Constance et persévérance

par Marion Bauer

Cecil ROTH, Histoire du peuple juif, Titre original : A Short History of the Jewish People, Traduit de l’anglais par R. Schatzman et A.-M. Gentily, Les Éditions de La Terre Retrouvée, 1963.

La bibliographie sur l’histoire des Juifs n’a cessé de croître et nombreuses sont les découvertes que la recherche a permises depuis 1948, date à laquelle a été publiée Histoire du peuple juif de Cecil Roth. Loin d’être dépassée, l’œuvre du grand historien britannique conserve toute sa pertinence, car elle va bien au-delà d’un simple récit historique.
Savant engagé et humaniste passionné, Cecil Roth a jeté un regard éclairant sur les persécutions subies par le peuple juif, tout en soulignant son influence majeure dans les domaines culturels, scientifiques et économiques. Avec beaucoup d’esprit, il exprime ses indignations, joies, espérances et peines, offrant une fresque vivante, bien loin de l’austérité que l’on prête souvent aux œuvres d’un érudit d’Oxford.

Ce voyage à travers le temps commence avec les premiers récits de l’Antiquité, de l’épisode du Veau d’or au règne de Jézabel, qui posent les fondements de la tradition juive. Toutefois, cette période ne constitue à ses yeux qu’une introduction nécessaire, sans être au centre de son intérêt d’historien. C’est avec le Moyen Âge que son analyse prend toute son ampleur : il y voit la clé de voûte de la destinée juive et en explore minutieusement les dynamiques sociales, économiques et culturelles.

Une présence essentielle

Alliant érudition et engagement, l’historien explore l’essor des Juifs dans les échanges européens, mettant en lumière leurs réseaux et leur expertise commerciale, qui les placent au cœur de l’économie mondiale. En France, Charlemagne et ses successeurs, conscients de leur importance, leur accordent une protection particulière et favorisent leur installation. À Lyon, le jour du marché est même déplacé afin de respecter leurs observances religieuses – témoignage du rôle central qu’ils occupent dans l’Europe chrétienne de l’époque ! Comme l’écrit Roth, « les Juifs, à cette époque (an 800 sous Charlemagne), contrôlaient le commerce de l’Europe occidentale. Leurs relations internationales en faisaient des instruments utiles et leur culture des sujets précieux. », p. 191.

Tableau de Julius Köckert représentant l’ambassade de Charlemagne auprès d’Haroun ar-Rachid, calife de Bagdad. Cette délégation aurait été conduite par le Juif Isaac et deux nobles francs.

Dans l’Espagne musulmane, sous le Califat andalou, les Juifs connaissent également une période de prospérité, portés par un climat de tolérance exceptionnel pour l’époque. Roth entraîne le lecteur dans cet univers singulier où « le fanatisme, né dans le désert, s’atténua dans la douce atmosphère andalouse » (p. 189), permettant aux médecins et astronomes juifs d’exercer une influence considérable auprès des cours royales. C’est une période d’intenses échanges culturels et scientifiques, où les Juifs, par leur savoir, tissent des liens entre les empires chrétiens et le monde musulman.

Médecins, savants, hommes d’affaires – ils sont sollicités pour leurs compétences, des rois aux princes, en passant par les papes. Roth nous rappelle que « les médecins juifs (qui étaient souvent en même temps savants et hommes d’affaires) étaient célèbres pour leur habileté », p. 248. Les industries du tissage de la soie et de la teinture, dans les Pouilles, la Sicile et la Grèce, sont dominées par leurs savoir-faire ; ils fondent la première manufacture de papier d’Europe, près de Valence, preuve de leur esprit d’innovation.

Quant au commerce des produits de luxe, ils en tiennent les rênes. « L’industrie du corail était une création juive, ou plutôt marrane. Le commerce du sucre, du tabac et d’autres produits exotiques de luxe reposait largement entre leurs mains » (p. 364), souligne Roth, illustrant leur aptitude à saisir toutes les occasions de se développer et leur capacité à répondre aux goûts les plus raffinés de l’époque.

Cette influence s’étend jusqu’à la Renaissance, où les papes de la maison des Médicis, visionnaires et audacieux, accueillent la science juive au cœur de la vie intellectuelle. Roth y insiste : « Aucun souverain italien ne se montra mieux disposé envers les Juifs que les Papes de la Renaissance » (p. 296), montrant combien leur savoir est devenu indispensable.

Érudition et unité : le rayonnement jalousé du peuple juif

Parmi les fondements du monde juif, l’éducation et l’étude occupent une place essentielle, devenant bien plus qu’une simple tradition : elles façonnent une identité collective forte et capable de surmonter les plus grandes difficultés. « À une époque où la grande majorité des Européens étaient illettrés, les Juifs considéraient comme faisant partie de l’observance religieuse leur système d’éducation remarquablement complet », p. 252.

