En mémoire de Salonique

par Béatrice LEROY

Article publié initialement dans le Bulletin hispanique,  Année 1979,  81-3-4,  p. 341-357. Numérisé et mis gracieusement à la disposition du public par le site Persée. La présentation typographique, les traductions de l’espagnol, les illustrations et de brèves coupures sont dues à Sifriaténou.

Joseph Nehama, Thessalonique, Tomes VI et VII de l’Histoire des Israélites de Salonique, Édité par la Communauté israëlite de Salonique, 1978.

Joseph Nehama a mené à bien une histoire complète des Juifs de sa ville en plusieurs volumes (…). Le Tome VI clôt cette longue histoire, en examinant les Juifs de Salonique (aujourd’hui Thessalonique) pendant les siècles difficiles pour le monde proche-oriental, du XVIIIème au XXème siècle, moment de déclin général politique et économique de tout l’Empire Ottoman, et de Salonique en particulier. Le tome VII traite cependant d’un renouveau, à partir de 1920 pour l’essentiel, mais renouveau trop tôt interrompu par la Seconde Guerre mondiale, le nazisme et l’« holocauste » qui a fait disparaître dans sa quasi-totalité la communauté juive de Salonique.

En fidèle mémoire

Elle se reconstitue cependant, actuellement, et retrouve son dynamisme, au point de reprendre son activité traditionnelle d’édition.
Ce livre d’histoire en est un témoignage : témoin également d’une fidélité à la langue de culture pour la Grèce et le Proche-Orient, le français. Joseph Nehama avait écrit en français, et l’édition actuelle thessalonicienne poursuit cette tradition. Les quelques erreurs d’un français parfois scolaire, et d’une impression peut-être déroutante pour les typographes grecs, ne peuvent pas masquer la très grande qualité du style de Nehama, souvent vif, coloré (dans ses descriptions des mœurs et de l’activité commerciale, notamment), sensible, voire ému et émouvant (à propos de la vie spirituelle et intellectuelle, de la misère du petit peuple, des années 1939-1940).

Le livre est destiné à tous les lecteurs ; on pourrait regretter l’absence d’un index des noms, qui aurait été si utile, et de notes plus nourries à la fin des chapitres. On conçoit le parti pris de l’auteur, si on songe que Nehama s’était adressé à ses compatriotes et avait voulu donner, à tous les Juifs non-historiens autant qu’aux historiens, un tableau général de leur communauté. (…).

Avant d’analyser en détail cet ouvrage si riche, il faut insister sur une très grande qualité. Il a été écrit par un historien qui avait à sa disposition une documentation magnifique, aujourd’hui supprimée aux chercheurs. Joseph Nehama a fouillé les archives de Salonique, qui ont brûlé au cours de la seconde guerre mondiale. Il a lu les ouvrages locaux, chroniques et traités rabbiniques, élaborés du XVIème au XXème siècle, en hébreu et en judéo-espagnol, textes disparus dans les exodes ou les massacres, ou de consultation très difficile pour les Occidentaux. Il a travaillé avec Michaël Molho dans le relevé des tombes des cimetières de Salonique, complètement démolis depuis, ce qui ajoute à l’intérêt des publications de Molho et de l’Israélien Immanouel.

En bonne intelligence
Dans la « Selanik » turque de la fin du XVIIème siècle, comme dans la ville du premier tiers du XXe siècle, les Juifs, les Grecs et les Turcs, ou si on préfère les Israélites, les Orthodoxes et les Musulmans cohabitent en très bonne intelligence, du moins en temps normal. En 1714, on évalue la population à 65 000 habitants, dont 30 000 Juifs, 10 000 Grecs, 25 000 Turcs. Ces proportions demeurent longtemps. En 1865, la population totale est tombée à 50 000 habitants, mais en 1905, elle est remontée à 130 000 habitants ; les Juifs représentent toujours la moitié de la population. En 1932, sur 280 000 habitants, ils sont 75 000 environ : car en 1922 les Grecs de Thrace et d’Asie Mineure, échangés contre les Turcs de Grèce, sont venus massivement peupler le sol hellène, en particulier la Macédoine et la ville de Salonique, faisant désormais pencher la balance démographique en leur faveur.

Passages
Les Juifs de Salonique sont pour la plupart des Séfardites chassés de Péninsule ibérique en 1492, ou dans les décennies suivantes par l’Inquisition. Les Marranes d’Espagne et du Portugal continuent à arriver à Salonique au XVIIIème siècle, en un petit flux ténu, mais très régulier. Beaucoup d’entre ces Séfardites s’établissent dans la ville, après une étape à Livourne : les Médicis développant ce port au XVIème siècle y avaient appelé les Juifs espagnols. Mais l’attrait de Salonique a été très fort, et ces derniers y ont retrouvé leurs coreligionnaires établis avec Almosnino dès 1492. Au XVIème siècle, viennent aussi des Juifs italiens, pour les nécessités du commerce et de l’édition : de Venise, de Raguse en Dalmatie, et des ports du royaume des Deux-Siciles. Au XVIIIème siècle, ce sont les Juifs de Pologne et d’Europe Centrale, qui rejoignent à Salonique, en une petite minorité Achkenaze, la masse des Séfardites. Enfin, dans les dernières décennies du XIXème siècle et les premières du XXème, les Juifs de Russie, chassés par les pogroms tsaristes ou par les déceptions de la révolution communiste, complètent l’éventail ethnique de cette communauté juive.

