbatéenne se solda par un cuisant échec, elle a ouvert les «chemins paradoxaux de la modernité».


Quelques lectures préalables

L’épisode Sabbataï Tsvi dans quelques récentes histoires générales des Juifs :
– Josy Eisenberg, Histoire moderne du peuple juif : d’Abraham à nos jours, Paris, Stock, 2007. Noté JE, p. 442-445.
– Antoine Germa, Benjamin Lellouch et Évelyne Patlagean (Sous la direction de), Les Juifs dans l’histoire : de la naissance du judaïsme au monde contemporain, Seyssel, Champ Vallon, 2011, Collection « Les Classiques de Champ Vallon« ». Noté BL, p. 277-279.
– Paul Johnson, Une histoire des Juifs, Titre original : A History of the Jews (1988), Traduit de l’anglais par J.-P. Quijano, Paris, J.-C. Lattès, 1989. Noté PJ, p. 290-296.
– Abram Leon Sachar, Histoire des Juifs, Titre original : A History of the Jews (1965), Traduit de l’anglais par B. Braun, Paris, Flammarion, 1973. Noté ALS, p.282-285.
– Rachel Jesurun, « 1666 » in : Pierre Savy, Katell Berthelot, Audrey Kichelewski (Sous la direction de), Histoire des Juifs : Un voyage en 80 dates de l’Antiquité à nos jours, Paris, PUF, 2020. Noté RJ, p. 297-299.
Le contexte d’émergence : 
Gilles Veinstein, L’établissement des juifs d’Espagne dans l’Empire ottoman (fin XVème- XVIIème) : une migration, in : Le monde de l’itinérance : En Méditerranée de l’Antiquité à l’époque moderne, Pessac, Ausonius Éditions, 2009. 
Sur le messianisme : 
Gershom Scholem, Le Messianisme juif : Essais sur la spiritualité du Judaïsme, Préface, traduction, notes et bibliographie par B. Dupuy, Calmann-Lévy, 1974, Collection «  Diaspora ».
Recension par P.-M. Bogaert,  Revue théologique de Louvain, 6ᵉ année, fasc. 2, 1975, p. 228-231.



Sabbataï Tsvi ou les chemins paradoxaux de la modernité
par Maurice KRIEGEL

Article paru en juillet-août 1980 dans le n° 3 du Débat, p. 133 à 141.
Texte intégralement repris par Sifriaténou et adapté à son format, avec l’accord de l’auteur.

En 1665 et 1666, un pseudo-Messie apparu dans l’Empire ottoman agite les communautés juives, et finit par se convertir à l’islam : voilà qui fait au mieux l’objet, dans les manuels les plus complets d’histoire du XVIIe  siècle, d’une note infrapaginale. Les auteurs spécialisés dans les études juives, jusqu’à récemment, se voilaient la face : ils ne s’attardaient pas sur un errement collectif passager, et se contentaient de décerner quelques épithètes injurieuses au héros d’une dérisoire mystification. Mais la bouche d’ombre attire, à chaque génération, les néo-romantiques. Gershom Scholem a voulu restituer à l’événement sa dignité : il en a tiré d’abord la matière d’une réflexion générale sur les conditions de possibilité et les formes immédiates d’un mouvement messianique : la connaissance du christianisme à ses débuts, entre autres, en sort rénovée. Et puis si, dans le déchaînement chiliastique, s’était fait jour une de ces utopies dont Lamartine disait qu’elles sont souvent des vérités prématurées ? On risquerait alors de découvrir à notre modernité une généalogie inattendue.

