À l’Est de Moscou, 1941
par Sylvie Lidgi
Mendel MANN, Les Gens de Tiengouchaï, Titre original : Mentshn fun Tiengouchai (1970), Traduit du yiddish par E. Fridman, Paris, Calmann-Lévy, 1971.
Les gens de Tiengouchaï, à la fois témoignage et œuvre littéraire, est l’histoire d’un jeune instituteur envoyé, à l’automne 1941, dans un village agricole, situé à 500 km au sud-est de Moscou. Mendel Mann dont cette histoire est une sorte d’autobiographie, rapporte ce qu’il y a vu ; il porte son regard de jeune Juif polonais réfugié en URSS sur les habitants, les lieux de cette contrée. Le narrateur, dès l’incipit ce roman, nous mène dans une forêt, sur les traces d’un vieillard et d’une fillette… L’étrangeté de cette quête évoque un conte de fées où le héros doit surmonter des obstacles pour délivrer une princesse. Pourtant, ce récit relate des faits historiques bien réels qui prennent place dans un temps marqué par la guerre. Si le narrateur rencontre bien une « princesse » à Tiengouchaï, il aura à surmonter bien plus de trois obstacles…
Curieusement, le roman parle peu des enfants de l’école ; il est centré sur les gens que l’instituteur-narrateur côtoie, des gens simples et généreux. Il raconte leur rude vie, leur vie d’autrefois et leur exil dans leur propre village devenu soviétique.
Qui est le narrateur ? D’où vient-il ? Pourquoi est-il dans ce village ? Le lecteur est informé par bribes, lentement distillées au fil du récit.
Déportés et réfugiés
Le train a emporté le narrateur jusqu’à Barashevo, en bordure du camp de Potma, un goulag comme tant d’autres. D’emblée, le lecteur est introduit dans le camp de Potma qui s’étend sur des centaines de kilomètres, entièrement contrôlés par le NKVD, services de la sécurité intérieure de l’URSS. Le narrateur y croise une détenue. « Elle soupira : Oï ! et je compris qu’elle devait être une déportée juive. Elle me dit qu’elle venait de Varsovie », p.59. Il est presque impossible de s’évader du camp. En témoignent les gardes et leurs chiens-loups qui recherchent un évadé juif. Un million de personnes sont enfermées dans ces baraquements, sans village, sans routes, déshumanisés. Les gardiens, d’anciens paysans, deviennent des brutes ; une femme venue voir son mari déporté dans le camp se fait violer par plusieurs gardiens.
Avant d’arriver là, le narrateur était dans un train de réfugiés-déportés, un ‘teplushki’ dont les fenêtres des wagons sont obstruées par des plaques de tôle. Le convoi erre entre Kiev et Kharkov puis fait route vers la Mordovie. « J’étais accablé par le manque d’espace dans les wagons, la chaleur, la faim. (…) un garde me menaça de son arme en criant. Je ne réagis pas, j’étais trop abruti… il fallut encore deux semaines au convoi pour arriver à Tachkent. », p.8. À Saransk, près de trois mille kilomètres plus au nord, il est réquisitionné comme instituteur. Il sera à nouveau question des wagons aux fenêtres aveuglées de planches lorsque le village de Tiengouchaï, à la fin du roman, est mobilisé pour partir au front défendre Moscou. Là, le train traverse le camp de Potma. Des déportés déblayent les rails, des gardes viennent débusquer les évadés.
La judéité du narrateur
Le narrateur vient de Pologne, la guerre l’a conduit dans ces lieux peu amènes. Le cocher l’appelle l’étranger (p.16), mais sans hostilité. À la question « Qui es-tu ? », il se présente simplement comme le nouvel instituteur. Plus loin on apprend qu’il se prénomme Michael, ensuite que son nom est Pessakhovicz et qu’il a vingt-deux ans.
Ce que lui raconte le vieux père de Fatima, sa collègue institutrice, évoque pour le narrateur les récits bibliques de son enfance, « récits riches de significations multiples, de paraboles et de sentences. (…) Mon passé était loin, très loin de moi quelque part du côté de la Vistule. », p.48. Il n’en avait emporté que le souvenir de quelques vers en yiddish. Des réminiscences de ‘Hanouka font surface : « Depuis trois ans on n’avait pas distribué de pétrole au village [pour l’éclairage] or il y en avait dans toutes les maisons. Probablement un miracle dont parlent les saintes Écritures selon lesquelles après la destruction du Temple on avait retrouvé une provision d’huile pour huit jours », p. 152.
