Controverses Maïmonidiennes

par Gad FREUDENTHAL

Brève présentation

De nombreux voiles dissimulent aux yeux du moderne lecteur l’intérêt de la philosophie médiévale. Car même si l’on révère, par convention plus que par conviction, un Thomas d’Acquin, un Maïmonide ou un Averroès, il faut bien avouer qu’à notre regard borné, les problèmes dont ils débattent ne semblent pas les nôtres, eux dont la référence première est Aristote, eux qui raisonnent dans le cadre d’une physique périmée et au sein d’une société pénétrée de religiosité. Nous n’irions pas volontiers fouiller dans leurs traités pour nourrir une réflexion présente. La nature de l’âme, l’idée de Dieu, la recherche des causes premières… De sublimes questions mais qui nous paraissent appartenir à des temps révolus.

Pourtant, il se pourrait que cette désaffection trouve sa source première dans notre ignorance, dans une sorte de cécité. Cécité due à un préjugé moderniste qui nous persuade à tort que la vérité et les lumières progressent selon une avancée linéaire, que l’avant est toujours inférieur à l’après.

Heureusement, parmi les savants médiévistes qui vont aux sources, déchiffrent des manuscrits, établissent des éditions impeccables, les traduisent (du latin, de l’hébreu, de l’arabe…), il en est quelques-uns qui, forts de leur érudition, parviennent à nous aider à penser « au moyen du Moyen-Âge ». Rémi Brague (à qui cette formule-jeu de mots est empruntée), Étienne Gilson avant lui, Leo Strauss, Shlomo Pinès (pour ne citer que quelques noms) font partie de ces historiens de la philosophie qui pratiquent une histoire vraiment philosophique.

Gad Freudenthal est de ceux-là. Il a, dans ses travaux, exploré, sur le versant juif, le travail indissociablement philosophique et scientifique des savants médiévaux. Dans son étude sur Les Controverses Maïmonidiennes, il revient sur un sujet déjà fort bien documenté, ne se borne pas enchaîner les faits. Loin d’accumuler des opinions de philosophes ou de penseurs sur le mode doxographique, il articule conceptuellement les arguments du débat.
Certes, en historien rigoureux, il situe les débats chronologiquement ; il les localise (car ces polémiques se déplacent géographiquement) ; il montre dans quelles conditions les opposants à certains points développés dans le Guide des Égarés trouvent face à eux les partisans de Maïmonide. Il expose avec la plus grande clarté les points du litige. Mais surtout – et c’est très rare- il permet au lecteur profane de comprendre pourquoi la méthode de lecture des Écritures préconisée par Rambam peut à bon droit heurter les tenants d’une tradition juive pluriséculaire qui s’est construite exclusivement sur la Torah et le Talmud, indépendamment de tout questionnement philosophique.

En introduisant le recours à une herméneutique rationnelle fondée sur l’allégorie, Rambam a pour but de purger les lectures de la Torah de toute superstition ; il ruine toute lecture littéraliste du texte biblique par exemple, en récusant tout anthropomorphisme. Quand on parle du « bras puissant » de Dieu dans la Torah, c’est juste une image pour évoquer, dans un langage humain, la force de Celui qui est incorporel. Cette cure était donc sans doute salutaire et indispensable : elle permet d’accéder à un judaïsme purifié.

Cependant, cette opération oblige à expliciter, à fonder en raison le contenu de la Bible. Cette exigence de rationalité risque de déborder dans une abusive extension de l’allégorie à tous les textes, ou de figer la Torah en un contenu dogmatique, voire de discréditer les vérités révélées, non explicables par la raison (notamment la résurrection des morts). On comprend dès lors la raison des refus virulents qui sont opposés à ce qui apparaît à bien des esprits aiguisés et de bonne foi comme une brèche dans la chaîne de la tradition.
Les Maïmonidiens font appel à la philosophie pour clarifier les concepts, aux sciences profanes pour se garder de toute croyance immotivée et ainsi consolider leur adhésion à ce que Lévinas appelait une « religion d’adultes ». Mais, contre eux, se dressent ceux qui préfèrent s’en tenir au Talmud, à ses discussions infinies, à son a-systématisme.
Gad Freudenthal donne les clés du drame qui se joue et dont on peut se demander pourquoi il n’a pas fini en schisme… Il est, ainsi, aisé de transposer dans les débats de notre époque, ce qui nous paraissait, dans notre ignorance, des arguties dépassées. Les controverses maïmonidiennes jettent une lumière saisissante sur la situation contemporaine. C’est le sort du judaïsme, de sa transmission, de son destin qui se joue dans ce jeu (sérieux) de commentaires et de réponses aux commentaires, dans ces répliques et les répliques à ces répliques; et cela, jusqu’à nos jours.



Controverses maïmonidiennes

par Gad Freudenthal

Article paru dans Les Cahiers du judaïsme, Numéro 28 : Interdits et exclusions, p. 38-52, Paris, Éditions de l’Éclat, 2010.
Texte intégralement repris par Sifriaténou et adapté à son format, avec l’accord de l’auteur.


L’apparition du Guide des égarés sur la scène de la république des lettres juives, d’abord en arabe (ca. 1190), puis en deux traductions hébraïques (Samuel Ibn Tibbon : 1204 ; Judah al-Harîzî : peu de temps après), a immédiatement suscité de fortes réactions, soit d’approbation enthousiaste, soit de rejet virulent. Ce phénomène n’a pas de précédent dans les annales du judaïsme : jamais auparavant l’apparition d’un nouveau texte n’avait provoqué des discussions aussi virulentes au sein du judaïsme, allant, comme nous le verrons, jusqu’à un brûlement du Guide sur la place publique de la ville de Montpellier (ca. 1232). Le Guide semble donc avoir été perçu par certains comme une menace pour le corpus canonique juif, pour l’essence même du judaïsme ; d’autres y voyaient, au contraire, une réaffirmation de cette essence. L’ampleur des échos suscités par le Guide, que l’on a coutume de nommer « les controverses maïmonidiennes », créa une situation historique unique qui permet de tester, comme si nous étions dans un laboratoire, les limites de ce qui est acceptable au sein du judaïsme.  Pour les différents acteurs contemporains, en quoi consistait le « noyau dur » du judaïsme ? L’innovation du Guide est-elle compatible avec l’essence du judaïsme ? 

Pour comprendre ce qui était en jeu, commençons par évoquer un fait qui, plus de huit cents années après la mort de Maïmonide, peut paraître étrange, voire dérangeant. La philosophie a été introduite dans la culture juive tardivement, autour du IXème siècle, conséquence de l’acculturation des juifs à la civilisation arabo-islamique. Avant cette date, il n’y avait pas, au sein du judaïsme, de réflexions systématiques sur le continu doctrinal du judaïsme. Le corpus juif traditionnel – Bible, Mishna, Talmud, Midrash – recèle des textes de natures différentes, mais aucun ne comporte de discussions systématiques sur le contenu de la « foi » juive. En fait, ces textes ne supposent pas que le judaïsme ait développé une doctrine spécifique : certains d’entre eux exposent quelques spéculations sur le monde divin, mais sans que ces textes d’origines différentes articulent des notions élaborées, encore moins une doctrine unique. Avant le IXème siècle, on ne saurait parler d’une théologie juive, à moins qu’il s’agisse d’une doctrine implicite dans des textes que des penseurs tardifs qui « cherchaient » activement une telle théologie, à la lumière des connaissances ultérieures, soient parvenus à reconstituer à partir de remarques éparses. Le fait même que Maïmonide formule une théologie, c’est-à-dire un ensemble d’affirmations systématiques concernant Dieu et Ses relations au mondé créé, y compris le peuple d’Israël, constitue un tournant décisif dans l’histoire du judaïsme. Maïmonide avait été précédé par d’autres, notamment par Saadia Gaon, mais ils eurent une audience nettement moindre que celle de Maïmonide. Le fait que le tournant introduit par Maïmonide ait suscité des réactions aussi antagonistes en fait une sorte d’indicateur privilégié des limites du consensus doctrinal juif. 

