Des Juifs de Grèce aux Juifs grecs
par Bernard Frumer
Katherine E. FLEMING, Juifs de Grèce : XIXème-XXème siècle, Traduit de l’anglais par B. Frumer, Titre original : Greece : A Jewish History, Paris, Presses de l’Université Paris Sorbonne Unis, 2011, Collection «Cahiers Alberto Benveniste ».
La présence juive sur le sol grec est ancienne ; elle remonterait même, au moins, à la période d’Alexandre le Grand. Ces « Romaniotes » (nom donné aux premiers Juifs de Grèce) ont vu se succéder les nombreux envahisseurs qui, au fil des siècles, ont occupé le sol hellénique ; ils ont subi leur domination, s’en sont accommodés mais ils ont perduré.
À cette population hellénisée bien implantée, se sont ajoutés plus tard, entre le XIème et le XIVème siècle, des Juifs ashkénazes et surtout, à partir de 1492, des Séfarades, Juifs expulsés de la péninsule ibérique. Cet agrégat de communautés était donc le résultat de diverses histoires, d’une juxtaposition de multiples communautés juives.
Ainsi, s’il y avait bien, depuis l’Antiquité, des Juifs en Grèce, il a fallu attendre jusqu’à l’époque contemporaine pour que l’on puisse vraiment parler de Juifs grecs. En effet, c’est la fin de l’État multi-ethnique ottoman ainsi que l’avènement en 1830 de l’État-nation grec qui permettent l’émergence et la formation progressives de cette nouvelle identité.
Katherine E. Fleming, dans Greece : A Jewish History étudie ce passage, au XXème siècle, d’une mosaïque hétéroclite à une entité unifiée et homogène.
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Composé de quatre parties, cet essai historique remonte donc à la situation de la communauté juive de Grèce à partir du XIXème siècle pour aller jusqu’à l’époque contemporaine.
La première partie (p.35-92) analyse les conséquences pour les communautés juives qu’entraîne la l’indépendance et la constitution de l’ État-nation grecque.
Salonique, la «république séfarade» est au coeur de la seconde partie (p.93-158). La période de l’entre-deux guerre occupe la troisième partie (p.159-248).
L’extermination des Juifs grecs et la mémoire grecque sont traitées dans la quatrième partie : Juifs grecs au-delà de la Grèce (p.249-357).
La difficile intégration des Juifs dans la nation grecque
Les Juifs bénéficiaient dans l’Empire ottoman d’une relative autonomie, en comparaison avec les Juifs vivant dans des pays chrétiens ; par conséquent, au moment où les Grecs se libéraient du joug ottoman, la majorité des communautés juives se rangèrent du côté turc ; ce qui leur valut d’être accusés de déloyauté envers la Grèce et d’être, plus tard, persécutés.
À la fin de la Guerre d’Indépendance, en février 1830, à l’intérieur des frontières de la Grèce proprement dite, il ne restait que quelques Juifs…
La Nouvelle Grèce fondée, dans le sillage de cette guerre, devait être chrétienne.
Dans un premier temps, les acteurs de l’indépendance grecque furent influencés par l’idéologie émancipatrice des Lumières, mais, par la suite, les dirigeants du pays reconquis voulurent affirmer la primauté du christianisme orthodoxe, au détriment de toutes les autres religions. L’Incident Pacifico est symptomatique de cette orientation : Don David Pacifico un diplomate juif de nationalité britannique, résidait à Athènes sous le règne du roi Othon Ier. Il vit, en 1848, sa maison saccagée lors d’une fête orthodoxe ; la police n’intervint pas. Le gouvernement grec refusa de l’indemniser et l’affaire prit des proportions internationales, et s’envenima au point de créer des tensions diplomatiques avec la Grande-Bretagne qui prit sa défense … Cet « incident » révèle à quel point tous ces éléments – l’antisémitisme, les contraintes économiques, politiques et démographiques – étaient imbriqués les uns dans les autres durant cette période de construction de l’État-nation.
Elle montre surtout que les notions de «Grec» et de «Chrétien orthodoxe» étaient devenus presque synonymes. Les décennies qui suivirent la Guerre d’Indépendance furent marquées, sur fond de chaos économique, par les efforts accrus de l’Église pour restaurer son autorité et, conjointement par la consolidation de l’identité nationale grecque.
Les Juifs ont, par conséquent, dû se faire une place dans le nouvel espace nationalisé : «De même que l’héritage du ‘système de millet’ ne laissait pas de place à un ‘musulman grec’, il n’y eut, au cours du premier siècle de l’État grec, rien de comparable à un Juif grec», p.43. La vie juive se caractérisait, alors, par une présence très faible dans l’arrière-pays mais croissante dans la capitale, sans communication entre les deux groupes. Les Juifs d’Athènes privilégiaient les contacts avec l’Europe occidentale alors que ceux des petites villes maintenaient leurs liens avec les communautés juives vivant dans l’Empire ottoman.
