« October Rain »
par Patrick Sultan
Sarah FAINBERG, David REINHARC, 7 Octobre : Manifeste contre l’effacement d’un crime/Un livre, un nom : Refael Maskalchi, Avec les photographies de Ben Rosemblaum, Paris, ACIL/Descartes & Cie, David Reinharc Éditions, 2024, Collection Makom.
Les Contributeurs : Eliette Abécassis, Y. Arfi, Bernard Attali, E. Barnavi, Georges Bensoussan, Guy Bensoussan, Béatrice Berlowitz, AstricVon Busekist, Nora Bussigny, Hassen Chalghoumi, Denis Charbit, Elie Chouraqui, Eric Ciotti, Judith Cohen-Solal, Patrick Desbois, Julien Dray, Stéphane Encel, Luc Ferry, Alain Finkielkraut, Elisabeth De Fontenay, Renée Fregosi, Ariel Goldmann, Gilles-Willima Goldnadel, MartineGozlan, Yana Grinshpun, Yaël Hajdenberg-Scemama , Jonathan Hayoun, François Heilbronn, Anne Hidalgo, Michel Houellebecq, Marcela Iacub, Eva Illouz, Myriam Illouz, Raphaël Jerusalmy, Aurélie Julia, Rachel Khan, Arno Klarsfeld, Serge Klarsfeld, Marc Knobel, Guy Konopniki, Haïm Korsia, Gérard Larcher, Barbara Lefebvre, Bernard-Henri Lévy, Nathanaël Majster, Eric Marty, Joël Mergui, Jean-Claude Milner, Jean-Jacques, Moscovitz, Eric Naulleau, Emmanuel Navon, Michel Onfray, Mélanie Pauli-Geysse, Michaël Prazan, Richard Prasquier, Robert Redeker, IannisRoder, Boualem Sansal, Georges-Elia Sarfati, Dominique Schnapper, Jean-Eric Schoettl, Abnousse Shalmani, Daniel Sibony, Mario Stasi, JeanSzlamowicz, Pierre-André Taguieff, Karen Taïeb, Frank Tapiro, Jacques Tarnero, Sylvain Tesson, Shmuel Trigano, Alexandre Del Valle, Manuel Valls, Michel Gad Wolkowicz, Sonya Zadig, Yves-Charles Zarka, François Zimeray.
Désormais, le « 7 Octobre » n’est plus tant une date, celle d’une journée de 2023, funeste pour Israël, que, par déplacement de sens, le nom d’un événement. Le choc qu’il a causé et qui ne cessera avant longtemps de se répercuter douloureusement est si intense qu’on peine à le caractériser et à le penser dans toutes ses dimensions. Moins d’un an après, il est assurément trop tôt pour élaborer une synthèse globale, une étude approfondie qui prenne la mesure exacte de ce qui a eu lieu.
Cependant, sans attendre, il faut dénoncer le processus en cours qui vise à relativiser son importance, à en réduire la portée, à l’occulter.
C’est le propos de l’ouvrage collectif dirigé par Sarah Masha Fainberg et David Reinharc, intitulé 7 octobre : Manifeste contre l’effacement d’un crime.
Un manifeste
S’impose un bref rappel des faits qui « se précisent au fil des jours, sidérant tout par leur ampleur numérique que par leur degré de cruauté. Les décomptes des morts s’égrènent, inlassablement, et des chiffres impensables se voient progressivement confirmés : plus de mille cent soixante personnes brutalement assassinés (majoritairement des civils), auxquelles s’ajoutent mille cinq cents blessés, nombre d’entre eux en état grave ou en urgence absolue, et près de deux cent cinquante hommes et femmes pris en otage, dont un nourrisson, des enfants, ainsi que des survivants de la Shoah », p.14.
Cependant, s’il faudra prendre le temps d’établir, de manière incontestable, la totalité des éléments factuels, il est nécessaire d’adopter avec force une position préalable de principe.
Manifeste : le titre choisi pour ce recueil en exprime bien la nature ; il répond à la nécessité (politique, morale, métaphysique) d’intervenir, de dénoncer publiquement le crime commis – ce qui est loin d’être une évidence pour tout le monde ; il a aussi, et surtout, l’intention de rendre « manifeste » ce qui risque d’être recouvert, et finalement nié.
Cet ouvrage se compose de six parties : après un avant-propos et un préambule qui exposent les raisons de cette entreprise éditoriale (p.7-20), la première (p.24-48) et la seconde (p.49-86) parties s’attachent à définir, autant que possible, « l’événement ». Les parties suivantes tentent un diagnostic, une « anatomie du mal » (p.87-138) ; puis un état des lieux de « la France après le 7 octobre » (p.140-190), avant d’élargir la vision et de proposer les grandes lignes d’une « géopolitique de l’antisémitisme » (p.192-221). La partie finale (p.233-274) revient au point de départ, si l’on peut dire : Israël.
