Présence de Bialik (au passé et au futur)

Par Patrick Sultan

Ariane BENDAVID, Haïm Nahman Bialik : La prière égarée, Paris, Éditions Aden, 2008, Collection Le Cercle des Poètes disparus.
Article publié dans la Q. L. n° 965, paru le 16-03-2008.

Présence de Bialik (au passé et au futur)


Pour savoir ce qu’ont pu signifier, à l’orée du XXème siècle, l’espérance d’Israël, l’amour du peuple juif, la souffrance de l’exil et l’appel de Sion, il faut lire Haïm Nahman Bialik. Ce poète pionnier, qui fut un des artisans de la langue hébraïque moderne, a fait entendre un chant nouveau avec des mots anciens. ***Bialik appelait de ses voeux la réalisation terrestre de Sion. Or, l’histoire récente de l’État d’Israël (dont il n’a pas vu la création en 1948) semble avoir frappé de désuétude les accents nationalistes de son œuvre.Il avait bien connu le monde qui étudiait nuit et jour la Thora, la yeshivah dont il était issu et qu’il avait quitté ; s’il demeurait nostalgique de la piété du Shtetl, il en réprouvait par ailleurs l’étroitesse d’esprit , la passivité et la résignation ; or, la Shoah qui a détruit cet univers de culture, de piété et de foi a rendu dérisoire jusqu’à ce sentiment de nostalgie, bien vaine sa réprobation et inutile sa critique. 
Sa langue elle-même, si travaillée, si riche d’allusions et  de réminiscences bibliques, fécondée de toutes les ressources d’un hébreu plusieurs fois millénaire, peut-elle encore toucher un monde profane pour qui Pentateuque et Talmud ont cessé d’être (s’ils l’ont jamais été) une évidence culturelle. Le lecteur qui ne serait pas  imprégné de l’héritage littéraire juif appréciera difficilement à sa juste valeur cette poésie raffinée. Si l’on n’entend pas sous les mots de Bialik les mots d’une tradition qu’il conteste, rejette et poursuit, on mesurera mal la radicalité de ses audaces, de ses révoltes comme la constance de sa fidélité.
On peut certes encore lire avec émotion Dans la ville du massacre (1904), ce poème de rage, de douleur ou de dévastation ou bien encore l’Assidu (1894-1895), cet hommage ambigu à une vie juive consacrée à la seule étude du Livre. On admire son art ; il n’empêche que ce grand lyrique  est désormais, si l’on ose dire, plutôt un des derniers poètes juifs de la Diaspora qu’il ne marque un véritable commencement de la littérature israélienne. En tout cas, Bialik s’est éloigné.
On saura gré à la solide et sérieuse biographie d’Ariane Bendavid d’avoir ignoré ce soupçon d’archaïsme en retraçant avec précision l’itinéraire de ce Juif russe, depuis sa sortie du monde traditionnel jusqu’à son installation difficile en Israël. Sans guère d’élégance dans l’expression mais avec un indéniable talent pédagogique, elle restitue l’homme, l’intellectuel, l’artiste  dans le contexte intellectuel et politique de son époque  tumultueuse. Elle analyse avec clarté son implication et son rôle dans le mouvement complexe, divisé, contradictoire que fut le sionisme à sa naissance. Elle décrit avec  rigueur les étapes de cette vie de poète mais aussi d’érudit et de lettré. Surtout, elle tente de suivre les méandres d’une personnalité divisée d’avec elle-même, sceptique et mystique, énergique et mélancolique, rêveuse et active, désabusée et tendre . « Une métonymie du peuple juif » écrit justement  sa biographe.
Si l’on en croit les propos informés d’Ariane Bendavid, l’œuvre bialikéenne connaîtrait actuellement en Israël un regain d’intérêt. Est-ce le désir nostalgique et voué à l’insatisfaction de ressusciter une époque où la foi sioniste était entière et sans ombre ? ou bien au contraire est-ce plutôt, espérons le, un élan studieux vers les sources vives d’une culture juive encore à découvrir, toujours à inventer et qu’illustre la chaleureuse et savante poésie de Bialik ?