II

Après avoir précisé la question théorique qui guidera notre lecture des événements, considérons les faits historiques.

Le premier épisode se déroule en Orient, là où les écrits maïmonidiens ont été d’abord diffusés. Le sujet concerne la résurrection des morts. Dans son Commentaire de la Mishna, composé en arabe et achevé vers 1167/8, Maïmonide a explicitement affirmé son adhésion à ce principe : « la résurrection des morts – c’est un des principes de la Torah de Moïse. Celui qui n’y adhère pas n’a pas de religion, ni n’adhère à la religion juive » écrit-il dans l’Introduction au Chapitre Héleq.  Il l’inclut également parmi les treize «principes » de la foi juive. Cependant, son Code de la Loi juive, le Mishné Torah, composé en hébreu (achevé en 1180), ne s’y réfère qu’en passant (Hilkhot teshuva 3:6). Ce silence est d’autant plus significatif que le début de l’ouvrage est consacré aux questions de doctrine religieuse : le Sefer ha-Mada‘ (Livre de la Connaissance), le premier des quatorze volumes de Mishné Torah, s’ouvre sur une partie nommée Hilkhot Yesodey Torah (« Lois relatives aux fondements de la Torah ») où la notion de la résurrection des morts n’est pas évoquée. Il en va de même du Guide des égarés

Nous, les lecteurs attentifs et prudents de Maïmonide, qui bénéficions de huit siècles d’étude de ses œuvres, savons aujourd’hui interpréter l’attitude de Maïmonide. La question de savoir si, oui ou non, l’âme d’un défunt réintégrera un jour son corps de sorte qu’il (elle) soit ressuscité(e) à la vie physique, n’a pas beaucoup d’importance pour Maïmonide. Pour lui, c’est une tout autre notion qui revêt une importance capitale, celle du « Monde à venir » (ha-‘olam ha-ba’). De quoi s’agit-il ? Selon la métaphysique de son temps, à laquelle adhère Maïmonide, un être humain se compose de son corps matériel et d’une âme, dont une des parties est l’âme rationnelle, aussi nommée « intellect ». Lorsqu’un être humain est né, il possède une âme rationnelle en puissance seulement. Il ne sait encore rien, mais il a le pouvoir d’apprendre ; au fur et à mesure qu’il acquiert des connaissances, son âme rationnelle se perfectionne et l’intellect en puissance devient intellect en acte ; si l’individu fait bon usage de son libre-arbitre et se dévoue aux études, il progresse dans le chemin des connaissances, notamment métaphysiques, et son intellect, appelé alors intellect « acquis », devient une sorte d’ensemble de connaissances ou d’idées. Or, une idée, étant immatérielle, ne saurait être détruite ; elle est impérissable. Il s’ensuit, et c’est une idée fondamentale de la métaphysique de l’époque, que l’intellect acquis est éternel. Il persévère au-delà de la mort physique de son « porteur ». Maïmonide identifie cette existence éternelle de l’intellect acquis avec la notion traditionnelle de « Monde à venir » : c’est là que l’âme rationnelle jouit de l’immortalité. Cette existence éternelle de l’âme rationnelle, une existence totalement dissociée de la matière, est pour Maïmonide le bien suprême auquel peut et doit aspirer l’homme. La résurrection des morts, elle, n’est pas la finalité de l’homme et revêt pour Maïmonide une importance bien secondaire, même si son acceptation par lui, à titre de miracle, ne saurait être mise en doute. D’ailleurs, pour Maïmonide, il s’agit d’une résurrection pour un temps fini seulement.

Les lecteurs de Maïmonide de la dernière décennie du XIIème siècle ont perçu autrement les dits et surtout les non-dits de Maïmonide. La plupart d’entre eux, surtout en Occident, n’avaient pas de culture philosophique, de sorte qu’ils ne pouvaient pas saisir dans toute sa profondeur la notion maïmonidienne de « monde  à venir ». Du coup, ce qui les a frappés, c’est surtout l’absence d’une présentation développée dans les écrits maïmonidiens de la notion de résurrection des morts. Et d’en conclure que Maïmonide niait ce principe. Ils ne le faisaient pas nécessairement de mauvaise foi. Une des pierres angulaires de la philosophie de Maïmonide est l’idée que certains passages des écrits canoniques doivent être interprétés allégoriquement et non littéralement ; de ce fait, d’aucuns pensaient ou craignaient que Maïmonide n’ait interprété la résurrection des morts de façon allégorique. Du reste, le fait que, dans la perspective philosophique, c’est l’âme rationnelle seulement qui peut devenir éternelle pourrait être interprété comme une réfutation implicite de la résurrection des morts ; en effet, pour l’effectuer, c’est l’âme tout entière, y compris ses parties végétative et animale, qui doit être « réimplantée » dans le corps des défunts. Maïmonide fut ainsi accusé de nier résurrection des morts. La polémique contre lui s’est soulevée à deux reprises : à l’Est et, un peu plus tard, à l’Ouest. 

La première controverse sur les conceptions de Maïmonide au sujet de la résurrection eut lieu du vivant de Maïmonide et elle eut pour « accusateur » principal Samuel ben Eli, Gaon de l’Académie rabbinique de Bagdad. Pour se défendre contre la critique de ce dernier, Maïmonide rédigea, en arabe, en 1191, l’opuscule  Sur la résurrection des morts, où il explique de façon méthodique la différence entre les notions impliquées, notamment celle de la résurrection physique des morts et celle du « Monde à venir ». 

Déjà de ce court épisode se dégage une leçon qui annonce ce qui suivra. Elle est triple. D’abord, la relation à l’écrit. Maïmonide a énoncé de façon emphatique que certains textes bibliques doivent obligatoirement être interprétés allégoriquement : il s’agit de textes qui, interprétés littéralement, contrediraient des vérités établies par la raison. L’exemple paradigmatique est le verset « faisons un homme à notre image, à notre ressemblance » [Gen. 1 : 26] ; interprété à la lettre, il impliquerait la corporalité de Dieu, qui avait été réfutée par les philosophes. Or, dès que le principe que certains textes doivent être interprétés allégoriquement a été admis, se posait la question de son champ d’application : quels sont les textes, qui, interprétés littéralement, contredisent la raison et doivent faire l’objet d’une interprétation allégorique ? La porte aux interprétations allégorisantes extrémistes était grande ouverte. Le soupçon que Maïmonide ait pu envisager d’interpréter allégoriquement les énoncés concernant la résurrection des morts n’était plus alors sans fondement. Dans son Épître sur la résurrection des morts, Maïmonide se défend explicitement contre cette accusation, arguant, non contre la possibilité principielle d’une interprétation allégorique, mais en soutenant que les versets affirmant la résurrection sont si explicites qu’ils interdisent toute tentative d’interprétation allégorique. La possibilité d’interpréter allégoriquement des textes et de tenir des positions doctrinales non traditionnelles sera au cœur des différentes controverses que susciteront les écrits de Maïmonide, notamment en Occident. Elle met en évidence qu’un corpus de textes reconnu comme canonique ne saurait définir de façon univoque une doctrine : entre le texte et la doctrine se situe l’herméneutique. 

