Les Juifs dans la vie économique :
Vertus du nomadisme

par Jean-Luc Landier

Jacques ATTALI, Les Juifs, le Monde et l’argent : Histoire économique du peuple juif, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2002.

Les Juifs et l’argent… Depuis près de deux mille ans, la prétendue relation privilégiée que les Juifs entretiendraient avec l’argent a nourri un puissante et persistant imaginaire antisémite. Aujourd’hui encore, de nombreuses théories du complot reposent sur la mythologie du Juif assoiffé d’or qui domine la terre. Or, la tradition juive a toujours considéré la création de richesse non point comme une fin en soi, mais comme un simple moyen permettant d’améliorer le monde et d’y mener à bien le projet divin.
Jacques Attali dans Les Juifs, le monde et l’argent : Une histoire économique du peuple juif, a tenté de comprendre et retracer la longue histoire d’Israël à la lumière de sa relation à l’économie en mettant mis l’accent sur l’éthique qui régit l’emploi de l’argent. Tout en conduisant une stimulante réflexion morale inspirée par les maîtres de la pensée juive, cet ouvrage éclaire les moments les plus significatifs de l’histoire (universelle !) du peuple juif.


Nomadisme et abstraction
Depuis la perte de son indépendance politique, il y a deux millénaires, le peuple juif a vécu dans la dispersion, parmi des peuples qui l’ont quelquefois toléré, mais qui l’ont le plus souvent persécuté et expulsé, le contraignant à une existence nomade. Or, le nomadisme, qui relativise l’attachement aux lieux et aux réalités matérielles, peut être propice au développement de l’abstraction, et au jeu des concepts. Alors que des lois discriminatoires les enfermaient dans les métiers de l’argent, l’aisance des Juifs dans le maniement des notions abstraites leur aurait permis de concevoir des outils nouveaux qui ont contribué au développement économique des pays qui les accueillaient.
Au XIXème siècle, l’émancipation politique a permis aux Juifs d’Occident de participer activement aux découvertes techniques et intellectuelles (qui ont donné l’illusion du progrès infini de la civilisation).
Au début du XXème siècle, la contribution des Juifs à l’expansion économique, au progrès technique et à l’innovation intellectuelle était plus que jamais déterminante, non sans susciter l’hostilité d’une partie de la société. Mais la venue au pouvoir des pires barbaries conduisit à une catastrophe sans précédent pour le peuple juif, victime expiatoire de l’idéologie du ressentiment. La renaissance nationale sur la Terre d’Israël est une révolution pour un peuple longuement dispersé, dont l’apport spécifique à l’humanité provient désormais d’un centre, à la fois politique et spirituel.
Comme pour rappeler sa source spirituelle, son enracinement dans le Livre, chacune de ces grandes phases de l’histoire du peuple d’Israël est figurée par un des cinq livres de la Torah.
Berechite/Genèse : Le nomadisme engendre l’abstraction ; monothéisme et recours à la monnaie (jusqu’en 325), p.15-100.
Chemote/Exode : L’élaboration de la doctrine économique du Talmud (325-1096), p.101 – 206.
Vayikra/Lévitique : Les Juifs, des étrangers détestés mais indispensables (1096-1789), p. 207 – 414.
Bamidbar/Nombres : Les Juifs au cœur de la Cité, de l’Émancipation à la Shoah (1789-1945), p. 415 – 631.
Devarim /Deutéronome : Reprise et épilogue, p. 632 – 716.

Passeur
L’Hébreu est un passeur, un nomade. Le mot « hébreu » dérive du verbe לעבור /la’avor, passer.

Jacob Bassano/Le départ d'Abraham pour la terre de Canaan
Jacob Bassano/Le départ d’Abraham pour la terre de Canaan/1570/Musée des Beaux-Arts du Canada

Abram reçoit l’ordre de partir fonder un nouveau peuple, un peuple-prêtre, responsable de la condition humaine devant Dieu. Abram rejette les idoles, qu’un nomade ne peut emporter dans ses pérégrinations, et ne respecte que Dieu, l’Unique, l’abstraction dénuée de forme, omniprésente, qui le précède partout où il se rend ; la faculté d’abstraction est en effet la vertu du nomade, de l’Hébreu (p.38).
Abram, devenu Abraham reçoit l’ordre de prospérer, d’accumuler des richesses pour le service de Dieu. Sa main est arrêtée lors du sacrifice de son fils Isaac ; Dieu entend préserver l’homme et demande que des biens Lui soient alloués lors des sacrifices destinés à Lui rendre hommage. L’argent, au sens de redevance due, se dit  דמים/damime, le pluriel de דם/dame, le sang : c’est un substitut du sang. Les biens matériels permettent donc de remplacer la violence, et sont un moyen de trouver un compromis plutôt que de combattre.
Une éthique rigoureuse
Les descendants d’Abraham, après avoir fui l’esclavage égyptien, redeviennent des nomades du désert. Le Veau d’or, qu’ils confectionnent en l’absence de Moïse, atteste que la richesse, l’argent, est un objet d’idolâtrie, un rival de Dieu s’il devient une fin en soi. L’enrichissement confine à l’idolâtrie s’il n’est pas encadré par des règles morales. Plus tard, alors que les enfants d’Israël s’apprêtent à entrer en Terre de Canaan, Moïse définit ainsi l’obligation du מעשר/ma’assère de la dîme, ce don du dixième de la récolte, qui devra être remis aux Lévites, ainsi qu’aux pauvres, aux veuves, aux orphelins.
Si le peuple d’Israël devient sédentaire après son installation dans le pays de Canaan, il définit tout un corpus de lois morales et sociales qui régulent la création de richesse : celle-ci doit être recherchée, mais elle est un moyen de servir Dieu mais n’est nullement une fin en soi. Ainsi, le prêt est conçu comme une forme de solidarité entre frères, et non un commerce ; il est interdit d’en tirer profit en percevant un intérêt. Le profit tiré de la vente doit être limité à hauteur de l’impôt dû au Temple.