L’événement sabbatéen

 Le coeur du livre est occupé par la description minutieuse de l’événement sabbatéen, depuis la manifestation de Sabbataï Tsvi en mai 1665 jusqu’à son apostasie en septembre 1666.
Après avoir été proclamé Messie, Tsvi se rend à Jérusalem. Il décrète l’abolition d’un jour de jeûne qui commémore la destruction du Temple : on l’excommunie, mais sans continuer les poursuites contre lui. Une atmosphère à la fois festive et pénitentielle s’instaure en Palestine : le commerce s’arrête à Gaza, on s’impose des mortifications, mais en même temps on fait bonne chère et on danse. 
En septembre 1665, Nathan indique le canevas de l’intrigue messianique dans une lettre au chef des Juifs égyptiens : dans un peu plus d’un an, le Messie prendra pacifiquement le pouvoir dans l’Empire ottoman, et le sultan deviendra son serviteur. Sabbataï Tsvi partira à la recherche des tribus perdues d’Israël, placées à l’écart, au-delà d’un fleuve fabuleux. Le Grand Turc se rebellera, et s’ouvrira l’ère des tribulations. Sabbataï reviendra au bout de sept ans, chevauchant un lion céleste. Toutes les nations et tous les rois s’inclineront devant lui, le rassemblement des dispersés s’accomplira, le Temple bâti descendra du ciel.
Sabbataï Tsvi quitte la Palestine pour l’Asie Mineure.
En décembre, il se fait reconnaître à Smyrne comme le Messie, et distribue généreusement à ses partisans les royaumes du monde entier. Des prophètes souvent illettrés ont des visions et, comme plus tard les camisards cévenols, proclament la venue du Libérateur dans une langue saccadée tissée de versets bibliques : les sceptiques les traitent d’idiots et d’épileptiques ; fait remarquable, de savants talmudistes entrent aussi en transe. À Salonique, des pénitents périssent d’inanition à la suite de jeûnes prolongés, prient des heures durant enterrés jusqu’au cou, se jettent dans les eaux couvertes de glace ou se roulent dans la neige, se font dégoutter sur les épaules de la cire brûlante.
Par l’Égypte, la bonne nouvelle se répand jusqu’en Afrique du Nord et en Europe. Les Juifs cessent, en Italie, de fréquenter le théâtre et de participer au carnaval. Ceux d’Alexandrie, en Égypte, ont demandé à leurs correspondants livournais de suspendre toutes les transactions commerciales : ils veulent se désencombrer l’esprit des soucis matériels. Glückel, maîtresse femme de Hameln, près Hambourg, raconte, dans ses Mémoires, comment son beau-père lui envoya deux grandes barriques remplies de vivres : « Le vieil homme pensait que, sans plus de façon, on partirait directement de Hambourg pour la Terre sainte. »
Il s’établit un nouveau calendrier : on est en l’an I de l’avènement messianique.
Sabbataï Tsvi part pour Constantinople. Mais son bateau est intercepté dans la mer de Marmara. Les autorités turques s’inquiètent du vent de fronde qui souffle parmi les Juifs et du dommage que porte à l’économie ottomane la grève du négoce opérée par une communauté qui joue un rôle non négligeable dans le commerce extérieur de l’Empire. Mais, à l’émerveillement de ses zélateurs, Sabbataï Tsvi appréhendé, s’en tire plutôt bien : il est condamné à un emprisonnement confortable, d’où il peut continuer à donner ses instructions. Les actes étranges auxquels il se livre, l’annulation du jeûne du 9 Av, jour anniversaire de la destruction du Temple, transformé en jour de liesse, suscitent une opposition qui reste d’autant plus molle qu’elle est soumise à l’intimidation : dans l’exaltation collective, on se fait un mérite de persécuter l’adversaire.
Le secrétaire du Messie donne des directives, dans un style solennel, sur la manière de s’y prendre avec les réfractaires coupables de lèse-majesté : le règne de la Terreur arrive. De son côté, la Porte s’émeut à nouveau : en septembre 1666, elle met Sabbataï Tsvi en demeure de choisir entre le reniement et la mort.
C’est le dénouement lamentable : le Messie coiffe le turban.

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 Au-delà de l’exposé événementiel, Scholem s’efforce d’abord d’établir trois propositions, logiquement liées, concernant la genèse, l’extension, et la figure centrale du mouvement
Les origines
Quant aux origines, il n’a pas de peine à écarter les explications d’un mécanisme élémentaire ou fondées sur un déterminisme économique et social univoque. Le mouvement sabbatéen ne peut s’interpréter seulement comme une réponse, d’un inébranlable espoir qui cherche à voir dans le malheur abyssal le signe de la délivrance imminente, aux massacres cosaques de 1648-1658 : il dépasse en effet largement l’Europe orientale, qui ne se signale pas par un ralliement particulièrement ardent au sabbatianisme.
Il n’exprime pas non plus la lutte des couches défavorisées de la communauté juive dans l’Empire ottoman, où se serait creusé le fossé social à la faveur d’un processus global de rétraction. Malgré des hésitations, compréhensibles de la part de possédants qui avaient quelque chose à perdre, les privilégiés participent à l’effervescence autant que les autres. Il faut, en réalité, situer le mouvement dans l’ordre de phénomènes adéquat : soit dans la dimension religieuse.
Le soulèvement sabbatéen constitue, dans cette perspective, la décharge de la tension messianique accumulée parmi les Juifs dont l’univers religieux est informé par la Kabbale de Louria. Le système théosophique luxuriant d’Isaac Louria, développé à Safed en Palestine au milieu du XVIème siècle, décrit la rupture d’équilibre intervenue au sein de la divinité lors d’une Origine hors du temps, et retrace les voies de sa restauration. Si les spéculations des anciens kabbalistes concernaient avant tout les mystères du Principe, l’attention des disciples de Louria porte autant sur ceux de la Réparation : la démarche symbolique voit une correspondance entre l’événement messianique et la réconciliation qui met un terme au drame divin. Partout où la doctrine lourianique est diffusée, elle a pour effet d’alimenter l’attente eschatologique. Or, dans le second tiers du XVIIème siècle, elle se répand dans toute la Diaspora, et accède même, si l’on suit Scholem, au statut de théologie officielle du judaïsme.
L’extension
Ainsi s’expliquerait l’universalité de la fureur sabbatéenne, abondamment soulignée par l’auteur : tandis que les secousses messianiques médiévales, point tellement nombreuses si l’on retient les poussées collectives plutôt que les témoignages d’espérance d’ordre littéraire et individuel, restent chaque fois localisées, voici que du Yémen à la Pologne, d’Amsterdam au Maroc, les communautés juives se soulèvent d’enthousiasme à l’unisson. L’émotion messianique n’a épargné personne, ou presque : les docteurs de la Loi, qu’on aurait crus mieux armés pour se défendre contre la contagion, donnent leur adhésion comme les têtes simples. L’espace d’un moment, aucun Sage n’aurait opposé un refus sans ambiguïté : tout au plus certains suspendirent-ils leur jugement, avec l’espoir de voir leurs doutes rapidement dissipés. Les tièdes dosèrent les termes de leurs prises de position, pour ne pas heurter la masse de front, mais aussi par incertitude sincère.
Scholem relève non sans satisfaction toutes les informations, caviardées dans les sources rabbiniques, relatives au ralliement des autorités spirituelles. Et il n’a aucune sympathie, même s’il lui reconnaît de la clairvoyance, pour Jacob Sasportas, le savant d’origine marocaine alors établi à Hambourg, et qui sut dire non dans un quasi-isolement : ce conservateur venimeux présente les traits d’un « inquisiteur juif » qui refuse, comme dans la parabole dostoïevskienne, d’admettre la présence du Messie sur la terre, parce qu’il tient avant tout au bon fonctionnement de l’appareil qui gère les affaires de la religion.
La figure centrale
C’est encore la prégnance de la Kabbale lourianique qui rend compte du troisième point : dans cette éruption, la personne du Messie ne joue qu’un rôle effacé.