Abordons la deuxième leçon : bien que le judaïsme ne possédât pas, avant Maïmonide, une doctrine religieuse bien définie et institutionnalisée, il existait pourtant ce que l’on pourrait décrire comme un « consensus canonique », ou plus simplement comme « la tradition » qui était implicitement acceptée. Lorsque Maïmonide semblait affirmer des positions contraires à ce consensus tacite, les tenants de la tradition protestaient et ils l’attaquaient. Les « mécanismes de surveillance » de la fidélité au consensus, qui étaient activés lorsque ce dernier semblait menacé, témoignent de son existence. En l’occurrence, les mécanismes sociaux furent activés par l’innovation doctrinale de Maïmonide, dont l’identification du Monde à venir avec l’immortalité de l’âme rationnelle, et par l’absence d’affirmation claire et distincte concernant la résurrection physique des morts. Autrement dit, même en l’absence d’une doctrine théologique écrite et codifiée, il existait au sein du judaïsme d’alors un consensus tacite, non explicité, sur certains « articles de foi », sur des idées qui étaient partagées par tous, sans pour cela avoir été codifiées. Ces idées pouvaient demeurer non explicitées aussi longtemps qu’elles n’étaient pas mises en question. C’est seulement au moment où elles semblaient transgressées et qu’une controverse éclatait que se révélaient l’existence de limites doctrinales tacitement admises. On peut supposer que la plupart des juifs à l’époque de Maïmonide croyaient en la résurrection physique des morts, bien que cette croyance n’ait jamais fait l’objet d’une explicitation ; elle se révéla au contact de la pensée de Maïmonide qui en diminuait la portée. Un « canon » existait, même s’il n’était pas toujours écrit et visible. 

La troisième et dernière leçon reste que l’avènement de la philosophie au sein du judaïsme a clos l’époque de doctrines tacitement admises. De par de son essence, la philosophie se donne pour mission d’expliciter les idées dont elle traite. Dorénavant, le canon doctrinal juif cessera d’être implicite pour devenir explicite; les débats doctrinaux seront des débats entre penseurs défendant des positions clairement formulées. En fait, le processus de l’articulation des positions doctrinales juives est co-extensif avec l’émergence de la philosophie au sein du judaïsme au contact de l’Islam au IXème siècle. 

La controverse autour de la position de Maïmonide sur la résurrection des morts était la première étape d’un conflit qui, sous des formes variées, perdurera des siècles, voire jusqu’à nos jours. Car ce qui est déjà en jeu durant cette première étape, c’est la légitimité d’introduire la raison comme source d’autorité légitime au sein du judaïsme, guidant la lecture du corpus canonique des textes. « Écoute la vérité de quiconque l’affirme », répétait Maïmonide : la vérité se trouve non seulement dans le canon consacré, qui a son origine dans la révélation, mais également chez des non juifs, voire chez les païens. Non seulement certaines vérités, notamment scientifiques et philosophiques, doivent être apprises à partir de la « science étrangère » (hokhmah hitzonit), mais elles fournissent souvent la clé d’interprétation indispensable pour les Écritures elles-mêmes. La philosophie maïmonidienne représente ainsi, à n’en pas en douter, une véritable révolution de la notion de canonicité au sein du judaïsme. Du coup, son apparition a eu pour conséquence la formation de deux camps au sein du judaïsme : d’un côté, les « conservateurs », qui tâchaient de réduire le plus possible, voire d’interdire, le recours aux sciences « importées » et qui étaient hostiles aux interprétations allégoriques ; de l’autre, ceux qui, suivant Maïmonide, affirmaient que lire les textes canoniques sans l’aide de la raison risquait d’en déformer le sens. Au cours des décennies et des siècles suivants, les adhérents des deux camps auront des positions qui diffèrent dans les détails et qui évolueront sensiblement ; néanmoins, la confrontation de deux camps, l’un, « pro-maïmonidien », ouvert sur les sources de connaissances extra-juives, et l’autre, « anti-maïmonidien », hostile à l’introduction de ces sources, demeurera. 

III

Quittons l’Orient, l’aire culturelle où Maïmonide œuvrait et dont il a emprunté les principes de sa pensée, et passons en Occident, notamment dans la France méridionale, appelée « Provence » par les juifs médiévaux. Les premiers contacts de la Provence avec la philosophie religieuse juive remontent aux années trente du XIIème siècle, qui vit la publication par Abraham bar Hiyya de plusieurs ouvrages de science et de philosophie. Deux décennies plus tard, Abraham Ibn Ezra séjourna quelques années en Provence, mais apparemment son influence se limita à la sphère de l’astrologie. Le contact massif avec la philosophie dut attendre les années 1150 et l’arrivée sur le sol provençal de réfugiés venus d’Espagne musulmane contraints, de même que les chrétiens, à l’exil par des gouvernants fondamentalistes, les Almohades. Cette vague migratoire amena en Provence des familles de lettrés arabophones qui modifièrent le climat intellectuel, en inaugurant, notamment, un mouvement de traduction de l’arabe vers l’hébreu d’ouvrages de philosophie – philosophie religieuse juive d’abord, dont Saadia Gaon, Judah Halévi, Bahya Ibn Paqudah, Salomon Ibn Gabirol, et ensuite philosophie et sciences. Lorsque les écrits de Maïmonide arrivent en Provence au tournant du XIIème et XIIIème siècle, c’est dans un climat intellectuel où la philosophie venait de faire son entrée et où sa légitimité ne fut reconnue que dans des cercles assez restreints. 

Le premier ouvrage de Maïmonide à être accueilli en Provence, peu après 1193, était le Mishné Torah, le monumental code de la loi juive. Il fut aussitôt étudié dans différentes yeshivoth où les maîtres accompagnaient le texte étudié de leurs remarques critiques (hassagot). L’ensemble le plus connu de ces hassagot est dû à Abraham ben David (Rabad) de Posquières (c. 1125-1198). Les buts visés par Rabad étaient multiples. D’abord, il s’opposait à l’ambition affichée de Mishné Torah de constituer un code de loi qui permettrait de se passer de tout autre ouvrage, notamment du Talmud. Rabad dénie à Maïmonide le droit de trancher les controverses et de décider seul de la loi, d’autant plus que Maïmonide n’a pas explicité les raisons qui ont motivé ses décisions. Reconstituer les considérations qui ont présidé à certaines décisions de Maïmonide est un sujet qui a occupé et qui occupe toujours de nombreux érudits. Autrement dit, Rabad s’oppose à la canonisation de Mishné Torah et à ce qu’il remplace le Talmud. Dans son esprit, non seulement la loi ne saurait être arrêtée et codifiée une fois pour toutes, mais le processus continu de l’étude du Talmud, la confrontation toujours renouvelée de l’étudiant avec les positions et arguments opposés, constitue l’essence même de la vie intellectuelle et spirituelle juive. Ce n’est pas la loi en tant que telle qui doit être canonique, mais le processus social de son élaboration toujours renouvelée à partir du Talmud qui est reconnu comme ouvrage canonique. 
Rabad s’oppose également à des nombreuses affirmations spécifiques de Maïmonide. Si la plupart de ses hassagot concernent des points de Halakha, d’autres portent sur des points de doctrine religieuse. Par exemple, dans le Mishné Torah (Hilkhot Teshuvah, III. 7) Maïmonide déclare que quiconque affirme que Dieu est un être ayant « corps et figure », c’est-à-dire qu’Il est un être corporel, est un hérétique (min). Pour Maïmonide, cette position est un des fondements de sa pensée, défendue dans l’ensemble de son œuvre. L’impératif de concevoir des idées vraies, notamment l’incorporalité de Dieu, est, pour lui, le cœur même du judaïsme. Rabad cependant accompagne cette affirmation de Maïmonide par une remarque aussi laconique qu’acerbe : « Pourquoi l’appelle-t-il ‘hérétique’? Des hommes plus grands et meilleurs que lui ont professé cette idée en suivant ce qu’ils ont trouvé dans les Écritures, et même dans des aggadot qui sont propices à induire en erreur la pensée » (Rabad ad loc). Rabad ne s’oppose manifestement pas au rejet catégorique de l’anthropomorphisme par Maïmonide – il le rejette également. Mais il critique la prétention de Maïmonide d’étiqueter et de condamner comme « hérétique » quiconque, y compris des sages du passé, qui, en interprétant naïvement les textes, ont été de la sorte induits en erreur. Rabad s’oppose à l’instauration d’une théologie unique, contraignante, comme l’avait exigé Maïmonide. Pour Rabad, le judaïsme ne saurait faire l’économie de la pluralité des idées et d’un débat continu. Il en va de même avec la hassagah que formule Rabad au sujet de la résurrection des morts. À propos de la phrase de Maïmonide « Dans le Monde à venir [ha-‘olam ha-ba’] il n’existe ni matière ni corps ; y existent exclusivement les âmes des justes, sans corps » (Hilkhot Teshuvah, VIII, 2), Rabad observe : « les paroles de cet homme [Maïmonide] s’apparentent à mes yeux de celles de quelqu’un qui affirme que la résurrection des morts concerne, non pas les corps, mais les âmes seulement. Mais, par ma tête, cela n’était point l’opinion des Sages à ce sujet ». Puis Rabad cite des passages talmudiques afin d’étayer son affirmation. 
La critique de Rabad porte sur le Mishné Torah uniquement, puisque Rabad était mort avant la diffusion du Guide des égarés en Provence et sa première traduction en hébreu. De ce fait, elle ne fait pas partie des controverses maïmonidiennes proprement dites, même si elle l’annonce et si elle montre que la réception en Provence de l’œuvre de Maïmonide, avec ses deux aspects, celle de la Halakha et celle de théologie, allait se heurter à une résistance. 