Chagall/Adoration du Veau d’or/1965-1966/Musée Chagall de Nice


L’institution de l’année sabbatique permet également de limiter la richesse et de laisser des fruits de la récolte aux pauvres. Tous les 49 ans, lors du Jubilé, la terre est rendue à son propriétaire initial. Le lien avec la terre est ainsi réduit, et l’économie conserve donc son caractère nomade.
L’échange
Après le schisme des deux royaumes, la destruction du premier Temple et l’exil de Babylone, le peuple hébreu est dispersé en Babylonie, mais aussi en Égypte, en Crète et à Chypre. Fort de ses aptitudes à s’émanciper des lieux, il entretient et cultive les relations avec les peuples voisins en développant les échanges commerciaux, tout en privilégiant le travail manuel.
Tant à Jérusalem que dans les diasporas de Babylone ou d’Alexandrie, les tribunaux définissent les normes de la vie économique et sociale : exaltation du travail manuel, fixation du juste prix, limitation du profit. Dans la Judée hellénistique, le prêt à intérêt reste interdit, l’intérêt étant assimilé au mensonge et au détournement. Toutefois, seuls les prêts de consommation, qui concernent les pauvres, sont strictement interdits. Les prêts à l’investissement garantis par des gages sont tolérés. En revanche, les prêts à intérêt à des non-Hébreux sont permis, car l’étranger n’est pas considéré comme un pauvre en puissance.
La destruction du Temple de Jérusalem par les Romains et la perte de l’indépendance politique entraîne une révolution spirituelle dans le judaïsme : la prière à la synagogue remplace le sacrifice au Temple. Une étape supplémentaire vers l’abstraction est franchie ; la parole s’est totalement substituée aux offrandes. À l’opposé, on constate que les Romains pillent les richesses du Temple, et captent à leur profit l’impôt versé aux prêtres en soumettant tous les Juifs de l’Empire romain à une taxe spécifique, le fiscus judaicus. La majorité des Juifs réside désormais en diaspora, en particulier à Rome et à Alexandrie. Un réseau de communication et d’échanges entre les diverses communautés juives commence à s’établir.
Juifs et Chrétiens
Cependant, Juifs et Chrétiens, pourtant issus de la même source spirituelle, se séparent dans l’hostilité. Leur perception de la vie économique est très différente : pour les Juifs, la création de richesse est heureuse à condition qu’elle soit mise au service de Dieu ; pour les Chrétiens, la pauvreté est une condition du salut. Pour les Juifs, l’argent est une valeur économique, alors que, pour les Chrétiens, il est stérile et ne peut en aucun cas produire d’intérêts. Si la pauvreté est vertueuse pour ces derniers, les dons à l’Église sont sans limite, afin que sa splendeur émerveille les hommes.

« La critique chrétienne du judaïsme mêle d’emblée le théologique et l’économique, en combinant les accusations de déicide et d’accaparement », p.121. « L’antijudaïsme chrétien est immédiatement inséparable de la dénonciation économique », p.122. La conversion de l’empereur Constantin au christianisme, suivie de sa domination totale sur l’Empire, en 325, entraîne l’exclusion des Juifs de la vie civile, et limite les métiers auxquels ils ont accès.
L’aggravation des persécutions, en particulier dans l’empire chrétien d’Orient, amène les Juifs à se déplacer et s’installer nombreux en Babylonie, où vit déjà depuis des siècles une importante communauté.
Sur les rives de Babylone
Dans la Babylonie parthe, puis sassanide, les Juifs bénéficient d’une autonomie politique et de la tolérance religieuse. Ils forment des communautés de paysans, d’artisans et de marchands. Ils sont le moteur du développement du commerce international, et inventent de nouveaux instruments financiers, comme la lettre de change, qui permet de rendre la créance abstraite, de la transférer à un tiers qui se charge de se la faire payer par l’emprunteur initial.
Les académies rabbiniques de Babylonie, fortes de la Michna déjà élaborée au IIIème siècle en Palestine et sur les rives du Tigre, procèdent à une compilation et surtout à une exégèse des règles de jurisprudence antérieures, qui formera le Talmud de Babylone. Il y est notamment édicté que si la richesse est bienvenue, elle est aussi une source de responsabilité. Donner, c’est s’enrichir ; la seule vraie richesse est la vie. La monnaie sert à compenser tous les dommages, elle évite l’engrenage des représailles. «Quiconque blesse son prochain est astreint à le dédommager pécuniairement de l’atteinte portée à ses capacités professionnelles, de la souffrance physique occasionnée par la blessure, du préjudice moral, des frais médicaux, de l’arrêt de son activité», d’après le Talmud de Babylone.
Mais l’argent ne compense pas le prix d’une vie, le pardon est indispensable. Tromper et truquer sont les pires des crimes. Le non-paiement d’un salaire est aussi un crime. Le prix des produits de première nécessité est limité, afin de permettre aux pauvres d’y avoir accès. Le profit de l’intermédiaire est plafonné au sixième du prix de revient du bien vendu. Travailler de ses mains est le premier devoir d’un Juif. La propriété privée n’est pas un principe sacré. « Celui qui dit: ‘ce qui est à moi est à toi, et ce qui est à toi est à toi’, est un sage», p.151, citation du Pirké Avote/Maxime des Pères.
La meilleure façon d’accomplir la justice consiste à prêter de l’argent ou des biens matériels à celui qui est sans ressources ou qui traverse une difficulté passagère. Mais ce prêt doit être sans intérêt. « N’accepte de ton frère ni ‘’morsure/néchekh) (intérêt payé par le débiteur) ni plus-value/ribbite (intérêt reçu par le prêteur), mais crains ton Dieu, et que ton frère vive avec toi », Devarim/Deutéronome, commenté dans le Traité Baba Metsia, 61, p.163. L’intérêt est un vol du temps de l’emprunteur par le prêteur. Le Talmud condamne le prêteur d’argent professionnel (Traité Makote 24a ; Nédarime 49 b).

