Comment la Roumanie naquit antisémite

par Sébastien Kulemann

Carol IANCU, Bleichröder et Crémieux : le combat pour l’émancipation des Juifs de Roumanie devant le Congrès de Berlin : Correspondance inédite (1878-1880), Montpellier, 1987, Centre de recherche et d’études juives et hébraïques, Université Paul Valéry

La Roumanie accède à l’indépendance à la fin du XIXe siècle : la « question juive » fait aussitôt débat.
Tel est l’objet de l’essai historique du Professeur Carol Iancu  dans Bleichröder et Crémieux : le combat pour l’émancipation des Juifs de Roumanie devant le Congrès de Berlin. Correspondance inédite (1878-1880). Comme son long sous-titre l’indique, ce savant travail est consacré à la correspondance qu’ont entretenue deux éminentes personnalités (juifs) de la scène politique européenne d’alors : le Français Adolphe Crémieux et l’Allemand Gerson von Bleichröder. Ceux-ci échangent leurs points de vue sur la stratégie que doit adopter la communauté juive de Roumanie pour obtenir la citoyenneté roumaine.
Le sujet semble restreint, voire réservé aux érudits… Mais cet échange privé a en fait une portée très large et traite d’un problème majeur de l’histoire européenne : il permet de comprendre les difficultés que rencontrent les Juifs (roumains en l’occurrence) pour être acceptés des nations modernes et pour s’y intégrer.

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Le sort de la Roumanie se décide au Congrès de Berlin (1878) où les «Puissances» européennes entendent arrêter leurs zones d’influence réciproques dans les Balkans et consacrer l’indépendance d’un nouvel État de la région : le royaume de Roumanie. 
Divisé en deux grandes parties, l’ouvrage expose, dans un premier temps, le contexte historique (introduction, chapitres I à III, pp. 3 à 104). Puis, l’historien analyse et commente la correspondance de Bleichröder et Crémieux. L’Allemand et le Français cherchent alors à coordonner leurs efforts : leur but est d’intercéder auprès des Puissances ; ils militent en faveur de l’émancipation des Juifs dans la nouvelle Roumanie indépendante (chapitres IV et V, p.105 à 234). Cette seconde partie présente un intérêt incontestable tant sont rares les sources écrites portant sur ce sujet. Mais c’est évidemment surtout la première partie qui retiendra l’attention du lecteur, surtout s’il découvre le sujet. 

Avant toute chose, une rapide présentation des deux protagonistes s’impose.

Gerson von Bleichröder, le financier conservateur
Banquier juif prussien, Bleichröder joue auprès de Bismarck le rôle de proche conseiller financier et politique. La banque Bleichröder participe en effet étroitement à l’édification du capitalisme allemand et accompagne la structuration financière du nouveau Reich. Elle joue également un rôle similaire auprès de l’Empire russe.

Richissime, homme de réseau et d’influence, Bleichröder intervient également auprès des dirigeants européens comme envoyé spécial et officieux du chancelier allemand.  

Adolphe Crémieux, le juriste républicain
Plus célèbre que son correspondant, le Français Isaac Jacob Adolphe Crémieux, qui, alors ministre de la Justice du Gouvernement de défense nationale, est connu pour le décret du 24 octobre 1870. Le décret Crémieux affranchit les Juifs d’Algérie du statut infamant de dhimmi en leur accordant la citoyenneté française. Cet acte politique s’inscrit dans la longue lutte de Crémieux pour l’émancipation des Juifs en général : Juif lui-même, franc-maçon et républicain, il défendra en justice comme avocat de nombreux Juifs victimes de discrimination ; il obtiendra la fin du serment more judaico que les Juifs français devaient prononcer devant les juridictions afin de garantir leurs engagements de citoyens ; il sera ministre de la Justice du gouvernement provisoire de la IIe république, obtiendra l’abolition définitive de l’esclavage.

En 1860, il participe activement à la création de l’Alliance israélite universelle (AIU) qu’il présidera de 1863 à sa mort en 1880. Député d’opposition sous le Second Empire, il devient à nouveau Garde des Sceaux du gouvernement provisoire qui lui succède : c’est à ce titre qu’il publie les fameux décrets d’octobre 1870. Il devient ensuite l’un 75 sénateurs inamovibles de la IIIe République. Lors du Congrès de Berlin, en 1878, bien que sans mandat exécutif, son expérience politique et sa fonction à la tête de l’AIU lui permettent d’exercer une influence déterminante.
Ces deux personnages sont sensibles au drame que vivent les Juifs de Roumanie ; et au-delà, d’une grande partie des Juifs européens. C. Iancu, dans les trois premiers chapitres, permet de bien comprendre leur situation.
« Chapitre I – Naissance de la Roumanie et du problème juif ». Il faut saisir ce qu’à d’inclusif dans ce titre la conjonction de coordination « et ». Il ne s’agit nullement pour l’auteur de traiter, d’une part, de la naissance de la Roumanie, et d’autre part, parallèlement en quelque sorte, de la naissance du problème juif en Roumanie. On doit ici comprendre que le problème des Juifs de Roumanie est consubstantiel àla naissance de l’État-nation roumain
«Chapitre II – Grandeur d’une politique juive d’intercession : Bleichröder et Crémieux dans les coulisses du congrès de Berlin » : l’émancipation des Juifs, en Roumanie en l’occurrence, relève à l’époque de l’accord entre grands États européens (les « Puissances ») ; États que des organisations juives internationales tentent d’influencer dans un sens naturellement favorable aux Juifs. 
« Chapitre III – Limites d’une politique juive d’intercession : la reconnaissance de l’indépendance de la Roumanie et la non émancipation des Juifs roumains ». Ici se noue le drame : les « Puissances » peuvent en réalité faire fi de l’influence d’organisations juives internationales, aussi puissantes se croient-elles.