Pour Rabad, la critique de Maïmonide ne revêtait pas une importance particulière. À ses yeux, le Mishné Torah était apparemment un code de loi parmi d’autres et son étude critique faisait partie du processus ordinaire de l’étude de la Halakha. Il en était tout autrement avec un cercle d’érudits provençaux contemporains réunis autour du talmudiste Rabbi Jonathan ha-Kohen, élève de Rabad et directeur d’une yeshivah à Lunel, qui reconnurent immédiatement en Maïmonide leur chef spirituel. Souvenons-nous que l’entreprise de traduction de l’arabe en hébreu par Judah Ibn Tibbon a commencé sous le patronage de l’illustre rabbin Meshullam ben Jacob à Lunel, une ville qui abritait ainsi un groupe de savants favorables aux études de philosophie religieuse. On ne s’étonne donc pas que Lunel soit devenu le premier foyer maïmonidien en Provence. En 1193, Rabbi Jonathan adressa à Maïmonide une première lettre, l’interrogeant sur la validité de l’astrologie, léguée par Ibn Ezra, et sur sa conformité avec la loi juive. Peu après, Rabbi Jonathan et ses amis interrogèrent Maïmonide sur des points précis évoqués dans le Mishné Torah, souvent les mêmes que ceux des hassagot de Rabad. Par la suite, d’autres lettres furent échangées entre Maïmonide et Rabbi Jonathan ha-Kohen et son cercle. De par leur ton et de par leur contenu, ces échanges sont caractérisés par une relation de maître / disciple qui s’y exprime. Rabbi Jonathan ha-Kohen reconnaît l’autorité de Maïmonide, auquel il adresse non pas des hassagot, mais des questions. Comme suite logique à ces échanges et à ces demandes d’instruction, Rabbi Jonathan ha-Kohen prend l’initiative de faire traduire de l’arabe en hébreu le Guide des égarés. La réception de Maïmonide en Provence commence ainsi par son œuvre halakhique et elle est suivie de près par son œuvre philosophique. Lunel et Rabbi Jonathan constituent la première « tête de pont » maïmonidienne en Provence. C’est ce qui a fait de Lunel un centre dans la première phase de la première controverse maïmonidienne en Occident.

IV

Cette controverse est lancée par un savant de Tolède, Rabbi Meir ha-Levi Abulafia (c. 1165-1244), connu par l’acronyme Ramah. Celui-là, issu d’une riche famille influente, était déjà un talmudiste connu et il occupait la fonction de membre de la cour rabbinique. Ce sont surtout les vues de Maïmonide sur la résurrection des morts exprimées dans le Mishné Torah, qui l’irritèrent. Reconnaissant en Lunel le centre européen des Maïmonidiens et disposant d’une copie de la correspondance entre Maïmonide et les sages de Lunel autour de Rabbi Jonathan ha-Kohen, c’est aux sages de cette ville qu’il adresse, vers 1202, sa critique. Son épître, écrit dans un style plutôt agressif et peu respectueux à l’égard de Maïmonide, avance deux arguments. Voyant (à l’instar de Rabad) dans la conception maïmonidienne d’un Monde à venir totalement immatériel une négation de la notion d’une résurrection physique des corps, il cite des nombreux versets bibliques montrant que les corps des morts seront ressuscités ; l’abandon de cette promesse eschatologique, soutient-il encore, menacerait la confiance des juifs en un avenir meilleur, alors que leur présent est rempli de souffrances. Par ailleurs, comme il l’explicitera plus tard dans son commentaire au Traité Sanhedrin, la notion maïmonidienne de ‘olam ha-ba’ implique que l’immortalité de l’âme revient à celui qui a fait des études scientifiques et philosophiques, de sorte que l’âme de quelqu’un qui aura consacré sa vie à l’étude de la Torah, à une vie pieuse et à un comportement éthique, se perdra. Ramah s’adresse aux sages de Lunel avec la demande insistante de prendre leur distance avec les vues de Maïmonide. Ramah ne connaissait manifestement pas encore l’opuscule de Maïmonide « Sur la résurrection des morts », ni dans l’original arabe ni dans une traduction hébraïque. Ramah sait cependant qu’à Lunel le Mishné Torah est déjà vénéré comme une « oracle » (efod), une attitude qu’il cherche à saper. Pour ce faire, il fait suivre ses arguments contre les idées de Maïmonide au sujet de la résurrection d’une longue liste d’objections portant sur des points de Halakhah dans le Mishné Torah. Leur but était de démontrer que Maïmonide est faillible et d’essayer d’enlever par là à Maïmonide et à son ouvrage leur stature exceptionnelle. L’enjeu des discussions de détails n’était autre que l’autorité d’un ouvrage et de son auteur.

C’est Rabbi Aaron ben Meshullam ben Jacob (m. vers 1210) qui répond à Ramah au nom du cercle de Lunel. Un des fils de Rabbi Meshullam ben Jacob, le « mécène » de Judah Ibn Tibbon à son arrivée à Lunel, rompu aux sciences, notamment l’astronomie, et à la philosophie depuis sa jeunesse, est qualifié pour porter la contradiction à Ramah. Il réfute les arguments de Ramah, mais, à vrai dire, il n’arrive pas à définir et à défendre de façon satisfaisante la position de Maïmonide. Il tente maladroitement une synthèse de cette dernière avec les idées de Saadia Gaon. R . Aaron, et le cercle auquel il appartient, sont déjà acquis à la cause maïmonidienne. Dans l’échange entre lui et Ramah, il ne s’agit plus de débattre une question isolée, mais de prendre parti pour ou contre la nouvelle conception du judaïsme proposée par Maïmonide. 

La missive de Ramah a vite été diffusée. Un de ses lecteurs fut Rabbi Sheshet ben Isaac, le nassi de Barcelone, un personnage érudit et puissant. Il entreprit, lui aussi, de répondre à Ramah, avant même de prendre connaissance de la réponse de Rabbi Aaron. Dans sa réplique, bien plus emportée que celle de Rabbi Aaron, il présente une défense soutenue et cohérente de l’idée d’un Monde à venir entièrement spirituel, dissocié de l’idée d’une résurrection physique. Il attaque, de même, Ramah pour ses critiques de Mishné Torah, alléguant que ces critiques ont pour motivation la volonté de conserver l’autorité halakhique des juges face au Code de Maïmonide qui permet à tout un chacun de connaître la Loi. Plus important, il considère Maïmonide non pas comme un halakhiste parmi d’autres, mais comme un personnage hors pair, une autorité halakhique et théologique incontestable. Rabbi Sheshet, en d’autres termes, reconnaît à Maïmonide un charisme qui le place au-dessus des critiques. Il partage cette attitude avec Rabbi ben Meshullam et son cercle. 