Eduard Bendemann/Les Juifs pleurant en exil/Circa 1832/Source Wikipedia


L’exigence altruiste est le socle sur lequel repose la doctrine économique du Talmud. Rien n’est bon pour les Juifs si ce n’est bon pour les autres également. Il leur appartient de réparer le monde, d’accomplir, selon une expression qu’on trouve déjà dans la liturgie et dans la Michna, le Tikoune Olame/La réparation du monde/ תיקון העולם , car le monde est, selon la Kabbale de Louria, le résultat d’une « brisure de vases », p.165. Rabbenu Hananaël disait « Les Juifs ne sont jamais mieux que si les autres sont eux-mêmes mieux », p.166.
Entre la Croix et le Croissant
À la suite des enseignements de Mahomet et de la conquête fulgurante du Proche et du Moyen Orient par ses disciples, une nouvelle civilisation, l’Islam, domine l’Asie mineure et une partie du bassin méditerranéen. Les nouveaux maîtres, tolérants à l’égard des religions du Livre, leur imposent la condition de dhimmis, de protégés. Leur condition est très inférieure à celle des Musulmans : ils sont soumis à des règles humiliantes et à des impôts spéciaux, mais peuvent mener librement leurs activités économiques et intellectuelles. Ils conservent, entre autres, leurs fonctions de collecteurs d’impôts, et deviennent souvent les conseillers des émirs. En 762, Bagdad devient la capitale du monde islamique. Les marchands juifs constituent des réseaux avec toutes les communautés juives du monde connu, et sont des acteurs majeurs du commerce international, dont l’hébreu est une des langues principales. La lettre de change, vecteur des transferts de fonds entre communautés, devient impersonnelle.
Dans le monde chrétien de la même époque, les marchands juifs sont aussi une source de richesse pour les villes qui se créent. Les Juifs sont autorisés à se grouper à condition d’exercer le métier de prêteur, interdit aux Chrétiens. La tolérance carolingienne permet la constitution de communautés juives en Gaule, qui contribuent au transfert de richesses et de savoirs en provenance d’Orient. La demande de crédit augmente, les Juifs sont autorisés à se grouper pour prêter à un Chrétien. Les prêts sont garantis par des gages, dont les produits peuvent revenir au prêteur. Personne d’autre que les Juifs n’est autorisé à prêter. Rachi, le plus éminent commentateur de la Bible et du Talmud, connait parfaitement le fonctionnement des foires, et édicte une réglementation des prix interdisant la spéculation sur les denrées.
Les commerçants juifs sont pratiquement les seuls à pouvoir se rendre dans les ports méditerranéens tenus par des puissances musulmanes. Ils échangent avec d’autres commerçants juifs ou avec des agents de représentation là où il n’y a pas de Juifs. Ils apportent de nouveaux savoirs (système numérique hindou transmis aux Arabes, puis aux Chrétiens). Ils sont des passeurs dans l’espace et dans le temps.
Fort de règles de vie définies dans le Lévitique, le peuple juif, exploité pour ses compétences financières, sut, au cours de siècles de persécutions, d’expulsions, et de conversions forcées se maintenir et préserver son identité envers et contre tout.
Dans un monde islamique devenu beaucoup moins tolérant à leur égard, les marchands juifs continuent à innover : ils inventent le chèque, la comptabilité en partie double, et modernisent la lettre de change. Dans le domaine économique, Maïmonide précise qu’il est moralement obligatoire de prêter aux non-Juifs, avec pour limite l’interdiction d’exploiter l’emprunteur par des taux trop élevés.
Dans le monde chrétien qui découvre le commerce, les Juifs vont permettre aux Chrétiens d’emprunter alors qu’eux-mêmes n’ont pas le droit de prêter. Les Juifs sont en effet exclus des guildes d’artisans et de marchands. Ils sont cantonnés dans des activités d’intermédiaire, de courtage, rapprochant l’offre et la demande, et, bien entendu, dans le prêt d’argent. Ils sont la propriété des seigneurs, qu’il faut indemniser si un de leurs Juifs est victime d’un vol. Le seigneur peut les céder ou les donner en gage. Avoir des Juifs dans son domaine est une ressource importante pour un féodal, qui peut vendre très cher la protection qu’il leur accorde ou les expulser en saisissant leurs biens.
Le commerce a besoin d’argent, mais les liquidités manquent. Il faut donc recourir au crédit. Les Juifs, qui n’ont pas le droit de posséder la terre, disposent de liquidités inemployées qu’ils peuvent prêter, tout en exerçant un second métier. Cette fonction leur est même imposée dans les chartes qui leur sont concédées. La demande est forte, les risques de non-remboursement sont très importants. Il est donc inévitable que les taux d’intérêt demandés par les prêteurs soient très élevés. Les seigneurs et les monastères sont leurs premiers clients. Les Juifs peuvent se rembourser en collectant les impôts dus aux féodaux. Des gages leur sont remis en garantie des prêts. Les Juifs sont amenés à les négocier, et deviennent ainsi marchands d’articles d’occasion : bétail, tissus, objets précieux. Les rabbins, soucieux de la sécurité de leurs communautés, s’assurent que les conditions des prêts ne soient pas défavorables aux emprunteurs chrétiens. Les Juifs ont en effet tout intérêt à contribuer à la prospérité des Gentils.