Sabbataï Tsvi, d’après un témoin oculaire/Smyrne/1666.

Un peu partout, les Juifs ont su peu de chose de Sabbataï Tsvi, et n’ont pas manifesté le besoin d’en savoir plus : il était plus important de reconnaître que le Messie était arrivé que d’apprendre qui il était au juste. Ce Messie, affecté de troubles caractériels, semble d’ailleurs une figure falote : cyclothymique, exalté par moments et plus souvent plongé dans la mélancolie, entre des périodes de rémission, il se trouve dépourvu de volonté et d’esprit d’entreprise. Sans être pour autant une simple baudruche : ceux qui l’ont approché ont éprouvé le charme très puissant qui se dégageait de sa personnalité. Il avait un sens du faste, ou de l’esbroufe, qui correspondait peut-être à un désir de rééducation du sens esthétique des siens, et convenait en tout cas à son rôle, qu’il n’aurait pas désiré : Nathan de Gaza convainc Sabbataï Tsvi, venu lui demander la guérison de son âme, qu’il est l’Attendu.
Le prophète « invente » le messie. Cette relative médiocrité de la figure messianique tient aussi son origine du système de Louria, qui conçoit l’avènement messianique non pas comme une rupture brutale, mais comme un accomplissement graduel où l’apparition du Messie n’a d’autre objet que de sanctionner l’achèvement du processus.

Les deux dérivés du marranisme

Scholem donne ainsi la priorité absolue aux facteurs purement intellectuels, et attribue en même temps une remarquable efficacité aux spéculations du petit troupeau mystique des kabbalistes palestiniens.
Sa démarche suscite sans doute des difficultés. Le héros de l’affaire manque-t-il tellement d’envergure ?
On a l’impression que, soucieux de démolir l’image d’un Sabbataï Tsvi imposteur vulgaire, maître dans le seul art de la manipulation, Scholem brosse un peu systématiquement le portrait d’une personnalité douée, certes, d’une sorte de grandeur, et détentrice d’un charisme, mais incapable de rien poursuivre avec méthode, et dominée par ses humeurs changeantes. Or, au dire des meilleurs spécialistes – tous disciples de Scholem – Sabbataï Tsvi malgré sa trahison finale, pouvait faire preuve d’initiative et de ténacité. Loin d’être messie malgré lui, il avait déjà par deux fois, avant d’être découvert par Nathan, émis des prétentions messianiques qui avaient provoqué une ébullition dont Scholem réduit l’ampleur pour les besoins de sa thèse. Si, alors qu’il s’est déjà « manifesté », il passe trois mois à Smyrne sans qu’il ne se passe rien, ce n’est peut-être pas parce qu’il broie du noir sous l’effet de sa maladie, mais parce qu’il acquiert habilement et dans l’ombre les fidélités nécessaires avant de forcer le succès grâce au coup d’éclat du mois de décembre 1665.
Comme Scholem n’a aucunement voulu écrire une biographie, la question du « calibre » de la personnalité de Sabbataï Tsvi est, à tout prendre, secondaire. On ne saurait en dire autant de celle de l’universalité du « mouvement », lequel est moins action collective organisée et dirigée que conjonction d’effervescences spontanées : l’auteur gonfle peut-être la portée des témoignages sur la commotion sabbatéenne dans les pays d’Europe orientale, où des judaïcités nombreuses bénéficient d’un encadrement spirituel qui n’a pas son équivalent ailleurs. La Pologne ne paraît pas avoir été touchée en profondeur, quoi qu’en disent, à travers des témoignages intéressés, des ecclésiastiques prompts à faire des gorges chaudes aux dépens des Juifs égarés et finalement floués. Le sabbatianisme traverse les frontières parce qu’il se déploie, essentiellement, dans l’espace de la diaspora séfardite. Et il a particulièrement « pris » chez les ex-marranes, ces nouveaux chrétiens d’antique extraction juive qui, après avoir un temps judaïsé clandestinement, fuyaient la péninsule Ibérique et revenaient souvent, mais pas toujours, au judaïsme ouvert.
Les messianismes les plus divers, et d’interprétation délicate, où s’entremêlent l’aspiration religieuse et la vaticination politique, sévissent dans ce milieu : certains de ces « nouveaux juifs » participent du messianisme portugais, le sébastianisme ; d’autres surmontent les difficultés d’intégration dans la communauté juive à laquelle ils s’agrègent, le malaise engendré par la marginalité de leur condition, par un messianisme générateur de fraternité rassembleuse et de nivellement dans la communion.
Le lien entre la curiosité pour les scénarios messianiques et la visée d’une insertion réussie dans les sociétés d’accueil se vérifie dans le cas fort éclairant d’un La Peyrère, même si chez celui-ci l’incorporation désirée s’opère dans le sens contraire de celui qu’envisagent les protagonistes de la rejudaïsation : ce Bordelais calviniste, d’origine marrane, se fait dans ses écrits le champion d’un projet messianique, qui aboutit à la christianisation de tous les Juifs, et à la reconquête de la Palestine sous la direction du roi de France. Celui-ci serait épaulé par les nouveaux chrétiens, investis d’un rôle actif, et même central, dans le drame de l’histoire, qui contraste avec leur situation réelle de spectateurs. Ces messianismes de contenu contradictoire interfèrent, dans la mesure où la parenté d’esprits guettant le grand chambardement rapproche leurs hérauts : il s’institue, avec le père Vieira, Isaac de La Peyrère, Menassah ben Israël, et bien d’autres, une internationale des messianologues.