Confronté aux réfutations énergiques venues de Lunel et de Barcelone, Ramah cherche des appuis là où il pouvait raisonnablement espérer en trouver : chez les rabbins du Nord de la France, les Tosafistes. En effet, ni en ce début du XIIIème siècle, ni durant les siècles suivants, Tsarfat ne s’intéressera beaucoup aux idées philosophiques. Elle fut la patrie des baaley ha-tosafot pour qui la seule étude valable était celle du Talmud. Les méthodes d’interprétation allégorique ancrées dans la philosophie n’y avaient jamais pris racine. Vers  1203, Ramah s’adresse à des rabbins de Tsarfat, leur présentant son échange avec Rabbi Aaron et en demandant leur appui. Il reçoit effectivement une lettre, écrite peu après 1204, qui lui donne raison. Les rabbins français n’ont néanmoins pas saisi l’enjeu. Sans aucun contact avec la philosophie, ils traitent la question de la résurrection comme un point de Halakhah isolé parmi d’autres et non comme une controverse majeure où se confrontent traditionalisme et rationalisme. La question principielle sous-jacente restait celle de la légitimité d’interprétations allégoriques et philosophiques. Il est à noter que par son étendue géographique, le conflit englobe dorénavant la Provence, l’Espagne et Tsarfat, une inter-régionalisation qui annonce et prépare le terrain pour la controverse des années 1230. 

Vers 1204, Samuel Ibn Tibbon traduit de l’arabe en hébreu l’Épître sur la résurrection des morts  de Maïmonide ; un peu plus tard, Judah al-Harizi le traduit une nouvelle fois, dans une traduction moins précise, mais d’un style plus littéraire. Cette publication met fin à la controverse. Le traité de Maïmonide révèle à Ramah que sa critique était infondée, comme il le reconnaît explicitement ; en même temps, les défenseurs de Ramah, notamment à Lunel, réalisent qu’ils ont, eux aussi, mal interprété les idées de Maïmonide. La controverse sur la résurrection est ainsi close et le sujet ne sera plus évoqué lors des controverses ultérieures. 

Cette première polémique autour de Maïmonide peut être considérée comme une sorte de « préambule » à la controverse maïmonidienne proprement dite, qui allait éclater trois décennies plus tard. Le premier épisode de la controverse annonce les rebondissements à venir. Le fait que les défenseurs de Maïmonide lui aient reconnu un charisme exceptionnel, une autorité incontestable, impliquait que la polémique portait, au-delà des points spécifiques discutés, sur l’adhésion ou non à un « camp », celui du Maître. À ce stade, se dessine déjà l’existence de deux camps opposés : les pro-maïmonidiens d’un côté, leurs adversaires de l’autre. Certes, le contenu défendu par chaque camp variera dans le temps et les positions à l’intérieur de chaque camp ne sont pas monolithiques, mais l’existence même d’une ligne de partage ne bougera pas. Les protagonistes montrent qu’ils sont conscients qu’au fond, la question qui les sépare, et dont tout dépend, est celle de l’admissibilité ou non d’interprétations allégoriques basées sur les principes philosophiques. Les preuves de la thèse de la résurrection physique dépendent de versets et d’aggadot, à condition toutefois qu’ils soient interprétés littéralement. Or, si Ramah n’était pas un littéraliste, il refusait pourtant d’ « allégoriser » certains versets, d’où sa défense d’une résurrection physique ; il en va de même de Rabbi Aaron et, à plus forte raison, des rabbins de France. Rabbi Sheshset, quant à lui, rationaliste conséquent, n’éprouvait aucune difficulté d’allégoriser les versets relatifs au Monde à venir. Nous avons vu que Maïmonide lui-même était partagé sur la question. La logique interne de son raisonnement le conduisait à minimiser l’importance de la résurrection physique, d’où le silence presque total sur la question dans ses œuvres systématiques. Le poids des versets et des aggadot, en revanche, que même Maïmonide se refusait d’allégoriser, l’a contraint à admettre la résurrection physique, dès lors que la question lui fut explicitement posée. 

V

En 1204, Samuel Ibn Tibbon publia sa traduction du Guide des égarés de Maïmonide, qu’il allait continuer à réviser ; peu après, Judah al-Harizi publia la sienne. Le Guide est ainsi devenu accessible aux communautés juives du Sud européen dont la langue culturelle était l’hébreu ; commença alors la lente diffusion des idées de Maïmonide dans cette aire culturelle dont la tradition philosophique était à ses débuts. C’est peu avant 1232 qu’éclata un nouveau conflit, centré cette fois-ci sur le Guide. Il s’agissait d’un débat de fond, le premier en fait, sur l’admissibilité des idées maïmonidiennes dans le judaïsme. L’épisode fut de très courte durée et il s’est terminé abruptement lorsque, probablement fin 1232, des feuilles du Guide et du Livre de la connaissance furent brûlées à Montpellier. C’est apparemment le choc du brûlement qui a fait taire la controverse, qui, pourtant, était loin d’avoir été tranchée. 

Les faits sont connus par des échanges épistolaires qui les ont précédés et suivis. Peu avant 1232, un certain halakhiste érudit, Rabbi Salomon ben Abraham de Montpellier, secondé par deux de ses élèves, Rabbi Jonah ben Abraham Gerundi et David ben Saul, eurent le sentiment que la diffusion du Guide et du Livre de la connaissance en Provence constituait une menace pour la tradition juive. Ils estimaient que l’adhésion aux idées philosophiques, notamment l’acceptation de la légitimité de l’allégorisation philosophique, pourrait conduire certains à négliger l’observance des commandements religieux (mitsvot) et à l’appropriation des idées contraires à celles véhiculées par les textes canoniques du judaïsme. Ce qui dérangeait était le fait que les ouvrages maïmonidiens qui contenaient les doctrines problématiques furent enseignés en public. Cela allait même contre la volonté de Maïmonide lui-même qui réservait l’étude du Guide à une petite élite d’élèves bien préparés. Les efforts entrepris par Rabbi Salomon ben Abraham en Provence de mettre un point d’arrêt aux activités des supporteurs de Maïmonide ont apparemment échoué. Il se décida alors à solliciter des appuis en dehors des communautés provençales. Il agit dans deux directions, vers les autorités ecclésiastiques locales et vers celles des communautés juives en dehors de la Provence. 

Selon des informations concordantes, le Guide et le Livre de la connaissance furent dénoncés aux autorités chrétiennes comme contenant des doctrines contraires à la foi juive, qui, en tant qu’hérésie, menaceraient également la foi chrétienne. Ce sont d’abord les Franciscains, puis les Dominicains, qui furent sollicités, mais c’est en fin de compte le Cardinal de Montpellier qui intervint. Sans doute en décembre 1232, des parties des deux ouvrages maïmonidiens furent brûlées à Montpellier. La promptitude des autorités ecclésiastiques à rendre service aux juifs s’explique si l’on se souvient que l’époque était celle de la lutte contre l’ « hérésie » albigeoise et de l’instauration de l’inquisition par les Dominicains. 

