Portrait d’un « éternel tourmenté »

par Odile Riffaud

PINHAS-DELPUECH Rosie, Le Typographe de Whitechapel : Comment Y. H. Brenner réinventa l’hébreu moderne, Arles, Actes Sud, 2021.

Rosie Pinhas-Delpuech, connue pour ses traductions (de l’hébreu mais aussi de l’anglais et du turc) s’est attachée à faire revivre une figure majeure de la littérature israélienne à ses débuts : Yossef Hayim Brenner. Pour approfondir le portrait qu’elle en brosse, la biographe se fait autobio-graphe, voire romancière et exégète. En effet, le récit, rigoureusement historique, est aussi un texte très personnel :  la « transporteuse de langues » établit en effet une relation d’intimité avec son sujet en évoquant, par bribes, quelques-uns de ses souvenirs personnels et exprime sa passion pour la langue hébraïque. « Leur histoire tisse la mienne », dit-elle au sujet de la famille de Brenner et de ses propres ancêtres…

Tout le propos de cette œuvre est de montrer la profondeur et la puissance de l’engagement – littéraire plus que politique – de Yossef Hayim Brenner (1881-1921) pour « réinventer l’hébreu moderne ». Une entreprise démesurée : « Brenner a ravivé une langue – biblique, littéraire, endormie. Et comment cette langue – si profondément heurtée, prolétaire, déracinée, urgente et résurgente dans ses mots à lui – tels les cailloux du Petit Poucet, trace le chemin vers l’utopie d’un possible futur. » (4e de couverture).

Cette biographie apporte des éléments précieux au sujet d’une histoire assez peu documentée dans le monde francophone, celle de l’hébreu moderne. Tout en retraçant le parcours d’un homme, elle donne un aperçu de l’histoire sociale, culturelle, religieuse et politique des Juifs à un moment décisif de leur histoire, le début du XXème siècle. La renaissance de l’hébreu moderne est un événement essentiel dans l’histoire du judaïsme, qui est à la fois culture et religion. Elle oblige à poser la question : que signifie séculariser une langue ?

Un homme de lettres engagé 

On résume, en général, Brenner à son engagement politique : à la fois sioniste et… membre du Bund, il a pris part au Nouveau Yichouv en Palestine, issu de la deuxième aliyah (1904-1914). Mais c’est sur l’homme de lettres que Rosie Pinhas-Delpuech porte avant tout l’accent. Elle affirme : « Brenner n’est pas territorialiste, l’enjeu pour lui est ailleurs», p. 109. Dans une interview, la romancière a confié : « J’avais envie de sortir Brenner du récit national sioniste. » Sortir aussi Brenner de l’ombre de deux géants de la littérature hébraïque : ses contemporains Haïm Nahman Bialik et Samuel Joseph Agnon. Sa biographe considère que Brenner est « l’un des trois grands écrivains fondateurs de l’hébreu contemporain et sans doute le plus audacieux ». Les deux autres, Bialik et Agnon « écrivent dans une langue somptueuse, flamboyante, rhétorique » (p. 161) : Brenner, lui, dans ses principaux romans, Au-delà des frontières (1907), écrit durant sa période londonienne, puis De-ci et de-là, Entre les eaux et Deuil et Échec, écrits en Palestine, c’est « presque du nouveau roman », p. 161 …

Une vie romanesque

La trajectoire de Brenner, né en 1881 dans l’actuelle Ukraine et mort à l’âge de 40 ans en Palestine, ressemble à celle de nombreux Juifs de l’époque ; des vies marquées par le départ de la ville d’origine, l’errance et l’espoir de s’installer en Amérique ou en Palestine. R. Pinhas-Delpuech donne à celle de Brenner une dimension romanesque à la fois tragique et grandiose. 

Tragique : car cet homme accablé de souffrances est mort dans des conditions obscures après avoir vu l’échec de la deuxième aliyah

Grandiose : car on peut le considérer comme un nouveau Moïse épris de compassion pour son peuple et instigateur de la renaissance d’une langue. Ses « nouvelles, romans, essais, articles, pamphlets, articles… témoignent, en creux… de la renaissance tumultueuse de l’hébreu moderne », p. 20. Il a « réussi », peut-on dire, puisque la revue qu’il a créée à Londres est restée « mythique », et que l’hébreu moderne qu’il a promu en l’adoptant comme langue de création, est devenue la langue officielle d’un État.

