Opposition au hassidisme
par David Encaoua
Allan NADLER, The Faith Of The Mithnagdim: Rabbinic Responses to Hassidic Rapture/, The John Hopkins University Press, 1997.
Vus de l’extérieur et superficiellement, les Juifs – qu’on désigne sous le nom générique d’ « orthodoxes » – qui aspirent à pratiquer intégralement les commandements de la Torah et à s’y conformer dans tous ses rituels, semblent former un monde compact, homogène, unanime, voire monolithique. Un regard plus serein et attentif révèle rapidement que cette vision unitaire est totalement fallacieuse : les divergences, les fractures, les oppositions, voire les conflits abondent, diversement motivés. Si la Torah, comme l’indique son étymologie, désigne un chemin, la question de l’itinéraire à choisir ne cesse de se poser.
Un des mérites de l’ouvrage d’Allan Nadler, La foi des Mitnagdim, Réponses Rabbiniques à l’enthousiasme hassidique est d’éclairer un conflit majeur né au XVIIIème siècle au sein des communautés juives observantes d’Europe de l’Est. Il traite de la querelle qui a opposé les représentants de deux grands courants de pensée juive : les ‘Hassidim et les Mitnagdim.
Préalable lexical
Deux précisions initiales sur les dénominations respectives de ‘Hassid et Mitnaged, sont utiles. D’une part, les ‘Hassidim se sont désignés eux-mêmes comme tels – sachant que le mot hébreu ‘hassid / חסיד signifie à la fois pieux et saint – renvoyant de la sorte à l’idéal à quoi ils aspiraient. Ils donnaient au chef spirituel de la communauté hassidique à laquelle ils appartenaient, soit le qualificatif élogieux de tsadik/ צדיק, soit celui de Rebbe (prononciation yiddish de Rabbi/רבי/Maître), soit enfin, le désignaient par l’acronyme Admor (ראדמו » / adonénou, morénou vé-rabénou/notre maître, notre enseignant et notre Rebbe). D’autre part, les ‘Hassidim ont eux-mêmes désigné leurs adversaires comme étant des opposants, en hébreu : les Mitnagdim (מתנגדים/« opposants »).
Un contexte social en mutation
Pour saisir l’enjeu des controverses à la fois spirituelles et sociales qui les opposent, il faut prendre en compte les profondes mutations de la vie juive traditionnelle qui affectent les sociétés juives de l’Europe de l’Est, au milieu du XVIIIème siècle. À cette époque, avant l’avènement des États-nations modernes, les Juifs vivaient en communautés fermées au sein de configurations politiques proto-nationales en perpétuelle transformation : ils parvenaient tant bien que mal à se différencier des autres sujets, grâce à leur statut de minorités religieuses, tolérées dans le cadre général de sociétés nobiliaires, où coexistaient différentes religions. Des chartes octroyaient aux Juifs la liberté de pratiquer leur religion, et leur accordaient en même temps une autonomie politique limitée et le droit de commercer sous certaines conditions restrictives. Depuis les plus petites bourgades juives (shtetl) de Lituanie, Biélorussie, Pologne, Ukraine, jusqu’aux grands centres urbains, dont celui de Vilna, le pouvoir royal concédait aux Juifs le droit de se gouverner, selon leur loi religieuse au sein de leur propre communauté (en hébreu, kehila/קהילה), dans l’espace géographique où ils vivaient.
Bouleversements au sein des communautés juives
Quatre événements survenus au XVIIIème siècle dans les sociétés juives d’Europe de l’Est, ont bouleversé les équilibres communautaires établis jusque-là. Tout d’abord, un profond désenchantement s’est emparé des communautés juives : c’est la retombée des vives espérances enflammées par les deux faux messies qui étaient parvenus à entraîner dans leur sillage un grand nombre de partisans : Sabbataï Tsvi (1626-1676) et Jakob Frank (1726-1791).
Ensuite, des principes nouveaux, associés aux Lumières Juives (Haskala), prônées par les Maskilim, sont apparus en Europe orientale, après avoir émergé en Allemagne, ouvrant la voie à une ouverture du judaïsme vers une certaine modernité.
En troisième lieu, un nouveau courant doctrinal juif, le hassidisme, est apparu sous l’impulsion du Baal Shem Tov, qui proposait de transformer complètement les croyances, comportements, coutumes et rituels juifs, battant en brèche les structures rabbiniques traditionnelles.
Enfin, une réaction vigoureuse des représentants du judaïsme traditionnel au développement du hassidisme n’a pas tardé à se manifester. Cette opposition fut menée notamment par le Gaon de Vilna et ses disciples.
Ébullition
L’ébranlement des structures communautaires anciennes, à la suite de ces quatre transformations, a conduit à une ébullition d’une très forte intensité, dans le monde juif, prenant parfois des tournures radicales, aboutissant à des formes extrêmes (anathèmes, dénonciations auprès des autorités…), voire à l’exclusion (hérème/ חרם). Ce conflit, au sein du monde juif traditionnel, s’est déroulé parallèlement au développement des Lumières Juives (la Haskala) dont les partisans, les Maskilim, regroupés initialement autour de Moses Mendelssohn proposaient une ouverture sur le monde moderne, sans pour autant renier tout à fait les commandements de la Loi juive (Halakha/ הלכה). C’est donc en fait d’un conflit entre trois composantes du judaïsme dont il s’agit : Les ‘Hassidim, les Mitnagdim, et les Maskilim. Des relations conflictuelles entre ces trois courants dans cette période, de nombreux auteurs n’hésitent pas à considérer qu’elles restent structurantes, dans les sociétés juives contemporaines.
L’ouvrage d’Allan Nadler tente d’exposer et d’élucider les arguments et concepts théologiques formés par leurs contradicteurs, à l’encontre du judaïsme hassidique, tels qu’ils émergent de différents textes de la fin du XVIIème siècle et du XIXème siècle.
Émergence et développement du hassidisme
Le mouvement hassidique a débuté vers la fin du XVIIème siècle dans des communautés villageoises de la Podolie et de la Volhynie, autour de la personnalité d’Israel ben Eliezer (1700-1760), plus connu sous le nom de Ba’al Shem Tov /Maître du Bon Nom). Les anecdotes, récits, légendes et biographies consacrées au Besht, révélant son ascendant et son rôle dans la naissance et le développement du hassidisme, abondent, voire surabondent.
Si au départ, le hassidisme était une forme de protestation sociale des pauvres contre les nantis, du petit peuple contre les érudits, il ne tarda pas à se transformer en un mouvement religieux défiant les formes traditionnelles du judaïsme.
Le jugement le plus négatif à leur égard provient d’historiens de la Wissenschaft des Judentum/Science du Judaïsme, dont Heinrich Graetz. Ils considéraient le hassidisme comme une secte en quête d’émerveillement, qui parvenait à ses fins en transformant des superstitions grossières en des principes fondamentaux du judaïsme.
Au début, le mouvement consistait en des cercles ascétiques, d’inspiration mystique, dans lesquels des Juifs pieux se réunissaient pour prier et accomplir des rituels inspirés davantage par la Kabbale de Safed que par la Torah et les textes de la tradition orale. Un certain nombre d’entre eux furent séduits par le nouveau système de croyances et de modes de vie ; les prières enthousiastes, les comportements quotidiens et les cérémonies juives telles qu’elles sont prônés par les groupuscules hassidiques formées autour de Rebbe charismatiques suscitèrent un vif engouement.
