« Vers la vieille et antique Maison d’Étude »

de Haïm Nahman BIALIK

אִם-יֵשׁ אֶת-נַפְשְׁךָ לָדַעַת /Si ton désir te porte à connaître (1897).
Version remaniée d’un article publié dans Foi & Vie, Volume C – Décembre 2001, n° 5.

Poème présenté et traduit de l’hébreu par Bertrand Delattre (que sa mémoire soit une bénédiction) et Patrick Sultan.

Présentation

Ce poème lyrique de H.N. Bialik est une plainte puissante, une pathétique déploration sur les infortunes du peuple juif ; il est aussi une exhortation ferme, l’expression d’une foi profonde dans la vie (il faudrait dire, dans la « survie ») d’Israël.
Pour toutes ces caractéristiques, cette œuvre écrite à la fin du dix-neuvième siècle pourrait apparaitre désuète aux yeux d’un lecteur moderne. En effet, la rhétorique puissante qui structure cette évocation de la souffrance menace de tourner à l’emphase édifiante ; l’usage imposant de l’hyperbole, de la période oratoire, de 1’apostrophe donnent à cette construction un tour didactique qui pourrait la rendre inactuelle.
Pourquoi alors, pour peu que l’on s’imprègne du rythme ample de cette voix fraternelle, ce poème peut-il nous toucher maintenant, en dépit des années qui nous séparent d’elle et des souffrances subies depuis lors, bien plus intolérables encore que celles qu’il énumère ? Cela tient à l’inspiration qui l’anime : chaque vers (on voudrait dire verset) de ce poème vient de loin ; il serait fastidieux, voire inutile de citer la foule de références de connotations. L’hébreu de Bialik est pétri de la Bible au point que dans un jeu d’intertextualité infini, toute l’histoire sainte, toute la spiritualité juive transparait dans le flot de sa lamentation: la «hache tendue» renvoie-t-elle au sac de Jérusalem évoqué au Psaume 74 ou bien à l’épée des Babyloniens d’Ezéchiel 21,14 ou bien encore à la ligature d’Isaac ? Chaque possibilité engendre des harmoniques variées, s’enrichit de multiples significations. La Bible, ce « grand code » selon le mot de William Blake confère à ce texte un pouvoir incantatoire qui force notre écoute.
Mais cette inspiration ne tient pas seulement à la source biblique reprise dans un jeu formel d’écriture ; elle tient à l’humanité qui traverse cette parole vivante. Vivante car elle s’adresse à nous : elle nous appelle. Si l’on tente en effet de préciser vers quel destinataire le poète lance cet appel, on voit se profiler un homme. un Juif sans doute ou plus exactement un « frère ». Cet homme semble être devenu ignorant de ce qui fait la vie de son peuple. Depuis longtemps, il a dû se détourner de la Maison d’étude qui ne lui est pas familière et l’Esprit-Saint semble s’être détourné de lui. Son seul lien au «petit reste» des fidèles (fidèles au Livre) est une communauté de souffrances qui traverse les générations.

Or ce travail de mémoire s’il est l’origine de son travail de conscience n’en est aussi que le début. Il s’accomplit dans le « détour vers la Maison d’Étude ». Alors seulement les frères se rejoignant dans le mérite de leurs pères pourront espérer des jours meilleurs. La plongée dans le passé projette vers un à-venir.
… «Vivre à jamais ».

Roman Vishniac / Circa 1935-38./Mukacevo .