Le passage du statut de province impériale à celui de nation ne s’étant pas fait du jour au lendemain, les Grecs ottomans bénéficièrent (ou pâtirent ?) d’une sorte de double appartenance. Les Juifs, au reste, demeuraient transnationaux et accordaient moins d’importance aux frontières nationales qu’aux frontières communautaires. Pendant une longue période, le centre de gravité de la vie juive resta ottoman.
Au tournant du XIXème siècle, la superficie de la Grèce doubla ; cette expansion ne fut pas un processus uniforme : divers territoires passèrent des mains des Ottomans à celles des Grecs, et selon des modalités différentes. La Thessalie (1881), l’Épire (1913), la Macédoine (1913), la Thrace (1920), ainsi que de nombreuses îles du nord et de l’est devinrent grecques dans le cadre d’une expansion territoriale militaire. Les Îles ioniennes, qui ne furent jamais ottomanes, furent rattachées à la Grèce en 1864 après avoir subi plusieurs dominations ; la Crète devint grecque en 1913 à la demande de sa population ; Rhodes et le Dodécanèse devinrent grecs par un accord international de 1947.
Les Juifs ne réagirent pas de façon unanime au passage de certaines régions de l’Empire ottoman à la Grèce. Ainsi, dans la région de Ioannina, les Juifs combattirent aux côtés des troupes grecques pour se débarrasser du pouvoir ottoman. Ailleurs, notamment à Salonique, les Juifs aidèrent les Ottomans à repousser l’offensive grecque. On peut donc dire que le processus par lequel les Juifs de la Nouvelle Grèce devinrent grecs fut multiforme.
L’exemple de Corfou montre que dans les régions au lourd passé antisémite, les Juifs furent inquiets de l’instauration de la domination grecque. Ils redoutaient la perte de leurs relatifs privilèges et du statut légal dont ils bénéficiaient sous les régimes impériaux. Au cours des cinquante années qui suivirent le rattachement de Corfou à la Grèce (1864), la population juive de cette île fut réduite à environ deux tiers. Il en va de même pour d’autres régions habitées par des Juifs et rattachées à la Grèce.
Paradoxalement, il semble en effet que les minorités aient bénéficié de conditions meilleures sous la domination impériale que sous la démocratie constitutionnelle. Ainsi, sous la domination ottomane, les minorités pouvaient négocier des privilèges spéciaux alors que la démocratie constitutionnelle était basée sur l’égalité théorique de tous les citoyens. À Salonique, où les Juifs étaient considérés comme plus «privilégiés» que les Chrétiens, des conflits intercommunautaires éclatèrent après 1912, lorsque l’Empire ottoman perdit la ville au profit des Grecs.
En outre, il y eut de nombreuses tensions entre les Juifs indigènes grécophones et les nouveaux venus «étrangers». Ces tensions furent présentes dans de nombreuses communautés de la région. Jusqu’à la guerre des Balkans en 1912, la Grèce ne comptait que 10 000 Juifs. Avec la conquête de Salonique, la population juive de Grèce atteignit 70 000 personnes. Si, dotés d’une forte identité ottomane et de leur propre langue, les Juifs de Salonique étaient le groupe dominant de la population juive de Grèce, il était aussi le moins hellénisé. Avec l’expansion de la Grèce, la population totale d’Athènes supplanta celle de Salonique. Les Juifs de Salonique furent perçus alors comme une minorité indésirable. Les Romaniotes (communauté juive hellénisée depuis deux millénaires), grâce à leur aisance avec la culture et la langue grecques se retrouvèrent en position de négocier et d’obtenir des privilèges dans la Nouvelle Grèce. L’annexion de Salonique à la Grèce en 1912 mit donc davantage encore en évidence la « grécité » d’Athènes.
Selon Katherine E. Fleming, le grand paradoxe de l’histoire des Juifs grecs est qu’ils ne furent vraiment considérés comme tels que dans les dernières décennies de leur existence, et hors des frontières de leur pays d’origine. C’est à … Auschwitz-Birkenau où la majorité des déportés étaient ashkénazes que la « grécité » des Juifs de Grèce fut mise en avant et, plus tard, en Israël, pour ceux qui y émigrèrent.
Salonique, la Jérusalem des Balkans
Le rattachement de Salonique à l’État-nation grec en 1912 fut, auparavant, une étape déterminante dans cette fabrication du Juif grec.
Une partie importante de Greece : A Jewish History est donc consacré à Salonique, une ville qu’on pourrait aller jusqu’à appeler «la république séfarade» jusqu’en 1923. Le sens moderne de l’appellation «Juifs grecs» évoque en effet majoritairement les descendants séfarades des expulsés ibériques qui s’installèrent dans la Salonique ottomane au XVIème siècle.
