Le poids du Génocide

par Jean-Luc Landier

Tom SEGEV, Le septième million : Les Israéliens et le Génocide, Titre original : המיליון השביעי: הישראלים והשואה/Ha milyone ha chevii : Ha Israelime VeHachoah (1991), Traduit de l’anglais et de l‘hébreu par E. Errera, Paris, Éditions Liana Lévi, 1993.

On a pu imaginer qu’avec la création de l’État d’Israël se refermerait la blessure de la Shoah ; qu’en bâtissant, qu’en allant de l’avant, la société israélienne ferait table rase de son tragique passé. Il n’en fut rien. Outre que la légitimité et la pérennité de l’État hébreu n’a cessé d’être mis en cause dans le conflit existentiel qui l’oppose à la majorité des pays musulmans, Israël a dû faire à de multiples problèmes identitaires. La place que l’on devait accorder à la Shoah dans l’histoire et dans l’âme du peuple juif et transmission de sa mémoire aux générations suivantes en est un, essentiel.
En 1991, le journaliste israélien Tom Segev a écrit sur cette question un ouvrage fondateur, traduit en français sous le titre : Le septième million : Les Israéliens et le Génocide.

Bien avant la création de l’État d’Israël, puis au cours des années qui l’ont suivie, l’assassinat de six millions de Juifs par les nazis a soulevé des débats et des controverses très douloureux qui, après le procès Eichmann, se sont progressivement apaisés, pour laisser place à une sensibilité partagée, à une mémoire collective. La mémoire de la Shoah  est devenue un élément constitutif de l’identité nationale.
L’essai historique de Tom Segev, lui aussi, soulevé des controverses en raison des positions idéologiques qu’il adopte : proche du courant des « nouveaux historiens » israëliens, il se livre à une mise en cause discrète mais insistante des institutions sionistes et de leur projet politique, contestés sur le terrain moral et sur la légitimité de leurs principes fondateurs. Pour cela, il adopte un ton volontairement iconoclaste et met souvent l’accent sur des événements marginaux, mais susceptibles d’instiller doute et malaise chez le lecteur.
Si certaines de ses orientations sont discutables, Tom Segev a su toutefois décrire avec finesse et, souvent, avec sensibilité la perception de la Shoah par plusieurs générations successives d’Israéliens.

Le Yishouv, le nazisme et le Génocide (1933-1945)

Le Yishouv – la communauté juive de la Palestine mandataire – accueillit avec inquiétude et perplexité la nouvelle de l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne : dans quelle mesure la persécution des Juifs en Allemagne affecterait-elle la vie des Juifs en Palestine ? Quelle attitude adopter envers le régime nazi ?

Transfert

Le projet ouvertement antisémite des nazis devait logiquement susciter une opposition frontale… Toutefois, des manœuvres pragmatiques furent très vite mises en oeuvre. Dés 1933, des responsables du mouvement sioniste prirent contact avec les nouvelles autorités allemandes afin de faciliter l’émigration des Juifs allemands en Palestine et le transfert de leurs biens, en contrepartie de l’achat de marchandises en Allemagne. L’accord de transfert –ha’avara– permit à 20.000 immigrants juifs d’Allemagne de disposer de ressources en Palestine, et contribua au développement de l’économie du pays. Il s’agissait toutefois d’un « marché passé avec le diable » (p.30) qui suscita une vive controverse entre les dirigeants travaillistes du mouvement sioniste, tenants d’un activisme pragmatique, et leurs opposants révisionnistes, campés sur un populisme affectif et engagés dans le boycott de l’Allemagne nazie. Dans son parti-pris de soupçon, l’auteur, soucieux de mettre l’accent sur des paradoxes, voire des contradictions n’hésite pas à procéder à des sous-entendus anachroniques : il décrit par exemple dans le détail le voyage en Palestine, en 1933, de von Mildenstein, le futur supérieur d’Adolf Eichmann au bureau des affaires juives du SD ; et les contacts du même Eichmann avec Teddy Kollek, représentant de l’Agence juive qui eurent lieu à Vienne, en 1938 …
Accueil des « yekkes » en Palestine
L’arrivée des réfugiés juifs allemands en Palestine, à partir de 1933, fut une épreuve difficile. Ceux que les Juifs de Palestine nommèrent les yekkes avaient, dans leur majorité, peu de liens avec le mouvement sioniste, étaient issus de la petite et moyenne bourgeoisie et ne parlaient pas l’hébreu. Individualistes exigeants aux manières européennes, souvent issus de professions libérales, ils avaient peu de points communs avec les Juifs de Palestine issus des trois premières ‘alyote, tous des Ostjuden ayant délibérément voulu rompre avec les mœurs de la Diaspora pour créer un homme nouveau.