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 Non qu’il y ait équation parfaite entre marranisme dépassé et messianisme. Prenons l’exemple d’un des principaux propagandistes de la foi sabbatéenne après la conversion de Sabbataï Tsvi à l’islam, de celui qu’on pourrait appeler le « numéro trois » du mouvement après Sabbataï et Nathan de Gaza : Abraham Cardoso : devenu médecin du Bey de Tripoli, il envoie des rivages africains des lettres pleines de zèle à son frère Isaac (ex-Fernando), établi à Vérone, en Italie.
L’origine marrane est chez lui le facteur clé qui le conduit à croire en un Messie renégat : le mensonge du Sauveur apostat, menant double jeu, ne présentait en somme à ses yeux rien d’étrange, et pouvait même lui servir à justifier sa propre expérience d’une existence placée sous le signe du camouflage. Aussi explique-t-il à son frère que le Messie doit vivre en marrane, s’exposant au mépris général, à l’instar de la reine Esther, dont les judaïsants espagnols avaient fait leur héroïne parce qu’elle avait tu sa véritable identité à la cour d’Assuérus et assuré par là le sauvetage de la communauté juive.
Une parabole exprime plastiquement comment l’expérience de la dissimulation trouve sa légitimation théologique : l’ennemi extérieur enlève la fiancée du roi ; celui-ci ordonne à l’un de ses serviteurs, afin d’obtenir la délivrance de sa bien-aimée, de se rendre en terre étrangère, d’y espionner et d’y faire un travail de sape, en revêtant l’habit et en adoptant les coutumes des gens du lieu. Le souverain représente Dieu, la prisonnière figure la Présence divine qu’il faut arracher à la captivité – on sait la place de l’élément féminin dans la symbolique des kabbalistes –, et le serviteur dévoué n’est, bien sûr, autre que le Messie.
Or Isaac Cardoso ne se laissera pas persuader : il stigmatisera la légèreté de Miguel, qui composait des comédies au temps de son séjour madrilène. Il haussera aussi le débat en considérant le sabbatianisme comme une déviation christianisante à l’intérieur du judaïsme. Jacob Sasportas et Joseph Halévi, prédicateur à Livourne, virent très vite comment une sensibilité religieuse façonnée en chrétienté faisait jouer à Sabbataï Tsvi le rôle de Jésus. Le scandale de la conversion faisait pendant à celui de la croix : grâce à la souffrance entraînée par le déshonneur, Sabbataï expiait le péché des hommes ; par la plaie des affronts qu’il subissait, il procurait la guérison, et sa peine était gage de paix. Sasportas relève la place et l’origine de la notion de foi salvatrice : au gré des sabbatéens, ce n’est plus l’observance des commandements, mais la foi dans le Messie, qui assure le salut. Et Isaac Cardoso de renâcler : son passé marrane, fait d’antichristianisme, le pousse à se replier sur des positions rationalistes et à opposer un refus ferme à la croyance sabbatéenne.
Abraham Miguel dénoncera chez son frère l’orgueil coupable des philosophes de souche nouvelle chrétienne, diplômés des meilleures universités ibériques, et qui, à force de tout soumettre au tribunal de leur raison, devenaient de mauvais Chrétiens en même temps que de mauvais Juifs. L’accusation, dans le cas précis d’Isaac Cardozo, était calomnieuse, mais elle faisait quand même mouche, parce qu’elle s’appliquait excellemment à toute une catégorie d’esprits ayant suivi le même itinéraire.
Le néo-judaïsme du XVIIème siècle a ses deux pentes glissantes : le messianisme mystique des Spirituels d’une part, où s’apaisent, grâce à une spectaculaire catharsis, des consciences culpabilisées par leur ancienne soumission extérieure à une religion subie, taraudées par le remords et anxieuses de nouvelle naissance ; de l’autre, un rationalisme qui passe de la critique du christianisme à celle de la notion de révélation, et dont les tenants, nombreux dans le voisinage des libertins de la génération de 1620, seront les maîtres de Spinoza. Certes, il est possible, il est même probable, que la grande majorité des ex-marranes ait retrouvé paisiblement le chemin du judaïsme rabbinique. Mais les faiseurs d’embarras aux extrêmes n’accaparent pas seulement la curiosité de l’observateur d’aujourd’hui, ils sont peut-être les véritables porteurs du mouvement historique…
Spinoza, Sabbataï Tsvi : deux contemporains. Pose-t-on une hypothèse gratuite en considérant que, par la voie du soubresaut messianique ou celle de la mise à distance ironique, ils déroulent, chacun à sa manière, les virtualités suicidaires d’un judaïsme déstabilisé par le questionnement marrane, et disent la même agonie ?