Selon la plupart des participants à la controverse, c’est Rabbi Salomon, suivi par ses élèves, qui est l’auteur de la dénonciation. Cependant le fait, qu’après 1232, les trois personnalités impliqués aient poursuivi des activités normalement jette un doute sur ce récit. Rabbi Jonah Gerundi (c. 1200–1263), en particulier, acquit une grande notoriété en tant que prédicateur et auteur de célèbres ouvrages d’éthique, le Sha‘arey Teshuvah [Les Portes de la repentance] et le Sefer ha-Yir’ah [Le Livre de la Piété]). Le brûlement des ouvrages de Maïmonide fut un événement important, lourd de conséquences, puisqu’il précéda de peu le brûlement du Talmud à Paris en 1242. Il est bien possible que les deux événements soient liés. Étant donné l’importance de ces événements pour l’Église, on pourrait imaginer qu’ils soient évoqués dans des documents chrétiens contemporains. Mais à ce jour, aucun  document n’est connu. L’historien qui découvrira un tel document dans les archives aura à son crédit une contribution majeure à la recherche historique. 

Parallèlement à ces démarches en dehors de la communauté juive, Rabbi Salomon entreprit d’obtenir une interdiction (herem) de l’étude des écrits de Maïmonide. Il s’est tourné vers ses alliés naturels, dans le Nord, à Tsarfat, où il envoya Rabbi Jonah ben Abraham Gerundi qui y avait étudié. Comme on pouvait s’y attendre, les rabbins de France, experts en commentaires talmudiques, mais non en philosophie, s’étaient vite ralliés au herem. Mais, parce que l’opposition de principe des rabbins français aux études philosophiques était bien connue, leur attitude n’eut pas de poids vis-à-vis des rabbins de Provence, qui ont vite promulgué un contre-herem frappant ceux qui empêcheraient les études philosophiques. Les deux camps cherchèrent également du support dans le sud. Les anti-maïmonidiens sollicitèrent notamment le soutien de Nachmanide (1194–1270), tandis que leurs adversaires envoyèrent en Espagne Rabbi David Qimhi (1160–1235), le grammairien et commentateur biblique. En Espagne, la philosophie était implantée depuis des siècles, de sorte que l’on pouvait s’attendre à ce que la cause maïmonidienne soit défendue. La réalité est plus complexe car, à côté des auteurs de traités philosophiques strictement « rationalistes », notamment Abraham Ibn Daud et Maïmonide, on y trouve également, au sein du discours philosophique lui-même, un courant conservateur, qui combattait la philosophie avec ses propres armes. Judah Halévi en est la figure la plus connue. Les communautés d’Espagne se divisèrent donc dans leurs réponses aux sollicitations provençales. Certaines communautés soutenaient la cause maïmonidienne, d’autres défendaient Rabbi Salomon. Le résultat fut une série d’excommunications et de contre-excommunications. Les hostilités se sont arrêtées brusquement, sans doute à cause du choc causé par le brûlement des livres de Maïmonide. Certains historiens pensent qu’une lettre envoyée aux rabbins de Tsarfat par Nachmanide a pu également jouer un rôle.

Les historiens ont décrit en détail le cours de la controverse, les arguments des protagonistes et les différents enjeux, intellectuels et politiques. Intéressons-nous à la seule notion de canonicité. La polémique, tout en étant très véhémente et portant sur des sujets très variés, se fit à l’intérieur d’un cadre bien défini, celui délimité par les textes canoniques juifs, notamment la Bible et le Talmud. L’autorité de ces textes n’est mise en question par personne, elle constitue un préalable fondamental partagé par tous. Les textes canoniques, ne sont pas discutés, mais les messages que l’on peut y déceler le sont. La discorde porte sur l’herméneutique, sur la méthode d’interprétation qu’il est approprié d’appliquer aux textes. Il s’agit d’embrasser ou de rejeter l’herméneutique de Maïmonide. Pour interpréter les Écritures, Maïmonide s’appuie explicitement sur la philosophie et sur les sciences. Là où une lecture littéraliste d’un texte lui donne un contenu qui est contredit par la raison, cette lecture doit être abandonnée au profit d’un entendement métaphorique ou allégorique. Cela implique que ce sont la philosophie et les sciences qui jugent quels textes peuvent être entendus littéralement et lesquels doivent faire l’objet d’une réinterprétation et qui, en même temps, offrent les clés d’une telle réinterprétation. Les anti-maïmonidiens comprennent très bien cette position principielle et la rejettent. Ils le font car ils craignent, non sans raison, que la méthode allégorique recèle le danger d’une allégorisation sans limites, portant à la fois sur des récits bibliques, notamment des miracles, et sur des commandements. Ils craignent que cela ne conduise à une mécréance et, plus important, à un antinomisme. Leurs réserves sont d’autant plus grandes que l’allégorisation s’appuie sur les « sciences étrangères », que les anti-maïmonidiens répugnent à utiliser comme clé d’interprétation des Écritures saintes. Puisque cette imbrication entre l’interprétation des textes sacrés et les sciences « étrangères » a été réalisée, promulguée et présentée comme un devoir religieux dans le Guide des égarés, cet ouvrage est sujet à l’anathème à leurs yeux. Selon, par exemple, le médecin Rabbi Judah ben Joseph al-Fakhar de Tolède (m. 1235), le  Guide est devenu pour ses supporteurs « une nouvelle Torah ». 

Contrairement à ce qui était le cas trente ans plus tôt lors de la controverse centrée sur la résurrection, tous les protagonistes dans la controverse des années 1230 saisissent correctement l’enjeu : l’admissibilité ou non d’une lecture allégorique des Écritures fondée sur les sciences, telle que décrite, pratiquée et justifiée dans le Guide. Les rationalistes soutiennent non seulement que cette lecture est admissible mais que son caractère s’avère obligatoire. Pour eux, Maïmonide est celui qui a ouvert la voie, la seule, à l’interprétation correcte de ce qui est le judaïsme ; il n’est donc pas un halakhiste, ni un philosophe parmi d’autres. Dotée d’un charisme exceptionnel, sa figure appelle à l’allégeance. Chacun, du moins chaque lettré, ne saurait se soustraire à la nécessité d’adhérer à l’interprétation maïmonidienne du judaïsme. On n’est donc plus dans le cadre d’une controverse autour d’un problème précis, mais dans celui d’une confrontation autour d’une nouvelle orientation, une « nouvelle Torah », du judaïsme. 

VI

Durant le XIIIème siècle, la philosophie et les sciences ont pris un essor considérable en Provence et dans la Péninsule ibérique. Le Guide des égarés a donné une légitimation aux études rationalistes et, sous son influence, s’est développé un intérêt soutenu pour l’étude des « sciences étrangères ». De nombreux ouvrages de philosophie et de science furent traduits de l’arabe en hébreu, et, se fondant sur ce corpus d’écrits, des érudits juifs ont rédigé, en hébreu, leurs propres ouvrages dans ces domaines. En même temps, la Kabbale est devenue une force spirituelle de plus en plus influente. Aussi, à partir du XIIIème siècle, les hommes de lettres se partagent entre trois « tendances » intellectuelles et spirituelles : les études traditionnelles, notamment celle du Talmud ; le champ d’études rationalistes, comprenant la philosophie et les sciences ; et la Kabbale. Chacune de ces « tendances » avait son corpus d’écrits et souvent une personne donnée se limitait à une étude ancrée dans un seul type de corpus ; certains ont toutefois réuni dans leurs travaux des « tendances » différentes, par exemple en faisant intervenir des considérations philosophiques dans des discussions halakhiques ou en alliant les études talmudiques à celles de la Kabbale. 