‘Alyiah de jeunes allemands/Port de Haifa/Eretz Israel/1936 /Photographie : Herbert Sonnenfeld/Beit Hatfutsot/The Oster Visual Documentation Center, Collection Sonnenfeld


Les yekkes, très attachés à la langue et à la culture allemande, réticents à l’usage de l’hébreu, apportèrent toutefois beaucoup à la société juive de Palestine. Ils contribuèrent de manière déterminante au développement de son économie en y créant de nouvelles industries et en favorisant l’épanouissement d’une culture urbaine très avancée : immeubles Bauhaus à Tel Aviv, intensité de l’activité universitaire et de la création artistique. L’arrivée de cette population suscita l’apparition d’une nouvelle sensibilité dans la société juive de Palestine, jusqu’alors dominée par les valeurs socialistes des pionniers/‘haloutzime/חלוציים de la deuxième ‘alyah : les récents immigrés/‘olime/עולים allemands, attachés à la réussite individuelle, étaient favorables au libéralisme économique et au développement d’une société laïque, morale, fondée sur un ordre judiciaire strict, soucieuse d’un compromis avec les Arabes.

Face à la tragédie

Dés juin 1942, des informations concordantes sur l’extermination des Juifs à l’est de l’Europe parvinrent en Palestine mandataire. Accueillies avec scepticisme par la presse travailliste, elles furent prises en compte par l’exécutif de l’Agence juive, qui eut communication du rapport alarmant de Gerhard Riegner.
Les dirigeants de la Palestine juive furent frappés de désarroi face à la tragédie du judaïsme européen. Que faire, comment agir, alors que leurs parents, leurs proches étaient assassinés à Treblinka ou dans les forêts de Lituanie ? Fallait-il faire pression sur les Alliés afin qu’ils donnent priorité au sauvetage des Juifs ?
Les dirigeants du Yishouv étaient en contact avec des responsables juifs qui cherchaient désespérément à entraver le processus d’extermination nazi avec l’appui de leurs frères de Palestine et le consentement des Alliés. Ainsi, en Slovaquie, Gisi Fleischmann et le rabbin Weissmandel sollicitèrent en vain des soutiens pour retarder la déportation des Juifs. En Hongrie, le comité d’aide et de sauvetage de la communauté juive négocia avec Eichmann l’échange d’un million de Juifs contre la livraison de fournitures à la Wehrmacht, notamment des camions. Cette proposition fut transmise aux Alliés en début 1944 par l’intermédiaire de l’Agence juive, et d’un émissaire des Juifs de Budapest, Joël Brand. Elle se heurta à l’hostilité des Soviétiques et des Britanniques.
Peu après, au cours du printemps et de l’été 1944, 435000 Juifs de Hongrie furent déportés à Auschwitz et exterminés pour la plupart. Avec l’aide des Britanniques, l’Agence juive forma trente parachutistes, qui furent envoyés, entre mars et septembre 1944, en Europe centrale et dans les Balkans afin d’entrer en contact avec les communautés juives et d’y développer la Résistance. Ce fut la principale initiative prise par le mouvement sioniste face au Génocide. L’action des parachutistes d’Eretz Israel resta toutefois limitée. Sept d’entre eux furent assassinés par les nazis ou leurs complices, parmi lesquels Hannah Szenes, Haviva Rejk et Enzo Haïm Sereni, héros de l’histoire d’Israël.