Mais si la réflexion occupe la part majeure de cet ouvrage, l’approche artistique n’ enest pas absente. N’oublions donc pas de signaler l’émouvant poème de la poétesse israélienne d’origine hongroise, Hannah Szenes, intitulé Dans les brasiers de la guerre, qui conclut l’ensemble (p.275-276) ; et les photographies (en noir et blanc ; sans légende) de l’artiste-peintre Ben Rosemblaum. Ces images ponctuent, silencieusement, tous les textes rassemblés. Elles se situent aux antipodes de celles qu’ont publiées les assassins. Pudiques, elles n’exhibent pas les corps meurtris, suppliciés des victimes. Elles saisissent les décombres des kibboutzim dévastés : des vitres brisées, des carcasses de maisons défoncées, des murs ébréchés ou écroulés, des toitures endommagées, des restes d’édifices fracassés, jonchés de gravats. Dans ces tableaux presque abstraits, on imagine la violence, le viol qu’ont subis les pacifiques habitants de ces lieux à présent désolés. La parole poétique et l’art sont assurément des voies majeures d’accès vers le « 7-octobre ».
La ferme logique qui préside à la structure de cet ouvrage ne doit pas, cependant, masquer le fait que ce Manifeste, formé de courtes contributions, n’a rien d’un exposé systématique. Il réunit une pléiade de points de vue, sinon improvisés, du moins saisis dans une quasi immédiateté en réaction à l’événement. Chacun des nombreux auteurs s’exprime en fonction de sa sensibilité, et, bien sûr, de sa formation ou de sa position : journalistes, politiques, philosophes, romanciers, sociologues, psychologues, linguistes, historiens, responsables de communautés, d’institutions ou d’associations … Même les formes dans lesquelles ces voix s’élèvent sont variées : cela va du sermon, de la proclamation de foi au plaidoyer, de l’interview à l’article de presse, du récit personnel à l’analyse conceptuelle, du témoignage à l’évocation littéraire. Une grande diversité d’approches.
On pourrait craindre une certaine discordance, voire un fâcheux disparate, dans la réunion de toutes ces voix qui s’élèvent. Or, en dépit des différences (de ton, de niveau de réflexion, de style …), on est frappé par la convergence des opinions exprimées. La lecture suivie de ces textes qui, pour certains, n’excèdent pas deux pages, offre déjà un panorama de toutes les questions à approfondir, la matrice, aussi, des recherches, des travaux, des méditations, et des approfondissements à venir.
Nommer malgré tout
De prime abord, définir avec quelque rigueur le 7-Octobre n’est pas, on le constate au fil des contributions, une tâche aisée. Car le terme de « massacre » (p.225), s’il est juste, ne semble pas suffisant ; sans doute, doit-on préciser et ajouter : « Le 7-Octobre est le plus grand massacre jamais commis sur le territoire d’Israël depuis 1948 », p.143.
Un des contributeurs va jusqu’à soutenir le paradoxe selon lequel ce crime de masse est non pas seulement un « rappel », une « réplique, au sens sismographique de ce mot » d’Auschwitz, mais en constitue, en son essence, « le germe », p.68.
L’ampleur du crime rend légitime l’emploi de superlatifs : « L’orgie meurtrière » (p.51), « la catastrophe » (p.32), « l’abîme du 7-Octobre », p.57. Mais eux aussi peuvent paraître encore faibles : on ira jusqu’à douter que ces expressions hyperboliques suffisent à « définir l’horreur » (p.11) et à se résigner à réputer cet événement « irreprésentable » (p.29), « innommable » (p.59). Pourtant, on ne peut se dérober complètement à l’obligation de qualifier ce crime, de le circonscrire, d’essayer de le nommer.
C’est ainsi que d’inévitables « réactivations mémorielles » suscitent des analogies historiques : « les pogroms et la Shoah, Kichinev, Babi Yar et les Einsatzgruppen », p.69. Assurément, l’histoire des Juifs, jalonnée d’épisodes meurtriers, fournit à foison d’évocateurs parallèles. Mais l’histoire de France également : La Nuit de la Saint-Barthélemy, p.100 ; « le massacre des Vendéens » ; une « Duplication d’Oradour-sur-Glane », p.93 ; « Un 11-Septembre qui dure. /Un Bataclan avec missile tiré d’un État confetti voisin », p.235 … Il y a surabondance de parallèles à établir et aussi de distinctions à marquer.
Un pogrom ?