Prêteurs juifs/Illustration extraite du Code de lois Vidal Mayor/Circa 1290-1310/Musée Getty

Le crédit juif est indispensable à la société féodale européenne. Si les Juifs lui sont nécessaires, ils sont cependant détestés. L’accusation de déicide ou de meurtre rituel permet de se dispenser du remboursement des dettes. Les massacres des Croisades sont suivis d’expulsions et de saisie des biens, notamment en France et en Angleterre. Les expulsions peuvent être suivies de nouvelles admissions, en fonction des besoins du Trésor royal.
À partir du début du XIIIème siècle, l’Église autorise les prêts entre Chrétiens s’ils font partie d’un contrat d’association, d’une prise de risque en commun ou compensent un retard de paiement. La place des Juifs dans l’activité de crédit se réduit, des prêts considérables étant consentis notamment par l’ordre des Templiers. Les Juifs, exclus de la plupart des professions et identifiés par un vêtement spécifique (quatrième concile de Latran de 1215) peuvent donc être expulsés sans dommages pour la société. Les grands massacres commis lors de l’épidémie de peste de 1349 incitent les Juifs à se réfugier en Pologne, où ils ont été bien accueillis dès le XIème siècle. Ils y deviennent artisans, commerçants, collecteurs d’impôts, gérants de domaines.
En Espagne chrétienne, les Juifs exercent tous les métiers, comme dans l’Espagne musulmane. Ils ont toutefois le monopole du prêt d’argent, conformément aux interdictions du droit canonique, mais sont aussi responsables de la frappe des monnaies et collecteurs d’impôts.  Certains d’entre eux approchent les hautes sphères du pouvoir, comme dans l’Espagne musulmane quelques siècles auparavant, Judah Abravanel occupant même la fonction de Trésorier du royaume sous deux monarques à la fin du XIIIème siècle. Les Juifs exercent également des activités innovatrices, comme la cartographie, qui contribuera plus tard de manière déterminante aux découvertes des navigateurs portugais et espagnols.

La condition des Juifs se détériore cependant à partir de la fin du XIIIème siècle. A partir des massacres de 1391, les Juifs sont contraints de se convertir, mais nombre de conversos continuent à pratiquer le judaïsme en secret, s’exposant ainsi aux plus grands périls. Les Juifs restés fidèles à leur foi sont enfermés dans des quartiers spéciaux et soumis à un grand nombre d’interdits professionnels et sociaux. Le prêt d’argent reste le seul métier auquel ils ont accès. Tout au long du XVème siècle, l’Inquisition castillane n’aura de cesse de réclamer l’expulsion des Juifs, et de surveiller les conversos. Le pouvoir royal, considérant que « les Juifs sont ses coffres », résistera longtemps aux pressions des Inquisiteurs. En cette même fin du XVème siècle, Christophe Colomb, fort des travaux des cartographes et astronomes juifs, parvient à obtenir le soutien financier de riches conversos et l’appui royal pour s’élancer vers le Nouveau Monde. Mais le 1 mai 1492, l’Inquisition parvient à ses fins. Le décret royal laisse trois mois aux Juifs d’Espagne pour liquider leurs biens et quitter le royaume. L’expulsion des Juifs d’Espagne puis du Portugal un peu plus tard, est un tournant majeur dans l’histoire du peuple juif. La majorité des Juifs qui fuient la péninsule ibérique trouve refuge en terre d’Islam, en particulier dans l’empire ottoman. Les Juifs qui s’installent dans l’empire turc vont renforcer sa puissance par leurs capacités et leurs relations. La première imprimerie est ainsi créée par des Juifs à Constantinople. Des milliers de Juifs ibériques vont également trouver refuge au Maroc et en Algérie. Les réfugiés d’Espagne et Portugal, forts de leur culture commune et de leur savoir-faire commercial, vont constituer un réseau informel de correspondants dans tous les ports méditerranéens. Ce réseau s’étendra plus tard aux Pays-Bas, à Hambourg et jusqu’au Danemark, à la suite de l’arrivée de Juifs ibériques dans ces régions.
Des acteurs essentiels de la vie économique européenne
En Pologne, les Juifs représentent 5 % de la population au XVIème siècle. Ils sont commerçants, aubergistes et même artisans si les guildes autorisent leur activité. Ceux qui sont régisseurs des domaines des grands propriétaires contribuent à la venue d’autres Juifs dans les villages. Comme en Europe occidentale, les Juifs exercent le métier de prêteur et même de banquier, gérant les avoirs de leurs clients chrétiens, notamment ceux des grands propriétaires terriens en leur offrant des garanties communautaires. Les nobles polonais ont recours aux Juifs comme à une bourgeoisie de substitution. Les Juifs prêtent en s’appuyant sur un mamram, sorte de billet à ordre mentionnant le montant du prêt, la date du remboursement et la signature du débiteur.
Les communautés juives bénéficient d’une autonomie sous l’autorité du Conseil des Quatre Pays (Va’ad arbaa’ aratsote) constitué en 1579. Les Juifs participent aux conflits du début du XVIIème siècle en soutenant la couronne de Pologne. Mais en 1648, la grande révolte des Cosaques d’Ukraine, dirigée par l’hetman Bogdan Chmielnicki , met fin aux deux siècles de prospérité du judaïsme polonais. Cent mille Juifs sont massacrés dans des conditions atroces, et des dizaines de communautés sont détruites. Le judaïsme polonais, réduit à des conditions de vie précaires, et soumis à la Russie à la suite du partage de la Pologne, trouve dans le mysticisme du hassidisme un refuge spirituel face à l’adversité du temps.
En Italie, les Juifs sont exposés aux fluctuations constantes de l’attitude des papes à leur égard. Ils sont confinés dans les ghettos de Rome et d’Ancône, mais autorisés à commercer avec le Levant et à prêter. Ils sont en revanche autorisés à exercer tous les métiers à Livourne, en Toscane, sous l’autorité des Médicis : tissage de la soie, verrerie, banque, imprimerie et commerce international avec l’Afrique du Nord.

