Note de lecture

rédigée par le Professeur Patrick Cabanel.

Article publié initialement dans Diasporas. Histoire et sociétés, Année 2004, n°4, p. 207-208. Mis gracieusement à la disposition du public par le site Persée. La mise en forme, les illustrations sont le fait de la rédaction de Sifriaténou.

Carol IANCU, Les mythes fondateurs de l’antisémitisme : De l’ Antiquité à nos jours, Toulouse, Privat, 2003.

L’antisémitisme a, bien sûr, son historien «classique», Léon Poliakov, qui avait étendu son enquête en 1994, avec plusieurs collaborateurs, à la seconde moitié du XXème siècle et au monde entier. C’est donc une sorte de gageure qu’a voulu relever, en 162 pages de texte, une bibliographie et un double index, Carol lancu, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Montpellier et spécialiste incontesté du judaïsme roumain mais aussi des juifs du Midi (…). On peut considérer que le pari est gagné, en dépit de l’absence de toute note ou référence (ce qui est vraiment regrettable) et de telle ou telle erreur factuelle [Les Juifs, rois de l’époque, de Toussenel, ne date pas de 1840, mais de 1845, p. 68).


Il n’est pas facile, pour un seul auteur, de maîtriser une bibliographie considérable et de parcourir l’histoire des origines à nos jours, des païens aux chrétiens, de l’islam médiéval à celui d’aujourd’hui. Carol lancu a pourtant réussi à faire tenir en seulement sept chapitres un nombre considérable d’analyses, de rappels, de précisions, d’œuvres et de noms. Sans doute un lecteur un peu informé de l’histoire de l’antisémitisme ne trouvera-t-il pas vraiment de choses neuves dans l’ouvrage, sauf dans les passages consacrés à la Roumanie, et pour lesquels l’auteur n’a eu qu’à puiser dans son bagage de spécialiste.
Mais là n’est pas le but de Mythes fondateurs de l’antisémitisme, à travers lequel C. lancu a entendu proposer un précis d’histoire et de «mythologie» de l’antisémitisme. La tâche est peut-être moins prestigieuse ou exaltante, mais le livre est à même de rendre de grands services, à la fois par son effort de synthèse, sa culture encyclopédique (quand bien même, évidemment, elle repose sur d’autres travaux), l’intérêt apporté au temps très long des mythes (le meurtre rituel,le complot, etc.). Osons dire que bien des dirigeants, militants ou étudiants seraient bien inspirés de le garder à portée de main, surtout au moment de prendre position sur le sionisme et la politique de l’État d’Israël.
Avant de dire un mot du contenu, on évoquera avec l’auteur la « scène initiale » qui est peut-être à l’origine du livre, il y a une cinquantaine d’années. Un jour de Pâque juive, un petit juif de Moldavie offre une galette de pain azyme à son meilleur ami, fils de paysans. Ce dernier hésite : «N’y a-t-il pas du sang là-dedans ?»… Pour autant, affirme C. lancu en conclusion, il ne s’agit pas de propager une vision « larmoyante » du destin des juifs : l’histoire de leurs relations avec les chrétiens a eu ses temps fastes, des échanges fructueux, un héritage commun. Simplement, l’historien a choisi ici de s’intéresser à la face sombre des choses.
Son premier chapitre rappelle qu’il a existé, dans les mondes égyptien, grec et romain, un antijudaïsme païen, mais bien anodin en regard de l’antijudaïsme chrétien. Ce dernier bâtit un certain nombre de « mythes » qui vont perdurer jusqu’à Vatican II : le «peuple déicide», le «rejet d’Israël», la dispersion comme châtiment divin de la crucifixion du Christ, le «judaïsme dégénéré».
Le second chapitre analyse les antijudaïsmes chrétien et musulman du Moyen Âge. Du côté chrétien, on assiste à la mise en place des ghettos et des signes distinctifs, tandis qu’une puissante fabrique mythologique ajoute aux thèmes précédents le meurtre rituel, diverses profanations (de l’hostie et des crucifix dans le monde latin, des icônes dans le monde orthodoxe), l’empoisonnement des puits ou la peste noire. «Le » Juif est déclaré désormais perfide, démo¬ niaque, usurier, ou encore errant. En revanche, la discrimination par le vêtement n’a pas été une invention de la Chrétienté mais du monde musulman, au sein du système de la dhimma, lequel à la fois protège et contraint la minorité (y compris non juive).