Provenance des Juifs installés à Salonique après 1492/Source Wikipedia

Une émigration continue compense cependant le dynamisme démographique local et l’immigration. Chassés par la misère et les catastrophes naturelles, ou poussés par les nécessités de leurs métiers et de leur activité intellectuelle, les Juifs de Salonique vont à Constantinople, longtemps la métropole pour tout le monde ottoman ; à Marseille ou très vite à Paris (15 000 Saloniciens y demeurent vers 1930) ; en Égypte, où ils forment des communautés actives à Alexandrie et au Caire depuis 1730, encore davantage au XIXème siècle. Et, enfin, en Palestine. Longtemps, les vieux Juifs ne se rendaient à Safed, à Tibériade, à Jérusalem, que pour y mourir. Après une cérémonie particulière, dépouillés de tous leurs biens, ils partaient en mendiants sur les ruines de leur Temple : à Salonique, un dicton affirmait :
Cartas buenos no vienen de Yerouchalaïm/Les bonnes lettres ne viennent pas de Jérusalem
Puis le sionisme changea l’aspect de cette émigration. Dès 1880, et surtout dans les années 1930, ce furent les jeunes Saloniciens qui partirent, avec leurs familles entières, vers les premiers kibboutzim de Galilée et bientôt à Tel-Aviv.

Une communauté éprouvée
La communauté juive a connu toutes les misères physiologiques et les catastrophes naturelles, pendant ces deux siècles. La peste a sévi, de façon endémique, ainsi que le paludisme (la ville était entourée de marécages) ; s’y ajoutent la variole, le typhus, la lèpre, la gale ; les chroniques ne parlent que d’épidémies, dont celles de 1703, 1728, 1730, 1758, 1770 ou 1818, dans laquelle se dévoue jusqu’à la mort le docteur Abraham Ben-Ezra. Le gel, les inondations, la sécheresse compliquent encore la mauvaise situation. La ville, bâtie de bois, flambe périodiquement. Le terrible incendie de 1917 fait 50 000 sans-abri parmi les Juifs et brûle 34 synagogues (très vite reconstruites grâce à la solidarité internationale).

Incendie de Salonique/Rue Egnatia/18-20 août 1917/Source : Médiathèque de l’architecture et du patrimoine

Les secousses politiques conditionnent tout autant le milieu salonicien. La période étudiée est celle de 1′ « homme malade » : l’Empire ottoman est sans cesse attaqué par Venise, la Russie, la Pologne, la Hongrie, et Salonique est souvent assiégée. Le traité de Koutchouk-Kaïnardji de 1774 consacre l’effacement, puis la ruine progressive de la Turquie. Or, Salonique devait sa prospérité à la bonne vitalité de l’Empire ottoman, autant qu’aux bonnes relations entre l’Europe et l’Asie.
La population de la cité met tous ses espoirs dans le réveil de la Grèce, dès la fin du XVIIIème siècle. Les sociétés secrètes, puis les foyers insurrectionnels grecs, de 1815 et 1821, reçoivent l’appui et la sympathie de tout l’Occident. En 1830, la Grèce forme un royaume indépendant. Mais les Turcs n’ont pas laissé échapper la Macédoine, où d’affreux massacres ont saigné la province et ses villes. Les Juifs de Salonique, non seulement n’ont pu obtenir l’indépendance avec le nouveau pays d’où ils sont exclus, mais, en tant que non-Grecs, ont été enrôlés de force dans l’armée ottomane. Trop réquisitionnés, trop tyrannisés, ils ont été pris entre deux feux et rejetés également par les deux camps. Les Grecs les ont accusés de pillage et de trahison ; les Turcs les ont déportés, ont confisqué leurs biens. Le plus possible, cependant, les Juifs de Macédoine essayaient de rejoindre les insurgés, en prenant le maquis : tel le médecin Bohor Ben Elitsafan, qui alla de Salonique à Vavdos, mais qui fut pris par les Turcs en 1822, égorgé et décapité.
Soumis plus que jamais à l’administration des Ottomans, les habitants de Salonique demeurèrent sous la dépendance tyrannique du Pacha de Macédoine, trop loin de Constantinople pour être contrôlé par les autorités, donc libre pour perpétrer toutes ses exactions. Les Juifs étaient la cible des Janissaires, ce corps d’élite de l’armée turque qui formait un État dans l’État et qui avait une caserne à Salonique. Tout leur était permis, ils exerçaient leurs caprices sur les Musulmans de basse condition, les convertis, les Grecs, et surtout les Juifs. Heureusement pour tous, le corps des Janissaires fut supprimé en 1826, après une insurrection et une répression sanglantes.
Ville d’Occident
Dans cette situation de brimades et de déceptions, s’ouvre le XXème siècle. Le Code civil de 1876 qui donne l’égalité aux Juifs ne change rien. Un parti « Jeune Turc » regroupe, à İstanbul, mais aussi à Salonique ou à Smyrne, les intellectuels et les syndicalistes. Les guerres achèvent l’empire de jadis. Les deux « Guerres des Balkans » de 1912 et 1913 donnent enfin la liberté à Salonique, où le drapeau grec flotte le 28 octobre 1912. Le ministre Venizelos a tout fait pour la prise de la Macédoine par la Grèce, ce qui est confirmé en 1913. Le roi Georges de Grèce élit sa résidence à Salonique (mais s’y fait assassiner par un fou). Pendant la Première Guerre mondiale, la ville est le camp des Alliés, base stratégique pour les opérations dans les Balkans. Désormais ville grecque, Salonique s’identifie avec l’Occident.
Répercussions du schisme sabbatéen
Dans le domaine religieux, le milieu de Salonique est également agité de soubresauts. En 1669 est mort Sabbataï Tsvi, qui s’était pris pour le Messie et avait entraîné à la suite de nombreux disciples. Cette secte juive continue ensuite à bouleverser tout l’Orient, avec des sous-sectes et des ramifications, soutenant les soi-disant descendants de Tsvi. Tous pratiquent la licence des mœurs, vivent en pleine dissolution morale ; ils se livrent ouvertement à des ripailles et des beuveries, le 9 du mois de Av, jour de grand jeûne et de deuil pour les Juifs. En 1677, un autre exalté tente de renouveler la prédication de Sabbataï Tsvi : Abraham Miquel Cardoso, frère du célèbre médecin Isaac Cardoso, de vieille famille marrane. Il finit à Smyrne une vie tumultueuse, commencée comme étudiant en médecine à Madrid. Tôt ou tard, ces sectaires sabbatéens apostasient en faveur de l’Islam. Le 2 décembre 1686, 300 familles de Salonique, des plus riches et influentes, soit 1 500 Juifs, apostasient collectivement et marchent en procession vers les mosquées. Désormais dans Salonique se forme un nouveau quartier de ces Sabbatéens : rejetés par les Juifs, puisque renégats, méprisés par les Turcs, puisque convertis sur le tard. Au fond, ils maintiennent leurs croyances et leurs coutumes israélites ; beaucoup reviennent à la religion de leurs pères, mais, n’osant rentrer dans le sein de la communauté de Salonique, ils vont dans celles de Constantinople, de Smyrne, ou d’Italie.