Revient alors souvent le terme de « pogrom » qui se justifie si l’on pense au déchaînement anti-juif de la horde de civils palestiniens, complices des miliciens du Hamas. Là encore pourtant, ce mot lugubre ne suffit pas à saisir la vraie nature du « 7-Octobre » même si on dit : un « immense pogrom » (p.177) ou « le pire pogrom depuis la Shoah », p.36.
À vrai dire, pour être précis, il vaudrait mieux user de l’expression oxymorique : « Un pogrom méthodique ». Car « le pogrom était l’œuvre d’une foule anarchique enragée par une rumeur ; l’attaque du Hamas a été planifiée plus d’une année à l’avance, exécutée selon un plan détaillé et minutieusement documenté. Ce fut un acte de guerre », p.99.
Force est de reconnaître que ce « pogrom-effraction-et-effroi », ce « pogrom Tik-Tok » est singulier : par ses modalités (conjonction d’une brutalité sauvage et d’une indéniable sophistication technologique ; exhibition triomphante de leurs crimes par les meurtriers eux-mêmes), il inaugure une « extermination d’un nouvel âge », p. 13 ; il n’est pas un débordement, une flambée de violence mais une agression très concertée qui forme le prélude d’une guerre totale contre les Juifs. La catégorie (juridique) de « crime contre l’humanité » s’impose.
Car c’est bel et bien un « acte génocidaire à l’égard de la population juive de l’État d’Israël », p.83.
Renversement
Ceux qui en sont les coupables n’ont pas caché leur crime.
Nul ne peut ignorer que, loin d’être un mouvement palestinien de résistance nationale, le Hamas prenant sa source dans l’idéologie frériste, est adepte du « djihad violent », p.147 ; qu’il véhicule une « culture barbare, à transmission clonique-clanique », porteur d’un absolu totalitaire, d’une haine identitaire nourrie d’envie mimétique, destructrice, et d’un fantasme de substitution », p.11. Une puissance idéologie qui ne veut rien d’autre que la mort de tous les Juifs.
Chacun voit bien que le Hamas est « une machine de guerre et rien d’autre » ; sinon à quoi serviraient « ces centaines de kilomètres de souterrains creusés dans le sous-sol palestinien, ce béton coulé par tonnes, ce ciment maçonné, ces câbles électriques et ces gaines de climatisation tirées sur des kilomètres, ces sanitaires et ces pièces installées dans le ventre de la terre… », p.91. Nul ne saurait contester que ses chefs ont délibérément déclenché une guerre qu’ils savaient inévitable, sans se soucier des populations sur lesquelles ils exercent un pouvoir tyrannique. Au contraire, offrant un « holocauste du peuple palestinien (…) à la cause politique de leur État théocratique musulman » (p.92), ils n’ont pas hésité à faire des Gazaouis « des réfugiés, des otages éternels et des boucliers humains », p.200. Mûs par un « un credo religieux éradicateur » (p.101), ils les ont sacrifiés « à leur idéologie tandis qu’ils protégeaient leur propre vie dans des capitales étrangères ou dans les immenses tunnels qu’ils ont construits depuis si longtemps », p.206.
Et pourtant, au lieu des instigateurs de ce conflit, c’est Israël – tout Israël (et pas seulement l’État hébreu) – qui est mis au banc des accusés ! Au tribunal des opinions publiques, dans de nombreux médias, dans les instances internationales, dans de prestigieuses universités, la victime est devenue le bourreau. Contraint à la guerre pour éliminer la menace que fait peser en permanence un ennemi acharné – guerre tragique à tous égards – , Tsahal est déclaré coupable de se livrer à un génocide. Par l’effet d’un stupéfiant «travestissement » de la vérité, le meurtre est déclaré « acte de résistance » : on présente « les Juifs comme des criminels contre l’humanité et les agresseurs comme leurs victimes », p.123.
De cette « diabolisation calomniatrice », les effets sont dévastateurs : le paysage idéologique/politique des nations européennes s’est brutalement modifié ; la compassion pour les vraies victimes a été de courte durée. On a entendu de nombreux discours tendant à relativiser le 7-Octobre. De manière insidieuse, on le réduit, en le « contextualisant », finalement en le justifiant. Les plus modérés même « peinent à trouver le langage moral pour condamner les actions », p.207. Pour ne prendre que l’exemple français, une partie de la gauche, au nom de la défense des opprimés, fait de de la dénonciation de « l’État colonial sioniste » son combat majeur. On adopte des slogans qui appellent à rayer de la carte l’État des Juifs ; on relaie la propagande islamiste ; les actes antisémites se multiplient.
Dans le monde arabo-musulman, on célèbre des assassins comme s’ils étaient des héros.