Vie et destin de la population juive de Roumanie
Au début du XIXe sièclela Roumanie n’existe pas encore, explique Carol Iancu dans son introduction. Pas en tant qu’État-nation. 
Certes, il y a bien eu l’ancienne province romaine de Dacie, puis les « âges obscurs » où la région est alors gouvernée par des voïvodes pour le compte de souverains hongrois ou bulgares. Les mouvements de populations sont alors incessants : des populations slaves, bulgares, magyares s’installent et se mêlent aux Dacio-Romains. Les Juifs, eux, sont déjà présents. Depuis l’Antiquité – et probablement bien avant la présence romaine -, existe en effet sur les côtes de la Mer Noire une colonie dite « romaniote » (Juifs hellénisés).

La population juive ne deviendra cependant réellement significative que beaucoup plus tard, à partir du XVe siècle, avec l’arrivée de Sépharades chassés d’Espagne et trouvant refuge dans l’Empire ottoman, puis à partir du XVIIIe siècle, avec des Ashkénazes fuyant les pogroms de Russie et de Galicie.
Estimée à 400.000 personnes avant la Seconde Guerre mondiale (et sans doute le double pour l’ensemble de la « grande Roumanie », avant 1940), la population roumaine compterait aujourd’hui moins de 10.000 Juifs. Que leur est-il arrivé ? La Shoah, d’abord, mise en œuvre par le régime fasciste d’Antonescu dès 1941, sans intervention ni aide des nazis : plus de 300.000 morts (en réalité, les exactions commencent plusieurs années avant). Puis, après la guerre, vinrent les modifications de frontières au profit de l’URSS : quelques 150.000 Juifs roumains se découvrent soudainement Soviétiques. La communauté juive de Roumanie qui avait été l’une des plus importantes d’Europe ne compte alors plus que quelques dizaines de milliers d’individus. C’était encore trop pour le régime, communiste celui-là, de Ceaușescu, qui va alors imaginer vendre « ses » Juifs à l’Occident et à Israël contre des devises, du bétail ou des cochons. 
Cette histoire-là, l’histoire des Juifs de Roumanie de la Shoah à nos jours, commence à être connue. Mais demeure encore, en grande partie, méconnue son histoire avant la Shoah. Or cette histoire, bien au-delà du cas roumain, illustre toute la problématique de l’émancipation des Juifs d’Europe à l’heure des Nations : l’espoir soulevé par la promesse de cette émancipation, puis son échec accompagné de ce qui est sa cause autant que sa conséquence : l’antisémitisme moderne. 
L’étude de Carol Iancu porte sur la Roumanie, c’est entendu. Mais à travers le cas roumain, ce sont les mécanismes d’émergence de l’État-nation qui sont évoqués et, s’agissant d’un État-nation comprenant en son sein une forte minorité juive, les mécanismes qui, loin d’assurer leur émancipation, provoquent tout au contraire l’émergence d’un phénomène nouveau : l’antisémitisme.