Les Juifs de Salonique font pénitence pour avoir suivi le pseudo-messie/Source : Jewish Encyclopedia

La communauté est privée de ses cadres influents au XVIIIème siècle, malgré tous les efforts des Juifs traditionalistes, tels Abraham de Botton (mort en 1685), Moïse Sabetay, Elie Covo et Tsvi Achkenazi (1656-1718) venu de Pologne, mais tellement fondu dans le milieu séfarade qu’il en prend sa prononciation de l’hébreu. Malgré tout, les petites gens, choqués par le mouvement sabbatéen, entraînés par les facilités de l’Islam (entre autres par la suppression de la taxe des non-Musulmans), apostasient en masse tout au long du XVIIIème siècle. Pour les Turcs, ce sont les Deunmés (terme équivalent au Marrane d’Espagne). Musulmans en façade, ils pratiquent un crypto-judaïsme qui ne trompe personne. Comme naguère au Moyen Age, en Espagne, où la Cabbale avait prise dans les milieux modestes, les spéculations sur le « Zohar », et tout le mouvement de la Cabbale, entraînent ces Deunmés, qui hésitent sur leur doctrine et pratiquent le judaïsme dans la clandestinité.
Cependant, avec les siècles, la situation des Deunmés évolue rapidement. Musulmans officiels, ils ont accès à des charges publiques fermées aux autres. Vers 1870-1920, ils vont faire des études à Istambul ou à Londres et à Paris, ils occupent « des postes importants ou exercent des professions libérales. Ils forment un milieu d’intellectuels éclairés, à la fois farouches partisans de Mustapha Kemal après la guerre et à la fois fidèles à de très anciennes pratiques juives, transmises de génération en génération. La Turquie moderne leur doit beaucoup.
Salonique garde ses Israélites pratiquants traditionalistes. Les Turcs les appellent Rayas, comme les Grecs (= non musulmans). A tous ils demandent le Haradj ou capitation, tout en laissant se développer une organisation interne. Les Grecs ont leurs popes et leur patriarche, leurs églises et leurs fêtes. De même, les Juifs sont profondément unis dans leur foi par leur organisation communautaire.
Une république juive
La communauté de Salonique offre le visage d’une véritable « république juive ». Jusqu’en 1670, un seul Grand Rabbin était à sa tête ; mais, contre les dangers des schismes, une forte organisation est nécessaire. Désormais, un triumvirat dirige la communauté. En général, une équipe de trois notables aide les triumvirs qu’elle remplace lorsqu’ils vieillissent ou disparaissent. Ce sont les comités de toutes les synagogues qui désignent le triumvirat, en dressant une liste par ordre de priorité. Le premier de la liste préside, et reçoit le titre de Rav Ha-Kollel, chef de la collectivité. C’est lui l’interlocuteur des autorités turques, très consentantes pour laisser agir ce directoire. Le « Rav » réunit quand il veut ses collègues du triumvirat, pour toutes les décisions à prendre. À sa mort, celui qui le suivait dans la liste lui succède.