Parmi un très grand nombre de mouvances analogues, le mouvement Loubavitch (Hassidoute ‘Habad/חסידות חב’ד), naît à cette époque. Initié par le Rebbe Shneur Zalman de Liadi, il a su s’adapter aux condtions de la vie moderne, s’imposer et se répandre dans le monde entier au XXème siècle, Ce fondateur était le disciple du rabbin Dov Baer de Mezeritch lui-même éminent disciple du Baal Shem Tov. Après la mort de ce maître, le mouvement qu’il avait créé fut déplacé dans le village de Lioubavitchi (en Russie) par son fils et successeur, le rabbin Dov Baer Schneerson. En 1940, ce mouvement, connu dès lors sous le nom de Loubavitch, quitta l’Europe et finit par installer son quartier général dans le quartier de Brooklyn, à New York. C’était le début de la longue dynastie des Schneerson (littéralement, fils de Shneur).
Accusé par les Mitnagdim de Vilna de soutenir l’Empire ottoman, Rabbi Shneur Zalman de Liadi, fut emprisonné par le Tsar. La date de son acquittement et de sa libération, le 19 du mois de Kislev, a été retenue et célébrée comme le Nouvel An hassidique par les Loubavitch.
Il est l’auteur d’un ouvrage important de pensée hassidique, publié en 1797, intitulé en hébreu Likutei Amarim (ליקוטי אמרים /recueil de déclarations), plus connu sous le nom de Tanya (תניא/terme araméen : « il a été enseigné« ). Cet ouvrage, expliquant et justifiant la doctrine hassidique, était destiné à devenir le plus explicite et le plus important manifeste du mouvement. Il proposait une vision de Dieu que les Opposants qualifiaient de panthéiste : enseignant (classiquement) que la présence divine se manifestait en tout lieu et en tout temps, il prônait l’idée que cette présence de Dieu en tout, partout et à tout instant, devait être le point nodal de la foi juive.
Griefs et objets du litige
Le courant hassidique s’est ainsi démarqué des courants orthodoxes traditionnels sur au moins cinq points qui, tous, constituent les objets du litige.
Une proximité immédiate avec Dieu
D’abord, il a puisé son orientation dans l’ésotérisme mystique de la Kabbale, mettant l’accent sur la proximité à Dieu, en privilégiant la notion de devekoute/דבקות (union avec le monde divin), qui garantirait un accès immédiat à la divinité sans avoir à subir la dure et patiente loi de l’étude, notamment celle de l’austérité du Talmud. Cette union à Dieu se déroulait selon des rites d’où la magie ne semblait pas totalement absente. A une époque où la vie juive était particulièrement difficile, notamment après les désillusions des faux messies, apporter une lueur d’espoir par des pratiques enchantées, censées parvenir à cette union mystique, explique en partie la rapidité avec laquelle le hassidisme parvint à séduire une proportion importante de Juifs, peu versés dans l’étude rabbinique, mais néanmoins désireux de disposer de moyens concrets pour accomplir une mission divine.
Réorganisation de la structure communautaire
Ensuite, les ‘Hassidim apportaient avec eux une profonde réorganisation de la vie communautaire juive. Les communautés juives se rassemblaient traditionnellement autour d’un rabbin, dans une synagogue ; elles se réunissaient à des moments précis pour les trois prières quotidiennes lues dans un livre commun de prières puisant ses sources dans la Torah et dans les textes de la sagesse rabbinique ; enfin, elles dépendaient d’un tribunal rabbinique et d’un Conseil communautaire. C’était une structure très centralisée.
Les ‘Hassidim leur substituaient des structures conçues autrement, strictement hiérarchiques mais davantage polycentrées. Chacune d’elles était organisée autour de son Rebbe (le tsadik de la communauté), dans de nouveaux lieux de prières, le plus souvent constitués d’oratoires privés éparpillés un peu partout, de moments de prière quasiment permanents dans la journée, plutôt qu’étalés régulièrement ; était ainsi instaurée une véritable cour hassidique formée par des disciples dévoués corps et âme au Rebbe, lui offrant notamment des dons afin d’avoir le privilège d’un entretien privé avec lui ; et enfin s’introduisaient de nouveaux livres de prières puisant dans des interprétations ésotériques et dans des combinaisons autour des Noms de Dieu.
Formes de piété exubérante
La dévotion à Dieu prenait des formes des plus diverses. Les séances de prières étaient l’occasion de donner libre cours à des convulsions corporelles, pour ne pas dire des gesticulations acrobatiques, des chants et des danses qui avaient plus à voir avec de véritables transes, qu’avec la solennité, habituelle dans les synagogues traditionnelles.
Une critique que faisaient les Mitnagdim à l’encontre de la prière hassidique résultait de l’inversion dans l’ordre hiérarchique des valeurs du judaïsme, notamment la place prépondérante accordée à la prière par rapport à l’étude de la Torah, alors que dans la tradition rabbinique, la prière est une activité seconde par rapport à l’étude de la Torah, la prière n’étant qu’une aide temporaire dans ce bas monde, alors que l’étude de la Torah assure la vie éternelle. L’appréciation rabbinique traditionnelle plaçait ainsi l’étude de la Torah au-dessus de toutes les mitsvote.
Inversion des priorités
Les ‘Hassidime seraient ainsi responsables, selon les Mitnagdim, de plusieurs transgressions :
a/ une transgression théologique car ils auraient inversé la place de la prière dans la hiérarchie des valeurs religieuses.
b/ une transgression légale, car ils auraient falsifié le texte de la liturgie.
c/ une transgression sociale, car ils auraient perverti la manière de dire les prières. De plus, les ‘Hassidime étaient accusés de négliger la signification littérale des prières, leur préférant les signes extérieurs d’un enthousiasme mystique.
Une cacheroute contestable
En quatrième lieu, les règles alimentaires de la cacheroute elles-mêmes étaient transformées, notamment en ce qui concerne l’abattage rituel des animaux. Plutôt que de se servir d’un couteau tranchant et souple comme le prescrit la loi juive (halakha), les ‘Hassidim utilisaient des couteaux très aiguisés en acier trempé, recommandés, semble-t-il, par la Kabbale Lourianique et repris dans un autre ouvrage du Rebbe de Liadi, un manuel de codification de la loi juive (Shoul’hane Aroukh ha-rav), et utilisé, à ce jour, par le mouvement hassidique ‘Habad. Selon cet ouvrage, la part de « sainteté ou d’étincelles divines dans l’animal » pouvait plus facilement retourner dans les sphères supérieures, lorsque la lame servant à l’abattre était particulièrement aiguisée.
Évidemment les rabbins fidèles aux usages en vigueur furent indignés par ce coup de force, pour au moins trois raisons :
a/ L’utilisation d’un tel couteau rendait, selon eux, la viande téréfa, c’est-à-dire impropre à la consommation, et ils interdirent de manger de la viande abattue de cette façon, de même que les ‘Hassidim interdisaient la consommation de viande abattue selon le rite traditionnel.
b/ L’argument relatif à l’âme des animaux leur paraissait ahurissant, mais surtout il revenait à mettre sur le même plan, l’âme de la vie humaine et l’âme de la vie animale.
c/ Les taxes prélevées sur l’abattage rituel traditionnel se voyaient largement amputées, ce qui était un manque à gagner évident pour les communautés rabbiniques traditionnelles.
Ainsi, les Mitnagdim n’hésitaient pas à considérer que les tenants du hassidisme constituaient une secte de dissidents, ignorants de la Torah comme de toute la littérature rabbinique, et qui étaient inspirés par des pratiques de ralliement des masses, analogues à celles qu’utilisaient les Sabbatéens et les Frankistes pour gagner en puissance en misant sur la crédulité populaire. De plus, à leurs yeux, la secte hassidique n’était pas seulement une forme de dissidence par rapport au judaïsme traditionnel, elle présentait également un sérieux danger pour la société dans son ensemble, du fait des excès comportementaux qu’elle suscitait.