Des détails observés au cours de son séjour à Tiengouchaï lui rappellent son enfance heureuse. « La vodka était forte et sentait la même odeur que les petites poires que je mangeais dans les vergers de mon oncle, à Płońsk et à Ciechanów », p.100.
Un jour, vers le soir, le narrateur rencontre un homme qu’il ne connaît pas, qui le traite de youpin et menace de le tuer. L’homme est ivre. C’est le seul moment où apparaît l’antisémitisme. L’événement, inattendu, surgit brutalement dans le récit.
Ce qui se dégage des « gens de Tiengouchaï« , finalement, c’est leur ressemblance avec ce jeune Juif, leur proximité. Ce sont eux aussi des déracinés : leur culture d’origine est anéantie par la collectivisation.
Le judaïsme est ainsi présent en filigrane, discrètement, tout au long du récit à travers des réminiscences de la vie d’autrefois.
Mélanges
L’action se déroule en Mordovie, à l’ouest de la Volga, où cohabitent en bonne intelligence plusieurs ethnies. On y rencontre des Tatars, des Mordvines, des Bachkirs, des Tchouvaches, des Russes. « Tous sont des moujiks de notre terre russe », explique Terentiev. « Quand tu regarderas de près les visages de nos hommes et de nos femmes, tu y découvriras des traces de sang tatar, mongol et même chinois », p.28. Cependant, chaque peuple a conservé ses traits culturels qui se retrouvent dans la construction des maisons, les attelages, la façon de labourer. Les Bachkirs « étaient grands et sveltes, avec de larges épaules, des cheveux noirs et des yeux bridés. Leurs femmes bien en chair, souples et agiles, le visage rond, avaient de longs sourcils bien dessinés. », p.131.
Tant les vieux moujiks russes que les femmes tatares vivaient comme leurs ancêtres du Moyen Âge, parlaient dans un russe archaïque, une langue « telle que le diable ne s’y reconnaitrait pas », p.21.
Aussi l’étranger qu’est le narrateur n’est-il pas rejeté. Adrian le considérait au début comme un étranger parce qu’il ne savait pas boire ni rouler une cigarette. « Maintenant il est des nôtres, un vrai moujik », p.166.
Le narrateur découvre l’hospitalité simple et naturelle des moujiks. Il est accueilli avec un morceau de pain, du sel et une louchée d’eau (p.35). La générosité de ces gens est sous une menace constante : « il suffirait de donner un morceau de pain à un évadé (du camp de Potma) pour que le garde vienne à la maison. Des familles entières ont été déportées pour avoir aidé des évadés du camp. », p.18.
Survivre au quotidien
Le village de Tiengouchaï se situe en Mordovie. La Mordovie est indubitablement en Russie soviétique, on le reconnaît à quelques signes : les cigarettes se roulent dans du papier journal ; le cheval qui n’avance pas est traité de simulateur ; la meilleure place pour dormir dans une isba se trouve sur le poêle. La référence au pays des ours blancs synonyme de déportation au goulag revient à de multiples reprises.
En temps de famine, on trempe son pain noir acide et dur dans l’eau chaude, pour pouvoir le manger. La soupe traditionnelle faite de chou et mangée à même le plat avec une cuillère en bois est un mets de choix qui réchauffe le corps et l’âme.
Pour survivre, les moujiks vont pêcher dans les eaux glacées de la rivière, comme cela se faisait autrefois. L’instituteur les accompagne. « Ils ont emporté des haches et des pelles et creusé pendant plusieurs heures des trous sous la glace. (…) Les poissons sont venus dans la fosse profonde qu’ils ont creusée. », p.76. La musique accompagne la vie : « Il appuya son bras au timon de la charrette, passa les doigts dans sa barbe grise et se mit à chanter à mi-voix : ma patrie est loin, je voudrais revenir vers toi Bachkirie, mais je suis dans les fers… », p.129. La voix résonne en Michael qui, lui aussi, est loin des siens.