Transmission

Cette culture du savoir, transmise de génération en génération, aiguise les esprits dès la prime jeunesse, notamment à travers l’étude du Talmud.

Cette soif de connaissance se manifeste également par une adoption rapide des innovations, comme l’imprimerie. Dès le XVème siècle, les Juifs perçoivent le potentiel de cette invention pour démocratiser l’accès au savoir, avec la création du premier livre imprimé en Afrique par une imprimerie hébraïque à Fez. « Les Juifs avaient rapidement compris quelles perspectives ouvrait le nouvel art de l’imprimerie », note Roth (p. 297),soulignant que même les plus modestes peuvent alors accéder à une bibliothèque personnelle.

Cette ferveur intellectuelle, loin d’être confinée à un lieu, se déploie à travers les migrations. En Pologne, refuge de nombreux érudits, l’étude de la Thora est si répandue que, « dans l’ensemble des royaumes de Pologne, on aurait difficilement trouvé une seule maison où on n’étudiât pas la Thora », p. 332. La Pologne devient ainsi un centre d’étude du Talmud, où l’instruction atteint un raffinement rarement égalé.

Dans la philosophie, les sciences, et les arts, les Juifs se distinguent par leur capacité à saisir chaque nouvelle opportunité. Roth observe : « Les Juifs montraient une aptitude extraordinaire à comprendre les possibilités de toute nouvelle initiative, dans l’industrie, la science, la littérature ou l’art ; on les trouvait toujours parmi les partisans les plus enthousiastes du progrès, quand ils n’étaient pas parmi les pionniers », p. 411. Cet enthousiasme, associé à une constante  capacité d’adaptation, les place souvent en avance sur leur temps, suscitant autant l’admiration que la jalousie.

Ce lien avec le savoir s’accompagne d’une solidarité indéfectible. Dans les ports comme Venise, des structures se mettent en place pour soutenir les Juifs capturés et vendus en esclavage, et, en Europe occidentale, la communauté veille à ce qu’aucun de ses membres ne tombe dans la précarité. Cette fraternité devient une force vitale, offrant soutien et protection en toutes circonstances. Ce dynamisme perpétuel témoigne d’une souplesse intellectuelle, remarquable à tous égards, où la quête de savoir et d’excellence reste une valeur fondatrice.

Banquiers malgré eux

Au fil des siècles, les Juifs deviennent des rouages essentiels d’une économie européenne de plus en plus tournée vers le prêt d’argent. Contraints par l’interdiction catholique de pratiquer l’usure, ils se retrouvent dans la position unique de financiers, banquiers et prêteurs d’argent, à une époque où cette activité est stigmatisée et reléguée aux marges. En dépit des préjugés et de l’opprobre sociale, leur rôle est indispensable : sans eux, l’économie se développerait plus lentement. Paradoxalement, cette fonction, à la fois nécessaire et méprisée, les isole davantage, renforçant un cercle vicieux d’exclusion et de jalousie.

Pour Roth, le paradoxe est cruel : les Juifs, souvent les seuls capitalistes légitimes, sont des pionniers qui comblent un vide économique, mais deviennent rapidement des cibles de violence. « Le destin du Juif suivait toujours le même cours : dans toutes les branches de l’économie, l’une après l’autre, il jouait le rôle de pionnier. Dès que les Gentils avaient appris la leçon (…) ils l’excluaient généralement des affaires, l’expulsant même assez fréquemment du pays. », p.235.

Prêteur sur gage/1842/Tableau de Auguste Charpentier

Cette position d’intermédiaire financier, rendue possible uniquement par leur exclusion des autres activités économiques, les enchaîne à une activité dégradante aux yeux de la société chrétienne. Cependant, cette rapidité à accumuler des profits suscite une « jalousie effrénée » et devient une « incitation de plus à la violence ». Roth décrit ce cercle vicieux : les bénéfices peuvent tripler leur capital, mais une émeute peut tout leur faire perdre en une nuit.

Lorsque les non-Juifs, relégués aux marges, voient les Juifs prospérer, la jalousie monte : « Ils voyaient l’argent qui leur avait autrefois appartenu passer sans cesse de leurs coffres dans le Trésor royal… un jour, avec ou sans prétexte, ils se jetaient sur le quartier juif, et ajoutaient une nouvelle page sombre au martyrologue d’Israël. », p. 242.

À l’aube de l’époque moderne, ce rôle économique devient à la fois source de prospérité et de détestation, culminant dans l’apogée de familles comme les Rothschild, décrits par certains comme « la sixième Grande Puissance de l’Europe ».