Nous n’avons pas d’information durant le XIIIème siècle sur des conflits majeurs entre les tenants de la philosophie rationaliste et ceux qui s’opposaient à son étude. On peut cependant supposer que les tensions cuvaient, sans toutefois laisser des traces écrites. L’écart de mentalités entre les rationalistes et leurs adversaires – ce groupe comprend désormais les Talmudistes et les Kabbalistes – était trop grand pour qu’il en fût autrement.
Toujours est-il qu’un nouveau conflit opposant les deux camps éclata au début du siècle suivant. Il est initié, vers 1303, par un certain Abba Mari de Lunel établi à Montpellier. Dans une lettre qu’il adresse à l’autorité halakhique la plus réputée de son temps, Rabbi Salmon ben Adret (Rashba ; 1235-1310) de Barcelone, il se dit inquiet de la propagation d’un rationalisme extrême. Il pense notamment à la personne de Lévi ben Abraham ben Hayyim de Villefranche de Conflent, qui, accuse-t-il, propose des interprétations allégoriques de nombreux récits bibliques. Ce dernier interprète, par exemple, d’après la médecine galénique, la guerre rapportée dans Genèse 14 comme portant sur le conflit entre les cinq sens et  les quatre humeurs du corps humain. Il en va de même des miracles qu’il explique de façon naturaliste. Ce qui dérange, c’est le fait que Lévi ben Abraham enseigne ses vues et ses interprétations au grand public. Abba Mari y voit une menace concernant le cœur même du contenu doctrinal du judaïsme et il exprime le souhait que Rashba et sa cour rabbinique (beth din) imposent une interdiction à l’étude des sciences profanes, du moins avant un certain âge. L’étude des sciences devrait être bannie du curriculum des jeunes et devenir une étude optionnelle pour des adultes qui auraient déjà étudié le Talmud pendant des longues années. L’initiative d’Abba Mari déclenche une longue polémique à laquelle participent, en plus d’Abba Mari et de Rashba, de nombreux autres savants. Les uns défendent avec vigueur l’importance, voire le caractère indispensable des études scientifiques et philosophiques et ils s’opposent à toute interdiction de leur étude pour les jeunes ; les autres mettent en garde contre les sciences profanes et les risques qu’elles comportent pour la « Torah ».
Autour de ce débat, se greffe un autre, concernant la légitimité d’utiliser des talismans à des fins médicales. Le 9 Av 5065 (31 juillet 1305) Rashba émet une interdiction partielle, portant sur l’étude de la philosophie et des sciences avant l’âge de 25 ans. L’étude du Guide des égarés en fut exclue, ainsi que l’étude des disciplines à finalités pratiques, dont astronomie et la médecine. Cette interdiction a été rejetée par les rationalistes qui ont prononcé une excommunication de ceux qui empêcheraient leurs enfants d’étudier les « sciences étrangères ». Il s’agit donc d’un véritable Kulturkampf entre deux camps qui ont des visions incompatibles sur ce qui constitue l’identité du judaïsme. Le conflit était encore vif lorsque Philipe Le Bel promulgua un édit d’expulsion des juifs des États de la Couronne en juin 1306. L’expulsion qui a suivi, en septembre de la même année, a estompé le conflit sans qu’il soit cependant résolu. Les lettres échangées entre les protagonistes au cours de ce débat ont été rassemblés par Abba Mari lui-même et ils ont été préservés dans les responsa de Rashba. Ce document précieux nous donne la possibilité d’apprécier l’atmosphère intellectuelle de l’époque.

Une première observation à propos de cette controverse concerne le déplacement des lignes de démarcation entre les deux camps. Si lors du conflit de 1232 la ligne de partage séparait les Maïmonidiens des anti-Maïmonidiens, soixante-dix ans plus tard, les intervenants, rationalistes et anti-rationalistes, déclarent leur allégeance à Maïmonide. Reconnue par tous, l’autorité de l’« Aigle de la Synagogue » n’est plus contestée. La source de cette autorité est sans nul doute les œuvres halakhiques de Maïmonide qui lui ont donné une légitimité incontestable dans le domaine reconnu par tous les acteurs comme le cœur même de l’étude et de la pratique juives, la Halakhah. Maïmonide avait ainsi une légitimité, ou un charisme, non seulement auprès des ceux qui suivaient le programme d’études articulé dans le Guide, mais également auprès de ceux qui limitaient l’étude pour l’essentiel au Talmud. Comment se fait-il que les deux camps aient pu tenir des positions opposées tout en reconnaissant Maïmonide comme une autorité ? Comme souvent chez Maïmonide, sa position sur l’étude des sciences profanes a pu être interprétée de différentes manières. Les rationalistes lisaient le Guide comme incitant chacun à étudier les sciences et la philosophie afin d’arriver à l’intérieur du « Palais », c’est-à-dire à une connaissance, aussi partielle soit-elle, de Dieu ; les anti-rationalistes mettaient en exergue des textes de Maïmonide où ce dernier parle de la subordination de l’étude des sciences à celle de la Torah. Ainsi, comme cela était fréquemment le cas au cours de l’histoire, chacun avait « son Maïmonide », sur lequel il pouvait adosser sa position.  

Néanmoins, l’attitude des anti-rationalistes à l’égard des « sciences étrangères » avait changé de façon profonde. Contrairement à leurs prédécesseurs des années 1230, les anti-rationalistes du début du XIVème siècle étaient conscients de la nécessité de disposer d’une théologie, c’est-à-dire d’une théorie rationnelle et cohérente de Dieu et de Ses relations au monde. Cette théologie, ils l’ont trouvée dans le Guide des égarés (les kabbalistes, eux, l’ont trouvée dans la Kabbale). Il s’agissait notamment de preuves de l’existence de Dieu, de Son unité et de Son incorporalité qui ne pouvaient être apportées que par la philosophie. Or, dans le Guide, Maïmonide explique que l’ouvrage peut être lu seulement par quelqu’un ayant au préalable étudié les sciences et la philosophie. La nécessité, reconnue par tous, de disposer de la théologie maïmonidienne légitimait ainsi l’étude des sciences aux yeux mêmes des « anti-rationalistes ». Du coup, ces derniers étaient tiraillés dans deux directions : de par leur tempérament anti-philosophique et leur volonté de voir les études se limiter essentiellement au Talmud, ils souhaitaient exclure les sciences et la philosophie du champ des études légitimes, surtout pour les jeunes ; leur conscience de l’utilité, voire de la nécessité de disposer d’une théologie rationnelle, les a cependant contraints de reconnaître la valeur des « sciences étrangères ». Il en résulta une profonde ambivalence. Ainsi, Abba Mari compare la philosophie à un tonneau de miel sur lequel est juché un serpent : le miel est doux, mais l’accès y est très dangereux. Rashba, pourtant un anti-rationaliste plus véhément qu’Abba Mari, reconnaît, lui aussi, que les ouvrages de philosophie contiennent beaucoup d’éléments précieux et il décrit l’attitude à leur égard au moyen d’une métaphore talmudique connue : la philosophie ressemble à une grenade, dont il convient de manger l’intérieur et jeter l’écorce (Hagigah 15b). Pour Rashba et ses amis, le problème n’est donc pas la philosophie elle-même, mais le fait que son étude ne convient pas à tous. Pour ceux dont les esprits ne sont pas préparés, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas consolidés dans les études traditionnelles, l’étude de la philosophie est périlleuse.