Le port de Livourne, Italie, XVIII ème siècle/ Civico Museo Navale de Gênes

Dans l’empire d’Autriche comme en Allemagne, les Juifs sont tolérés au XVIème siècle, et exercent, comme ailleurs, le métier de prêteur à gages. Mais l’apparition de la Réforme va modifier la doctrine chrétienne à l’égard du prêt à intérêt, qui sera autorisé dans les pays protestants. Les banquiers chrétiens concurrenceront les banquiers juifs. En 1670, les Juifs de Vienne, bien que prêteurs de la Couronne des Habsbourg, sont expulsés, avant d’être admis à nouveau un peu plus tard. Les premiers Juifs s’installent à Berlin en 1671. En 1607, Jacob Simon Warburg, prêteur sur gages originaire de Westphalie, s’installe au bord de l’Elbe, à Altona, et est l’ancêtre d’une illustre famille de financiers juifs. A Prague, au milieu du XVIIème siècle, un Juif d’origine portugaise crée un atelier de cotonnades, confirmant l’intention et la capacité des Juifs à s’investir dans l’industrie naissante.
Les premiers marranes s’installent en Flandre dés 1520, et créent l’industrie du diamant à Anvers, en 1578. Les descendants de Juifs espagnols s’installent officiellement en Hollande après l’indépendance des Provinces-Unies, en 1593. La pratique du culte est autorisée par les États Généraux des Pays-Bas en 1615. La Bourse d’Amsterdam est créée par des Juifs en 1609. Menasseh ben Israel développe l’impression de livres de prières qu’il exporte dans toute l’Europe, et souligne dans son Apologie des Juifs, que ceux-ci sont partout de bons citoyens, qui apportent la prospérité autour d’eux. Comme dans d’autres pays, les Juifs sont des acteurs indispensables du commerce international, et développent les contrats d’assurance maritime. Deux Juifs sont parmi les premiers actionnaires de la Compagnie des Indes orientales. La piraterie des navires espagnols et portugais est légale, juste vengeance des Juifs ibériques après l’expulsion et la persécution des conversos. Les Hollandais chassent les Portugais du Brésil en 1648, et une communauté s’installe à Recife, y développant la culture du tabac. Les Portugais reprennent Recife en 1656, contraignant les Juifs à s’enfuir vers les Antilles et le Surinam. D’autres Juifs s’étaient dés 1654 déjà installés à Nouvelle Amsterdam que les Hollandais cèdent aux Anglais en 1664, sous le nom de New York. Des Juifs avaient dès la fin du XVIème siècle accompagné les expéditions anglaises qui colonisèrent la Caroline et la Géorgie. Au début du XVIIème siècle, quelques Juifs s’installèrent dans le Maryland et en Pennsylvanie.
Au tournant du XVIIIème siècle, nombre de Juifs exercent des fonctions officieuses au service des souverains des États allemands et de l’empereur d’Autriche : ils gèrent les droits de douane, administrent les monnaies, fournissent les armées en grains et en chevaux, deviennent banquiers des états qu’ils renforcent. Certains d’entre eux se rapprochent du pouvoir, comme Joseph Süss Oppenheimer, quasi-premier ministre du duc de Würtemberg, dont la carrière et la chute, en 1738, inspireront au XXème siècle la littérature, puis le cinéma antisémite.

Joseph Süss Oppenheim

Joseph Oppenheimer est l’exemple même du Hofjude, du Juif de cour, dont la carrière est fulgurante mais la position toujours précaire. Les Juifs de cour bénéficient de privilèges rares, qui ne sont pas étendus aux autres Juifs, toujours soumis à des exclusions médiévales, cantonnés pour la plupart dans la misère, et menacés d’expulsion. Cependant, en Prusse comme en Autriche « ceux qui sont autorisés à rester progressent socialement ; en deux générations, les fripiers deviennent négociants, les artisans, industriels, les prêteurs sur gages banquiers, les imprimeurs éditeurs. Par leur innovation, ils participent au développement économique et social de l’ensemble du pays », p.400.
En 1781, l’empereur d’Autriche Joseph II, conscient de ce que les Juifs pouvaient apporter à ses états, publie un Édit de tolérance, qui abolit les taxes spéciales pesant sur les Juifs et les autorise à pratiquer tous les métiers. C’est l’amorce de l’émancipation des Juifs européens, qui leur permettra de faire preuve de talents qui les placeront à la pointe du progrès.
Dans l’Angleterre du XVIIIème siècle, les Juifs, qui avaient déjà obtenu droit de cité au siècle précédent, bénéficient d’un climat de tolérance. Ils organisent des réseaux commerciaux qui contribuent au développement considérable de l’activité maritime britannique. Banquiers, courtiers, financeurs de la dette publique, ils sont des acteurs essentiels de la révolution financière anglaise, qui va précéder la révolution industrielle de la fin du XVIIIème siècle. Le Parlement britannique avait, dès le milieu du XVIIIème siècle, formellement autorisé les Juifs à s’établir dans les colonies d’Amérique du Nord, où ils sont déjà présents depuis cent ans. Certains d’entre eux mettront leur compétence financière au service des insurgents en révolte contre Londres. Haym Solomon organise le placement des emprunts des États-Unis, et sera le premier financier du Trésor américain.