Ripostes rabbiniques
La riposte du judaïsme rabbinique aux excès hassidiques fut faible dans un premier temps, notamment du fait de la dissolution par le roi de Pologne en 1764 du Concile des quatre pays, autorité centralisatrice du judaïsme. Faute d’avoir été initialement contrecarré, le hassidisme se développa alors rapidement en trouvant un écho favorable auprès des masses juives de plusieurs bourgades et pays d’Europe orientale. Des assemblées d’au moins dix hommes réunis dans des oratoires privés essaimèrent et favorisèrent la diffusion du mouvement hassidique.
Tout ceci ne pouvait laisser indifférents les représentants du judaïsme traditionnel, dont le célèbre rabbin Gaon de Vilna. Celui-ci était un homme à la fois humble, de grande piété, de très vaste érudition talmudique, et de de grande rigueur dans la lecture et l’interprétation des textes sacrés. Il était même, semble-t-il, ouvert aux sciences profanes, pour peu qu’elles aident à élucider les textes talmudiques. Contemporain du Baal Shem Tov, le Gaon de Vilna prononça diverses excommunications contre le hassidisme : la première en 1772, puis en 1781, et enfin en 1796 un an avant sa mort. Il accusait le hassidisme d’être une forme de panthéisme en prônant une présence divine » en tous lieux, en tout temps, et dans la vie de chacun ».
Citons ici un extrait de la lettre de 1796 envoyée par le Gaon de Vilna aux leaders des communautés rabbiniques de Biélorussie et de Podolie (dont Polotsk) : « Dans vos oreilles, je crie : Malheur à celui qui dit à son père « Qu’as-tu engendré? » et à sa mère « Qu’as-tu enfanté? », une génération dont les enfants maudissent leurs pères et ne bénissent pas leurs mères ; qui ont beaucoup péché contre eux en leur tournant le dos. Leurs cœurs têtus insistent pour rejeter le bien et choisir le mal, transgresser la Torah et changer ses lois… Dans la Torah de Moïse, ils ont établi une nouvelle alliance, élaborant leurs plans diaboliques avec les masses dans la Maison du Seigneur… interprétant la Torah à tort en prétendant que leur voie est précieuse aux yeux de Dieu… Ils se font appeler ‘Hassidim – c’est une abomination ! Comment ils ont trompé cette génération, prononçant ces paroles à haute voix : « Ce sont tes dieux, ô Israël : chaque bâton et chaque pierre ». Ils interprètent la Torah de manière incorrecte concernant les deux versets : « Béni soit le nom de la gloire de Dieu depuis sa demeure » (Ezéchiel, 3 : 12), » Et Tu donnes vie à toute chose » (Néhémie, 9 : 6) ».
Au total, si l’on en juge selon ce qu’en disent les Mitnagdim, le hassidisme aurait été un mouvement piétiste populaire, voire populiste, qui s’est développé au nom de l’importance de la prière et de la dévotion à Dieu, propre à chaque juif, en tout lieu et en tout temps.
Une innovation du hassidisme a été également l’introduction du titre de Rebbe, figure charismatique de leader local, à la fois enseignant, confident, et envoyé de Dieu sur terre. Initialement choisi par les membres de sa communauté, le titre s’est très tôt transformé en une forme dynastique : il se perpétuait au sein d’une même lignée.
Le développement du hassidisme a été très rapide en Pologne et beaucoup moins en Lituanie, où la communauté rabbinique traditionnelle, menée par le Gaon de Vilna, était en mesure de contenir le mouvement hassidique, voire de tenter de le conjurer par excommunication.
Les arguments théologiques : transcendance, immanence et Tsimtsoum
Au-delà des critiques sur les comportements prônés par les ‘Hassidim, la question fondamentale qui a opposé le Gaon de Vilna au Rab Shneur Zalman de Liadi est d’ordre théologique. Elle tourne autour de la notion de Tsimtsoum/ םצמצו, concept introduit dans la Cabale de Louria. D’un côté, la signification littérale du Tsimtsoum par le Gaon de Vilna, serait que Dieu a volontairement contracté sa présence infinie pour permettre à la présence finie de l’homme de vivre sur terre. Cette conception dualiste met en évidence la distance entre l’infini divin et le fini humain. Dieu ne serait donc pas de l’ordre de l’immanence, car sa volonté, sa providence et ses actions sont momentanément et volontairement absents du monde ; du point de vue de son essence, sa présence est transcendante ; c’est en ce sens qu’elle est permanente dans le monde. Cette conception littérale du Tsimtsoum renvoie donc à la nécessité pour Dieu, infini par son essence, de se rétracter du monde physique, afin de permettre à l’homme de trouver sa place et d’exercer ses responsabilités dans la Création.
Pas du tout, répondent les ‘Hassidim, et notamment le Rav Shneur Zalman de Liadi ! Dieu ne s’est pas retiré du monde, mais seulement de la conscience de certains Juifs, qui n’ont pas su voir en Lui le signe de Sa présence dans « tout ce qui n’est pas rien ». Ainsi, à la conception rabbinique dualiste qui distingue le matériel et l’immatériel, le corps et l’âme, la transcendance de l’esprit divin et l’immanence de la présence de Dieu, s’opposerait donc une conception moniste des partisans du mouvement hassidique, où Dieu serait éminemment présent dans la nature comme dans le monde physique et, pour peu que cette évidence soit acceptée, proche de chacun des humains au point de concevoir une union mystique avec Lui.
Pour résumer, alors que la conception dualiste des Mitnagdim renvoie à une représentation de Dieu, qui distingue et sépare Son essence de Sa présence, la conception moniste du Rav Shneur Zalman de Liadi voit la présence de Dieu partout dans le monde, sauf peut-être dans la conscience de certains humains qui se seraient égarés en niant cette présence. Dieu serait proche de chaque homme d’esprit, pour peu qu’il soit capable de concevoir une union mystique avec Lui.
Le Gaon de Vilna était conscient du décalage profond que représente l’immanence divine prônée par le mouvement hassidique. Ce décalage se traduit dans la compréhension différente de la notion d’Ein Sof, qui renvoie à une certaine conception de l’infini, sans limite, correspondant à l’essence cachée de celui dont le Saint Nom est ineffable. Ce serait donc un principe inconnu, mais qui serait à l’origine de toutes choses. Ce principe ne peut être identifié au Dieu des croyances et des pratiques religieuses. Rien ne saurait le définir et la notion même d’existence ne lui est pas applicable. Aussi, les cabalistes, et notamment les auteurs du Zohar, se sont intéressés à la question de savoir comment faire pour que ce principe primordial et caché, dont on ignore même s’il existe, puisse vraiment avoir un sens pour les êtres humains. Ils ont ainsi distingué entre l’Être infini (Ein Sof), et l’émanation de cet Être par ses puissances constitutives (Sefirote) qui s’activent à créer le monde, à révéler la Loi qui règle ce monde, à racheter ceux qui aiment et appliquent cette Loi.
Le critère le plus important de la relation entre l’Ein Sof et l’homme serait alors celui du don de la Loi (Torah), don accordé par Dieu au peuple hébreu lors de l’Alliance du Sinaï. L’obéissance de l’homme à la Torah serait ainsi le signe le plus tangible de l’amour réciproque entre cet Être infini et l’homme qui a conscience de la valeur du don de la Torah.
De manière claire, le Gaon de Vilna accuse les maîtres hassidiques de prêcher des hérésies panthéistes. Ils mésinterprèteraient les versets bibliques qui se réfèrent à la transcendance divine en identifiant Dieu à la nature. Ils se fourvoient donc en diffusant des pensées hérétiques qu’ils pensent emprunter à la pensée mystique de la Cabale. Une illustration d’un tel fourvoiement se trouverait dans un écrit du Baal Shem Tov : « Chacun doit toujours penser que le Créateur remplit la terre de Sa gloire et que Sa providence est toujours avec lui… Et il faut considérer que lorsqu’il regarde les choses physiques, c’est comme s’il voyait la Shekhinah, qui est avec lui ».