De la stigmatisation à l’horreur

À partir du Moyen Âge, la stigmatisation des Juifs devient de plus en plus explicite et virulente. Dès le XIIème siècle, des signes distinctifs comme la rouelle rouge ou le chapeau pointu leur sont imposés, bien avant l’apparition de l’étoile jaune sous le régime nazi. Ces pratiques, visant à les identifier publiquement, marquent une première étape dans le processus de marginalisation officielle. Roth le raconte : « En Allemagne, l’insigne garda la forme primitive du cercle jaune, qui devait être fixé sur le vêtement de dessus, à la place du cœur. Les plus lourdes pénalités frappaient ceux qui osaient s’éloigner du Ghetto sans leur marque distinctive », p. 337. Ce rejet institutionnalisé forme le socle de siècles d’isolement et d’hostilité.

La suspicion se transforme bientôt en violence ouverte. Les accusations se multiplient, allant jusqu’à attribuer aux Juifs la responsabilité des pires catastrophes. La Peste noire, fléau sans précédent qui dévaste l’Europe en 1348, leur est imputée, déclenchant une vague de violence sans précédent. « La furie atteignit son paroxysme. La Mort Noire dévastait l’Europe, balayant partout un tiers ou plus de la population (…). La responsabilité, comme de tout autre événement mystérieux, en fut donc rejeté automatiquement sur les Juifs. De là le conte se répandit comme une traînée de poudre à travers la Suisse, le long du Rhin, et même en Autriche et en Pologne », p. 264. La conséquence ? Des massacres terrifiants embrasent l’Europe, laissant des centaines de communautés juives en ruines.

Mais l’hostilité ne se limite pas aux violences physiques. Les lois discriminatoires se multiplient, imposant aux Juifs des codes vestimentaires stricts et les confinant à une existence marginalisée. « On leur interdisait de s’habiller de blanc ou de couleur et ils finirent par adopter comme vêtement caractéristique la longue robe noire et la calotte ronde que portent encore leurs descendants », p. 308. En Sicile, un impôt spécifique pèse même sur les naissances juives, signe d’une oppression institutionnalisée qui frappe chaque aspect de la vie.

Aquarelles infamantes du XVIe siècle représentant un juif et une juive de la ville de Worms./La rouelle est ici accompagnée d’un sac de pièces (usure, avidité), de gousses d’ail, d’une oie (corruption).

Les mesures répressives se renforcent chaque fois qu’une crise secoue l’Église. Un Pape zélé, une nouvelle hérésie, et c’est tout un code répressif qui s’abat sur des dizaines de milliers de foyers juifs. En France, l’antisémitisme atteint de nouveaux sommets avec la destruction méthodique de la culture juive. Le 17 juin 1242, vingt-quatre charretées de manuscrits hébraïques d’une valeur inestimable sont publiquement brûlées à Paris. Ce désastre culturel plonge les communautés juives dans le deuil, « avec à peine moins de douleur que lorsqu’il s’agissait du martyre physique de leurs frères », p. 244.

L’Inquisition, qui sévit pendant près de trois siècles, porte l’horreur à son comble. Plus de 375 000 personnes sont condamnées, dont une large partie périt sur le bûcher. La répression s’étend, rendant la vie insoutenable pour les Juifs, qui sont chassés de régions entières, exilés ou obligés de se convertir en masse pour échapper à la mort. « A travers la Péninsule, par milliers les Juifs acceptaient le baptême en masse afin d’échapper à la mort, conduits dans certains cas par les membres les plus sages, les plus riches et les plus importants de leurs communautés », p. 271.  Exode et massacres se succèdent, transformant l’Europe en un continent où les Juifs doivent constamment fuir pour survivre.

Les persécutions s’intensifient sans répit, touchant des territoires de plus en plus vastes. « Le déconcertant tourbillon de meurtres et de bannissements qui déferla à travers l’Allemagne, jusqu’à la fin du moyen âge et même après, défie une analyse claire ou même un récit »,p. 267. Cet enchaînement tragique d’exécutions, de bûchers et d’exils marque la longue histoire de souffrance du peuple juif, une douleur transmise de génération en génération.

Le ghetto : espace d’oppression totale

Le ghetto, symbole de ségrégation et de contrôle, émerge bien avant les sombres heures du XXème siècle. Cette réalité, souvent associée aux ghettos modernes, trouve ses racines dans l’Europe de la Renaissance. En 1516, à Venise, les autorités instaurent le premier « Ghetto Nuovo », un quartier clos où les Juifs sont contraints de vivre en marge de la société. Ce modèle de confinement et de surveillance se propage rapidement à travers l’Europe, imposant une existence cloisonnée et isolée, bien avant l’ère moderne.