Haym Salomon

Citoyens parmi les nations
Entre le début du XIXème siècle et le milieu du XXème siècle, les Juifs vont apporter une contribution déterminante au développement économique, scientifique et culturel du monde, avant de connaître en Europe la pire catastrophe de leur longue histoire, avec l’extermination du tiers du peuple d’Israël par la barbarie nazie.
L’émancipation des Juifs d’Europe occidentale va créer un climat propice à leur progression rapide dans l’échelle sociale, et à leur contribution au progrès technique, ainsi qu’à l’avancée des sciences et des arts au profit des sociétés où ils vivent, et dont ils deviennent des citoyens loyaux, souvent patriotes. Comment expliquer la réussite sociale et culturelle des Juifs européens et américains, sans mettre l’accent sur les apports de l’éducation juive, de la capacité d’adaptation face à l’adversité, rendue nécessaire après des siècles de persécutions et d’expulsions, et sans la rage de vivre et d’aller de l’avant, suscitée par l’exclusion et l’enseignement du mépris ?
La France est, en septembre 1791, la première nation au monde à accorder aux Juifs la pleine égalité des droits et des devoirs. La France révolutionnaire sera progressivement suivie, au cours du XIXème siècle, par les autres nations européennes. L’émancipation des Juifs de France sera totale à cette époque, après un bref recul sous l’Empire : « décret infâme » du 17 mars 1808, annulant pour dix ans les créances des Juifs d’Alsace-Lorraine, et les soumettant à la conscription sans possibilité de se faire remplacer; obligation pour un commerçant juif d’obtenir une patente préfectorale.
En France comme dans les autres pays d’Europe occidentale, les Juifs privilégient désormais l’aventure individuelle plutôt que l’appartenance communautaire. En quelques décennies, les Juifs émancipés se considèrent avant tout comme français, prussiens, italiens ou britanniques, reléguant la religion dans la sphère privée, et la limitant à un choix personnel.
Contrairement à une idée reçue, les Juifs ont occupé une place importante dans l’édification de l’industrie européenne au XIXème siècle, en participant à des découvertes scientifiques et technologiques, et en fondant des entreprises appelées à devenir des pôles majeurs dans leurs secteurs. Ainsi, en Allemagne, Emil Rathenau acquiert un brevet d’Edison et installe le premier réseau électrique de l’Empire, en 1878. Il créée la société AEG en 1883. Fritz Haber, professeur de chimie, invente une méthode de synthèse de l’ammoniac facilitant la production d’engrais. En Afrique du Sud, Alfred Beit, Juif d’origine allemande, fonde la société de production de diamants De Beers, et développe les mines d’or.
Dans d’autres secteurs, des Juifs sont à l’origine de révolutions majeures et d’innovations déterminantes : ainsi, en France, Bader et Kahn contribuent à moderniser le commerce de distribution en créant les Galeries Lafayette en 1895. En Allemagne, Albert Ballin crée à Hambourg la grande compagnie de navigation Hapag Lloyd.
Au début du XIXème siècle, des banquiers juifs visionnaires conçoivent la banque moderne, socle de la révolution industrielle. Ainsi, en France, les frères Pereire financent la construction des chemins de fer, tout en se préoccupant des conséquences sociales du développement industriel (création de caisses de retraite ouvrières). Les Rothschild, présents dans les grandes capitales d’Europe, financent les États et prodiguent des conseils aux gouvernements.

Blason de la famille Rothschild/Devise : « concordia integritas industria »/Concorde, intégrité, industrie