TRADUCTION

Si ton désir te porte à connaître la source
où tes frères mis à mort ont puisé
aux jours du malheur, un tel courage, la force d’âme
quand ils sortaient joyeux à la rencontre de la mort,
dénudaient leur cou
tendu vers tout couteau poli, vers toute hache brandie,
et s’offraient aux flammes en sacrifice, bondissant sur le bûcher
pour mourir une mort sanctifiée en invoquant l’Un -,

Si ton désir te porte à connaître la source
où tes frères écrasés ont puisé
dans les angoisses du Chéol, dans 1’oppression de la fosse,
au milieu des scorpions,
le réconfort de Dieu, 1’assurance, la force, la patience,
une force d’airain pour porter toute peine, l’épaule
tendue pour endurer une vie de rebut et de dégoût,
pour endurer
sans fin, sans limite. sans avenir -,

Si tu veux voir le sein sur lequel se sont déversées
toutes les larmes de ton peuple, son cœur,
sa vie et son amertume –
l’endroit où, telles des eaux, ils se sont répandus,
où ont éclaté ses rugissements,
rugissements qui faisaient trembler le ventre du Chéol
en bas,
des gémissements qui faisaient frémir de peur
même le Satan –

Allons. Faisons exploser le rocher : oh non, le cœur de 1’ennemi acharné
n’est pas plus dur que le rocher, qui est plus dur que le Satan -.

Si ton désir te porte à connaître le refuge
au faîte duquel nos pères ont sauvé leur sublime idéal, leur Torah, leur Saint des Saints assurant ainsi leur sauvegarde -,
Si tu veux connaître la cachette où fut gardé
– et dans toute sa pureté – de ton peuple 1’esprit puissant, au point que, même rassasié d’une vie d’opprobre
de crachats et de honte,
dans sa vieillesse il ne laissait pas se dessécher la grâce
de sa jeunesse -,

Si tu veux connaître la mère miséricordieuse.
la vieille mère,  aimante, la fidèle
qui dans sa grande miséricorde recueillait les larmes
de son fils égaré,
qui. avec grande pitié, affermissait ses pas
lui dont à chaque fois qu’il revenait couvert de honte,
las et extenué,
à 1’ombre de son toit, elle essuyait les larmes. et le couvrant à l’ombre de ses ailes.
l’endormait sur ses genoux -,

Si par malheur. frère humilié, tu ne connais toutes ces choses –
vers la vieille et antique Maison d’Étude fais un écart, lors des longues nuits désolées de Tévète,
lors des jours brûlants et incendiés de Tammouz
au plus chaud du jour, à 1’aurore ou au crépuscule,
et si Dieu a encore laissé aux rescapés un petit reste – alors, peut-être comme aujourd’hui, tes yeux verront dans 1’ample rumeur de ses murs, dans la brume. dans un coin ou près du poêle,
des épis solitaires, ombres de ce qui a péri,
des Juifs sombres, le visage ridé et tourmenté,
des Juifs fils de l’exil dont ils traînent le joug pesant, tentant de dissiper leur peine avec une page
de Guemara usée,
s’efforçant d’oublier leur pauvreté dans l’étude des sages méditations d’antan
et confiant leurs inquiétudes au chant des psaumes- oh ! qu’ i1 est vil et pitoyable ce spectacle
aux yeux de l’étranger stupéfait ! -.
Alors ton cœur te dira
que tu foules de ton pied le seuil de la Maison qui nous
donne vie,
et ton œil verra le trésor qui renferme notre âme.

Et si Dieu ne t’a pas retiré tout à fait Son esprit saint
et s’Il a laissé encore de Ses consolations dans ton cœur, alors, une étincelle d’authentique espoir en des jours
meilleurs que ceux-là
brillera encore quand parfois Il s’obscurcira –
alors sache-le et écoute, ah, mon frère humilié ! qu’il n’y a là qu’une lueur d’espoir sauvegardée,
qu’une petite étincelle qui reste
sauvée par miracle du grand feu
que tes pères n’ont jamais cessé d’allumer sur leur autel.
Et qui sait si leurs torrents de larmes
ne nous ont pas fait passer et ne nous ont amenés
jusqu’ici,
si par leur prière ils n’ont pas intercédé pour nous auprès d’Adonaï ;
et si, en mourant, ils ne nous ont pas enjoint de vivre –
de vivre à jamais !

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