Le grand rabbin de Thessalonique, Jacob Meir, sur un navire britannique en 1918

On connaît les 13 directoires rabbiniques qui se succèdent de 1680 à 1887, moment où cette forme de haute magistrature est abandonnée. Presque tous ces notables sont des rabbins très érudits, écrivains consultés de tout le Proche-Orient. Parmi les noms les plus célèbres qui se retrouvent plusieurs fois au fil des générations, il faut retenir les Perahia, Sabetay, Covo, Modellano, Modiano, Amarillo, Benveniste, Gattegno, Molho, Saporta et Arditti. Le dernier triumvirat, de 1874 à 1887, est composé d’Abraham Gattegno, Mair ben Nahmias et Samuel Arditti. Un seul Grand Rabbin leur succède, Jacob Hanania Covo. Mais il est le dernier originaire de Salonique même. A sa mort en 1907, les autres Grands Rabbins viennent d’Istanbul ou de Jérusalem.
Au début du XVIIIème siècle, on compte 36 synagogues (puis 38 au début du XXe siècle) et de nombreux oratoires (et 48 mosquées et 30 églises grecques). En principe, les Musulmans refusent aux « Rayas » le droit de construction et même de réparation. Mais tout s’arrange toujours. Chaque synagogue forme un vrai comité de quartier. Elle a son rabbin, son école talmudique ou Yechiva, sa bibliothèque, son Mohel pour la circoncision, son ‘Hazane pour la bénédiction nuptiale, son ‘Chohète pour l’abattage rituel des animaux, son association de ‘Hevra Kadicha pour l’enterrement. La communauté tout entière est jugée par un. Tribunal, le Bet Dine composé de « Dayanim », qui surveillent étroitement l’observance, le comportement, la vie tout entière des Saloniciens. Le Rabbin et les Dayanim peuvent infliger toutes sortes de peines, des amendes le plus souvent, mais aussi des flagellations, et même prononcer l’interdit, le ‘Herem, mais le ‘Herem majeur, l’excommunication, est rarement décidé et très vite levé.
Les synagogues regroupent les fidèles, selon leur provenance ethnique. Mais la plupart ont des noms ou surnoms espagnols. Parmi les plus importantes, on relève « Aragon ; Evora ; Provence ; Achkenaz ou Russie ou Moscou ; Ets Haïm ; Yahya ; Gherouch Sefarad ; Otrante ; Calabre ou Ismaël ; Italia Hadach ; Poulia ; Mallorca; Portugal ; Catalogne ; Lisbonne; Chalom; La Nouvelle Sicile ; Nevé Tsedek ; Ar Gavoa »…
Tous les Juifs se retrouvent autour du Talmud Torah, à la fois école rabbinique principale, confrérie et assemblée promulguant des ordonnances (les « Askamote »).