Les banquiers juifs s’assurent toujours de l’accord de leurs gouvernements avec leurs initiatives financières internationales. Ils rendent des services exceptionnels aux gouvernements français, anglais, italiens, prussiens, et certains d’entre eux sont tentés par une entrée en politique. 
En Amérique
Ce n’est cependant pas en Europe mais aux États-Unis que la contribution des Juifs au développement économique est la plus éclatante. Les Juifs y sont des citoyens libres et égaux depuis l’indépendance du pays. Tout au long du XIXème siècle, des centaines de milliers de Juifs européens immigrent aux États-Unis, d’abord d’Allemagne, puis, massivement, de l’empire russe où la persécution antisémite s’aggrave à partir de 1881. De nombreux entrepreneurs juifs sont à l’origine du développement rapide de l’industrie américaine au XIXème siècle en lui apportant les ressources financières requises pour ses investissements à des tournants majeurs de l’histoire des États-Unis : la découverte de l’or en Californie (1848) et la guerre de Sécession (1861-1865). Ainsi Jesse Seligmann, jeune immigré d’Allemagne s’installe à San Francisco, ouvre un commerce d’objets en tout genre, indispensables aux chercheurs d’or, collecte l’or trouvé par ces derniers, et l’envoie à New York.
Une décennie plus tard, la banque Seligmann prête à l’Union, en guerre contre les États du Sud, et place en Europe les bons du Trésor fédéral. Au début du XXème siècle, la banque Seligmann financera la sécession du Panama, auparavant département de la Colombie. Dans le Sud, les frères Lehmann s’enrichissent dans la vente du coton et ouvrent une banque à New York. A New York, les banques juives et non juives se concurrencent mais aussi s’associent. Les banques Seligmann et Guggenheim financent l’expansion des chemins de fer et de la sidérurgie.
L’industrie pétrolière naissante, contrôlée par John D. Rockefeller, est financée par la banque Guggenheim et la National Bank of Cincinnati. Jacob Schiff devient une référence pour le financement des chemins de fer. Les familles de banquiers juifs s’allient : un Sachs épouse une Godmann, à l’origine de la banque Goldmann-Sachs. Goldmann Sachs, Lehmann Brothers, Kuhn & Loeb, mettent au point des programmes d’émissions d’actions pour l’industrie, Salomon Brothers devient une référence du marché obligataire. Lors de l’élection présidentielle de 1912, Paul Warburg est chargé de préparer un projet de création d’une banque centrale, qui conduira à la mise en place du système fédéral de réserve. Si de nombreux Juifs occupent des positions éminentes dans la finance et l’industrie américaine, il convient toutefois de souligner que la majorité des Juifs, issus de l’immigration récente, font partie de la classe ouvrière, en particulier dans l’industrie textile. Certains d’entre eux, comme Samuel Gompers, prendront la tête du mouvement syndical.
En Europe
Au cours de la Première Guerre mondiale, les Juifs restent fidèles à leurs pays respectifs : en Allemagne, Walther Rathenau répartit les matières premières ; en Angleterre, Haïm Weizmann met au point la synthèse de l’acétone, base de l’industrie des explosifs ; en France, André Citroën fabrique des obus, et Marcel Bloch conçoit un nouveau type d’hélice d’avion. Après la guerre, les innovations des entrepreneurs juifs contribuent au développement industriel : Marcel Bloch devient constructeur d’avions, André Citroën crée les bases de l’industrie automobile française. En Allemagne, dans la crise financière et sociale qui suit la défaite de 1918, la Norddeutsche Bank de Paul et Max Warburg émet ses propres billets garantis sur l’or et réescomptables en dollars, créant ainsi une monnaie de référence dont s’inspirera le Dr. Schacht lorsqu’il stabilisera le Reichsmark en 1923-1924. Toutefois, comme le note Hannah Arendt « c’est au moment où les Juifs sont intégrés, assimilés, que l’antisémitisme s’exaspère et qu’ils sont les plus menacés », p.574.
Si des millions de Juifs ont fui l’Europe pour chercher de meilleures conditions de vie  en Amérique, la majorité du peuple juif, au début du XXème siècle vit encore en Europe de l’Est et en Russie. Les Juifs de Russie, hormis une infime minorité de commerçants, d’industriels et de banquiers autorisés à s’établir à Saint Pétersbourg et à Moscou, sont soumis à de lourdes discriminations, menacés par les pogroms, et vivent dans une grande misère, cantonnés pour la majorité dans la zone de résidence des provinces occidentales de l’empire. Une part importante de la jeunesse juive participe aux mouvements ouvriers, soutenant tout particulièrement le Bund, qui réclame l’octroi d’une autonomie administrative et culturelle. Les Juifs accueillent avec enthousiasme la révolution bolchévique, qui leur promet une pleine égalité au sein d’une société socialiste. Après les atrocités de la guerre civile dont ils ont été les premières victimes, les Juifs soviétiques bénéficient effectivement d’une rapide promotion sociale, et occupent une place importante dans les cadres techniques et scientifiques en URSS, à condition d’adhérer à l’idéologie totalitaire du pays et de renoncer à leur identité.
Un peuple spolié
Après la Première Guerre mondiale, alors que les Juifs semblaient avoir achevé leur intégration au sein des sociétés d’Europe occidentale, une menace existentielle va peser sur eux depuis le pays le plus avancé d’Europe, l’Allemagne. « Tous les courants de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme, explicites ou implicites, de Marx à Drumont, de Weber à Sombart, convergent alors dans un tragique apogée : ils voulaient se débarrasser du judaïsme ; les nazis vont se débarrasser des Juifs », p.604. « L’antisémitisme y trouve sa conclusion ultime : l’élimination, par la mise en œuvre des pricipes mêmes de la révolution industrielle, des ennemis de l’Allemagne nouvelle », p.605. Le projet nazi d’éradication du peuple juif a un volet économique déterminant : les Juifs seront expropriés, spoliés, mis au ban de la société, avant d’être déportés et exterminés. En Allemagne, toutes les entreprises juives sont expropriées, par un décret de juin 1938. Les biens juifs détruits pendant la nuit de Cristal (novembre 1938) ne donnent pas lieu au versement d’indemnités des assurances, qui sont transférées au ministère des Finances du Reich. Les Juifs d’Allemagne doivent s’acquitter d’une amende d’un milliard de Reichsmarks. Peu après, les derniers biens juifs sont saisis.

Dans les pays occupés par les nazis, des stratégies spécifiques et « nationales » de spoliation et de mise au ban de la société sont mises en œuvre par les pouvoirs collaborateurs des nazis. Ainsi en France les deux statuts des Juifs (octobre 1940 et juin 1941) excluent les Juifs de la fonction publique et d’un grand nombre de professions. Le Commissariat général aux questions juives est chargé de mettre en œuvre l’ « aryanisation » économique en s’appuyant sur le Service de contrôle des administrateurs provisoires, désignés en vue de liquider les entreprises juives.

Ce document illustre l’aryanisation économique, lancée dès octobre 1940 par les occupants et gérée par le commissariat général aux questions juives (CGQJ) à partir de mars 1941/Janvier 1943/Source Archives départementales de la Manche