« Un éternel tourmenté »

La vie et la personnalité de Brenner sont riches en paradoxes et en contrastes. Il n’est pas « territorial » mais son entreprise de faire renaître l’hébreu a un lien étroit avec le mouvement sioniste. Écrivain déterminé, il est aussi un « éternel tourmenté », selon R. Pinhas-Delpuech, qui le dit à la fois « fougueux et solitaire », et même le qualifie d’« ours asocial », p. 61. Pourtant, son engagement puise dans l’amour des siens.
Sa biographe dessine avec finesse les contours de sa psychologie. Brenner, qui souffrait de ce qu’on pourrait nommer un trouble « bipolaire », a tenu, à l’automne 1907, à rencontrer Sigmund Freud lors du passage de celui-ci à Londres. Était-ce pour lui confier ses tourments ? Rosie Pinhas-Delpuech raconte, dans une scène imaginaire, ce qu’ils auraient pu se dire lors de leur entrevue au British Museum, dans la salle des dessins de Rembrandt. « Ils parlent de sionisme, de la Palestine, de l’Amérique… Les deux hommes se sentent proches. Tous les deux sont sceptiques, tous les deux ont une pensée libre, indépendante. » , p. 102.

Brenner à Londres : le sursaut

Brenner arrive à Londres le 8 avril 1904. Il y restera quatre ans. Comme des milliers d’autres avant et après lui, il a « fui la Russie après son service militaire, pense émigrer en Amérique ou en Palestine », p. 25. Brenner s’installe dans le quartier de Whitechapel où vivaient un grand nombre d’émigrés d’Europe de l’Est et de Russie, en particulier des Juifs fuyant la misère et les pogroms. « Vers 1900… il y a 38.000 ouvriers juifs à Londres et 60.000 travailleurs juifs dans toute la Grande-Bretagne », p. 32.

Marche de protestation à Whitechapel contre les massacres de Juifs en Pologne/1919

La romancière-historienne insiste sur le « sweating system » et les conditions de vie difficiles et précaires de ces travailleurs démunis, vivant dans des logements insalubres et surpeuplés. Brenner est un émigré parmi les émigrés.

Un témoin révolté

À Londres, il fut d’abord le témoin de cette misère. Il s’est fondu dans le taudis de Whitechapel, lui qui cependant vivait « bien de sa plume », p. 56. Il était déjà reconnu et publiait des articles, des nouvelles et des traductions à Londres, mais aussi Varsovie, Berlin, Odessa, New York. R. Pinhas-Delpuech établit un parallèle avec la démarche de Jack London, qui a passé six semaines à Whitechapel, où il a partagé les conditions matérielles de ses habitants. Comme lui, Brenner s’est senti « révulsé par la misère, la souffrance, le dénuement matériel et intellectuel de son peuple », p. 31. Il a écrit : « Le juif est une créature qui se noie dans le crachat et dont le sang n’a même pas la valeur d’un crachat… », p. 30. Cet insurgé n’était pas le seul à s’indigner de cette déchéance : Whitechapel n’est-il pas le lieu où a été créée l’Armée du Salut ? C’est aussi un quartier où « il y a une centaine d’années, on croisait les grandes figures du mouvement ouvrier russe : Engels, Lénine, Kropotkine, Staline, Trotski, Gorki », p. 55.