L’agriculture de survie se fait en cachette des gardes forestiers et des brigadiers du kolkhoze. Autrefois, les villages produisaient des pommes de terre, du chanvre, du seigle, des choux, des betteraves. Là, les paysannes vont déterrer des pommes de terre gelées ; elles en tirent un peu d’amidon dont elles font des galettes.
Les élèves de l’instituteur sont « des gosses faméliques et abattus, aux chandails effilochés, aux courtes pelisses en peau de mouton râpé, aux laptis mal lacés, aux bonnets de chèvre grossièrement cousus », p.49. Pour chauffer la salle de classe, ils vont chercher du bois dans la forêt. Ils y trouvent des champignons pour apaiser leur faim. « Je savais pour en avoir vu dans mon pays d’origine qu’une sorte de bolet au gout délicieux pousse souvent au pied des bouleaux », p.84. La faim qui pousse à des comportements incroyables, ne les quitte que rarement. « J’avais entendu parler de paysans qui se glissaient la nuit dans les écuries pour voler aux chevaux du son dont ils faisaient une soupe », p. 105. La milice est intransigeante. Une paysanne cache dans son corsage une poignée de grains. Prise sur le fait, elle est emmenée par deux miliciens et finira dans un goulag.
Le troc est de rigueur. On échange de la laine contre des peaux de chèvre ou de mouton, ou encore des coupons d’étoffe pour coudre un sarafane. « Parfois l’un des bergers s’introduisait brusquement dans une isba, lançait sur le perron un sac humide où se trouvait une brebis épuisée ou mourante et l’échangeait en hâte contre une bouteille de vodka, un pain ou un morceau de lard. », p.46. Pour survivre, les paysans reprennent les anciens métiers de l’époque orthodoxe. Ils détachent l’écorce des jeunes arbres pour en faire la tille dont ils fabriquent les cordes, des nattes et des laptis, ils travaillent le bois pour fabriquer des plats et des cuillers, ils foulent le feutre pour en faire des bottes. Les femmes tissent des étoffes. « Je dois te dire que sans ces travaux d’artisanat, les paysans mourraient de faim. », p.28.
C’est le règne de la corruption. « Depuis trois ans on n’avait pas distribué de pétrole au village. Or, il y en avait dans toutes les maisons. (…) Et tu sais pourquoi ? Parce qu’il a porté tout un poud de lard (16 kg) au commissaire militaire. », p.152.
Encadrés par le NKVD
Autrefois, avant les Soviétiques, le pouvoir était aux mains des couvents. Les moujiks de la région étaient pauvres mais heureux, ils faisaient fructifier la terre, mangeaient à leur faim et produisaient de belles choses. Tous les vingt ans, les terres étaient redistribuées selon le nombre d’hommes dans chaque foyer.
L’administration soviétique s’est substituée aux marchands et aux moines d’autrefois ; le village, désormais désolé et pauvre, n’est plus entretenu, les champs sont à l’abandon. L’agriculture bureaucratisée est une calamité. La récolte doit se faire quand le parti l’ordonne et non quand les blés sont murs. Une grande tristesse émane de ce constat : Les Soviétiques ont détruit l’économie locale qui fonctionnait bien. « Comment se battre contre les Allemands quand on est affamé ? », p.104.
Le clivage social entre les apparatchiks et le petit peuple se dévoile à travers le logement, le vêtement, la fabrication des laptis : « Le petit magasin du village ne recevait qu’une quantité limitée de marchandises réservée aux employés du parti et de l’État », p.112. Les secrétaires du parti qui fuient devant l’avancée allemande, s’installent dans les maisons de briques avec leurs familles. Les paysans ont faim.
Le NKVD réclame un impôt en nature même pour des champs non labourés, ne fournit des armes de chasse qu’en échange de fourrures. Une atmosphère de délation règne dans ces villages, les gens vivent sous la menace constante du NKVD et de la déportation. L’auteur est désabusé : « La Russie est belle mais dévastée. Même quand la guerre sera finie, rien ne bougera ici. La Russie est souillée », p.150. Il s’interroge sur le portrait de Staline vénéré comme l’icône d’un dieu païen et sur les accusations de profanation qui conduisent au goulag.