Messianismes à chaud

Scholem n’a certes pas manqué d’être sensible aux convergences entre christianisme et sabbatianisme.
Mais, plus que sur les questions d’influence, il met l’accent sur le parallélisme des modes de formation de l’un et de l’autre, à l’époque de l’enthousiasme.
Le message missionnaire, chez les premiers chrétiens comme chez les Sabbatéens, véhicule des contenus différents suivant les milieux sociaux auxquels il s’adresse : il satisfait en premier lieu l’appétit du merveilleux, le goût pour le surnaturel des couches populaires.
Les apôtres sabbatéens ont beau répéter que le Messie n’est en rien obligé d’opérer des miracles, parce qu’il n’a pas à fournir les preuves de sa mission – quel mérite y aurait-il à croire, s’il fallait s’incliner devant un témoignage irrécusable ? –, les partisans de Sabbataï Tsvi fabriquent du légendaire : leur héros invulnérable échappe à la noyade et commande aux éléments, s’échappe de sa prison et monte au ciel, retire ou rend la vie par un mot de sa bouche. Sabbataï organise lui-même le culte de sa mère, en rendant une visite sur sa tombe aussi méritoire qu’un pèlerinage au Temple détruit de Jérusalem. Tout cela n’empêchant pas la construction d’une théologie sophistiquée, pour ceux qui veulent croire « malgré » les miracles.
Chaque fois, le Messie a son annonciateur-précurseur et son interprète : Nathan de Gaza est aussi bien le saint Jean-Baptiste que le Paul de Sabbataï Tsvi. La figure authentique du messager et auteur de la délivrance s’efface très vite derrière l’interprétation : comme Paul s’était peu intéressé aux circonstances concrètes de la vie de Jésus, les sabbatéens, on l’a vu, sont peu avides de détails concernant le Libérateur.

L’échec, cette dimension inévitable, au point de vue strictement historique, de toute aventure messianique – toujours vécue, Scholem le souligne vigoureusement en se réclamant d’Albert Schweitzer, dans la dimension apocalyptique, comme annonce de l’irruption imminente du Royaume – remplit la même fonction créatrice : ceux qui ne supportent pas la désillusion, ceux pour qui le retour à la normale est impossible, parce que la vie a changé, reconnaissent à la faillite de leur attente un sens riche, et en font la pierre d’angle de la doctrine en voie d’élaboration. Le paradoxe initial fructifie : si le supplice de Jésus représente un sacrifice expiatoire, l’abjuration de Sabbataï Tsvi résulte d’une nouvelle stratégie – les forces de la Lumière passent désormais à l’offensive, envahissent la région des Ténèbres, et collent au Mal, s’identifiant à lui, pour le pulvériser de l’intérieur. 
Scholem prend garde de ne pas pousser trop loin la comparaison : pour s’en tenir au critère banal de la grandeur morale, comment mettre dans une même série Jésus, prêt à payer son enseignement de sa vie, et Sabbataï Tsvi, qui ne recule pas devant la suprême trahison, accepte de plonger les siens dans la détresse par une palinodie représentant à leurs yeux le comble de l’ignoble. La pantalonnade levait les écluses : ses défenseurs ne pouvaient que s’enfoncer, l’infamie fondatrice les condamnait à l’impasse des dialectiques nihilistes magnifiant cette vertu qui s’exalte dans la sentine des vices ; si elle exauçait le voeu d’une rupture avec le prosaïsme de la Loi, la descente aux enfers disposait à l’abject plutôt qu’au sublime.
C’est encore par la voie d’une expérience religieuse renouvelée, et non par emprunt, que, selon Scholem, Sabbataï Tsvi acquiert progressivement la double nature, humaine et divine. Qu’il meure et la vanité de sa mission éclate une fois de plus : ses partisans conçurent l’idée d’une victoire sur la mort remportée au moment même où celle-ci semble avoir le dessus, par apothéose : à la croyance en la résurrection de Jésus, fait pendant celle à l’« occultation » de Sabbataï, parti rejoindre les Tribus perdues dans des terres lointaines, avant de revenir au temps d’une parousie. Plus tard, vers 1690, se feront concurrence la notion d’une incarnation de Dieu venu sur terre proclamer la Loi spirituelle et celle, connue du Chiisme hétérodoxe, d’une réincarnation successive de l’esprit du Messie.

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On s’étonne de rencontrer de telles doctrines dans l’orbite du judaïsme. Mais Scholem part en guerre contre les idées reçues transmises par des théologies pauvres.

Scholem dans son bureau/1980

Pour lui, les ouvrages ambitionnant de circonscrire une prétendue essence du judaïsme, parus en grand nombre dans l’Allemagne du début du siècle, rapetissent une réalité infiniment diverse et puissante. Leurs auteurs avaient voulu faire pièce à un livre controversé de Harnack, publié en 1900, où le doyen en son temps des études religieuses cherchait, poussant à son terme la logique du protestantisme libéral, à dégager une définition du christianisme qui en représentât comme le minimum indispensable ; l’analyse aboutissait à envisager une religion si simplifiée, si résiduelle qu’elle appelait l’adhésion de quiconque récusait la Résurrection comme fait historique, mais faisait acte de foi en y voyant l’assurance de la vie éternelle. De même, les paisibles docteurs partis en quête d’un judaïsme quintessencié lui faisaient perdre toute moelle, et établissaient un catalogue, aussi court que possible, de croyances trop pâles et raisonnables, reflétant une sensibilité trop molle, pour susciter autre chose qu’une dévotion aimable mais pantouflarde et grêle. Un prédicateur juif crut bien faire, et osa intituler une brochure d’édification :  « Jacob le patriarche, conseiller municipal modèle ». Jacob le lutteur, qui affronta l’Ange, travesti en brave bourgmestre ! Confronté à ce réductionnisme philistin, qu’il connut à l’époque de sa jeunesse et considéra toujours avec les yeux du Jean-Christophe de Romain Rolland, Scholem pose les droits du sabbatianisme sulfureux, qui a ce mérite d’avoir des exigences ; il réclame un engagement authentique, une totale compromission. Aussi prend-il parti, lorsqu’il évoque la précoce affirmation par Nathan de Gaza du principe de la sola fides, du salut garanti par la foi, pour une histoire sans exclusive : « Cette proclamation ne provoqua pas la réaction prévisible si certains des clichés concernant l’“essence” du judaïsme et du christianisme étaient exacts. En fait, ils ne le sont pas, et la plupart des généralisations modernes sur la question des caractères respectifs des religiosités juive et chrétienne sont plus que douteuses. Il n’y a aucune manière de dire a priori quelles croyances sont possibles ou non dans le cadre du judaïsme… La qualité juive de la religiosité d’une période donnée ne peut se mesurer à l’aune de critères dogmatiques indépendants des circonstances historiques, mais doit être vérifiée en examinant ce que croient des Juifs sincères, ou ce qu’ils envisagent au moins comme des possibilités légitimes », p. 283.