Manifestement, la diffusion de la croyance selon laquelle Dieu serait partout présent dans le monde – ce que traduit la conception de la notion d’Ein Sof retenue par le Besht – a provoqué la colère du Gaon de Vilna.
Rappelons que la publication du Tanya en 1797, suivait de très près la lettre de 1796 du Gaon de Vilna qui visait à stigmatiser le mouvement hassidique tel que le prônait l’ouvrage du Rav Shneur Zalman de Liadi, la formulation la plus complète de la vision hassidique. Sa principale conviction est que la conscience de la présence immanente et permanente de Dieu dans tout l’univers est l’acte de foi juive par excellence.
D’où vient cette croyance ? Elle dérive de la notion de Tsimtsoume, notion déjà présente dans la Kabbale de Louria. Au lieu de retenir la conception littérale, selon laquelle Dieu se serait rétracté du monde, le Rav Shneur Zalman de Liadi avait une autre lecture du Tsimtsoum : la contraction à laquelle se référait la cabale de Louria, n’était pas le fait de Dieu lui-même, mais uniquement celle de l’homme, qui a volontairement fait disparaître de sa propre conscience la présence de Dieu. Ce serait donc l’incapacité humaine de percevoir l’Ein Sof cabaliste, incapacité qui résulte de la peur humaine de céder à toute représentation anthropomorphique de Dieu. C’est un point important. La critique que font les ‘Hassidim de l’interdit maimonidien d’une représentation anthropomorphique de Dieu, est à peine voilée. Non seulement le fondateur du mouvement Habad était intimement persuadé de l’erreur de Maïmonide, mais il estimait que la présence de Dieu dans tout ce qui a été créé, devait être un credo partagé, c’est-à-dire intériorisé par chaque Juif.
Cette foi mystique en l’immanence de Dieu était-elle en fait si hostile au dualisme prêché par les Mitnagdim ? C’est la question centrale que pose Allan Nadler. On pourrait certainement le penser au vu de tout ce qui précède. Shneur Zalman de Liadi le pensait également. Après s’être vu critiqué par le Gaon de Vilna sur sa conception du Tsimtsoum, il rétorqua que c’était lui et ses disciples qui étaient dans l’erreur en mésinterprétant la Cabale Lourianique, et que de ce fait, ils en transgressaient le sens profond.
Dans une lettre adressée aux ‘Hassidim de Vilna, le Rav Shneur Zalman de Liadi, précisait ainsi le sens de l’immanence divine, pour contredire formellement les accusations de panthéisme hérétique que les Mitnagdim lui adressaient. Selon lui, la faute que ceux-ci commettaient était de ne pas prendre à la lettre l’expression biblique : « la terre est pleine de Sa gloire » ! Ils mettaient donc en doute la vérité de la cabale Lourianique, en contestant le sens véritable du Tsimtsoum, en n’en retenant que le sens littéral et, par voie de conséquence, ils se trompaient gravement en déniant le sens de la présence immanente de Dieu sur terre. Toute la tradition du mouvement Habad a repris plus tard à son compte, l’argument avancé par le Rav Shneur Zalman de Liadi.
Alors que le Gaon de Vilna était partisan d’un dualisme selon lequel Dieu était distant et inaccessible à l’homme et au monde, le Rebbe Shneur Zalman de Liadi était donc plutôt un moniste pour qui Dieu est immanent et proche de tout homme apte à se mettre en position d’union mystique avec Lui. Ceci revient à dire qu’au fond, si l’on en juge par ce qu’en disent les ‘Hassidim, toute l’opposition tiendrait au fait que les uns prennent à la lettre la notion de Tsimtsoum, alors que les autres n’en retiennent que le sens figuré.
Mais en dépit de cette différence essentielle entre les deux courants contraires, Allan Nadler va plus loin : il cherche à montrer que le différend, en son fond, n’est pas finalement d’ordre théologique : le conflit résiderait plutôt dans la compréhension de la Loi Juive (Halakha) et non dans la théologie mystique du hassidisme.
Pour le montrer, Allan Nadler procède à un long mais utile détour : il appuie sa démonstration non sur les plus hautes autorités parmi les Mitnagdim mais parmi un de leur disciple…
Qui étaient les opposants au hassidisme ?
Selon Allan Nadler, deux grandes figures ont émergé dans l’histoire, celle du Gaon de Vilna et celle de son plus fidèle disciple, le rabbin Haïm de Volozhin, mais à côté de ces sommités figurent d’autres figures de Mitnagdim, de moindre envergure mais, et à certains égards, plus représentatifs. Et, en mettant au jour leurs écrits et en les prenant en considération, la tension entre immanence et transcendance se déplace quelque peu.
Le Gaon
Certes, la place du Maître de Vilna est éminente ; il est l’un des représentants les plus considérables de la période dite des A‘haronime – nom donné aux autorités juives à partir des temps modernes -, au point d’être considéré par de nombreuses sommités, comme étant un membre des Richonime – nom donné aux autorités juives médiévales, dont les opinions ont préséance sur celles de leurs prédécesseurs. Doté de l’ensemble des savoirs juifs traditionnels (Torah, Talmud, Halakha, Kabbale) et connaisseur des sciences profanes dès son plus jeune âge, il devint le chef de file des « Opposants » au hassidisme. De nombreuses écoles talmudiques suivent l’ensemble des coutumes et des rites qu’il a institués. Il est aussi considéré par beaucoup comme représentant les us ashkénazes de Jérusalem. Le Gaon aurait également été intéressé par les mathématiques, notamment par les œuvres d’Euclide. Il a encouragé son élève, Barouh de Sihklov, à traduire les travaux du grand mathématicien en hébreu. Personnalité ascètique et peu disposée au conflit, le Gaon de Vilna ne rejoignit les rabbins et les chefs des communautés polonaises qu’après que le judaïsme hassidique devint influent dans sa propre ville de Vilna. En 1777, une lettre fut adressée à toutes les communautés, leur recommandant instamment de cesser toute relation avec les ‘Hassidim. Après des rumeurs sur son ralliement éventuel au hassidisme, en 1796, le Gaon adressa une nouvelle missive aux grandes communautés juives, pour confirmer sa totale opposition à ce mouvement. Ce n’est qu’au vu de cette nouvelle lettre que se diffusa l’idée d’un profond désaccord théologique.
En fait, Allan Nadler estime que le désaccord théologique entre les deux courants adverses, au moins dans leur approche de Dieu, n’était pas aussi profond et substantiel. Ce qui les différenciait et les opposait vraiment, ce serait plutôt le comportement des ‘Hassidim dans la vie religieuse. Plus précisément, le Gaon de Vilna critiquait le comportement social hassidique et la pratique de la Halakha qui en découle, plutôt que leur théologie mystique.
Cela est apparu à Allan Nadler à l’analyse de texte du Gaon de Vilna, Aderet Eliahou al Neviim ou-Kétouvim. En interprétant le verset d’Isaïe : 6,3 : « La Terre est pleine de Sa Gloire », le Gaon de Vilna écrit que le verset signifie bien que la terre est illuminée par Sa gloire. Mais, c’est parce que les créatures humaines sont imparfaites et limitées que le Ein Sof ne peut être perçu par les créatures terrestres, mortelles et imparfaites. De ce fait, les seuls aspects divins perceptibles par l’esprit humain sont des notions renvoyant à Son essence, telles que Son pouvoir de création, Sa providence et Sa souveraineté suprême prévalant sur terre. Le Gaon de Vilna précise encore plus sa pensée dans un commentaire (Safra de-Zenioutha) : « Vous devez savoir qu’il est interdit de contempler l’Ein Sof ou de lui attribuer quoi que ce soit, même l’existence. L’Ein Sof, béni soit-Il, est inconnaissable, et nous ne pouvons pas du tout le contempler, et nous ne sommes même pas autorisés à l’appeler Ein Sof. Nous ne pouvons parler que de la volonté et de la providence de l’Ein Sof et des Sefiroth, qui ne peuvent être connues qu’au travers de Ses actes. C’est un principe de base pour toute la Kabbale. Maintenant, on sait que Lui seul est infini, et que donc Sa volonté est infinie. C’est le sens du terme Ein Sof, c’est-à-dire Sa simple volonté ; et il est même interdit de contempler cela. Juste ceci est connu, à savoir que les mondes sont d’une nature limitée et d’un nombre fini ; donc Il a contracté Sa volonté infinie dans le processus de création des mondes, et c’est le sens du Tsimtsoum ». Au fond, si on devait résumer l’argument du Gaon de Vilna, on dirait que l’immanence de Dieu ne fait pas de doute, mais qu’elle ne peut être connue par l’homme !