Les gens de Tiengouchaï
Au fil du récit, le narrateur brosse le portrait des habitants du village : son hôte Ivan Prostoviline ; Fatima dont le mari est dans un camp surveillé par des chiens-loups ; le vieux Fiodor, le klyst ; Adrian travailleur volontaire dans le camp de Potma. Et surtout la mystérieuse Nadejda qui dévoile petit à petit son histoire, au creux des méthodes d’espionnage staliniennes, et s’ouvre à l’amour qui se tisse entre elle et Michael.
Le narrateur s’engage auprès d’elle à parler de ces gens « plus saints que des icones » qui supportent tant de souffrances. « Ces villages délabrés et affamés sont la Russie. », p.155. Cette douleur semble être aussi la sienne, lui qui est si loin des siens, eux aussi dans la tourmente.
Il décrit ces gens au front haut, yeux bridés, mâchoires carrées, comme sortis d’une icône de Roublev. Il parle des hommes de Doudnikovo, des tatares d’Atenino, de la secte des vrais chrétiens et des croyances de ces gens simples. Il fait vivre pour le lecteur ces jeunes femmes russes riantes, enjouées malgré les difficultés et leur dur labeur, qui parlent un mélange de russe et de mordvine. Il décrit leur familiarité avec la souffrance.
La fin du récit est celle du départ pour la guerre de tous les hommes du village. « Partir au front, c’est se venger du foyer détruit et du sang versé par les allemands. C’est aussi la liberté », p.224.
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Mendel Mann est né à Varsovie en 1916. Fait prisonnier en octobre 1939, il s’évade et passe en URSS. Il a vingt-trois ans. Comme dans le roman, il est envoyé comme instituteur à Tiengouchaï. En 1941 il part sur le front de Moscou avec les hommes du village. Il ira jusqu’à Berlin au sein de l’Armée rouge. Puis il retourne à Varsovie et y découvre l’ampleur des massacres.
Les gens de Tiengouchaï, écrit en yiddish, à Paris où Mann s’installe en 1962, se termine là où commence Aux portes de Moscou écrit en 1956. Ce roman présente une peinture sociale, politique, ethnographique, avec ses intrigues amoureuses et ses valeurs humaines, qui vous tient en haleine, dans la lignée de Balzac ou de Tolstoï. Par petites touches, avec légèreté, dans une langue empreinte de poésie, on voit vivre le village, on ressent la souffrance et l’humanité de ceux qui le peuplent, on l’accompagne dans les champs, près de la rivière. M. Mann fait pénétrer le lecteur dans la réalité de la vie ordinaire des gens du village avec sobriété et émotion, sans pathos. En exprimant simplement, mais avec un art consommé de la composition, ce qu’il voit, ce qu’il ressent, il fait de ce témoignage une œuvre littéraire d’importance.
Le narrateur est un réfugié juif polonais ; le roman décrit avec tact ce que les réfugiés juifs ont vécu dans la campagne soviétique durant la guerre, leurs rapports avec les populations autochtones. Il éclaire l’existence juive de ces années-là en URSS. La question des réfugiés déportés juifs en URSS durant les années de guerre est un pan de la Shoah peu documenté, peu connu. Mendel Mann est l’un des rares écrivains à traiter, à sa manière, de ce qu’ils ont vécu.
Références bibliographiques
Autres oeuvres de Mendel Mann
Trilogie de guerre/די מלחמה־טרילאָגיען /Die Mil’hama Trilogie
– Aux portes de Moscou (1956), Titre original : בײ די טױערן פֿון מאָסקװע/ Bay di ṭoyern fun Mosḳṿe, Traduit du yiddish par E. et J. Fridman, Paris, Calmann-Levy.
– Sur la Vistule (1958), Titre original : בײ דער װײסל / Bay der Ṿaysl, Traduit du yiddish par R. Ertel, Paris, Calmann-Levy, 1962.
– La Chute de Berlin (1960), Titre original : דאָס פֿאַלן פֿון בערלין/ Dos faln fun Berlin, Traduit du yiddish par E. et J. Fridman, Paris, Calmann-Levy, 1963.