Talmud Torah à Salonique/Circa 1900

Les litiges sont nombreux, et naissent sans cesse à propos du paiement des taxes. La première imposition est la Pecha (terme et institution du Moyen Age espagnol) par tête, qui permet de verser le Haradj aux Turcs. Des collecteurs désignés par le Bet Dine/Tribunal rabbinique doivent dresser la liste de tous les Juifs imposables, et passer dans les foyers pour lever le montant fixé. S’y ajoutent bien d’autres taxes internes, sur la viande ou le vin par exemple, destinés à financer les Yechivote, le Talmud Torah, les œuvres pieuses, le Bikour Holim ou confrérie soignant les malades pauvres.
Mais les Rabbins sont dispensés des impositions, malgré toutes les récriminations, et tous les efforts de Moïse Abrabanel, en 1725, qui avait tout essayé pour faire payer les notables. Les étrangers résidant peu de temps en sont aussi dispensés, ainsi que les courtiers et les négociants bénéficiant de la protection consulaire. Tous sont Francos, ce qui est souvent très injuste, car ce sont les plus riches de la communauté qui bénéficient de cette exemption, et les plus nécessiteux doivent supporter le poids du Haradj (dont le montant ne varie pas, quel que soit le nombre des imposés).
À part ces questions fiscales épineuses, la solidarité est totale. Tous les enfants suivent l’enseignement des Yechivote, tous les miséreux sont pris en charge par les confréries ; un mécénat éclairé permet constructions et fondations. Pour imprimer les textes rituels, une imprimerie est installée en 1690 dans le local de Talmud Torah et les frais sont supportés par la collectivité. C’est un honneur que d’y travailler. Les plus célèbres imprimeurs de la ville y consacrent une partie de leur temps : Abraham Nahmias, Moïse Campellos, Saadi Eskenazi, et Moïse Falcon, le plus savant (un dicton populaire montrant que, même les plus intellectuels peuvent se tromper, disait : « Se yerro Señor Falcon !»/J’ai commis une erreur, Sire Falcon).
Traditions
« Les Juifs restent ici espagnols et ils redeviennent des Hébreux », p. 562. Les mœurs et les croyances sont en effet aussi espagnoles que juives.
Mais les tribulations politiques et religieuses, les difficultés économiques contribuent à scléroser l’esprit de la communauté. On est étroitement ritualiste lorsqu’on est juif traditionaliste, ou, au contraire, par trop imprégné d’une Cabbale mal comprise et versant dans la superstition. On pratique le culte des amulettes, des formules magiques. On garde sur soi les papeleras/bouts de papier où ont été tracés des signes géométriques et des formules incantatoires qui guérissent par application. On consulte les devineresses/les endevinas, et les faldji/tireurs de sorts. Malgré tous les interdits des rabbins, on va chez la bruja/la sorcière, qui fait des endulcos, des gestes sur les gens, qui fait tournoyer des charbons ardents/las tres brasicas, et mélange pour des potions la leche de madre y fija. Ceux qui échappent à la maladie prennent un second prénom : Nissim (miracle), Raphaël (guéri par Dieu), Haïm (vie), Comprado ou Mercado (racheté). On est persuadé que le monde est peuplé de démons maléfiques, dañadores, qu’on appelle los mejores de nosotros pour tromper le mauvais ceil quand on parle tout haut. Ces esprits vivent dans la rue ; quand la nuit on y jette de l’eau, on se doit de les prévenir : Aparted la buena gente, que voy a echar agua caliente/Les bonnes gens mises à part, je vais verser de l’eau chaude.
Mais on s’adresse aussi au Tout-Puissant à peu près dans les mêmes termes. Lorsqu’une sécheresse menace, on se rend en procession au Talmud Tora, en hurlant, gestes à l’appui : Luvia queremos. Luvia, Dio ! Luvia queremos. No queremos sol. Que abache la farina, que coman los Judíos ! Luvia, Dio, amojamos./Nous aimons la pluie. De la pluie, O Dieu ! Nous aimons la pluie. Nous ne voulons pas de soleil. Que la farine nous vienne afin que les Juifs mangent !  De la pluie, Dieu, trempons nous !
Parmi les saints intercesseurs les plus invoqués figure le prophète Élie, vénéré par les trois religions. Les Juifs ne manquent pas de réserver une place et une part dans les repas de fête à Eliaou ha-Navi… et de donner sa part au premier mendiant qui passe.
Les pratiques pieuses, les prescriptions rabbiniques tissent la vie quotidienne. Des commissaires, les « Memounim », dans tous les quartiers, surveillent les bonnes mœurs et la piété individuelle. Ainsi, il est interdit de jouer aux cartes ou aux dés : mais les Saloniciens aiment le jeu, et remplacent l’argent par des fruits secs ou des noyaux d’abricots. Les prescriptions des rabbins surveillent le comportement des femmes, des jeunes gens ; les cérémonies de circoncision ; les grands jeûnes du 9  Av et de Yom Kippour ; les funérailles où il faut louer le service des pleureuses, les « endechaderas » ; les noces, qui durent huit jours pendant lesquels on dépense sans compter : Lo que no se hace a la boda, no se hace en ninguna hora/Ce qui ne se fait pas à l’occasion d’un mariage ne se fait à aucun moment. Les plus grands détails sont consacrés au Sabbat, qu’il ne faut pas profaner, ni par un travail trop prolongé, ni par un four allumé le vendredi soir (lorsque la maîtresse de maison a cuit tout le pain de la semaine). Des rondes de commissaires passent partout pour crier que le Sabbat commence et qu’il est l’heure d’allumer la lampe sabbatique : Acender, que ya es tarde/Allume, il est déjà tard. En principe, on ne doit pas s’éloigner de la maison, de son espace sacré, le erouv : pour plus de commodité, toute la ville est déclarée erouv et on peut y marcher tout au long du Sabbat.
Une vie animée
Les Juifs vivent dans leurs quartiers groupés autour de leur synagogue : « Cantareros, la Plaza, Carnicería, Meïdan de Loube, Manesica del Agua, Rogos los Encantados, Huerta de Pepe, Plazeta, Mezquitica ». Ces quartiers sont sans urbanisme, les maisons de bois, sans eau courante pour la plupart, sont sans hygiène. Une seule grande famille possède (est plutôt locataire des Turcs) une maison, où chaque couple aménage sa niche autour de la cour centrale. En général, on fait la cuisine dans la cour ou dans la rue. Ces quartiers sont surpeuplés : les mariages sont précoces, les célibataires très rares, la natalité très élevée, mais compensée par une forte mortalité infantile. L’homme porte en général le costume turc, mais souvent aussi la braga, le haut-de-chausses bleu ou blanc des paysans espagnols. Il fait les salutations en hébreu, prononce l’espagnol à la castillane, arina, orno, ermoso. La femme du peuple, sans culture le plus souvent, ne connaît que les formules de politesses espagnoles, et prononce le judéo-espagnol à la manière galicienne ou portugaise, farina, jomo, jormosa. Elle porte les boleros et les tabliers espagnols ; son vêtement de cérémonie, brodé d’or, s’appelle curieusement le San-Benito, nom de l’habit d’infamie qu’imposait l’Inquisition aux Conversos. Mais, quand elle sort dans la rue (jamais la nuit, ni seule), elle met le fer ad je, le grand voile noir des Musulmanes couvrant de la tête aux pieds.
La cuisine reflète ce mélange d’hispanisme et d’orientalisme. Les étrangers raffolent de ces fritures et de ces sucreries. La grande gourmandise est le riz au lait préparé avec du lait trait aux nourrices. Le goûter des enfants est le pan con aceite y azugar, vieille friandise encore commune en Andalousie. Lorsqu’une fête réunit la grande famille, chacun goûte une cuillerée de confiture avec un verre d’eau fraîche, en prononçant les bénédictions en hébreu.