Durant les 70 ans séparant la controverse des années 1230 de celle de 1303-1305, le judaïsme en Provence et dans le nord de l’Espagne a connu une évolution intellectuelle importante : lors de la première controverse, le débat portait sur la légitimité des ouvrages de Maïmonide, que les « traditionalistes » ont réussi à faire brûler à Montpellier ; trois générations plus tard, la légitimité, voire l’autorité de Maïmonide et de ses ouvrages, est reconnue par tous et la question débattue porte sur la place à accorder aux « sciences étrangères » dans l’agenda intellectuelle. Cependant, malgré ce changement de positions, surtout celle des « traditionalistes », il y a une continuité profonde entre les deux controverses. Nous avons toujours deux camps en présence qui s’affrontent sur l’attitude à l’égard de l’apport des théories rationalistes « étrangères ». Les uns prônent que, sans l’apport des sciences étrangères, le judaïsme se fourvoierait dans des conceptions blasphématoires, comme l’affirmation de la corporalité de Dieu, d’où la nécessité de les embrasser en leur totalité et de les  enseigner à tous. Les autres tentent de limiter autant que possible les apports étrangers qu’ils estiment dangereux. De même, les uns tendent vers une conception naturaliste du monde, limitant le rôle de Dieu à celui d’un Premier moteur séparé d’avec le monde d’ici bas. Les autres prônent une conception autrement plus « personnelle » et moins naturaliste de Dieu. Les premiers soutiennent la nécessité d’une allégorisation extrême, tandis que les seconds tendent à la limiter le plus possible. L’existence continue de deux camps permet de se référer à la controverse de 1303-1306 comme à un épisode supplémentaire dans la série de controverses maïmonidiennes, bien que les idées ou les ouvrages de Maïmonide avait déjà été acceptés par tous.

VII

La place à accorder aux sciences et à la philosophie a été également un sujet de controverses dans les siècles à venir. En fait, ce débat, ou plutôt cette confrontation entre les tenants d’un judaïsme au sein duquel les sciences et la philosophie ont une place centrale et ceux qui tâchent de leur assigner un rôle mineur, continue jusqu’à aujourd’hui. La distance séparant, de nos jours, les tenants d’un judaïsme éclairé par la philosophie et un judaïsme traditionaliste qui s’y refuse est aussi grande qu’elle l’a été il y a sept siècles. 

Le début du XIIIème siècle a vu, événement rare, l’acceptation au sein du judaïsme d’un nouveau corpus canonique, comportant les ouvrages de Maïmonide. Nous l’avons déjà remarqué : les ouvrages de Maïmonide furent acceptés par tous, ou du moins n’ont plus été contestés. Même en Ashkenaz, où le Mishné Torah n’a pénétré que tardivement et où le Guide n’a jamais fait partie du canon, ces ouvrages ont été respectés. Cette acceptation universelle est sans doute due au charisme de Maïmonide,  dont les causes sont sans doute à chercher avant tout dans son autorité halakhique. Aussi bien lors de la controverse des années 1230 que dans celle qui a suivi en 1303-1305, les protagonistes soutenaient des positions doctrinales incompatibles. Leurs attitudes à l’égard de la question, s’il est légitime de recourir à des idées émises par des non juifs afin d’interpréter les Écritures et afin d’établir les notions de Dieu et de Ses interventions dans le monde, sont opposées les unes aux autres. Au plan doctrinal, théologique, les deux camps n’ont presque rien en commun. Une question se pose alors : comment se fait-il que ces controverses qui ont révélé l’absence d’un dénominateur commun entre les rationalistes et leurs adversaires n’aient pas conduit à un schisme ? D’autres religions ont subi des sécessions autour de questions bien moins capitales. Pourquoi le spectre de ce phénomène n’apparaît-il jamais au cours de ces controverses ? Se pose, autrement dit, la question de l’unité du judaïsme, nonobstant l’absence de tout consensus idéologique. 

La réponse semble tenir en un seul terme, créé par le regretté Isadore Twersky, l’halakho-centrisme. Twersky souligne le double aspect de la centralité de la Halakhah au sein du judaïsme ; d’une part, l’observance des lois juives (mitsvot) est au cœur de la définition de l’identité juive ; d’autre part, l’activité intellectuelle juive est centrée autour du Talmud et ses interprètes. Ainsi, les études talmudiques sont toujours et partout reconnues comme constituant le « noyau » dur de l’activité intellectuelle juive, de sorte que les autres activités, c’est-à-dire les activités spirituelles, dont le midrash, la philosophie, les sciences ou la Kabbale, constituent la périphérie. Cet halakho-centrisme est implicitement reconnu par tous les protagonistes des controverses. Lorsque les traditionalistes accusent la diffusion de la philosophie d’avoir conduit à ce que les mitswot soient moins bien observées, les rationalistes s’en défendent ; et ils ne mettent jamais en doute la nécessité de l’étude du Talmud. Ainsi, bien que les idées des rationalistes et des anti-rationalistes soient si éloignées les unes des autres, ils partagent une même allégeance au respect des mitswot et la reconnaissance du rôle central des études talmudiques. C’est la raison pour laquelle le judaïsme a pu supporter des controverses aussi âpres que les controverses maïmonidiennes sans aboutir à un schisme, et pourquoi des scissions sont intervenues seulement lorsque le respect des mitzwot et de l’étude du Talmud n’était plus une valeur reconnue par tous.


BIBLIOGRAPHIE

Écrits de Maïmonide

  • Le Livre de la connaissance, Traduit de l’hébreu et annoté par V. Nikiprowetzky et A. Zaoui, Étude préliminaire de S. Pinès, Paris, Presses universitaires de France, 1961.
  • Épîtres : Épître sur la Persécution ; Épître au Yémen ; Épître sur la Résurrection ; Introduction au chapitre Helèq, Traduit de l’hébreu par Jean de Hulster, Lagrasse, Verdier, 1983, Collection Les dix paroles.
  • Guide des égarés, Traduit de l’arabe par S. Munk (Première éditions : Paris, A. Franck, 1856-1866), Préface de H. Zafrani, Paris, Maisonneuve, 2003.

Choix d’études

  • Hayyim H. Ben-Sasson, « Maimonidean Controversy, » Encyclopedia Judaica (Jérusalem 1972), tome 11, coll. 745-754. 
    Article didactique, indiquant les épisodes marquants de cette interminable controverse.
  • David Berger, « Judaism and General Culture in Medieval and Early Modern Times », in Jacob J. Schacter (éditeur), Judaism’s Encounter with Other Cultures : Rejection or Integration? (Northvale, N.J. et Jérusalem, Jason Aronson, 1997), p. 57-141. 
    Traite de la participation et de la contribution juives à la haute culture du temps, dans les domaines de la science, de la philosophie, de la poésie.
  • Bernard  Septimus, Hispano-Jewish Culture in Transition: The Career and Controversies of Ramah, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1982.
    Cette étude brosse, dans le contexte de la culture médiévale judéo-espagnole, le portrait du Ramah (ca. 1165-1244), exégète, poète et théologien qui, ayant reçu une excellente formation dans la meilleure tradition judéo-arabe vécut dans l’Espagne Chrétienne.
  • Joseph Sarachek, Faith and Reason: the Conflict over the Rationalism of Maimonides, Williamsport, Penna, The Bayard Press, 1935.
    Cet ouvrage classique décrit et reconstitue le conflit (acteurs, problèmes, lieux…) qui opposa Maïmonidiens et anti-Maïmonidiens au XIIIème siècle… et se poursuivit plusieurs siècles durant!
  • Dov Schwartz, « Changing Fronts toward Science in the Medieval Debates over Philosophy, » in Journal of Jewish Thought and Philosophy, 7 (1997), p. 61–82.
  • Daniel J. Silver, Maimonidean Criticism and the Maimonidean Controversy, 11801240, Leiden, Brill, 1965.
    Jean Hadot en fait un compte-rendu sommaire dans Archives de sociologie des religions, n°23, 1967, pp. 224-225.
  • Charles Touati, « La controverse de 1303-1306 autour des études philosophiques et scientifiques, » Revue des études juives 128 (1968), 21-37, réimprimé in idem : Prophètes, Talmudistes, Philosophes (Paris, Cerf, 1990), p. 201-17.
  • Isadore Twersky, Introduction to the Code of Maimonides (Mishneh Torah), New Haven, Yale University Press, 1982, Coll. Yale Judaica Series.
    Nous renvoyons pour découvrir cet ouvrage de référence à la recension synthétique qu’en donne Simon Schwarzfuchs dans La Revue de l’histoire des religions, tome 202, n°2, 1985, p. 188-189.