Le soulèvement du

Ghetto de Varsovie :

Son esprit et ses conséquences

par Mendel MANN

Publié initialement dans Le Monde Juif, 1968/1, n° 49, p. 17-20. Numérisé et mis en ligne à disposition du public sur Cairn le 03/01/2021.

Il y a 80 ans eut lieu le soulèvement du Ghetto de Varsovie (19 avril – 16 mai 1943)

Présentation

« Nous n’oublierons jamais la mort de nos pères, de nos mères, de nos frères et sœurs, de nos amis et camarades. Nous demeurerons fidèles au serment que nous avons fait sur leurs tombes.

Nous sommes sortis de la Deuxième Guerre mondiale, martyrisés et assassinés. Nos foyers ont été dévastés, mais notre esprit n’a pas été détruit.

Nous n’avons pas emporté, au sortir des ghettos, la haine contre les peuples, mais seulement la haine contre les assassins des peuples. Nous ne sommes pas sortis abaissés des ghettos et des camps de concentration. Nous demeurons des Juifs fiers, libres, convaincus ».

Telle est la solennelle péroraison qui conclut l’hommage que rend Mendel Mann aux combattants du Ghetto de Varsovie.

Cette oraison funèbre éloquente n’est cependant pas seulement une parole d’ancien combattant. Bien que son expérience personnelle se place en arrière-fond de ce texte (paru en dans le numéro 49 du Monde Juif, en 1968), l’écrivain, avec pudeur, se garde de parler de lui-même, de sa famille assassinée, de son expérience de soldat dans l’armée polonaise, puis dans l’Armée Rouge, ni de sa participation aux combats pour la prise de Berlin par les Soviétiques.
Il n’utilise pas le « je » mais seulement le « nous » : il inscrit son éloge des combattants dans une perspective collective, nationale, juive. Pour lui, prise dans l’histoire longue du peuple juif, l’insurrection du Ghetto de Varsovie peut être conçue et, sans doute, a pu être vécue comme une revanche prise sur la longue histoire de souffrance et d’humiliation subie par les Juifs dans la Diaspora.
Écrit un an après la Guerre des Six-Jours, ce texte associe dans son évocation de la Seconde Guerre mondiale, l’actualité récente du jeune État d’Israël qui a également lutté pour sa survie et a défait les puissances arabes coalisées pour le détruire.
La réflexion menée par l’écrivain juif, en poète et en analyste, sur divers plans (historique et moral) marie intelligence et sensibilité, lyrisme et raisonnement. Il rappelle le passé, les hauts faits accomplis par les disparus dont on doit garder la mémoire contre les « falsificateurs », les négateurs de l’histoire ; mais il affirme, aussi, dans le présent, une conception éthique, juive, de la guerre comme résistance à l’oppression et comme affirmation de sa dignité.

Marek Edelman l’un des dirigeants du soulèvement du ghetto de Varsovie, dépose des fleurs sur les ruines du ghetto de Varsovie en 1945/Archives de Marek Edelman

Quelques visages de la résistance juive

L’esprit et les conséquences

du soulèvement du ghetto de Varsovie

par Mendel MANN

La révolte du ghetto de Varsovie, il y a vingt-cinq ans, fut un des plus grands moments de l’histoire du peuple juif, de tous les temps.
Il est peut-être encore trop tôt pour évaluer toutes les conséquences de la révolte sur notre conscience en tant que peuple, voire sur l’attitude du monde non-juif à l’égard des Juifs. Le soulèvement du ghetto de Varsovie auréole d’une lumière nouvelle le sort des ghettos du Moyen-Âge, Mayence, Worms, Ratisbonne. Il fit surgir le peuple juif dans l’arène de l’Histoire, non plus seulement en tant que peuple de martyrs mais en tant que peuple combattant et héroïque.
Disons, une fois encore, que deux événements ont façonné notre existence nationale à l’époque contemporaine : la révolte du ghetto de Varsovie et l’indépendance de l’État d’Israël. En vérité, les tailleurs et les apprentis-cordonniers du ghetto de Varsovie, les tisserands, les artisans et les petits employés de la classe pauvres, les simples Juifs, tous ceux que la révolte a transformés en héros du peuple juif, ont dressé, à eux tous, le mémorial le plus imposant du judaïsme européen. Ils ont fait d’ailleurs bien plus, car ils furent les premiers à se soulever ouvertement contre l’occupant nazi de la Pologne et, ce faisant, ils se firent les hérauts de la lutte anti-nazie en Europe occupée.
Les enfants des rues Mila, Nowolipki, Nalewki, de Muranow et des Portes de Fer furent parmi les premiers à affronter l’occupant, les armes à la main. Et cela, le monde doit le savoir et le retenir !