Les chapitres suivants étudient l’antisémitisme moderne dans ses fondements (l’antijudaïsme chrétien, qui continue sa carrière ; le nationalisme xénophobe ; l’anticapitalisme socialiste, une racine aujourd’hui trop oubliée de la haine antijuive, et dont l’histoire n’est pas terminée) et ses mythes nouveaux (notamment le triple «complot» inlassablement dénoncé dans toute l’Europe, de la fin du XIXème siècle aux années 1940 : le complot judéo-maçonnique, la conspiration juive mondiale «prouvée» par Les Protocoles des Sages de Sion, enfin le complot judéo-bolchevique qu’attesterait la présence dans la Révolution d’octobre et la jeune URSS des Trotski, Kamenev, Zinoviev, etc.). Plusieurs des manifestations de ce nouvel antisémitisme sont abordées, affaire Dreyfus, pogroms, nazisme et Shoah, bien évidemment. Carol lancu, à chaque fois, résume en quelques pages : bien des lecteurs apprécieront cet aspect pratique de son précis.
Les deux derniers chapitres, les plus immédiatement contemporains, sont peut-être les plus neufs ou les plus utiles, parce qu’ils s’efforcent de discerner des lignes de faîte dans l’enchevêtrement des événements et des déclarations qui font ce que nous appelons «l’histoire immédiate». L’historien, bien sûr, ne bénéficie pas ici des mêmes garanties d’information et de recul, et le lecteur pourra n’être pas d’accord avec certaines des analyses que présente C. lancu : mais au moins mettra-t-il à profit cette masse d’informations qu’il est si difficile de réunir, puis de vérifier et d’ordonner. Un mot nouveau a fait son apparition après 1948 : l’antisionisme. Est-ce tout autre chose que l’antisémitisme, est-ce seulement son avatar moderne ? L’auteur a la prudence de titrer ses sous-chapitres «antisémitisme et antisionisme», en proposant des visites en URSS, dans le reste de l’Europe de l’Est, dans le monde arabe enfin. Alors que l’antisémitisme a été l’apanage historique des extrêmes droites européennes, l’antisionisme se porte plutôt à gauche, quand il ne devient pas la ligne officielle de la presse et du gouvernement soviétiques.
Y aurait-il là une nouvelle collusion de la droite et de la gauche, tout comme dans les racines du négationnisme à la française ? Il est clair que l’antisémitisme, à partir des années 1960, n’en finit pas de se transformer, à tous égards : la démocratisation en Europe de l’Ouest, le rapprochement judéo-chrétien, le second concile du Vatican, les repentances des Églises et des États, parviennent à l’affaiblir durablement dans ses anciennes places fortes allemande ou française, tandis qu’il commence une seconde carrière dans le monde musulman arabe, avant de revenir, par ricochet, via l’immigration musulmane en Europe de l’Ouest où se développe désormais la «judéophobie» – parfois soutenue par une certaine gauche au nom de l’antisionisme sinon de l’antiaméricanisme. C. lancu use d’une expression forte pour dire que les mythes antisémites européens ont été «recyclés» dans les pays arabo-musulmans (les Protocoles des Sages de Sion y bénéficient de rééditions multiples, officielles, à forts tirages), tandis que de nouvelles équations prétendent s’imposer à l’opinion internationale, assimilant le sionisme à un racisme ou à un colonialisme. De très récents événements (discours du président syrien Bachar el-Assad devant le pape Jean-Paul II le 5 mai 2001, Conférence mondiale de Durban contre le racisme, septembre 2001, flambée d’actes antisémites dans la France actuelle…) attestent de la perpétuation et de la capacité d’adaptation de l’aversion antijuive. C. lancu a voulu finir, on l’a dit, sur une note positive. Mais la longue durée de l’antisémitisme, capable même, si l’on ose dire, de survivre à la Shoah, n’incite pas précisément à beaucoup d’optimisme.