La poétesse et combarrante Hanna Szenes

La critique du comportement des dirigeants juifs de la Palestine mandataire, issus du mouvement travailliste, est un des thèmes majeurs de l’ouvrage de Tom Segev. Il met l’accent sur les carences des responsables du mouvement sioniste, présentés comme des bureaucrates sans envergure, partagés entre la solidarité avec leur peuple assassiné, la volonté de donner la priorité à la construction du pays et le souci de ménager les Alliés, en particulier les Britanniques. Il en vient à affirmer que le mouvement sioniste, rejetant la culture et les mœurs d’une Diaspora reniée, n’a pas déployé tous les efforts nécessaires au sauvetage du judaïsme européen.
Il s’agit là d’une accusation grave qui ne résiste pas à l’examen des rapports de force du moment. L’audience et les moyens du mouvement sioniste et des organisations juives auprès des puissances alliées étaient en effet trop faibles pour les amener à donner la priorité au sauvetage des Juifs, alors que leur attention était entièrement tournée vers le succès des opérations militaires. En dépit des nombreuses informations concordantes sur la mise en œuvre du Génocide par les nazis qui parvinrent aux Alliés dés 1942 (notamment les démarches de Jan Karski et de Gerhard Riegner) , la sauvegarde du judaïsme européen resta pour eux un objectif mineur, et ce n’est pas l’audience dérisoire des Juifs de Palestine qui aurait pu modifier leur stratégie ; « Avec le Génocide, le sionisme avait connu sa propre défaite ; il n’avait pas réussi à persuader une majorité de Juifs de quitter l’Europe pour la Palestine ; lorsque les Juifs d’Europe eurent besoin de soutien, le mouvement sioniste avait été trop faible pour l’apporter », p.150.

Israël à ses débuts : les combattants et les victimes (1945-1961)

La découverte de l’ampleur des massacres, lors de la libération des camps et la prise de conscience des dangers qui pesaient sur les survivants dans l’Europe en ruines (massacre de Kielce en Pologne en 1946) convainquit les dirigeants sionistes de la nécessité absolue d’un sauvetage en masse des « restes d’Israël ». Les survivants fuyaient vers les camps de personnes déplacées d’Europe de l’Ouest, d’autres suivaient les chemins de la Bri’hah, la ‘aliyah clandestine des survivants vers Eretz Israel, organisée secrètement par des soldats de la Brigade juive. Dés 1945, les envoyés de l’Agence juive interviennent dans les camps de personnes déplacées et convainquent les survivants qu’ils n’ont pas d’autre avenir que dans l’État juif en devenir. Le Mossad ‘Aliyah Beit organise de multiples tentatives d’immigration clandestine vers la Palestine afin de briser le blocus britannique fondé sur le livre blanc de mai 1939. L’odyssée de l’Exodus, en juillet 1947, attira l’attention de l’opinion mondiale, gagnée à la cause du sionisme depuis la découverte des horreurs du nazisme.

Exodus, le bateau qui transporta en 1947 des Juifs émigrant clandestinement d’Europe vers la Palestine, alors sous mandat britannique

À la suite des travaux de la Commission spéciale des Nations Unies sur la Palestine, l’Assemblée générale de l’ONU adopta, le 29 novembre 1947, une résolution recommandant le partage de la Palestine en deux États, juif et arabe, à la fin du mandat britannique le 15 mai 1948. Un conflit violent opposa les forces juives (Haganah, Palmakh, Irgoun, Lekhi) aux Arabes de Palestine dés la décision de l’ONU, puis l’armée israélienne à celles de six États voisins qui envahirent le pays dès la fin du mandat. Au prix de lourdes pertes, Israël l’emporta sur tous ses adversaires et devint un État souverain.
Dés la création de l’État d’Israël, les obstacles à l’immigration des survivants du Génocide furent levés, et les rescapés des camps arrivèrent en nombre. En fin 1949, un Israélien sur trois était un survivant.

La confrontation

La confrontation entre les témoins du Génocide et les Israéliens fut un choc culturel. Les survivants venaient d’un autre monde et étaient marqués pour la vie. On leur posa peu de questions, et on les comprit mal, alors que l’État venait de sortir de la guerre d’Indépendance, et que tout restait à bâtir. Les éducateurs des kibboutzim, qui accueillaient de nombreux orphelins, se plaignaient de leurs déséquilibres psychologiques et de leur incapacité à s’adapter à leur nouvelle vie. Les jeunes rescapés avaient les plus grandes difficultés à s’intégrer dans l’armée, à la différence des jeunes nés dans le pays. Toutefois, les Israéliens et les rescapés firent rapidement cohésion : le Génocide avait confirmé la nécessité absolue d’un État juif souverain, dont l’existence était cependant menacée de toute part. La ‘alyiah des Juifs chassés des pays musulmans transforma dés 1949 les survivants d’Europe en vétérans. « A l’instar des Juifs allemands et des survivants du Génocide, les immigrants du monde islamique n’eurent pas seulement à affronter les difficultés d’ordre pratique, mais aussi la rencontre avec un milieu hostile », p.245.