Puisque nous parlons de la lutte des Juifs et de leur héroïsme, il n’est pas inutile de rappeler certaines choses, dont les historiens juifs se souviendront peut-être un jour : il faut considérer le ghetto de Varsovie comme un des principaux secteurs de l’immense front le long duquel les Juifs ont résisté aux nazis.
Sur le front de l’Est, un million de Juifs furent mobilisés dans les forces armées soviétiques. Il y eut des Juifs en grand nombre dans les armées soviétique, polonaise, tchécoslovaque, dans toutes les unités nationales constituées en U.R.S.S.
Ils constituèrent les noyaux des forces armées nationales levées en U.R.S.S. Ce n’est qu’au fur et à mesure de la libération des territoires nationaux de ces pays que le pourcentage des Juifs a diminué. Ces armées étant complétées par des recrues non juives, après que les Juifs qui y vivaient auparavant eurent été massacrés par les nazis.
Par ailleurs, les Juifs furent particulièrement nombreux dans toutes les unités de partisans.
Nous devons le dire : nous avons constitué, en Europe de l’Est, un facteur militaire. Nous n’avons jamais, nous, capitulé devant les Allemands. Nous avons combattu sans cesse et, en fin de compte, côte à côte avec l’armée soviétique, nous avons porté des coups mortels à l’ennemi. Par dizaines de milliers, des Juifs polonais, de Varsovie et de Lodz, de Lublin, de Lwow, de Brest, tout comme de centaines de villes et de bourgades, se sont héroïquement battus sur tous les champs de bataille. Les meilleurs fils du judaïsme russe sont tombés sur tous les fronts, à Moscou, à Leningrad, à Toula, à Stalingrad.
« La guerre entraînera la disparition totale des Juifs d’Europe », proclamait Adolf Hitler au Reichstag, en 1939. Le 22 avril 1945, vers dix heures du matin, les trois premiers tanks soviétiques pénétraient dans Berlin. Le général-lieutenant de la Garde Simon Mbïsseïevitch Krivochéine était à la tête de la division blindée. Son père, Moïse Krivochéine, était horloger à Voronej. Cet événement s’est produit deux ans, presque jour pour jour, après le déclenchement de la bataille du ghetto de Varsovie.
Parmi les autres chefs militaires des premières unités qui pénétrèrent dans Berlin, on trouve le général-major Vladimir Leibovitch Zeitlin, le commandant de la Garde Nicolas Israélovitch Brasguile, le général Dragounski, le colonel David Margoulis, le général-lieutenant Rozanovitch, le général-major Veinroub et des centaines d’officiers et des milliers de soldats juifs.
Tous étaient les fils de ce même peuple juif qui venait d’être martyrisé à Treblinka et à Auschwitz. Ils se sont battus, non pas en se référant à la tradition du pogromiste Bogdan Khmilnitzki, ni à celle du satrape Souvorov, mais pour l’honneur du peuple juif, pour que ce peuple puisse exister pour toujours. Ils voulaient chasser l’occupant nazi de la terre slave, de cette terre slave où, depuis un millénaire, ils avaient connu tour à tour la paix et la souffrance — la souffrance d’ailleurs plus souvent que la paix. Ils ont voulu écraser l’envahisseur dans sa propre tanière, à Berlin.
« Au bon vieux temps » — c’est-à-dire pendant la guerre — lorsque l’on pouvait parler plus librement du rôle des Juifs, une statistique militaire soviétique officielle montrait que les Juifs russes se trouvaient à la première place parmi les nationalités combattantes.

Si l’on ajoute à cela le rôle des partisans juifs, celui des Juifs dans la Résistance en Europe occidentale, celui des combattants juifs des forces armées alliées sur le front de l’Ouest, on constate que la participation juive à la guerre contre Hitler a été immense. Nous pouvons, nous devons en être fiers. Nos enfants doivent le savoir. Le monde entier doit le savoir, et, en tout premier lieu, le peuple russe doit le savoir.

On se trouve en présence d’un véritable paradoxe : il est presque impossible de falsifier, même dans le détail, un quelconque événement de l’histoire antique, voire du Moyen-Âge. Il y aura toujours des savants pour réagir vivement, et le faussaire risque d’être rapidement discrédité, lui et son œuvre.

Par contre, on peut impunément falsifier l’histoire des événements qui se sont produits il y a deux ou trois décennies seulement. Et les « historiens objectifs » ne réagissent pas. Pourquoi cette différence ?

Tout simplement, parce qu’on peut se permettre d’être objectif quand il s’agit d’événements très anciens. Par contre, dès qu’il s’agit d’un passé proche, il y a toujours des gens — des puissants, des dictateurs de toutes espèces, voire des couches entières — à avoir intérêt à ces falsifications. Les historiens tendancieux sont capables de passer sous silence des faits historiques patents, dont nous avons été les témoins, voire les acteurs. Un des cas les plus flagrants de falsification de l’histoire, c’est le silence fait sur la participation des Juifs à la guerre contre l’Allemagne nazie, en Europe de l’Est.