Le Volozhiner
Un second personnage important au sein des Mitnagdim est le rabbin Haim ben Yitzhak de Volozhin. C’est un rabbin, talmudiste et moraliste orthodoxe, créateur en 1803 de la Yéchiva qui porte son nom, appelée aussi Ètse ‘Hayim /l’Arbre de Vie.
Rabbi Haïm de Volozhine
La réputation de la Yéchiva de Volozine s’étendit rapidement jusqu’à accueillir plus de cent élèves. Elle restera en activité pendant presque un siècle, jusqu’en 1892. Pendant toute son existence, elle fut considérée comme la mère de toutes les yechivote lituaniennes. La méthode d’enseignement de la yechiva de Volozine est directement inspirée du Gaon de Vilna. Fondée sur une analyse approfondie et rationnelle du texte talmudique, elle cherche à expliciter les intentions et le sens des écrits des Richonime. Cette approche sera suivie dans la plupart des grandes Yéchivotes lituaniennes, comme Slobodka, Mir, Poniewezh, Kelmė, Kletsk et Telshe.
Son ouvrage principal, le Nefech Ha ‘Haïm/L’Âme de la vie n’est pas seulement un texte philosophique traitant de la compréhension complexe de la nature divine, c’est également un écrit sur les secrets de la prière et sur l’importance de l’étude, dont le but est d’inspirer la crainte de Dieu dans le cœur de ceux qui cherchent Sa voie. L’ouvrage présente néanmoins une vision du monde d’inspiration kabbaliste qui possède d’étonnantes similitudes avec les textes hassidiques de la même époque. Il y développe notamment l’idée que l’homme est responsable de l’univers tout entier. Certains auteurs estiment que les positions défendues par Rabbi Haïm de Volozine ne sont pas suffisamment éloignées de celles des ‘Hassidim, au point qu’ils ne le comptent pas parmi leurs opposants !
De plus, son ouvrage, Nefech Ha ‘Haïm, est principalement consacré aux interprétations du Zohar et autres livres de la kabbale, comme l’ont fait les ‘hassidim. Au vu de toutes ces considérations, Nadler estime qu’il n’y aurait pas un désaccord théologique profond et substantiel entre ‘Hassidim et Mitnagdim dans leur compréhension théologique de Dieu. Ce qui les différencierait, ce serait plutôt la place accordée à la croyance en l’immanence divine et à son application dans la vie rituelle. Le contexte théologique dans lequel le Gaon de Vilna fonde les critiques qu’il adresse au hassidisme, se réfère au concept de Tsimtsoum, qui serait, selon Haim ben Yitzhak de Volozhin, davantage d’ordre épistémologique que cosmologique. Le Tsimtsoum renvoie, en effet, à l’incapacité humaine de comprendre l’Ein Sof. La créature humaine plongée dans un monde fini ne peut comprendre pleinement la gloire infinie de Dieu. Aussi, la créature humaine a-t-elle dû se protéger de la forte réalité que représente la présence immanente de Dieu. En d’autres termes, Dieu ne se serait pas contraint de lui-même. Il n’a pas besoin de se contracter pour créer, mais c’est l’esprit humain qui a besoin de le faire dans l’incapacité de concevoir l’infinité divine. Le Gaon de Vilna précise bien cette position dans son commentaire du Zohar, dont le principe majeur, selon lui, serait qu’il est interdit de contempler l’essence divine, mais seulement sa puissance et ses actes, comme le dit le verset d’Isaïe, 40 : 26 : « Levez les regards vers les cieux et voyez ! Qui les a appelés à l’existence ? Qui fait défiler leur armée en bon ordre ? Tous, Il les appelle par leur nom, et telle est sa puissance et son autorité souveraine, que pas un ne fait défaut ». À quoi bon rappeler cette vérité, dit le Gaon de Vilna, que la puissance divine est supérieure à celle de n’importe quelle entité créée, si nous sommes incapables de comprendre ce qu’est la puissance divine, infinie et sans limites ? De ce fait, nous appelons Dieu le Nom, car c’est la seule chose que nous puissions faire par nous-mêmes. En nous référant à Dieu, nous construisons nous-mêmes les limites que nous ne pouvons franchir. Cela n’implique pas du tout que nous mettions des limites à Sa gloire. Les limites sont celles de l’homme. Au contraire, nous reconnaissons que Sa gloire est infinie, au point qu’elle nous est inconcevable. Lorsque nous nous référons à Lui comme celui qui habite les cieux, c’est parce que nous ne pouvons concevoir ce qu’il y a au-delà des cieux. Ainsi, selon le Gaon de Vilna, l’homme doit être conscient de ses propres limites et éviter de rappeler à tout propos l’immanence de Dieu, c’est-à-dire Sa présence partout dans la nature et en chacun de nous. Encore une fois, cela n’implique nullement que Dieu soit limité en quoi que ce soit, mais simplement que l’homme doit être conscient que sa connaissance est limitée !
Cette ferme résolution selon laquelle l’homme ne peut parvenir à une pleine compréhension de l’infinie présence de Dieu en toute chose est exactement à l’opposé de celle que prône le hassidisme. Le mouvement hassidique, ‘Habad notamment, affirme que l’homme doit s’efforcer de surmonter sa condition naturelle, selon laquelle sa connaissance de Dieu serait limitée par sa condition humaine. Au contraire, l’idéal spirituel de chaque Juif impliquerait d’abandonner l’idée que Dieu est en dehors de la réalité pour adopter en pleine conscience l’idée que Tout est en Dieu, ou encore que Rien n’est sans Dieu.
Ainsi, selon Allan Nadler, l’enjeu de la querelle ne portait cependant pas principalement sur la doctrine de l’immanence divine ou sur le sens du Tsimtsoum, mais bien plutôt sur l’évaluation des capacités spirituelles humaines. Ilse propose de nous faire découvrir cela dans les écrits de Rabbi Pinhas de Polotsk (1747-1823), un grand Mitnagid du temps de la controverse. C’est en se fondant sur eux que l’historien entend éclairer le fond de la controverse.
Mais, se demandera-t-on, pourquoi avoir choisi ce Pinhas ben Yéhouda, Maggid de Polotsk, bien moins fameux que ses maîtres, comme auteur représentatif des Mitnagdim ?
Six justifications sont apportées :
1. Sa chronologie (1788- 1820) et son espace géographique en Biélorussie, font de lui un représentant idéal des Mitnagdim : Polotsk était un épicentre de l’activité hassidique et l’un des grands maîtres hassidique s de cette ville était un disciple du grand Maggid Dov Ber de Mezeritch. En tant que témoin direct du développement qu’a connu hassidisme, Pinhas ben Yéhouda, Maggid de Polotsk, a passé sa vie à combattre les thèses hassidiques.