David Altchek (deuxième à droite, rangée du fond) avec ses voisins, la famille Kovo, à Salonique, vers 1908, à l’occasion du départ de Mme Kovo (assise, au centre) pour Jérusalem. Le rabbin Emanuel Molho se tient au dernier rang, à l’extrême droite/Source Wikipedia.


Avec les années, les mœurs évoluent. Les hommes du XXème siècle portent tous le costume européen. Mais l’occidentalisation de la femme a été très tardive : à peine ébauchée au moment où la communauté disparaît après 1941.
Une vie économique intense
À l’inverse de l’Occident où les Juifs étaient exclus des métiers manuels, l’Empire ottoman laissa aux Juifs une totale liberté professionnelle, du moins officiellement — car l’intolérance et le favoritisme étaient des murs infranchissables. De leur côté, les Juifs n’aimaient pas les métiers manuels demandant un trop long apprentissage, un trop lourd effort mécanique. Ils préféraient les occupations demandant de l’ingéniosité. Tandis que les Albanais et les Grecs étaient tanneurs et maçons, les Juifs étaient plus volontiers tisserands, teinturiers, tailleurs, relieurs, copistes (les Soferim très savants et très réputés), savetiers, menuisiers, orfèvres et éleveurs de vers à soie, fabricants de boutons ou de moustiquaires, ouvriers du tabac. Beaucoup étaient potiers et donnèrent leur nom à leur quartier de Cantareros : on y gardait les antiques tours de main transmis dans les familles depuis Majorque, d’où venaient la plupart de ces Saloniciens.
En 1740, l’Ashkenaze Bessalel Halevy rénove l’imprimerie de la ville. Désormais, on trouve beaucoup de typographes, et tout le monde turc leur passe commande, surtout de Smyrne. Les rabbins de Pologne, qui vont en Palestine et en reviennent, prennent l’habitude de s’arrêter au passage à Salonique pour faire imprimer leurs œuvres.
Il faut ajouter les maraîchers et les horticulteurs de la banlieue, presque tous Juifs ; ainsi que les pêcheurs, et, au XIXème siècle, lorsque le port reprend son activité, les dockers, au point que les bateaux étrangers veillent à ne pas accoster un samedi, jour chômé général.
Mais, longtemps, le métier le plus répandu est celui de tisserand. En 1492, les Turcs avaient permis l’installation d’Almosnino et de ses compagnons grâce à leurs qualités de drapiers. Les Juifs Saloniciens ont longtemps payé la « pecha » en équivalant de drap de laine pour l’armée ottomane. Puis, il se sont spécialisés dans les Mantas, couvertures et lourds tapis feutrés, et dans les cotonnades, les soieries, les tissus de grande qualité.
Mais le protectionnisme de Colbert apporta la concurrence de Marseille et des draps français. La mauvaise situation économique de l’empire ottoman provoqua une ruine accélérée à la fin du XVIIIème siècle des tissages juifs de Salonique : en 1838 tous les métiers à tisser ont disparu dans la ville. Pour éviter les malfaçons et la concurrence déloyale, toutes ces professions sont très étroitement contrôlées par les rabbins. Selon la coutume ancienne, les « métiers-corporations » (esnaf) fixent les mesures, les prix, les salaires, ce qui pèse beaucoup au Juif, individualiste.
Ceux de Salonique vivent aussi du commerce de toute sorte. Les petits colporteurs vont dans les campagnes de Macédoine et dans les foires de Larissa, de Serres, de Janina. A Salonique les Juifs sont droguistes, épiciers ou changeurs, banquiers, courtiers. Pour toutes leurs transactions, les étrangers s’assurent les services de l’un deux, universellement reconnu honnête et compétent. Le censal juif parle toutes les langues méditerranéennes et ne ménage pas sa peine. Il touche un droit de censerie sur toutes les affaires (parfois 30 °/o des bénéfices). Cet office est la Puerta , on tient « la Puerta » d’un étranger : Aferrar Puerta de Franco (le Franco étant ici le négociant étranger). Cette occupation très rémunératrice est très appréciée, pas du tout incompatible avec une fonction de Rabbin et des études dans une Yechivah. Souvent, on lit sur une tombe, comme un hommage : « il a commercé loyalement » !
Peu à peu, voyageant beaucoup, s’ouvrant aux méthodes occidentales, les Juifs de Salonique, de courtiers redeviennent à leur tour négociants. A la fin du XIXème siècle ils ont repris la tête de leurs affaires.
Un privilège aide beaucoup ces négociants : la protection consulaire. En 1535, Soliman le Magnifique et François Ier s’étaient entendus pour laisser toutes les facilités de commerce aux Français dans les ports turcs. Longtemps, il n’y eut qu’un seul Français à Salonique, le consul ; mais, au XVIIIème siècle, les Français abondent, bientôt suivis d’autres étrangers, également encadrés de consuls. Chaque consul a son Drogman Juif, son interprète vis-à-vis des autorités turques. Le Drogman a un acte écrit de protection, le Berat. Comme le courtier (et les Rabbins) il est Franco, dispensé de taxes ; il s’habille à l’occidentale, porte l’épée. Les Drogmans les plus connus sont les Juifs de Livourne, qui restent entre eux, parlent italien, qui sont des Espagnols comme les autres, mais ont fait le crochet par la ville des Médicis. Les négociants les mieux connus au XVIIIème siècle sont les deux frères Jacomo et Rafael Gannai de Villorrea, Moïse Vita Leone, le médecin Daniel Mendosa, l’armateur David Morpurgo représentant consulaire d’Espagne, Elie Samanon, David Fernandez Diaz, Abraham Henriquez Miranda…