Les réparations

Au cours des premières années qui suivirent l’Indépendance, l’État d’Israël exclut toute relation formelle avec l’Allemagne tenue responsable des crimes nazis. Toutefois, l’Agence juive envisagea dés la fin de la guerre de lui demander des réparations au nom du peuple juif. Des contacts officieux furent pris en ce sens dés 1950 par des diplomates israéliens avec l’appui de Nahum Goldmann, président du Congrès juif mondial. La démarche israélienne fut bien accueillie par le chancelier Adenauer, qui prononça une déclaration de contrition à Bonn devant le Bundestag en septembre 1951.

Signature de l’accord de Luxembourg, le 10 septembre 1952+ @DR

Des négociations secrètes à trois s’ouvrirent alors, les demandes de réparation étant présentées par l’État d’Israël et le peuple juif, représenté par la Claims Conference, créée par le Congrès juif mondial et d’autres institutions dans ce but. La négociation était l’expression d’un pragmatisme partagé : Israël avait absolument besoin de ressources nouvelles pour absorber ses immigrants et assurer son développement économique ; l’Allemagne fédérale était à la recherche d’une nouvelle respectabilité afin de réintégrer le concert des nations. Ces négociations soulevèrent une vive hostilité dans une partie de l’opinion israélienne : le ‘Heroute de Menahem Begin et le parti de gauche Mapam y étaient radicalement opposés, alors que le Mapaï du premier ministre David Ben Gourion y était favorable. Begin organisa une manifestation violente à Jérusalem, mettant l’accent sur l’honneur perdu d’Israël lors de l’examen du projet d’autorisation des négociations à la Knesset, en février 1952.  En avance sur son temps, le leader de la droite israëlienne mettait ainsi la Shoah au cœur du débat national, alors qu’elle n’était encore à cette époque qu’une douloureuse expérience individuelle. L’accord final fut signé le 10 septembre 1952 à Luxembourg.
Des dispositifs d’indemnisation individuelle des rescapés du Génocide, résidant en Israël ou dans la Diaspora, furent par ailleurs mises en place sous les auspices de la Claims Conference. Les Wiedergutmachungen/réparations allemandes apportèrent une contribution importante au développement économique d’Israël, notamment  en matière d’infrastructures (réseaux électriques, ports, chemins de fer) et facilitèrent, conformément aux objectifs définis dans l’accord, l’absorption et l’intégration des immigrants.

Une inévitable ambiguïté

Les conflits moraux et les cas de conscience auxquels les Juifs d’Europe durent faire face pendant le Génocide furent révélés au grand jour en Israël lors de l’affaire Kasztner. Rudolf Kasztner, un des responsables de la communauté juive de Hongrie, fut accusé en Israël d’avoir collaboré avec les nazis et favorisé ses proches lors d’une opération de sauvetage, abandonnant des centaines de milliers de Juifs de Hongrie à la mort à Auschwitz. Depuis son arrivée en Israël, cet avocat et journaliste était devenu un cadre important du parti travailliste au pouvoir. Il porta plainte pour diffamation, mais perdit son procès en première instance, en 1955. L’affaire fut exploitée à des fins politiques, le ‘Heroute et certains journaux accusant avec démagogie le Mapaï de compromission avec les nazis, en associant Kasztner aux Judenräte (conseils juifs mis en place par les nazis dans les ghettos de Pologne) et en mettant en cause la proximité du parti travailliste avec les Britanniques pendant la guerre. Kasztner, qui avait négocié avec Eichmann le sauvetage des Juifs de Hongrie, fut accusé par le juge d’avoir « vendu son âme au diable » et assassiné par un extrémiste en mars 1957.