L’engagement
Cette révolte a été pour Brenner le lieu d’un sursaut : lui, l’homme de lettres, a fait le constat amer : « Nous autres Juifs de Russie nous n’avons rien, nous sommes vides… Il n’y a pas d’éducation hébraïque culturelle pas de littérature, ni de journaux, ni d’art dramatique. », p. 31. Whitechapel a été le creuset de son engagement. C’est là qu’il a eu « la conviction inébranlable de la nécessité d’une langue pour un peuple dénué de tout. Et celle de vouloir écrire dans cette langue, avant même de la parler. », p. 95-96.
D’août 1905 jusqu’à son départ d’Angleterre en 1908, Brenner fut hébergé par l’imprimeur Naroditski. Celui-ci, membre des Amants de Sion, lui a appris le métier de typographe. Brenner s’est alors lancé dans une entreprise ambitieuse : éditer une revue littéraire en hébreu, c’est-à-dire parler littérature à des ouvriers miséreux quasiment analphabètes. Un combat d’autant plus fascinant que Brenner s’y est jeté « à corps perdu ». « C’est pour ce peuple de gueux au sein duquel il vit qu’il se battra, avec la volonté de créer une culture dans une nouvelle langue. », p. 31. 
Passion linguistique
Le début du XXème siècle a connu une « incroyable floraison de journaux en yiddish », p. 91. Dans sa biographie du poète Bialik, Ariane Bendavid écrit : « On a du mal à imaginer aujourd’hui l’impact que produisait alors dans les communautés juives la parution d’un poème, d’une nouvelle ou d’un article. Chaque publication était un événement. On l’attendait et on en débattait à l’infini. », p. 142.  Certes, elle évoque ici la vie des Juifs à Odessa, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. R. Pinhas-Delpuech s’attarde sur la multiplicité des journaux et des revues qui ont vu le jour à Londres, dans le milieu des travailleurs juifs. Un milieu qui a inspiré à Brenner son roman Mine ha Metsar /Dans la détresse, « un court roman londonien d’une centaine de pages » sur « ce monde de petits journaux, petites imprimeries et petits ouvriers des lettres, à Whitechapel ». On imagine un foisonnement de revues mêlant faits divers et débats politiques, publicités et récits, en yiddish et en hébreu.
Des revues et des idées
La masse de journaux et revues qui ont vu le jour et disparu au cours de la période, tantôt en hébreu, tantôt en yiddish, dit bien l’importance des deux langues. Ainsi, le journal d’Aaron Liberman, qui paraît en 1876. Cet intellectuel juif a lancé La Vérité après avoir découvert « les ghettos industriels de Londres » et « le prolétariat de Whitechapel », p. 43. Il a choisi l’hébreu, « dédaignant le yiddish, « jargon méprisable, parler d’esclaves » », p. 44. En 1884 est créé Le Petit juif polonais, un autre journal mais en yiddish cette fois. Tout comme, L’Ami du travailleur, en 1885. Ce dernier est l’organe du courant anarchiste de Londres, que va diriger un sympathisant juif, Rudof Rocker, de 1903 à 1914. L’objectif est « d’instruire et faire réfléchir le travailleur juif de Whitechapel », p. 51. De grands noms de la littérature et de la philosophie, comme Gorki, Knut Hamsun, Ibsen, Jules Renard, Wilde, Nietzsche figurent à son sommaire. Lieu d’expression pour de nombreux écrivains, cette presse est aussi le reflet d’une vive conscience politique.
Le pari de Brenner 