La succession des utopies

La centralité de la notion de foi ne remonte donc pas à l’influence chrétienne, et l’explosion sabbatéenne, loin de constituer un phénomène aberrant ou une convulsion mortifère, prend le sens d’événement liminaire de l’histoire juive moderne. Mieux, ce mouvement flagellant de repentance médiévale enveloppe un message d’avenir : l’étude de cas s’élargit alors à une réflexion sur les voies de transition du traditionnel au moderne et le rôle des anticipations utopiques. Mais Scholem, soucieux à la fois d’éviter l’accusation de sur-interprétation et de souligner l’actualité de son sujet, a pris le parti d’affirmer rarement, et de s’effacer derrière sa documentation : il a écrit une somme de mille pages, où s’enchaînent les exposés factuels et les dissertations théologiques serrées, en cultivant le sous-entendu comme meilleur procédé d’écriture pour appeler l’attention du lecteur, et lui donner une piste.
Comme les philosophes médiévaux, il se donne au besoin l’air de repousser la thèse qu’il adopte implicitement. Nathan de Gaza décréta, à la fin de l’année 1665, la suspension des dons charitables qui assuraient la subsistance de la communauté juive de Palestine, en prévision de la découverte miraculeuse de trésors, lors de l’avènement messianique, et prohiba les opérations de change, dénoncées comme camouflant l’usure. Au lieu de voir dans ces décisions l’expression du rêve d’un pays de cocagne et d’une attitude passéiste de proscription de la finance, Scholem y décèle un refus de l’aumône et des professions commerciales, qui préfigure la revendication ultérieure, résumée par la formule de la « régénération » au XVIIIème siècle et celle de la « normalisation » aux XIXème-XXème, de la mise au travail et d’un assainissement des structures économiques juives.
Mais on admirera ses précautions de langage : « La condamnation des opérations de change, et les idées de Nathan à propos de l’aumône, constituent un trait caractéristique de ce qu’on pourrait appeler son économie politique messianique. L’attitude de Nathan révèle une révolte apocalyptique. Son rejet de certains éléments caractéristiques de la vie juive, comme la mendicité, le change et le petit commerce, exprime une rébellion inconsciente contre le modèle traditionnel de l’existence, bien que nous ne devions pas interpréter sa pensée en termes modernes et anachroniques, ou lui attribuer le désir d’une “normalisation” de la vie juive au sens où l’entend le mouvement national juif moderne. ».
Sabbataï Tsvi, comme d’autres mystiques libertaires, a rêvé d’une réforme radicale de la condition féminine. Son mariage avec une jeune fille de réputation douteuse, réchappée des pogroms chrétiens, rappelle celui du prophète Osée. Il est secondaire que ses relations avec les femmes aient été caractérisées par une timidité extrême et qu’on ait pu aussi dénoncer, non sans apparence de raison, sa conduite débauchée avant ou après son incarcération : la promiscuité typique des mouvements millénaristes pouvait donner prise à l’accusation. Il importe plus que le sentiment de la liberté des élus vivant sous la loi spirituelle l’ait amené à concevoir l’idée de l’égalité des sexes : « Malheur à vous, femmes misérables, déclare-t-il en 1665, qui mettez vos enfants au monde dans la douleur et êtes soumises à vos époux, à cause du péché d’Ève… Bénies êtes-vous, car je suis venu pour vous rendre libres et heureuses comme vos maris ; je suis venu pour effacer le péché d’Adam. ».

Le messianisme utopique, prématurément confronté à une réalité qu’il est impuissant à transformer, et poussé par sa logique nihiliste, ne mènera à bien qu’une entreprise de démolition. Scholem conclut son livre avec la mort des deux personnages centraux, Sabbataï Tsvi et Nathan de Gaza, décédés l’un en 1676 et l’autre en 1680 ; mais il a pu faire passer dans son dernier chapitre l’essentiel de ses thèses sur l’évolution ultérieure du mouvement sabbatéen, qui se constitue, au XVIIIème  siècle, en réseau clandestin aux ramifications multiples.