Rudolf Kastner

Il fut cependant réhabilité après sa mort, la Cour suprême l’ayant innocenté de la plupart des accusations dont il faisait l’objet. Il est même aujourd’hui avéré que des milliers de Juifs de Hongrie ont eu la vie sauve grâce à l’habileté de Kasztner dans ses négociations avec les SS. L’affaire pourtant ébranla la société israélienne en lui faisant découvrir l’inévitable ambiguïté de la conduite des chefs de communautés face aux nazis.
Procès Eichmann
L’arrestation d’Adolf Eichmann en Argentine, en mai 1960, et le procès du criminel nazi à Jérusalem, en 1961, mirent la Shoah des Juifs d’Europe au cœur des débats sur l’identité israélienne. David Ben Gourion comprit immédiatement quel serait les enjeux de son procès : rappeler au monde qu’il avait l’obligation de soutenir le seul État juif en raison du Génocide ; dénoncer les crimes nazis au nom du peuple juif, représenté par l’État d’Israël ; enseigner les leçons de cette extermination à la jeunesse israélienne et aux Israéliens venant des pays arabes.
Le procureur Gideon Hausner, chargé de l’accusation, veilla à prendre en compte l’ensemble des crimes perpétrés contre le peuple juif par les nazis. Il cita à comparaître une centaine de témoins, parmi lesquels les héros de la Résistance juive, Antek Zuckerman, Zivia Lubetkin et Abba Kovner, contre l’avis de la Cour – car ces témoignages n’avaient pas de lien avec le dossier personnel d’Eichmann. La Cour, dans le jugement de condamnation qu’elle rendit, souligna que « le terrible massacre de millions de Juifs par les criminels nazis reste une des causes principales de la création d’un État pour les survivants. On ne peut dissocier l’État, en sa racine même, de ce Génocide », p.453-454.
Après la condamnation à mort d’Eichmann, Hugo Bergmann, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem et ancien membre du groupe Brit Shalom, favorable à un état bi-national, prit l’initiative d’une pétition en faveur de la grâce du condamné. Il écrivit dans son journal : « Deux tendances se sont opposées au sein du judaïsme : la haine de l’étranger, le complexe d’Amalek qui répète en toute occasion :’’Souviens toi de ce qu’ils t’ont fait’’ et le judaïsme d’amour et de pardon, invoqué dans le verset :’’Aime ton prochain comme toi-même’’. Sa prière est celle-ci :’’Permets moi d’oublier Amalek’’. Ainsi la vie politique israélienne est partagée entre un isolationnisme nationaliste et une ouverture humaniste », p.461. Hugo Bergmann et Martin Buber pensaient qu’il était possible d’oublier Amalek… (Ces réflexions iréniques d’intellectuels idéalistes, éloignés des responsabilités politiques, permettent sans doute d’éclairer les débats contemporains suscités par le 7-Octobre 2023).

Le Génocide dans l’identité israélienne (1961-1991)

Projet nucléaire

La mise en œuvre du projet nucléaire israélien fut clairement inspirée par les leçons du Génocide. Le président de la Commission de l’énergie atomique en Israël, le professeur Ernst David Bergmann était un proche de Ben Gourion. Il fut, avec Amos De Shalit, de l’Institut Weizmann, et le vice-ministre de la défense Shimon Pérès, à l’origine du projet nucléaire d’Israël.
Celui-ci fut révélé au grand jour, en 1960, quand un journal évoqua la construction de l’usine nucléaire de Dimona, dans le Negev.

Un petit groupe d’intellectuels, proche de ceux qui avaient demandé la grâce d’Eichmann, et les partis de gauche Mapam et Maki, s’opposèrent à ce projet et recommandèrent la constitution d’une zone dénucléarisée au Proche-Orient. Le professeur Bergmann, dans un message adressé au dirigeant du Mapam au cours de l’été 1966, fit explicitement référence à la Shoah pour défendre le projet nucléaire : « Comment oublier que le Génocide est venu surprendre le peuple juif ? Nous ne pouvons pas nous leurrer une seconde fois », p.471.