Ancienne place de l’Olympe/Salonique/ Donation Pierre de Gigord

Le XVIIIème siècle n’a été qu’une longue suite de déceptions et de marasme économique. Le regain est net au temps de Selim III (1787-1800). Les événements de 1789 débarrassent l’Orient de la concurrence française ; après les guerres napoléoniennes et la fin du blocus économique, les Saloniciens s’installent à leur tour à Marseille, comme aussi à Raguse, à Venise, à Trieste. Le port retrouve son activité. De 1800 environ à 1820, les tisserands de Salonique, grâce aux produits de luxe, avaient vécu leurs dernières belles heures. Ils sont remplacés au XIXème siècle dans la riche société par les exportateurs de laine et de coton bruts, dans toute l’Europe.
Le monde économique de Salonique, vers 1900, offre encore l’aspect, perçu par les observateurs du XVIIIème siècle : une minorité de riches privilégiés, mais une masse de Juifs miséreux qui, pour 40 000 d’entre eux, au xixe siècle, choisissent l’émigration. Mais, au tournant du XXème siècle, le réveil économique est sensible. Le baron de Rothschild visitant la ville un samedi, devant la splendeur des costumes de fourrures de la foule en promenade, ne peut croire à l’existence du milieu indigent dont on lui a tant parlé. Les fêtes officielles sont somptueuses : le quatrième centenaire de l’installation de 1492, la fondation de l’hôpital du baron de Hirsch en 1903 ; le jubilé de l’Alliance Israélite Universelle en 1910. Grecs et Musulmans participent à ces cérémonies. En 1920, sur 70 000 Juifs, on recense 4 000 ouvriers du tabac, 120 professeurs, 18 médecins, 30 avocats, 15 journalistes, et on compte 3 500 élèves dans les neuf nouvelles écoles.
Vitalité intellectuelle
Car la vie intellectuelle a suivi les tribulations de la communauté.
À partir de 1669-1670, années d’inquiétudes après Sabbataï Tsvi, et d’apostasies, le repli culturel est évident. Salonique avait connu de vastes échanges commerciaux et intellectuels avec toutes les grandes cités d’Occident, égalé Venise et Amsterdam dans le domaine de la science sacrée. Des années de misère s’écoulent désormais, donc de sclérose spirituelle. Les Cabbalistes, ou bien les traditionalistes, ressassent les mêmes idées, les mêmes problèmes : on écrivaille beaucoup, mais à part le domaine de la jurisprudence qui garde un souffle de jeunesse, on ne produit presque rien d’intéressant durant deux siècles environ. On pense que l’écriture à la main, de caractère plus personnel et mystique, correspond mieux aux études sacrées : avant les années 1740-1750, l’imprimerie de Salonique, si riche naguère, est complètement tombée. Il y a trop de rabbins (des francos privilégiés) et trop de mauvaises petites écoles de quartiers, d’où très vite les filles disparaissent et bientôt les jeunes garçons. Sur ce fond d’ignorance, voire d’analphabétisme total, se détachent quelques grands noms de Rabbins, auteurs et imprimeurs, encore très sollicités par des questions venant de Constantinople, Andrinople, Smyrne, Candie, Rhodes, Janina, Venise, Livourne, Ancône, Mantoue. Il faut retenir Moïse Haim Sabetay (mort en 1685), Elie Covo (1688), Benjamin Assael (1690), Aaron Abraham Perahia (1697), Samuel Issac Modellano (1703), Salomón Amarillo (1720), Joseph Covo (1727), Hanania Saul (1728), Abraham Benveniste Gattegno (1730), Joseph David (1736), Moïse Amarillo (1748), Isaac ben Sanche (1759), Joseph Abraham Molho (1760), Raphaël Eleazar Nahmias (1778), Joseph Samuel Modellano (1781) et Salomón Moïse Boula (1786).
La famille Benveniste était célèbre en Aragon dès le XIIIème siècle comme la famille Amarillo en Navarre. Les Ben Sanche s’illustrèrent au XIVème siècle à la cour de Pierre le Cruel de Castille, et au XVème siècle à celle d’Alphonse le Magnanime d’Aragon.
Les mêmes grands noms se retrouvent chez les médecins, les chantres synagogaux, les imprimeurs de Salonique.