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 Vivant dans un au-delà de la Loi, puisque projetés dans l’ère messianique au milieu d’un monde ignorant de la révolution qui s’accomplit, les sabbatéens sapent les fondements du judaïsme rabbinique et de la société ghettoïque. La mystique kabbalistique révèle toutes ses virtualités destructrices. La Tradition se nie elle-même du dedans. Les Spirituels savent donner l’illusion qu’ils lui sont fidèles, sans manquer d’en adultérer le sens obvie : ils interprètent les données familières, ou se servent comme de matières déflagrantes de textes secondaires et piégés. Ils légitiment leur exégèse au nom des dons spéciaux qu’ils se reconnaissent : bénéficiaires d’une illumination transformante, ils se flattent de mieux « comprendre ».
Que des savants respectés n’aient pas eu l’intuition du sens qu’ils découvrent, ou refusent de se laisser entraîner, ne saurait les étonner. Reprenant les imprécations d’une partie de la littérature zoharique contre les transmetteurs suffisants d’un savoir vain, qui ne contribue pas directement à l’éducation de tout l’être, ils proclament l’heure venue où les fils prophétisent, alors que les vieillards s’occupent à des songes creux.
D’ailleurs, ceux qui résistent à leurs interprétations témoignent malgré eux de l’origine corrompue de leur âme, prononcent leur propre condamnation. L’opposition de l’intelligence fournit la preuve d’une incapacité.
La voie est désormais libre pour l’apologie de la transgression, la défense de l’immoralisme. Dans le système de Louria, l’exécution des actes cultuels hâtait l’avènement de la délivrance ; sur le mode théurgique, elle accélérait la restitution de l’économie originelle des divers mondes, anticipait la consommation de l’apocatastase (la restauration finale de toutes choses en leur état d’origine). Les rites étaient assimilés à des médecines, dont l’heureux effet cicatrisait les plaies de l’Adam primordial, blessé depuis l’accident-principe de la brisure des vases filtrant la lumière divine.
Mais si le temps de la rédemption est arrivé, à quoi bon désormais l’observance ?
Elle constitue même un véritable forfait, si la Loi distribuée en interdictions et en préceptes positifs n’a plus cours. Certains kabbalistes, au XIIIème  siècle, avaient fait éclater la notion de création prise au sens simple et avaient envisagé une succession de sept cycles de durée, de sept mille ans chacun, à la fin de quoi, la boucle étant bouclée, le monde retournerait à sa source, en une sorte de Sabbat ou de Jubilé cosmiques.
La Loi (Torah) absolue ne saurait subir de changement, ce qui n’empêche pas qu’un rapport de conformité s’établisse entre la manière dont elle se manifeste et l’état du monde à chaque éon, placé sous la domination de l’une ou l’autre des sept « régions » inférieures du monde intradivin. Elle présente l’aspect, à l’âge actuel régi par la puissance de la Rigueur, d’un code ordonné selon une formule de fragmentation et de séparation, qui discrimine le permis et le prohibé, le pur et l’impur, le sacré et le profane.
Il va sans dire qu’au prochain éon, elle se lira autrement. On voit assez ce qui rapproche et distingue à la fois cette conception des spéculations de Joachim de Flore, pour qui se suivent trois ères correspondant aux personnes de la Trinité. Or, si la Loi est plus qu’un recueil des prescriptions organisant la vie de ceux qui s’y plient, et représente une idée archétype à la manière platonicienne, le bouleversement du monde coïncidant avec la venue du Messie ne traduit-il pas une métamorphose de son modèle ? Et si c’est le cas, ne se crée-t-il pas une façon de « situation révolutionnaire » ?
Il était en effet tentant, pour l’aile gauche de la Kabbale, d’opérer l’historicisation du renouvellement conçu par une doctrine apparemment innocente, en envisageant la possibilité d’une mutation à l’intérieur d’un même éon. L’ancienne Loi, placée sous l’empire de l’Arbre de la Connaissance, et dont la Loi orale, avec ses six parties et soixante traités, exprime le rythme, s’accorde aux six jours de la semaine ; la Loi considérée dans la nouvelle perspective, orientée suivant l’Arbre de Vie, se rapporte au jour du Shabbat. Observer les préceptes de la Loi caduque serait attenter au nouvel ordre du monde, se rendre coupable d’un crime métaphysique.
L’abrogation de toutes les règles comprend celle de la première, de la plus générale des interdictions – celle de l’inceste. Puisque les prohibitions résultent du péché, la réconciliation universelle consécutive au parachèvement de la tâche messianique entraîne leur dépassement. Il semble bien que l’affirmation de la liberté des élus vivant au-delà des normes d’un monde radicalement condamné ne constitua, dans une première étape, rien d’autre qu’un point de doctrine, révélant au demeurant un sentiment authentique, avant de légitimer plus tard des pratiques libertines.
Par ses infractions préméditées au code moral qui oblige l’humanité moyenne, le Messie parfait le procès de réparation, engagé depuis la chute catastrophique des étincelles de lumière devenues captives des forces ténébreuses et épaisses, de ces écorces renfermant la sève divine dont elles tirent toute leur force.
Il n’a d’autre choix, en effet, que de ronger la grume, tel le vermisseau logé dans l’arbre vert et vigoureux en apparence, mais pourri à l’intérieur, pour épuiser la matière en libérant de son emprise les étincelles spirituelles qui la vivifient quoi qu’elles en aient. L’excellent projet qui préside aux transgressions messianiques transfigure la faute, et le désir de pureté entraîne la recherche de la pollution. Une maxime talmudique ne veut-elle pas qu’une transgression accomplie avec une bonne intention soit meilleure qu’une bonne action faite avec une mauvaise intention ? Il faut d’ailleurs, en même temps, renoncer à tout interpréter : les jugements opérés par notre raison ne peuvent rendre compte des actions d’un sauveur dont l’âme provient du monde divin « de l’émanation », situé au-dessus des trois autres univers intermédiaires entre le Dieu non manifesté et notre cosmos, où le nôtre prend son origine.
En réalité, le Messie ne connaît pas la souillure : il n’adhère pas au mal pour l’anéantir, provoquer sa désintégration, c’est plutôt que les catégories familières, enracinées dans l’Arbre de la Connaissance, du permis et du défendu, ne s’appliquent pas dans son cas. L’état de grâce est inamissible et les actes peccamineux n’emportent pas de conséquences. Certes, il emprunte des voies tortueuses. Alors que Moïse avait promulgué une loi droite comme le rayon de lumière émis depuis la profondeur impénétrable de la déité, le Messie proclame un message sinueux, à l’image des cercles de forces occupant l’espace primordial d’où l’Être infini s’est retiré.
Scholem expose cette théologie tortueuse avec une certaine complaisance, mais aussi en guise d’avertissement salutaire. L’attirance pour l’antinomisme devait faire sauter le pas : si le Messie transformait la transgression en pratique cultuelle, cette conversion lui était-elle réservée ? Mais les attaches traditionnelles restaient suffisamment puissantes pour qu’à côté d’un sabbatianisme radical obligeant chacun de ses adeptes à la plongée dans l’abîme, se forme durablement un courant modéré, associant l’observation scrupuleuse des commandements à un système qui la vidait de son sens : en évitant le repli sectaire, il assure à la doctrine une audience diffuse.