2. Sa vie professionnelle s’est partagée entre Polotsk, d’autres villes Biélorusses et Lithuaniennes, ainsi que Vilna.
3. C’est un auteur prolifique et son œuvre est multiple. A la différence de l’élite rabbinique qui passait son temps dans des discussions talmudiques réservées à des initiés, l’œuvre de Pinhas ben Yéhouda, Maggid de Polotsk, s’adressait à un public populaire du judaïsme d’Europe de l’Est. À part ses écrits exégétiques, il a consacré des développements importants à la situation historico-intellectuelle de son temps, notamment au travers de pamphlets contre le hassidisme et la Haskala.
4. Ses positions présentent l’avantage de n’avoir pas varié au cours du temps, reflétant de la sorte, sinon une certaine rigidité, du moins une remarquable cohérence intellectuelle. Son œuvre comprend les deux ouvrages suivants : Kétère Torah (1788) et Roch ha-Giveah (1820).
5. Il était un disciple dévoué du GRA, au point d’être considéré comme étant un Mitnagid modèle par le Gaon lui-même, qui lui confia le soin d’initier ses petit-enfants à l’étude de la Torah.
6. Il n’était ni un penseur innovant, ni un auteur original, mais ce sont précisément ces manques qui font de lui l’interprète le plus authentique de la pensée religieuse des maîtres Mitnagdim, c’est-à-dire les représentants de la doctrine religieuse traditionnelle de son temps.
Rabbi Pinhas de Polotsk sur la question de l’immanence divine
Dans son ouvrage polémique contre les ‘Hassidim, Kétere Torah, Rabbi Pinhas de Polotsk ne mentionne nullement la doctrine de l’immanence divine. Il affirme haut et fort, comme le font les ‘hassidim, que l’unité de Dieu et sa présence partout dans le monde sont les plus hautes marques de distinction de la religion juive. Mais il ajoute ce qui suit : « Vous devez savoir que pour atteindre ce plus haut niveau de connaissance et de compréhension de l’unité de Dieu dans Son monde – à savoir qu’il n’y a rien en dehors de Lui ou autre que Lui dans le cosmos entier, mais seulement Lui – vous devez d’abord maîtriser toute la sagesse de la vraie Kabbale ». Cette maîtrise de la Kabbale était évidemment loin d’être acquise par la grande majorité du peuple juif. Il en déduisait donc, que seule la crainte de Dieu et non une véritable compréhension de l’insaisissable notion de l’essence de Dieu, restait possible. Un gouffre sépare donc la grandeur de Dieu de l’appréciation par l’homme solitaire, expliquant que l’humanité ne peut advenir à elle-même, sans la crainte de Dieu. Ce serait là la seule attitude humaine possible. Le grand tort des ‘hassidim serait donc de faire croire au peuple juif que chacun est intimement lié à Dieu. Rabbi Pinhas de Polotsk était persuadé que toute tentative de faire admettre la croyance en l’omnisciente majesté divine était une forme arrogante et futile, destinée à refléter l’absence de la peur de Dieu. Persuader les Juifs de l’immanence de Dieu sans qu’ils aient fait l’immense effort personnel pour comprendre la signification de cette conception, serait ainsi de l’ordre du dogme.
Il est ainsi intéressant de noter le reproche de dogmatisme, sous la plume de ce Mitnagid. En fait, la notion de l’immanence divine serait une forme de transcendance bien au-delà de la capacité limitée de perception humaine. C’est ce qui expliquerait, selon Pinhas de Polotsk, que la littérature sacrée parle souvent de sainteté divine, la sainteté divine devant être comprise comme l’expression de la distance séparant Dieu du monde qu’Il a créé.
Rabbi Pinhas de Polotsk résout la tension entre la transcendance divine et son immanence en disant : « Mais s’il remplit toute la terre, comment est-il approprié de lui appliquer la notion de transcendance ou de dire qu’il s’est retiré (du monde) ? Car si jamais il nous venait à l’esprit, à Dieu ne plaise, que le Saint, béni soit-il, s’est retiré d’une chose donnée, cette chose cesserait complètement d’exister. Car le Saint, béni soit-Il, a tout insufflé de vie et d’énergie, et il n’y a pas d’espace vide ou éloigné de Lui, à Dieu ne plaise ; et toute la terre resplendit pour Sa gloire, comme il est écrit : « Quand tu caches ta face, ils sont épouvantés ; quand tu leur enlèves le souffle, ils retournent à la poussière » (Psaumes, 104 : 29). La vérité, cependant, est que Dieu ne s’est pas du tout éloigné dans son essence, mais seulement de notre sagesse et de notre compréhension, et de la perception de tous les êtres émanés et créés dans le monde, comme il est écrit : Car ce n’est pas pour vous chose indifférente (Deutéronome, 32 : 47). Au fond, Dieu serait éloigné de notre intelligence, mais ne se serait pas éloigné de Son essence ».
Ainsi, en marquant bien la différence essentielle entre, d’une part, la réalité ontologique de la présence divine partout dans le monde et, d’autre part, l’expérience religieuse à portée humaine, Rabbi Pinhas de Polotsk résout la tension qui résulte dans l’affirmation conjointe de l’immanence de Dieu et de Sa transcendance. Car, pour lui, comme pour le Gaon de Vilna avant lui, le seul aspect de Dieu qui soit facilement compréhensible pour l’homme consiste en Sa providence et Sa gloire reflétées dans la gouvernance quotidienne des affaires du monde. C’est au travers des actions divines dans le monde physique que l’homme est rappelé à l’insondable réalité de l’immanence de Dieu. Ce que le Rav Pinhas de Polotsk exprime fort bien : « Il est remarquable de voir à quel point Dieu est totalement caché en ce qui concerne la compréhension de la vérité et de l’essence de Sa gloire et pourtant, en même temps, à quel point Il est totalement révélé en ce qui concerne Ses actions et Ses actes merveilleux. Car elles reflètent sa gloire comme pour dire : « Voici notre Dieu » qui nous soutient et infuse de Son énergie en nous et fait de nous ce qu’Il veut ».
Allan Nadler rappelle que cette position de Rabbi Pinhas de Polotsk, selon laquelle il faut distinguer et séparer ce qui est ontologiquement vrai et ce qui est intelligible par l’homme – l’immanence de Dieu ne pouvant être connue de l’homme que par les manifestations physiques de Sa providence – , était déjà celle du Gaon de Vilna et du Rab Haïm de Volozine. Dieu est vraiment immanent, du point de vue de Sa propre perspective mais cette réalité est totalement inassimilable par l’homme. Ainsi, du point de vue humain, chez qui la perspective d’un monde matériel domine, Dieu ne peut être immanent. Il ne peut être que transcendant. Son immanence ne peut être perçue par l’homme et c’est en ce sens qu’il en a une conception transcendantale.
Cette conception était largement partagée par les Mitnagdim en Biélorussie. Alors que les maîtres hassidique avaient pour objectif principal de surmonter la perception erronée d’un Dieu qui ne serait que transcendant, les Mitnagdim cherchaient à décourager les perceptions mystiques des ‘Hassidim en préservant la distinction fondamentale entre ontologie et épistémologie.
Ainsi l’opposition au monisme hassidique était d’autant plus nécessaire que cette croyance présentait le risque d’effacer les valeurs morales de base. Tous les Mitnagdim acceptaient en fait l’idée que Dieu était immanent dans le monde qu’il a créé, mais à la différence des ‘Hassidim, ils déconseillaient fortement aux Juifs de contempler Dieu en chaque chose de ce bas-monde, contemplation qui pouvait les dispenser d’être de véritables observants de la Loi juive. En un mot, les Mitnagdim insistaient sur la nécessité de respecter la distinction fondamentale entre la connaissance de Dieu et la perception limitée qu’en ont les humains, alors que les ‘Hassidim encourageaient les Juifs à dépasser la limite entre la connaissance humaine et la réalité cosmologique ultime. Les ‘Hassidim, et tout particulièrement, ceux du courant Habad, favorisaient les expériences mystiques fondées sur la conviction de leur proximité à Dieu.