On parle le judéo-espagnol, on étudie en hébreu. Le bilinguisme se remarque dans la production littéraire. Longtemps, il n’est de science que sacrée, dans la langue sacrée : la Bible, les œuvres du grand talmudiste et juriste Joseph Caro du XVIème, constituent l’essentiel des études. Mais l’ignorance progressive de l’hébreu, à cause des mauvais enseignements des Yechivote et du Talmud Torah, provoque, à la fin du XVIIIème siècle, un nouvel intérêt pour le judéo-espagnol. On élabore à Salonique une traduction espagnole de la Bible, d’abord lue sous le manteau pour ne pas déplaire aux Rabbins, puis diffusée officiellement après 1800. C’est le Meam Loez, ou « le peuple ne parlant pas hébreu ». Le Meam n’a d’abord que les premiers Livres du Pentateuque ; à la fin du XIXème siècle, toute la Bible et ses commentaires sont traduits et lus.

Édition du Me’am Lo’ez sur Isaïe/ En ladino/ Salonique/ 1892/ Bibliotheca Sefarad

Enfin, les dernières décennies du XIXème siècle voient le réveil de cette activité intellectuelle, déjà annoncé par ces prémices depuis 1800.

Pour l’essentiel, il fallait reprendre à la base l’éducation des enfants. En 1873, l’Alliance Israélite Universelle fonde à Salonique une nouvelle école, pour remplacer le vétuste et désuet Talmud Torah. Tous les efforts ont été réunis pour créer un cadre matériel digne du nouvel enseignement, qu’on veut résolument occidental. Pour la première fois, les enfants sont groupés en six classes différentes, avec des programmes complets incluant les sciences et les langues étrangères, et non plus seulement l’étude sacrée. Le docteur Moïse Allatini est le grand artisan de ce renouveau. Il s’attire les félicitations de Salomón Reinach, en 1881, alors membre de l’Ecole française d’Athènes. Le grand donateur est le baron de Hirsch, ainsi que les fonds de l’Alliance. De 1880 à 1900, un comité dirige cette œuvre scolaire ; on y trouve toute l’élite salonicienne, le docteur Henri Pereira, Charles, Moïse et Edmond Allatini, Moïse Morpurgo, Juda Nehama, Chalom Saias, Levy Saul Modiano.

Les médecins de Salonique sont réputés. Comme leurs ancêtres juifs espagnols et italiens, ils se forment entre eux. Dans les mêmes décennies 1880-1900, beaucoup sont médecins dans l’armée ottomane où ils accèdent aux rangs de colonel et de général de division. Les mêmes noms se retrouvent parmi les avocats appelés dans tous les Balkans et le Proche-Orient : les Modiano, Pessah, Angel, Salem, Gattegno…

Salonique enfin retrouve son imprimerie (depuis 1515). Au XVIIIème siècle à partir de 1740, grâce à Halévy, elle imprime 500 ouvrages, tous en hébreu. Vers 1870, plus d’un millier en judéo- espagnol pour la plupart. Entre 1870 et 1930, foisonnent les journaux diffusés dans cette langue : « El Nacional » devenu « El Telégrafo », « El Sol », « El Amigo de la Familia », « El Instructor », « El Tiempo » sont les plus importants.

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Le dernier chapitre de Joseph Nehama, « État présent et avenir », rédigé en 1940, est une longue interrogation. Il se pose la question à propos des nouveaux rapports avec l’Espagne où, depuis le XIXème siècle et surtout sous Franco et sous la république portugaise, un retour aux sources s’effectue lentement. Mais, dans les nouvelles communautés de Madrid, Barcelone et Porto, l’auteur craint encore de voir l’esprit de l’Inquisition.

L’interrogation est plus angoissée à propos de la Grèce qui, en 1940, est dans le camp des Alliés face à l’agression nazie. Nehama s’est demandé, devant le brusque réveil économique et intellectuel de sa communauté, si l’assimilation totale était souhaitable. Sa réponse essayait de concilier toutes les tendances : « Pour le Juif, c’est un devoir et une nécessité de concilier sa fidélité envers sa tradition religieuse — son honneur devant l’histoire —, avec l’assimilation morale la plus complète à ses concitoyens d’autres cultes… Assimilation n’est pas identification. L’union morale peut s’établir sans qu’il y ait fusion complète », p. 806-807.

Mais l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale a donné une autre réponse à Joseph Nehama. Ses collaborateurs l’ont ajoutée en note dans son dernier chapitre : la communauté juive de Salonique a été détruite à 96 % par la déportation dans les camps de concentration.