Se défendre seul

En mai 1967, les tensions persistantes entre Israël, la Syrie et l’Égypte s’aggravèrent brutalement, avec la fermeture du détroit de Tiran à la navigation israélienne, et l’arrivée massive de troupes égyptiennes sur la frontière sud. Les radios arabes diffusèrent des messages menaçants annonçant la prochaine disparition de l’État juif et l’extermination de ses habitants. Israël entreprit une démarche diplomatique afin d’obtenir des soutiens, mais comprit qu’il devrait se défendre seul. Les soldats réservistes furent mobilisés. Une atmosphère d’extrême tension régnait dans le pays en raison de la proximité d’une menace existentielle. L’angoisse d’un nouveau génocide était présente chez chaque Israélien. Cette angoisse, la perspective d’une disparition du pays et de l’extermination de sa population, est à l’origine de l’attaque préventive du 5 juin 1967. La victoire écrasante et rapide des armées d’Israël fut entourée d’un halo de rédemption nationale et spirituelle, allant vers le messianisme mystique. L’esprit combattant des soldats trouvait sa source dans la mémoire de la Catastrophe. Un officier qui visita le musée du kibboutz Lohamei Hagetaot peu avant la guerre, écrivit : « J’ai profondément ressenti que notre guerre avait commencé là-bas, dans les crématoires, dans les camps, dans les ghettos et les forêts », p.497.

Tel-Aviv/Yom Hashoah/Deux minutes de silence au son des sirènes/ 2 mai 2019 /Photographie Jack Guez/AFP

Plus tard, le refus d’abandonner les territoires de Judée et de Samarie conquis en 1967 fut également justifié par ce souvenir. Abba Eban, ministre des Affaires étrangères d’Israël, parlait des lignes de cessez-le-feu du 4 juin 1967 comme des « frontières d’Auschwitz ».
Six années plus tard, la surprise amère de la guerre de Kippour raviva cette angoisse en rappelant aux Israéliens que la menace existentielle était à nouveau à leurs portes, et que la victoire finale d’Israël n’aurait pu être obtenue sans le soutien matériel des États- Unis.
En 1977, Menahem Begin devint le premier rescapé de la Shoah à diriger Israël. Avec lui, la mémoire du Génocide et la possibilité qu’il advienne à nouveau devinrent la pierre angulaire du discours international d’Israël. Il parvint aussi à en convaincre les Juifs orientaux, qui avaient majoritairement voté pour lui. Tom Segev, hostile à sa politique, analyse avec une ironie froide le discours de Begin qui assimile l’OLP aux criminels nazis afin de justifier l’intervention israélienne de 1982 au Liban. Il cite avec complaisance des intellectuels israéliens hétérodoxes (Boaz Evron, Yair Tsaban) qui mettent en cause la spécificité du Génocide et soulignent les dangers d’un nationalisme exclusiviste, contraire au discours humaniste et universaliste du sionisme. Le Génocide est le repère moral de référence pour nombre de journalistes et d’intellectuels israéliens qui s’interrogent sur les vicissitudes de la stratégie israélienne au Liban (massacres de Sabra et Chatila commis en 1982 par les Phalanges chrétiennes) ou dans les territoires de Judée Samarie (répression de la première Intifada, en 1987-1988).
La création de l’institut Yad Vashem, à Jérusalem a largement contribué à donner une large au souvenir de la Shoah dans l’éducation et la transmission. L’apport des musées et centres de recherche des kibboutzim Lohamei Hagetaot et Yad Mordekhaï y apportent aussi une déterminante. Ces institutions ont forgé l’identité de chaque israélien, confortant ainsi l’âme de la nation. L’auteur croit bon de regretter que les instituts de mémoire israéliens n’aient pas contribué à l’étude du nazisme. La question pourtant est de savoir s’il revenait au peuple des victimes d’analyser l’idéologie de leurs bourreaux…

Des soldates visitant le musée commémoratif de l’Holocauste Yad Vashem à Jérusalem, le 2 mai 2024, avant la journée israélienne de commémoration de l’Holocauste/Yonatan Sindel/Flash90

L’auteur évoque également les voyages de mémoir en Pologne proposés aux lycéens israéliens depuis le milieu des années 60. Il participa lui-même à un de ces voyages au début des années 90, et partagea l’émotion des jeunes lors de la visite d’Auschwitz, Majdanek et Treblinka. Ces voyages sur les terres où leurs grands-parents avaient été exterminés confortaient leur identification au peuple juif et à son histoire en Diaspora avant la création d’Israël.
La guerre du Golfe et sa perception en Israël sont le dernier éclairage historique d’un ouvrage achevé en 1991. Les menaces de Saddam Hussein à l’égard d’Israël, la possibilité d’un recours aux gaz par le dictateur irakien, la passivité forcée imposée à Israël  par le protecteur américain : tous ces éléments  ont brutalement rappelé aux Israéliens l’impuissance des Juifs face au Génocide.