Il n’existe aucun livre consacré à la guerre et publié en U.R.S.S. mentionnant les centaines de généraux et d’officiers supérieurs juifs, qui ont pourtant commandé des régiments et des divisions. On ne saura pas que le premier général d’artillerie à ouvrir le feu sur Berlin était juif, pas plus qu’on ne saura que, lors de la parade de la victoire dans Berlin conquise, la photo d’un héros juif, Aharon Sheinder, était affichée sur la porte de Brandenbourg.

Les noms des Juifs, le rôle qu’ils ont joué, sont systématiquement tus. On fausse même l’histoire de nos morts héroïques, dans les ghettos et les camps de concentration. Et lorsque l’acte d’héroïsme est trop connu pour être passé sous silence, on l’attribue à… l’inspiration russe. On veut nous voler les révoltes des ghettos, la lutte sur les fronts, l’héroïsme de nos combattants, en nous abandonnant seulement les fosses communes, sur lesquelles il est d’ailleurs interdit de dresser, fût-ce des stèles funéraires.

Quelle est la signification historique qui se dégage de la révolte du ghetto de Varsovie ? Il y a trois séries de conclusions : militaires, historiques et celles qui affectent la nouvelle image du Juif.

Militairement parlant, la révolte a permis :

De neutraliser temporairement la garnison militaire de Varsovie et de bloquer les transports vers le front à travers la ville.

Pour la première fois, les insurgés du ghetto de Varsovie ont prouvé à tous les peuples subjugués qu’une révolte armée dans une grande ville était chose possible.

Elle a mis en relief la faiblesse, voire la lâcheté du soldat germanique dans le combat de rues, notamment devant des barricades.

Elle a permis la mise au point de nouvelles tactiques de combats, propres à une grande ville hermétiquement encerclée. Ces méthodes ont été d’ailleurs copiées, un an plus tard, lors du soulèvement national polonais de Varsovie, dirigé par le général Bor-Komorowski. L’utilisation du réseau des égouts, en particulier, fut exactement la même. Soulignons au passage qu’un certain nombre de survivants de la révolte du ghetto ont pris part à ce soulèvement, où ils ont joué un rôle fort important.

Finalement, cette révolte est devenue un fanal, encourageant à la résistance tous les Juifs, qui combattaient sur tous les fronts.

Sur le plan historique, nous dégagerons les conclusions suivantes :

Le ghetto, qui aurait dû devenir, selon Goebbels, le symbole de l’avilissement du Juif, est brusquement devenu le symbole même de l’héroïsme. Quant aux habitants du ghetto, qui étaient censés être la lie de la terre, voici qu’ils deviennent des héros, peut-être les plus grands héros de toute la guerre.

Les Juifs de Varsovie ont montré qu’ils étaient capables d’affronter en soldats la force brutale qui voulait les anéantir, mais aussi qu’ils entendaient lutter pour la liberté de toute l’Europe. L’un de leurs mots d’ordre était d’ailleurs « Pour notre et pour votre Liberté ».

Une fois de plus, les Juifs de Pologne ont montré qu’ils faisaient partie intégrante du pays. Ils ont prouvé qu’ils faisaient partie du peuple et du pays, qu’ils étaient fidèles à la tradition de Mickiewicz et de Zarembski, à la Pologne démocratique et humanitaire.

Venons-en maintenant à la nouvelle image du Juif.

Tout d’abord, nous nous sommes considérablement élevés dans notre propre estime. Nous avons commencé à être fiers de nos propres actions.

L’héroïsme des combattants du ghetto a rejeté dans l’ombre les activités des Judenräte et de toutes les organisations du même type, contraintes à la coopérations forcée par les Allemands. Nous avons été purifiés par le feu sacré de la Révolte.

Le lien avec notre histoire antique a été renoué. Nous avons constaté que le sang des Maccabées coulait toujours dans nos veines.

La révolte a rénové notre peuple et lui a rendu une force nouvelle. L’esprit des combattants du ghetto a animé les soldats d’Israël, pendant la Guerre de l’Indépendance comme pendant la Guerre des Six Jours en juin 1967. Nous avons toutes les raisons d’être fiers de la permanence de l’esprit de la révolte du ghetto de Varsovie chez les soldats de l’Armée de Défense d’Israël.

Anielewicz et ses compagnons nous ont appris à affronter l’ennemi, la tète haute, les poings serrés, le fusil à la main.

Partout où la flamme du nazisme ou du racisme pourrait ressurgir, nous l’affronterons, par le fer et par le feu !

Nous n’oublierons jamais la mort de nos pères, de nos mères, de nos frères et sœurs, de nos amis et camarades. Nous demeurerons fidèles au serment que nous avons fait sur leurs tombes.

Nous sommes sortis de la Deuxième Guerre mondiale, martyrisés et assassinés. Nos foyers ont été dévastés, mais notre esprit n’a pas été détruit.

Nous n’avons pas emporté, au sortir des ghettos, la haine contre les peuples, mais seulement la haine contre les assassins des peuples. Nous ne sommes pas sortis abaissés des ghettos et des camps de concentration. Nous demeurons des Juifs fiers, libres, convaincus.