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 Comme les piétistes allemands se rapprochent parfois, contre l’institution ecclésiastique, des rationalistes les plus intrépides, les sabbatéens pourront faire alliance avec les hérauts des Lumières, et certaines des figures de proue de la Réforme juive ou des militants de l’athéisme, dans les pays d’Europe centrale, proviennent de familles aux attaches sabbatéennes non moins solides que longtemps dissimulées. Si ces fiers porteurs du message de progrès et de confiance en la science du « stupide XIXème  siècle » avaient su qu’ils étaient les héritiers de cette Kabbale dont ils n’ont cessé de vilipender les « billevesées » !
Le judaïsme non religieux acquiert en tout cas ses lettres de noblesse et revêt la dimension d’un phénomène légitime pleinement situé à l’intérieur de l’histoire juive, à laquelle il appartient organiquement : « À la différence de la critique des Lumières, à l’époque de la Révolution française ou durant la lutte pour l’émancipation politique, qui fut inspirée par des idées et des circonstances faisant irruption de l’extérieur, la critique sabbatéenne du judaïsme rabbinique fut un phénomène interne : c’était la critique de “spirituels” dont les valeurs paradoxales n’étaient plus adaptées au cadre traditionnel et cherchaient de nouveaux moyens d’expression pour leur judaïsme utopique. Bien qu’en conflit ouvert avec la société traditionnelle juive, ils n’ont jamais pensé à nier leur identité historique en tant que Juifs. »
Troeltsch avait vu la modernité poindre du côté de la Réforme radicale et sectaire, dans le spiritualisme des anabaptistes, en même temps que dans le rationalisme arminien ou socinien : la Dissidence prépare le terrain, entre autres, à la liberté politique.
La réflexion de Scholem suit un cours voisin : les Spirituels, rejetés ou faisant d’eux-mêmes sécession, sont les véritables artisans d’un monde où ils n’ont plus leur place. Les renouvellements se préparent dans les marges : suivant l’expression qu’utilise l’auteur d’une récente biographie intellectuelle, Scholem se fait l’avocat, contre les versions officielles, d’une « contre-histoire.».
Négation de la Loi, le sabbatianisme lui reste attaché et n’a pas d’existence hors d’elle : les murs du ghetto lui interdisent d’avoir une autre portée. Cent vingt ans devaient passer avant que la réalité rattrape l’utopie et qu’un monde nouveau émerge, où la sensibilité révolutionnaire des pneumatiques élitaires trouve à s’investir sur un horizon plus large.

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Par ses altitudes de révolté n’ayant guère bougé des positions fondamentales adoptées lors de son adolescence, mais mobilisant pour les besoins de sa démonstration une érudition prodigieuse, par ses problématiques sur la nature du fait religieux, par la fascination inquiète mais consentante qu’exercent sur lui l’irrationnel et le mythique, par la curiosité exclusive pour l’histoire des idées, même désincarnée, Scholem s’inscrit dans la grande tradition weimarienne.
L’ami de Walter Benjamin a procuré à celle-ci, avec le Sabbataï Tsvi publié dans l’original hébraïque en 1957, après trente ans d’enquête, son monument le plus considérable, dans tous les sens du terme. À partir d’une péripétie, célébrée comme un tournant majeur après avoir été exécrée, il a donné un nouveau visage aux quatre derniers siècles de l’histoire juive, et conduit à son terme une interrogation décisive sur les chemins paradoxaux de la modernité. Si une interprétation aussi puissante, somptueuse pourrait-on dire, repose sur un contresens, les tâcherons de l’histoire devront produire cent et une thèses pour la démolir.

BIBLIOGRAPHIE 

  • David Biale, Gershom Scholem : Cabale et contre-histoire ; suivi de les « dix propositions anhistoriques sur la cabale » de Gershom Scholem : texte et commentaire, Titre original : Gershom Scholem, Kabbalah and Counter-history suivi de Zehn unhistorische Sätze über Kabbala (1979),  Traduit de l’anglais  et de l’allemand par J.-M. Mandosio, Nîmes, Éditions de l’Éclat.
  • William David Davies, « From Schweitzer to Scholem : Reflections on Sabbataï Svi » in Journal of Biblical Literature, volume 95, (1976), p. 529-558.
  • Yosef Yerushalmi, De la Cour d’Espagne au ghetto italien : Isaac Cardoso et le marranisme au XVIIème siècle,  Titre original : From Spanish Court to Italian : Isaac Cardoso : A study in seventeenth-century marranism and Jewish apologetics (1971), Traduit de l’anglais par A. Nouss, Paris, Fayard, 1987.