Une revue littéraire « nous paraît un luxe aujourd’hui », p. 61. Brenner fonde l’association littéraire des hébraïsants de Londres et crée la revue L’Éveilleur mais aussi Le Contestataire, qui indique bien l’orientation morale et politique… Avec un premier numéro qui sort en janvier 1906, « la revue porte tout entière la marque de l’année 1905 qui vient de s’écouler. La Russie a été secouée par des centaines de pogroms… Les immigrés qui débarquent à Londres pensent-ils à l’hébreu ? », p. 65. Le sommaire du premier numéro est reproduit : il montre le « tâtonnement aveugle des uns et des autres » (p. 65) quant à l’avenir du peuple juif. Dans l’un des articles, la question est bien posée : « Les juifs sont-ils un « peuple » ou « une nation » ? », p. 65. Au total, la revue comptera vingt-quatre numéros publiés en deux ans. C’était là un « projet insensé » : « créer une revue littéraire en hébreu, à Londres, qui compte à peine quelques dizaines d’hébraïsants », p. 60. Mais ils représentent assurément beaucoup car ce sont « vingt-quatre numéros mythiques fondateurs de l’hébreu moderne », p. 95. Une revue littéraire d’excellence en plein taudis !
Hébreu ou yiddish ?
L’amour de l’hébreu rapproche Brenner de sa biographe. Une passion aussi intense que mystérieuse : « Pourquoi cette langue, l’hébreu, pourquoi ça ne me lâche pas ? » confie-t-elle. Pour Brenner, l’hébreu était la « passion brûlante de sa vie », p. 101.À cette époque, pourtant, l’écrasante majorité des Juifs parlaient yiddish. Comme le rappelle l’historien et politologue D. Charbit, « 80% de la population juive mondiale » vivait dans la « Russie tsariste ». Des Juifs contraints de vivre dans la zone de résidence, dont les frontières ont beaucoup évolué entre 1791 et 1917. La plupart habitaient en quasi-autarcie dans des shtetl, à l’écart du reste de la population et parlant yiddish. « Quand germe l’idée de l’hébreu moderne, le yiddish est à son apogée » (p. 91), écrit Rosie Pinhas-Delpuech.
Que peut-on reprocher au yiddish ? 
Pourquoi donc cette impérieuse nécessité de faire revivre l’hébreu ? Et en quoi le yiddish n’était-il pas suffisant ? À la toute fin du XIXe siècle, « le yiddish s’ouvre à la modernité… Comme si, à l’orée du XXe siècle, le peuple juif, laborieux, ouvrier, se découvrait non seulement sans terre et sans abri, mais dans une détresse linguistique semblable à une détresse respiratoire. », p. 20. Pourtant, le yiddish avait ses grands écrivains, comme Sholem Aleikhem ou Mendele Moïkher Sforim – considéré comme un « modèle » pour Brenner. On s’étonne donc quand, dans le roman intitulé Dans la détresse, ce dernier écrit : « Il n’y a pas de livre en russe et en « juif », il n’y a rien à lire. Le prolétariat juif n’a rien à lire. Les juifs ont un problème de langue. », p. 59. Il semble que, parmi les intellectuels ashkénazes qui ont voulu faire renaître l’hébreu, beaucoup étaient tiraillés entre un amour nostalgique pour le yiddish et leur passion ambitieuse pour la langue hébraïque. « Brenner n’a rien contre le yiddish, précise R. Pinhas-Delpuech, il aurait presque été pour une communauté bilingue en Palestine, yiddish-hébreu, mais il veut doter ce peuple sans terre et sans langue d’une langue à part entière. Il dit : Je veux une langue qui soit l’égale du russe et de l’anglais et de l’allemand. ».
L’hébreu, la langue du projet sioniste ?
Le désir de faire revivre la langue hébraïque est né parmi les linguistes et les intellectuels. « Les intellectuels juifs se posent de manière vitale la question d’une terre et d’une langue pour leur peuple. », p. 21. Les premiers sionistes étaient animés du désir profond de faire de l’hébreu la langue d’un peuple en train de prendre conscience de lui-même ; un peuple qu’il désirait voir sortir du shtetl et de la pauvreté tout en conservant son identité juive. « Le sionisme se voulait être une troisième voie entre la religion et l’assimilation aux sociétés occidentales, selon la sociologie Eva Illouz, c’est pour ça qu’on va recréer la langue hébraïque et qu’on va créer une nouvelle culture, une culture qui est censée être commune mais sur des fondements à la fois démocratiques et bibliques.. Pour Brenner, la langue précédait la terre. Il est « l’écrivain hébraïque qui lutte tout seul avec une force inébranlable et pose une langue pour un peuple avant une terre », p. 66.