En zone occupée, les comptes bancaires des Juifs sont bloqués. Lors de leur arrivée au camp de Drancy, préalable à leur déportation vers les camps d’extermination, les internés sont dépouillés de leur menue monnaie, et les sommes sont dûment inscrites dans les livres de la Caisse des dépôts et Consignations….
Dans les ghettos de Pologne, les Juifs sont soumis au travail forcé au profit d’entreprises allemandes travaillant pour l’armée ou gérées par la SS. Dans les camps d’extermination, les déportés juifs sont « sélectionnés » à l’arrivée. Ceux qui sont jugés aptes au travail échappent provisoirement à la chambre à gaz et sont utilisés comme esclaves jusqu’à épuisement sur des chantiers, ou dans des usines créées à proximité (usine I.G.Farben de Monowitz, près d’Auschwitz). L’or dentaire récupéré dans les crématoires est dûment prélevé au profit de la Reichsbank….
La catastrophe de la Shoah atteste que la « prétendue toute-puissance juive n’était qu’un fantasme de bourreaux », p.635. La majorité des Juifs exterminés étaient des prolétaires sans défense et « les Juifs américains, qu’on disait si puissants n’ont pu empêcher le massacre, ni construire l’État-refuge, ni accélérer l’issue de la guerre », p.635.
La résurrection d’un État juif s’est en effet produite après la pire des catastrophes de l’histoire juive. Le vieux rêve d’un retour à Sion et l’affirmation d’une nation juive souveraine semblaient pourtant irréalisables dans la première partie du XXème siècle en raison de l’incompatibilité entre les aspirations d’une partie du peuple juif et celles des populations arabes de la région, et surtout, de la stratégie des grandes puissances. Le Yichouv (l’établissement juif de la Palestine turque puis soumise au mandat britannique) a été bâti ex nihilo par des pionniers nourris par la Bible et le socialisme européen. Ils ont constitué des villages collectivistes (kibboutzime) ou coopératifs (mochavime) et un début de tissu industriel sous la direction de la centrale syndicale Histadroute. Sous la pression de l’antisémitisme européen puis du nazisme, des dizaines de milliers de Juifs polonais, allemands autrichiens se sont réfugiés en Palestine mandataire avec leur culture et leurs capitaux. Au cours des années 1930, les structures d’une économie moderne ont été mises en place en Palestine, et seront le socle sur lequel l’État d’Israël sera bâti, après 1948. Israël doit, au cours de ses vingt premières années, faire face à d’immenses défis économiques qu’il parviendra à surmonter : intégration de centaines de milliers de nouveaux immigrants, dépenses de défense indispensables face à un environnement radicalement hostile, aménagement d’un territoire aride et sous équipé. Ces dépenses démesurées par rapport à son potentiel économique ont été financées par la dette (Israel Bonds), par l’aide de la Diaspora, par un soutien budgétaire américain et par les réparations allemandes.
La croissance économique est très soutenue pendant cette période, la recherche scientifique et l’innovation seront encouragées, mais l’inflation reste forte . Après la guerre des Six Jours de juin 1967, la croissance se poursuit. En 1971, le produit intérieur brut est trois fois supérieur à celui de 1949. La guerre de Kippour (octobre 1973) met en évidence la fragilité du pays, dont l’économie est grevée par le poids écrasant des dépenses militaires.
À la suite du changement de majorité à la Knesset (août 1977), la politique économique du pays prend une orientation clairement libérale. La forte inflation aggrave les inégalités sociales. Une nouvelle politique économique est mise en œuvre en 1984, appuyée par un soutien budgétaire américain, elle permet de juguler l’inflation et de poursuivre la croissance économique, que la grande vague d’immigration des années 1990 soutiendra. En dépit de l’atmosphère de guerre larvée liée au caractère insoluble du conflit israélo-palestinien (échec des accords d’Oslo de 1993, seconde Intifada), Israël devient, au tournant du siècle, une start up nation, en développant tout un secteur industriel de haute technologie, appuyé sur le haut niveau de formation de ses ingénieurs et l’obligation d’innover imposée par les défis croissants de la défense.
En dépit de ses succès, l’État-nation du peuple juif reste, en effet, contesté dans son droit à l’existence…

Épilogue
Dans un brillant épilogue intitulé Devarim /Deutéronome, Jacques Attali met à nouveau l’accent sur l’origine nomade du peuple juif, en soulignant qu’il assure depuis trois mille ans les trois services essentiels rendus par les voyageurs : découvrir, relier et innover.
Découvrir : proclamer l’unicité de Dieu ; explorer de nouveaux territoires : les Juifs ont été des astronomes, des géographes, des voyageurs ; inventer des méthodes scientifiques en repérant des invariants, des principes, des concepts; substituer l’argent au troc, à la violence, aux représailles.
Relier : les Juifs ont créé des réseaux de communication commerciaux et culturels ; ils ont été les courtiers du monde : diplomates, banquiers d’affaires, écrivains, journalistes…
Innover : les Juifs ont apporté des capitaux aux paysans, aux Croisés, aux ordres monastiques, aux armées ; ils ont fait passer des produits nouveaux provenant de leurs voyages.
Les Juifs ont aussi su durer, en mêlant la permanence et le changement, en transmettant un héritage spirituel et culturel de génération en génération, en s’imposant une morale très austère, en acceptant la loi de l’hôte. La persécution, en maintenant les Juifs dans leur condition de nomade, a, paradoxalement, contribué à leur pérennité.

***

L’ouvrage de Jacques Attali Les Juifs, le Monde et l’Argent est une somme imposante.
Il est permis toutefois de s’interroger sur la parfaite adéquation de l’ouvrage à son objectif premier qui est d’analyser la relation singulière entre le peuple juif et la création de richesses, ou, en termes plus crus et toujours difficiles à écrire en raison de leur consonance antisémite, entre les Juifs et l’argent. Or, si ce thème est constamment évoqué dans cet ouvrage, on peut regretter qu’il n’en occupe pas la place centrale. L’auteur a fort utilement mis l’accent, au début du livre, sur les références bibliques et talmudiques des questions financières et économiques, qui constituent donc un fonds doctrinal sur ces sujets. Mais l’ouvrage s’oriente ensuite vers une vaste fresque historique, dont l’ambition semble se situer au-delà du sujet choisi.
En d’autres termes, l’œuvre est peut-être trop ambitieuse. Faute de se limiter au projet annoncé par son titre, elle tend à se muer en une histoire générale du peuple juif et de la civilisation juive, depuis les origines jusqu’à l’époque contemporaine. Qui trop embrasse… N’aurait-il pas été préférable de se borner à étudier de manière plus approfondie les aspects psycho-sociologiques de la relation entre les Juifs et la création de richesses ?
Cependant, en dépit de ces réserves, ce travail demeure d’autant plus précieux que les travaux de référence consacrés au sujet délicat de la relation entre les Juifs et l’argent sont rares en langue française, si bien sûr on ne prend pas en compte l’abondante et infâme littérature antisémite consacrée à ce sujet depuis des siècles. L’œuvre est bien documentée, agréable à lire. Illustrée par la vivante évocation d’itinéraires individuels, elle est riche en aperçus suggestifs.

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