L’antisémitisme comme conséquence de l’émergence de l’État-nation
Rares sont les travaux s’attachant à la condition des populations juives installées dans les principautés de Valachie et de Moldavie appelées à former la « petite Roumanie » en 1859. Cette double principauté se présente alors comme une structure étatique hybride, à la fois autonome avec à sa tête un prince chrétien, mais en même temps vassale de l’Empire ottoman et, comme telle, tributaires de la Sublime Porte. C’est là un fait essentiel. Il impliquait en effet que le statut personnel de chaque Moldave et de chaque Valaque découlait de sa communauté religieuse d’appartenance, chacune s’administrant selon ses propres normes et lois. Majorité chrétienne et minorité juive cohabitent donc sans grande difficulté, l’une et l’autre placé sous l’autorité du Sultan d’Istanbul.
Tout au long du XIXe siècle, la lente désagrégation de la domination turque en Afrique du Nord, puis dans les Balkans, et bientôt au Proche-Orient, va aiguiser les appétits des Puissances européennes, les unes s’auto-proclamant protectrices des chrétiens maronites du Liban (la France), les autres des chrétiens orthodoxes des Balkans (la Russie) ou encore, dans les Balkans toujours, des chrétiens catholiques (l’Autriche-Hongrie). Mais il s’agit là d’un jeu d’influence et de rapports de force, par nature mouvants, et aucune Puissance ne renonce à intervenir dans le précarré auto-proclamé de l’un des siens.
C’est ainsi sans surprise que le Traité d’Andrinople de 1829, qui met temporairement fin à un énième conflit entre les empires russe et turque, place les principautés de Moldavie et de Valachie sous la protection de la Russie qui y importe son anti-judaïsme : les Juifs roumains sont alors soumis aux mêmes interdits et brimades que leurs coreligionnaires russes. À son tour défait lors de la guerre de Crimée, le Tsar doit accepter que les deux principautés se donnent un unique dirigeant et adoptent une première loi fondamentale commune
Ce premier texte pose ainsi les fondements du futur État roumain, maintenu sous la protection des Puissances. Dans l’un de ces premiers articles – l’article 7 -, cette proto-constitution définit les conditions d’obtention de la nouvelle citoyenneté roumaine et proclame que « seuls les étrangers de rite chrétien peuvent obtenir la qualité de Roumain ». Pour les Juifs moldaves et valaques, la disparition de l’autorité turque se traduit donc par une nouvelle dégradation de leur statut : déjà soumis, sous la « protection » russe, à diverses discriminations (interdiction de posséder des terres ou des biens immobiliers), ils se retrouvent désormais apatrides et étrangers sur leur propre terre alors même que nombre d’entre eux se sont battus pour l’indépendance.

L’invention de la Roumanie au siècle du « printemps des peuples »
Cette indépendance, la Roumanie y accède officiellement en 1878, à l’issue du Congrès de Berlin. Cette conférence des Puissances européennes acte alors la victoire de l’Empire russe sur le turc tout en refusant au Tsar une domination à son seul profit sur l’ensemble de la région. Les Puissance s’accordent donc pour garantir l’indépendance de la Roumanie, tout en soumettant cette reconnaissance à une condition : l’abolition de l’article 7 – autrement dit, à la condition d’émanciper sa population juive. La France l’a demandé, l’Allemagne l’a soutenu, et l’on peut y voir là l’effet bénéfique des échanges Bleichröder-Crémieux. 
Et pourtant leur action va échouer. L’indépendance va être proclamée, reconnue par les Puissances, mais sans que le statut des Juifs n’évolue pour autant : le Juif roumain est une sorte de sujet de l’État roumain, à demi citoyen (il peut être appelé sous les drapeaux), à demi étranger (il n’a pas la nationalité roumaine et ne peut pas à ce titre être propriétaire de biens immobiliers).

Synagogue de Consanta

Voilà donc exposée la question factuelle à laquelle l’ouvrage de Carol Iancu cherche à répondre : pourquoi cette émancipation échoua-t-elle ? Il faudra en effet attendre les traités de paix mettant fin à la Première Guerre mondiale (et plus particulièrement le traité de Trianon, en 1920) pour que les Juifs de Roumanie accèdent enfin – et très temporairement – au statut de citoyen roumain.

Être Juif roumain à l’heure des Nations
Formulée ainsi, la question semble donc se limiter à un contexte spatial et temporel circonscrit. Mais si l’ouvrage de Carol Iancu traite naturellement et fort précisément de ce sujet ; il nous parle aussi en creux de beaucoup plus que cela : à travers les évènements dramatiques de Roumanie en cette fin de XIXème siècle se manifeste toute la problématique de l’émancipation des Juifs d’Europe à l’heure des nations et des tentatives d’intervention politique des Juifs sur les États occidentaux à travers la première organisation internationale juive : l’Alliance israélite universelle que préside alors Crémieux.
Malgré ses efforts, malgré les efforts de l’Alliance et ceux de Bleichröder, l’émancipation des Juifs de Roumanie échoue  ; et à travers cet échec se lit déjà la conclusion à laquelle arrivera Théodor Herzl quelques années plus tard : la nécessité de construire une organisation international des Juifs se donnant pour but, non pas une émancipation octroyée au sein des nations modernes et vouées selon lui à l’échec, mais la création d’un État par les Juifs et pour les Juifs, un Judenstaat.

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Pour le dire plus simplement encore, tout en analysant le moment roumain de la « question juive », se révèle la mutation de l’antijudaïsme européen traditionnel en antisémitisme moderne. Un antisémitisme jamais éteint, toujours présent. En Roumanie particulièrement où, en novembre 2021, une loi a été nécessaire pour imposer l’enseignement de la Shoah. Une loi qui est loin de faire l’unanimité…

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