Une nouvelle interprétation du récit biblique
Au cœur de son ouvrage, la biographe se fait exégète : elle entreprend d’insérer dans son récit des commentaires bibliques. En relisant, séquence après séquence, l’épisode biblique du Sinaï et la révélation de Dieu à Moïse, elle en livre, en une quinzaine de pages une interprétation très personnelle, qui fait de Brenner le nouveau Moïse : à ses yeux il a « la force et la colère d’un prophète », p. 91. En hasardant cette proposition, elle s’inscrit dans une tradition courante à l’époque, celle de comparer un grand écrivain à un prophète. 
Moïse vu comme « le premier écrivain hébraïque », le Whitechapel des ouvriers juifs vu comme « une autre Égypte » … C’est une interprétation à nouveaux frais du récit biblique, constante d’époque. Freud, par exemple, éprouvait un « intérêt inépuisable pour le récit biblique qui contient l’infini de méandres de l’être humain », p. 102. Comme Moïse, ce dernier a éprouvé « la fureur d’un homme devant son peuple inculte, rebelle et réfractaire » et cela a donné « naissance à la chose écrite humaine, civilisatrice », p. 72. La traductrice se livre aussi à un exercice typique de l’étude talmudique, l’étude de la racine trilitère des mots hébreux : « Notons qu’en hébreu, con(mp)ter / « sapper », et le livre /« sefer », sont un seul et même mot. », p. 77. En filigrane on perçoit dans son texte l’enjeu qui a été au cœur de l’ambition des premiers hébraïsants modernes : proposer une interprétation laïque de la Bible.
Puiser dans la Bible, s’extraire du religieux
Séculariser l’hébreu moderne, cela voulait dire l’extirper de son contexte religieux et le transposer « dans la réalité prosaïque de l’être humain », p. 85. Mais cela ne pouvait se faire qu’en puisant dans les textes, justement. « Pour écrire, dit-elle, Brenner a besoin de l’hébreu, de se rattacher à la langue qui a donné naissance au récit biblique dans toute sa simplicité et son obscurité premières. », p. 96. En effet, pour recréer la langue et inventer de nouveaux mots, « priorité était donnée à l’hébreu biblique, puis à l’hébreu mishnique, puis à l’araméen talmudique », comme l’explique l’historienne M. Hadas-Lebel qui décrit bien comment, les premiers maskilime, les promoteurs de la Haskala, ont eu « recours à des circonlocutions fondées sur des expressions bibliques détournées de leur sens » afin de faire de l’hébreu une langue vernaculaire. Ainsi, pour désigner un perroquet, on utilisait l’expression « celui qui dit à l’homme sa pensée », expression tirée d’Amos (4,3) pour désigner habituellement… Dieu ! Des détournements qui, pour certains, ont pu paraître « blasphématoires ». Cela montre combien, pour ces premiers hébraïsants, la Bible et son corpus de commentaires forment la source première d’inspiration.
Brenner en Palestine : la « régénération » par le travail
Contrairement à Moïse pourtant, Brenner a posé le pied sur la terre promise : il est arrivé à Haïfa en 1909. Ses premiers mois, où il a connu l’errance après plusieurs tentatives d’installation, disent quelque chose de l’atmosphère et de la vie des Juifs du nouveau Yichouv. Les premiers « jeunes ouvriers du sionisme » (p.115) « ne sont pas des pionniers… ni des conquérants, mais des balbutiants », p. 116). Brenner était comme eux animé par un désir de cultiver la terre. Ce que sa biographe voit comme un désir de se confronter à la réalité du monde. Elle semble elle-même fascinée d’ailleurs par l’aspect très matériel du récit biblique : « Ce qui frappe le plus dans cette aventure du livre biblique est son aspect artisanal, concret. », p. 90.