Martin Buber a ainsi pu décrire le hassidisme comme une Kabbale tournant le dos à l’éthique. Gershom Scholem est allé plus loin en disant que le hassidisme a peu innové en matière de Kabbale. Sa principale contribution aurait consisté en ce que les secrets de la Création divine, considérés jusque-là comme étant de la seule prérogative de Dieu, ont été présentés comme s’ils faisaient partie d’une psychologie mystique, appropriable par chacun, une sorte donc de mysticisme pratique, porté à son paroxysme. Les Mitnagdim n’ont pas apporté une critique théosophique de l’approche des ‘Hassidim, mais ils ont été les tenants d’une forte opposition à la propagation de cette doctrine, craignant avant tout les conséquences psycho-religieuses de l’extase à laquelle conduit l’immanence divine.
Les Mitnagdim ont-ils des affinités avec la Haskala ?
Un certain consensus semble s’être formé autour du Gaon de Vilna : non seulement il aurait été un grand talmudiste dans l’histoire juive européenne, et un opposant résolu au mouvement hassidique, mais en plus il aurait été un précurseur, sinon un défenseur, des Lumières Juives (Haskala) venues d’Allemagne et introduites en Europe de l’Est. C’est en tout cas le point de vue développé par certains historiens de la Wissenschaft des Judentums /Science du Judaïsme.
Cette position (erronée) se justifierait au vu de plusieurs caractéristiques. D’abord le Gaon de Vilna, s’intéressait à l’étude des matières profanes, particulièrement les mathématiques, ce dont témoigne la commande adressée à Barouh de Sihklov pour traduire Euclide en hébreu, mais également de tous les savoirs extérieurs (hitzonim) dont les sciences, les langues étrangères, la grammaire, l’histoire et la philosophie rationnelle.
Ensuite, son rejet de la casuistique rabbinique, et sa défense d’une réforme de l’enseignement du judaïsme, ont contribué à le présenter comme un partisan des Lumières Juives : il souhaitait une réforme de l’enseignement du judaïsme, dans laquelle les jeunes commenceraient par travailler la Bible et la grammaire hébraïque, puis la Michna, avant d’étudier le Talmud. Ce programme était à peu près le même que celui proposé par les Maskilim, disciples de la Haskala.
Enfin l’intellectualisme de l’élite Mitnagid ajoutait à la réputation du Gaon de Vilna en tant que précurseur des Lumières Juives. Certains auteurs le décrivent comme un Lithuanien éclairé et le présentent, comme étant l’un des premiers, bien avant Léopold Zunz et Heinrich Graetz, à proposer l’étude critique du Talmud, pour amender les textes rabbiniques et améliorer les conditions spirituelles et l’éducation du peuple juif. Pour toutes ces raisons, le Gaon de Vilna serait donc un proto-Maskil, le Maskilisme n’ayant émergé en Russie, qu’à la troisième décennie du XIXème siècle.
Allan Nadler récuse comme des croyances sans fondement ces allégations et estime qu’il n’y a eu en fait aucune affinité idéologique ou spirituelle entre les premiers Mitnagdim et les Premiers Maskilim en Biélorussie. En fait, leur intérêt commun pour les études profanes cache de grandes dissemblances. Pour les Mitnagdim, il s’agissait exclusivement d’enrichir la compréhension de la Torah, alors que pour les Maskilim, il s’agissait de promouvoir de nouvelles voies afin d’accéder à la modernité, quitte à s’écarter quelque peu de la Torah. Allan Nadler estime que sur le plan théologique doctrinal, les Mitnagdim étaient pour la plupart d’entre eux, hostiles aussi bien à la Haskala qu’au hassidisme. Faire du Rabbi Pinhas de Polotsk un proto-Maskil serait donc une complète erreur.
Pour justifier cette position, Allan Nadler égrène les arguments en faveur d’une complicité intellectuelle entre Mitnagdim et Maskilim, avant de les contredire.
1. Un intérêt commun pour le rationalisme juif médiéval. L’intérêt manifesté pour le rationalisme du Guide des Egarés de Maïmonide a toujours été un signe en faveur d’un judaïsme des Lumières. Le Guide des Egarés, n’étant pas publié en Europe orientale jusqu’au XVIIIème siècle, restait un ouvrage rarement cité et il revient aux Maskilim d’en avoir fait mention et introduit de la sorte sa redécouverte en Europe de l’Est. À travers toute l’histoire des Lumières juives et des travaux de la Wissenschaft des Judentums, l’intérêt pour la philosophie de Maïmonide et en particulier pour la rationalité de la Loi Juive, a été considéré comme symptomatique d’une sensibilité en faveur de la Haskala.
2. La faveur accordée à la réforme de l’enseignement juif. La critique à l’égard du judaïsme rabbinique traditionnel (notamment celui de la casuistique du pilpoul) et la plaidoirie en faveur d’une réforme de l’enseignement, ont été des points saillants de la Haskala, particulièrement à l’Est de l’Europe. Les défenseurs de la thèse affirmant l’existence d’affinités communes à la Haskala et aux Mitnagid, insistent particulièrement sur cette référence commune aux Maskilim et aux Mitnagdim.
3. Le rejet des aspects surnaturels de la foi. Le rejet de la croyance hassidique aux miracles et aux pouvoirs surnaturels du tsadik était largement partagé par les Maskilim et les Mitnagdim.
Sont-ce là des preuves suffisantes pour affirmer que les Mitnagdim étaient en faveur de la Haskala ? Assurément non, répond Allan Nadler en examinant attentivement les écrits du Rabbi Pinhas ben Judah, Maggid de Polotsk.
Dans son commentaire du Livre de Job, R. Pinhas de Polotsk expliquait qu’une bonne partie de cet ouvrage consiste en un dialogue philosophique sur la nature et l’étendue de la connaissance divine, notamment la connaissance qu’a Dieu des individus. Il explique que les protestations de Job à l’égard de son sort relèvent d’une tradition philosophique aristotélicienne, qui dénie à Dieu la connaissance des individus et, de ce fait, rejette la doctrine biblique d’une récompense ou d’une punition, selon les actions de chacun, punition et récompense qui seraient d’origine providentielle.
De manière générale, Rabbi Pinhas de Polotsk, s’intéressait à des questions philosophiques importantes, telles que la coexistence dans la Torah de principes apparemment antinomiques, telles que le libre arbitre humain et l’omniscience divine. Dans plusieurs de ses ouvrages, il se montre féru de Maïmonide à propos de nombreux thèmes. Par exemple, comment harmoniser la manière dont la Bible rend compte de miracles avec les conceptions Maimonidiennes de l’ordre naturel ? La réponse la plus fréquente de R. Pinhas de Polotsk était que les miracles quoique pré-ordonnés par Dieu, ne requéraient pas l’intervention divine pour leur réalisation.
Enfin, ultime argument, R. Pinhas de Polotsk était un partisan convaincu d’une réforme de l’enseignement rabbinique. D’une part, comme les partisans de la Haskala, il proposait que le Pentateuque et les Prophètes soient enseignés selon la méthode du pchate (sens obvie) et non du drache (sens imagé). D’autre part, toujours comme les partisans de la Haskala, il insistait sur le caractère historique des événements pour en comprendre le sens. En un mot, il décourageait les méthodes abstraites du judaïsme pour insister sur des approches plus pragmatiques. Enfin, il privilégiait dans son ouvrage Kétère Torah l’étude des sciences physiques, médicales, naturelles et mathématiques pour apprécier la présence de Dieu dans l’univers qu’Il a créé. Tout ceci laisserait présager que Rabbi Pinhas de Polotsk était un proto-Maskil.