Pour Roth, cette forme d’enfermement marque un tournant brutal dans l’histoire de l’antisémitisme. Ce qui n’était au départ qu’une forme de rassemblement volontaire, renforcée par des liens religieux et sociaux, devient un instrument d’oppression institutionnalisé. Dès lors, les quartiers juifs, qui furent un temps des espaces de cohésion, se transforment en ghettos fermés, imposés par les autorités et dépourvus de toute liberté de mouvement.

À partir du milieu du XVIème siècle, l’Italie, autrefois accueillante pour les Juifs, instaure progressivement ces quartiers clos, imposant aux communautés juives une vie réduite et surveillée. Roth déplore : « Le Ghetto, avec toute son étroitesse et sa dégradation, devint caractéristique de la vie juive.» p.304.  L’isolement atteint son paroxysme en Allemagne, où, bien avant l’ère nazie, la répression contenue dans le concept de ghetto est poussée à son extrême.

Le ghetto devient ainsi un espace d’oppression totale, où les Juifs sont privés de droits fondamentaux et de liberté. Leur existence, réduite à une vie de promiscuité et de pauvreté, n’offre aucun espoir d’épanouissement. « La vie devint d’une mesquinerie inexprimable. La promiscuité physique, sociale et intellectuelle était sans exemple. (…) Des pensées qui auraient pu atteindre toute l’humanité se bornaient à l’audience étriquée d’une ruelle étroite.», p. 351.

Cette ségrégation va jusqu’à transformer leur mode de vie et leur physique : « Physiquement, le Juif avait dégénéré. (…) Les occupations dégradantes (…) lui étaient devenues une seconde nature, qu’il lui était difficile de rejeter. » Après deux siècles d’existence, « le Ghetto semblait avoir atteint son but : l’asservissement du Juif – physique, intellectuel et moral – était en bonne voie. », p. 352.

Pogroms russes

Les pogroms russes, survenus à la fin du XIXe siècle, marquent une réminiscence glaçante des massacres médiévaux. Ces attaques systématiques contre les communautés juives de l’Empire russe perpétuent un cycle de violence et de persécution, héritage direct des siècles de haine et de marginalisation que les Juifs avaient déjà subis en Europe. Pour Roth, il est essentiel de voir dans ces pogroms une continuité historique : la brutalité infligée aux Juifs d’Europe de l’Est prolonge les horreurs du Moyen Âge.

Le premier grand épisode se déclenche en avril 1881 à Elisavetgrad, lorsque de simples rumeurs et préjugés servent de prétexte pour des violences qui s’étendent rapidement à cent-soixante villes et villages. « L’Europe était frappée d’horreur devant ce stupéfiant retour à la sauvagerie. On croyait l’âge du martyre passé » (p. 437), témoignant de la stupéfaction d’un monde qui pensait ces persécutions révolues. Le mot « pogrom » lui-même, signifiant « dévastation » en russe, devient un terme universel pour décrire ces violences dirigées contre une minorité vulnérable et sans défense.

Pogrom de Kishinev, en 1903

L’intensité de cette persécution atteint des sommets en 1891 avec la déportation massive de milliers de Juifs, en plein hiver, de Moscou et d’autres villes. Les infâmes « Lois de Mai », initialement temporaires, instaurent une quasi-permanence de l’exclusion en interdisant aux Juifs l’accès à de nombreux villages et en les rejetant des centres ruraux. En quatre ans, ce sont près de 284 villes russes qui sont le théâtre de ces massacres, et le nombre de victimes approche les cinquante mille, plongeant des centaines de milliers de Juifs dans une misère sans fin.

Face à cette insécurité persistante, les Juifs de l’Europe orientale entament un exode massif. Près d’un million de Juifs quittent leurs foyers avant la fin du siècle, un nombre qui double peu de temps après. Cette migration, l’une des plus importantes de toute l’histoire juive, pousse des familles entières à traverser l’Atlantique pour échapper à l’oppression. Beaucoup se tournent vers l’Amérique, qui deviendra par la suite un centre majeur de la vie juive mondiale. Cette diaspora est également à l’origine de la contribution profonde des Juifs à la construction des États-Unis, participant à l’essor d’une Amérique moderne et multiculturelle. Comprendre les pogroms et leurs conséquences, c’est saisir l’une des forces migratoires qui façonnèrent non seulement le destin juif, mais aussi le développement culturel et économique d’un nouveau monde.

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En concluant par quelques pages sur la Shoah et l’émergence de l’État d’Israël, Roth souligne que l’histoire juive, bien que traversée par l’exil et les persécutions, s’est construite à la fois par la continuité et la renaissance, par la tradition et l’innovation. Il choisit cependant de concentrer son analyse sur le Moyen Âge, convaincu que c’est dans cette période, avec ses épreuves et ses adaptations, que l’on doit chercher les racines profondes de cette trajectoire unique.