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La place du Génocide s’est imposée au fil du temps dans la conscience israélienne jusqu’à devenir centrale. La destruction du judaïsme européen a pourtant été une défaite majeure pour le sionisme, qui, en raison de son poids politique dérisoire à l’époque, s’est avéré incapable d’entraver ne fut-ce qu’une partie du projet nazi d’éradication du peuple juif. Aux yeux des nations, la création d’un État pour le peuple juif, dans le cadre d’un partage de la Palestine avec les Arabes, est devenue une nécessité absolue et une obligation morale.
Les premiers Israéliens, pendant les années qui ont suivi l’Indépendance, avaient été influencés par un discours distant, sinon négatif, à l’égard de La Diaspora. Cela a rendu difficile l’intégration des rescapés et de leur mémoire douloureuse. Mais les répercussions du Procès Eichmann et la persistance d’une menace existentielle exercée par les pays arabes et confirmée par une insécurité permanente ainsi que par des guerres successives, ont progressivement enraciné dans les consciences israéliennes l’inquiétude de voir se reproduire la Shoah ; cette menace de disparition hante tous les Israéliens, quelle que soit leur origine. Ce sentiment permanent de précarité est au fondement de l’identité israélienne.

Note complémentaire

Le 7 octobre 2023, le Hamas, dans le cadre d’un plan élaboré de longue date à l’insu d’Israël, a attaqué les villes et villages proches de la bande de Gaza, massacrant 1200 hommes, femmes et enfants avec une barbarie dépassant tout entendement. Les abominations subies par des civils sans défense ont été dûment filmées par les caméras des assassins, fiers des supplices indicibles qu’ils infligeaient à des Juifs. Les terroristes de la Nuh’ba ne venaient pas libérer la Palestine de l’occupation sioniste, ils venaient tuer des Juifs parce que juifs, dans le cadre du projet d’éradication totale de « l’entité sioniste », inscrit explicitement dans la charte du Hamas, dans le discours constant du Hezbollah et de la République islamique d’Iran, depuis sa création.


Le fantôme de la Shoah plane plus que jamais sur Israël. Alors que la création d’un Etat juif devait apporter au peuple juif la sécurité dont il avait été privé depuis 2000 ans, les massacres du 7 octobre ont fait comprendre aux Israéliens qu’ils étaient menacés comme leurs ancêtres, victimes des Croisés, des Almohades, des Cosaques de Chmielnicki, des pogroms de Russie ou des nazis. Les horreurs du 7-Octobre ont rappelé les massacres des Einsatzgruppen et de leurs acolytes à Ponary, Rumbula, en Transnistrie, dans toute l’Europe de l’Est, ou le Farhoud de Bagdad en 1941… Le spectre d’une nouvelle Shoah a surgi. Un ennemi dont la vocation même est la destruction d’Israël a montré ce dont il était capable. Son tuteur iranien, dont l’éradication d’Israël est un objectif central dans ses discours et sa stratégie, est en passe de se doter de l’armement nucléaire.

Dés le 8 octobre 2023, Israël est devenu le Juif des nations, avant même que son offensive à Gaza soit mise en œuvre. Une vague de haine « antisioniste » a déferlé sur les universités et dans les rues des grandes villes d’Occident et du « Sud global », délégitimant le seul État juif de la planète, et refusant ainsi au peuple juif les droits accordés à tous les autres peuples, ceux de se défendre et de disposer d’eux-mêmes. L’accusation infamante et mensongère de génocide a été portée contre Israël devant la Cour internationale de justice, dans une inversion historique lourde de sens : 80 ans après la Shoah, alors que le concept de génocide a été élaboré par Raphaël Lemkin après l’extermination des Juifs d’Europe, il y a là une démarche délibérée en vue de relativiser le crime absolu dont le peuple juif a été victime. Dans nombre d’universités occidentales, dans certains media ou milieux intellectuels, la diabolisation d’Israël et l’indifférence au sort des otages retenus à Gaza débouchent naturellement sur un antisémitisme débridé. Le sort de l’État d’ Israël et des Juifs de Diaspora attachés à leur identité est plus que jamais lié. Qui aurait pu croire que le Septième million serait notre contemporain ?