Mais cela reste erroné : Il était en fait un opposant farouche à la Haskalah, tout comme il combattait le hassidisme. La critique adressée par R. Pinhas de Polotsk, contre l’adaptation à la modernité prônée par la Haskala, est plutôt virulente. Il se réfère à un piétiste médiéval, Bahya ibn Pakouda, pour combattre le mouvement naissant de la Haskala : « Partant du fait que la contagion propagée par la Haskala touche de plus en plus de Juifs de par le monde, et que la gloire de la Torah se dissipe, – malheur aux oreilles qui entendent cela, malheur aux yeux de ceux qui en sont témoins -, je suis dans l’obligation de consacrer une part importante à ce sujet, de manière à ce que la couronne de la Torah soit au-dessus de toutes les autres couronnes ».
Selon lui, les forces du mal non seulement soustraient l’homme de la devekoute, mais en plus, séduisent le croyant en éveillant son intérêt dans des études extérieures au judaïsme.
De plus, l’accès au savoir séculier, n’aurait pas seulement pour effet d’accroître l’instruction des Juifs. Il s’y ajouterait la conviction selon laquelle l’accès des Juifs à un savoir et une sagesse séculière, permettait d’accroitre le prestige des juifs aux yeux des autres nations. C’était d’ailleurs le principal argument des premiers Maskilim, développé notamment dans la revue Ha-Me’assef de la Haskala. R. Pinhas de Polotsk voyait dans les Lumière Juives une menace existentielle pour la société juive traditionnelle. Son argument essentiel contre les approches séculières de la Haskala était que ces approches tournent bien plus le dos à la Révélation, qu’elles ne s’appuient sur une prétendue rationalité.
De plus, il s’est opposé à l’idée maïmonidienne selon laquelle la Torah et l’éducation philosophique profane seraient en fait des disciplines complémentaires pour la connaissance de Dieu. Il estimait ainsi qu’une solide formation initiale dans la Torah, qui serait suivie ensuite par l’apprentissage des sciences profanes, serait une sérieuse menace pour l’étude permanente de la Torah. Il craignait beaucoup que les Juifs de Biélorussie ne soient absorbés par les valeurs séculières venues d’Europe de l’Ouest. Le judaïsme philosophique médiéval, et notamment les spéculations sur le sens des mitsvote, lui paraissaient antinomiques avec la foi juive, alors même qu’elles constituaient une dimension importante de l’activité des Maskilim.
Les positions de Rabbi Pinhas de Polotsk peuvent finalement être synthétisées par la citation suivante : « Notre Torah ne doit jamais être transformée en quelque chose comme les impératifs éthiques des Gentils. Dieu n’a pas voulu que Sa législation de la Torah soit une source de douce gratification et de stimulation intellectuelle ; plutôt, la Torah n’est rien de plus que les décrets du Roi sur nous. Nous ne sommes pas censés comprendre, ni (même) remettre en cause les motivations de Dieu à l’égard de chaque mitsva ; nous devons plutôt simplement faire ce que le roi ordonne, et accomplir la volonté de Dieu ».
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L’analyse des relations entre Mitnagdim et ‘Hassidim révèle qu’au-delà des fortes divergences sur l’appréciation des comportements hassidiques, jugés intempestifs et dangereux par les Mitnagdim, l’écart de conception théologique entre les deux courants n’est nullement aussi profond qu’on pouvait le penser à première vue. Mitnagdim et ‘Hassidim font aujourd’hui également partie de l’orthodoxie juive même s’il convient d’apporter certaines distinctions, comme par exemple celle entre un courant orthodoxe ouvert et réformateur (néo-orthodoxe), tournant le dos aux traditions hassidiques, et un courant fortement conservateur, tel le mouvement Habad appartenant au courant des ‘haredim (littéralement les craignant-Dieu), que ses détracteurs désignent habituellement sous l’étiquette d’ultra-orthodoxes.
De plus, si aux XVIIIème et XIXème siècles, les deux courants, Mitnagid et ‘Hassid, partageaient la même défiance vis-à-vis de la modernité dès la seconde moitié du XIXème siècle, le courant dit de la néo-orthodoxie allemande, derrière le rabbin Samson Raphael Hirsch (1808-1888), théorisa une approche plus ouverte sur la modernité sociale. Les Juifs devaient rester proches de leurs valeurs, tout en participant à la vie des sociétés auxquelles ils appartiennent. Ainsi la néo-orthodoxie a très tôt considéré que les Juifs devaient intégrer les valeurs de la société, tout en s’astreignant, à titre privé, à satisfaire les commandements (mitsvote) édictés dans la Torah.
Il est intéressant de remarquer que la défiance envers les Lumières Juives (Haskala) n’a pas emprunté les mêmes formes historiques, chez les Mitnagdim et les Hassidim. Certains auteurs voient parmi les raisons de l’émergence du mouvement hassidique, la conviction profonde qu’il fallait s’entourer d’une muraille épaisse contre la Haskala, pour éviter le processus de sécularisation de la population juive. Ceci expliquerait l’intense animosité, réciproque et permanente, entre les deux courants adverses. De leur côté, les Mitnagdim, héritiers du rationalisme juif médiéval, ont su mieux combiner la rigueur talmudique à l’exigence de modernité pour faire sortir le judaïsme de sa ghettoïsation.
Notre conclusion finale est que l’analyse des réactions du monde juif orthodoxe à l’expansion du hassidisme est intéressante à plus d’un titre.
– D’abord elle montre que l’histoire du judaïsme religieux a connu bien des conflits en son sein, qui l’ont enrichi. Celui entre les deux courants examinés dans ce travail n’est ni le premier ni le dernier. Qu’on songe par exemple aux querelles qu’a suscité l’apparition du Guide des Egarés (Moré Névoukhim) de Maïmonide au XIIe siècle, entre les Maimonidiens et les opposants, menés par Abraham ben David de Posquières.
– Ensuite, ce conflit ancien a laissé de profondes traces dans le judaïsme contemporain à la fois en Europe, aux États-Unis et en Israël Certes les querelles se sont atténuées, mais les lignes de fracture n’ont pas complètement disparu, comme le montrent certaines tensions au sein de l’orthodoxie juive. La question de la « modernisation de la religion juive » n’est pas la seule posée. Elle cache la question essentielle de la participation des Juifs à la vie de leurs sociétés (structures sociales, structures de pouvoir, rapport à l’État).
Toutes ces controverses ont laissé des séquelles jusque dans les débats actuels qui agitent et semblent diviser le monde juif (sur la question de la sécularisation, sur la place à accorder aux études profanes, sur l’attitude à adopter face au monde moderne…).
On pourrait penser que tous ces conflits sont dommageables pour le judaïsme, notamment pour le maintien de son unité. Ce serait cependant, sans doute, une profonde erreur et peut-être même une contre-vérité, car il est permis de croire au contraire que c’est de la confrontation, exigeante mais fraternelle, entre différents courants, que naît le renouvellement, et en dernier ressort, la vitalité du judaïsme.
Indications bibliographiques
- Rabbi Haïm de Volozine, L’âme de la vie, Nefech ha-haïm, Présentation, traduction et commentaire par Benjamin Gross, Préface d’Emmanuel Lévinas, Paris, Verdier, 1986, Repris dans la collection Verdier/ Poche.
- Jean Baumgarten, La naissance du hassidisme. Mystique, rituel et société (XVIIIe –XIXe siècle), Paris, Albin Michel, 2006.Bibliothèque Histoire.
- Henri Infeld, Rabbi Eliyahou, Gaon de Vilna (1720-1797) in Éducation et judaïsme : Entre profane et sacré, p.111-118, Paris, P.U.F, 2011.
Bravo pour cet article très bien documenté et explicite.