Doit-on attribuer cette contagion de haine au « wokisme » ? à la « vindicte du Sud global » ? doit-on voir dans cette résurgence de l’antisémitisme l’effet d’un conflit religieux, d’« une guerre civilisationnelle », p.94 ? Pour discerner les multiples causes qui ont rendu possible ce crime contre l’humanité perpétré sur le sol israélien, on devra, à l’avenir, se garder de trompeurs raccourcis, des formules-choc.
Car expliquer en profondeur ce qui a eu lieu le 7 octobre 2023 est sans doute prématuré ; tant que la guerre ne sera pas terminée par une victoire d’Israël, tant que les images insoutenables qui nous assaillent et nous blessent ne seront pas estompées, tant que les otages survivants n’auront pas été rendus, tant que le deuil n’aura pas été accompli, il sera trop tôt pour pénétrer le sens de ce qui est advenu. En revanche, on peut espérer qu’il ne soit pas trop tard pour s’opposer à « l’effacement d’un crime ».
***
Le recueil que nous avons analysé porte, sur sa couverture, le nom de « Refael Maskalchi ».
Il est fort possible que ce nom n’évoque tout d’abord rien au lecteur. Une brève recherche sur la Toile lui apprend que c’est le nom d’un jeune garçon juif qui s’apprêtait à célébrer sa bar-mitsva. Il était le fils de Netanel Maskalchi et le petit-fils de Refael Rahimi. Tous les trois ont été assassinés, le 7 octobre, tués par une « roquette tombée dans la ville méridionale de Netivot». L’éditeur du Manifeste, David Reinharc, a associé le nom propre de chacune des victimes à un exemplaire de ce livre : s’inscrivant dans le fil d’une antique tradition juive qui fait devoir de ne pas oublier et même de mentionner le nom des défunts, il leur rend, ainsi, un hommage individuel. Il tente, ne serait-ce que par ce procédé, de les soustraire à l’oubli.
Ce recueil dispose aussi au recueillement.
Indications bibliographiques
- Jérémy ANDRÉ (Sous la direction de), Préface d’É. Grenelle, 7 octobre 2023 : Un pogrom au XXIème siècle, Flammarion, 2024.
Présentation de l’éditeur
Sud d’Israël, 7 octobre 2023 – 6 h 30. Ils s’appellent Avidor, Keren, Millet, Hadas, Karina, Roni, Avichai, Hagar… Ils se réveillent au bruit des roquettes qui s’abattent sur leur pays. Au même moment, des milliers de tueurs franchissent la barrière de sécurité et fondent sur les kibboutzim, les villes et le festival Supernova. Ils sont venus assassiner des Juifs. Plus de 1200 ne s’en sortiront pas, plus de 200 seront emmenés à Gaza. Tous ont lutté pour survivre, au milieu des massacres, des enlèvements et des viols. Voici leur histoire. Des semaines d’enquête par une équipe d’envoyés spéciaux, de très nombreux témoignages recueillis sur place. Le récit, heure par heure, d’un crime historique. Pour ne pas oublier.
- Lee YARON, 7 octobre: La journée la plus meurtrière de l’histoire d’Israël racontée par les victimes et leurs proches, Postface de J. Cohen, Traduit de l’anglais par C. Reingewirtz et L. Trèves, Paris, Grasset, 2024.
Présentation de l’éditeur
Le 7 octobre 2023, le Hamas lance une attaque sans précédent contre Israël. Des civils sont massacrés, torturés, violés, brûlés ou enlevés, lors de cette journée, la plus meurtrière pour le peuple juif depuis la Seconde Guerre mondiale.
Afin de donner un visage à ces femmes, ces hommes et ces enfants, Lee Yaron a écrit leur histoire. Du festival de musique « Tribe of Nova » au kibboutz Be’eri, d’une famille de Bédouins à un rescapé de la Shoah, d’ouvriers agricoles népalais à des réfugiés ukrainiens, la journaliste israélienne recueille chaque détail de cette tragédie pour restituer la violence inouïe qui s’est déchaînée ce jour-là.
S’appuyant sur des centaines d’entretiens, de transcriptions d’appels et de messages échangés – précédant parfois l’horreur de quelques secondes –, ce livre est la première grande enquête publiée sur cette journée noire. Suivi d’une postface de Joshua Cohen et en cours de traduction à travers le monde, 7 octobre dresse un bouleversant mémorial pour les victimes de ce massacre.
Le récit de l’horreur ne sera pas oublié. Le compte rendu que fait Patrick Sultan de ce livre-mémoire est sobre et apte à être reçu par tout un chacun, pour peu que son humanité n’ait pas disparu.
Tout est simple à comprendre, les faits sont les faits, mais pas assez de gens comprennent comme si les mots n’avaient plus d’autorité, parce que les mots sont détournés, les gens mélangent les mots pour leur donner une autre substance.