Haïfa/Mont Carmel/1909

Le désir de Brenner de cultiver la terre fait fortement écho à celui que cet intellectuel avait, à Londres, d’apprendre le métier de typographe. Son maître en la matière, l’imprimeur Naroditski, était membre des Amants de Sion : de lui il est dit : « Il coule dans ses lettres de plomb son amour de Sion », p. 57. Brenner éprouve comme nombre de ses contemporains un désir puissant de « régénération » par le travail : une idée selon laquelle le retour à la terre va « revigorer, créer un homme juif nouveau ». Brenner s’est ainsi établi à Petah Tikva (aujourd’hui un quartier de Tel Aviv), dans le moshav de Ein Ganim, où il a participé à un projet ouvrier communautaire au sein d’une communauté libre laïque.
 « L’hébreu humain »
Ce désir de « régénération » fait écho au désir de se réinventer à travers une langue. Ce serait à la « double aridité d’une terre et d’une langue » (p. 134), que se heurte la communauté des premiers sionistes. On les imagine pétris de la culture biblique. Rosie Pinhas-Delpuech situe à 1912 la date fondatrice de « l’hébreu humain », p. 132 : une naissance qui doit beaucoup aux femmes. Aujourd’hui encore, selon le journaliste Nicolas Rouger : « Israël aime rendre hommage à l’armée d’enseignantes de maternelle du proto-État juif en Palestine qui, dès la fin du XIXème siècle, ont mis en pratique les bases académiques de cette renaissance. Elles l’ont fait avec purisme, reproduisant les contradictions inhérentes au sionisme des débuts ».
La « guerre des langues »
Rosie Pinhas-Delpuech ne mentionne pas le philologue Éliézer Ben-Yehoudah dans son ouvrage, et sa vaste entreprise d’invention et de recension des mots de l’hébreu moderne. Sans doute était-il pris de haut par les poètes et les hommes de lettres, si l’on en croit Mireille Hadas-Lebel : « Brenner raillait dans la presse le comité [de la langue] « qui fabrique des mots » ». Rosie Pinhas-Delpuech n’évoque pas non plus dans son livre ce que l’on a appelé la « guerre des langues ». En Palestine, la rivalité entre yiddish et hébreu a connu son apogée entre 1913 et 1914. Avec des militants hébréophones capables de s’en prendre physiquement à des enseignants yiddishophones. « On ne peut comprendre cette « guerre des langues », explique Ariane Bendavid, que si l’on se figure à quel point, pour les jeunes pionniers idéalistes, le yiddish représentait la mentalité exilique : l’acceptation d’un destin tragique, la passivité, la faiblesse… Le retour à l’hébreu – un hébreu totalement sécularisé bien entendu – constituait une sorte de nouvelle autoémancipation, un affranchissement du joug de l’exil. », p. 128.
Dans Deuil et échec, son dernier roman daté de 1914, Brenner évoque la fin de la Seconde Aliyah, précipitée par le début de la Première Guerre mondiale. Il s’agit de « la grande histoire des perdants magnifiques de la deuxième aliyah », p. 171.

Ouvriers agricoles juifs de la Seconde Aliyah, portant le keffieh/ Champs de Migdal/Photographie de Yaakov Ben-Dov/1912

Brenner a été retrouvé mort en mai 1921, au cours des émeutes de Jaffa, non loin de la ville, dans des circonstances non élucidées. « L’hébreu moderne, sa naissance et sa renaissance imposées par les jeunes de la deuxième aliyah, évoque un peu la violence aux fondements même de ce pays étrange, étranger et dérangeant, Israël. », p. 127.
Faire renaître l’hébreu…  Un vœu utopique forgé par quelques hommes de lettres et intellectuels ? Or, il s’est accompli et ce, en une génération. À ce jour, l’hébreu est « la seule langue du monde à avoir ressuscité »,d’après Mireille Hadas-Lebel. Comment comprendre la réussite d’une telle entreprise ? L’hébreu moderne a triomphé ; il est devenu la langue vernaculaire qu’a pu être le yiddish – une judéo-langue qui a, en grande partie, péri avec la Shoah. Comment ainsi la littérature hébraïque moderne, forgée autour de l’autoémancipation d’un peuple, a-t-elle évolué, après la création de l’État d’Israël ? Pour rejoindre les grands courants occidentaux du romantisme, de l’impressionnisme ou du symbolisme, les artistes ont-ils dû s’affranchir des références au récit biblique ou au Talmud ? Jusqu’où l’hébreu des écrivains et des poètes s’est-il sécularisé, en Israël et dans le monde ?

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En retraçant la trajectoire de Yossef Hayim Brenner, homme de lettres guidé par un désir philanthropique de sortir les siens de la détresse et mû par un amour puissant de la langue, Rosie Pinhas-Delpuech apporte, pour répondre à toutes ces questions, une précieuse clé d’interprétation.