Cette expulsion a largement contribué à forger une identité de proscrits chez les Juifs de Salonique. Jusqu’au milieu du XVIIème siècle, un grand nombre de migrants étaient des conversos portugais qui souhaitaient trouver un lieu où revenir au judaïsme, ce qui ne manqua pas de poser des problèmes rituels aux rabbins qui les accueillaient dans les territoires ottomans. En général, cependant, les autorités rabbiniques surent faire preuve de créativité et de souplesse pour surmonter ces embarras juridiques, cultuels et culturels : ils permirent, voire favorisèrent ces retours à la vie juive.
Au cours des trois derniers siècles de l’Empire ottoman, Salonique fut qualifiée de «République séfarade», ce qui indique la force et l’autonomie dont les Juifs saloniciens ont joui pendant des siècles. Cependant, il ne s’agissait pas alors de «l’histoire des Juifs de Grèce», mais bien de celle de la plus grande communauté juive ottomane, donc d’une histoire ottomane et juive.
L’histoire proprement grecque de Salonique ne commence donc qu’au début du XXème siècle. Plus grande qu’Athènes, plus riche, et dotée d’une meilleure situation géographique pour les échanges, Salonique, dans l’esprit des Grecs, devait devenir hellénique à son tour ; son hellénisation rapide était essentielle face à autres nations qui convoitaient ce carrefour des Balkans.
Au tournant du siècle, tous les peuples balkaniques (Bulgares, Monténégrins, Serbes…) avaient embrassé une idéologie nationaliste… sauf les Juifs. La question se posa alors pour les Juifs de savoir s’ils devaient se mobiliser pour avoir leur propre État…. Mais l’idée sioniste n’eut pas assez de succès à Salonique pour menacer l’Empire Ottoman.
Les Juifs de cette ville bénéficiaient depuis longtemps de certains privilèges ; ils y étaient le groupe religieux majoritaire et connaissaient d’éclatants succès économiques et culturels. Malgré les troubles dont ils étaient victimes sporadiquement, ils considéraient Salonique comme leur patrie. Cette ville était pour eux comme une sorte de «Sion», la «Jérusalem des Balkans». Les dirigeants de diverses congrégations juives saloniciennes écrivirent même au grand vizir ottoman pour l’assurer de leur allégeance.
Pendant les deux décennies du pouvoir de Venizélos (1864-1936), la Grèce exerça sur ses voisins une forte pression pour étendre son territoire. Le but était de protéger les « Grecs hors de Grèce », de les préserver des actions menées par les Jeunes Turcs hostiles à l’hellénisation ; l’État grec voulait helléniser les territoires de l’intérieur qui comptaient des populations minoritaires importantes. Ces deux objectifs eurent des effets négatifs pour les communautés juives des régions concernées.
Le « retour » de Salonique dans le territoire de la Grèce, au terme de la Seconde Guerre des Balkans, en 1912, en fit la plus grande ville juive d’Europe mais des Juifs saloniciens le principal obstacle à l’hellénisation de la région.
Près de la moitié de sa population était composée de Juifs séfarades. L’arrivée des troupes grecques créa un désarroi chez les Juifs de la ville. Le plan visant à internationaliser Salonique était populaire parmi les Juifs de la région, mais il fut rejeté par des groupes juifs « internationaux », qui arguèrent que son succès saperait le projet sioniste. L’idée d’un État juif serait, selon eux, plus crédible si les Juifs n’avaient pas de lieu où vivre en sécurité.
La communauté juive assura finalement le Roi Constantin Ier de sa loyauté envers la Grèce, même si elle n’avait pas caché sa préférence pour la domination turque.
Les Juifs de Salonique durent négocier leur nouvelle « grécité« dans le contexte difficile de la Première Guerre Mondiale durant laquelle le roi était en faveur d’une politique de neutralité (ce qui était de facto une attitude pro-allemande) alors que son Premier ministre, Venizélos, prônait l’intervention aux côtés de l’Entente. Les Juifs de Salonique accueillirent favorablement la guerre, tant parce qu’elle était une aubaine économique que parce qu’elle offrait la possibilité d’un remaniement politique.
À la suite du terrible incendie de 1917, qui détruisit une bonne partie de la ville, la multi-ethnique Salonique fut reconstruite sur un mode hellénique et européen. C’en était fini de la ville orientale.
Une série d’événements contribua à renforcer l’hellénisation de Salonique et furent cause d’un certain déclassement pour les Juifs. Citons, parmi ces facteurs : la guerre gréco-turque de 1897 ; la conquête grecque de Salonique en 1912 ; l’arrivée des troupes alliées en 1915 ; le gouvernement de Venizélos ; le grand incendie de 1917 et, plus tard, conséquence des traités de paix conclus après la Première Guerre Mondiale, le désastre de l’ Asie Mineure qui entraîna l’arrivée de nombreux réfugiés (venus de Smyrne/Izmir par exemple).
Ainsi, en 1922-1923, la municipalité de Salonique écarta tous les Juifs travaillant au port et les remplaça par des Grecs venue d’Asie Mineure. Il en fut de même pour les chauffeurs et les pêcheurs juifs. Les contribuables juifs durent payer des taxes disproportionnées. L’hébreu et le ladino furent bannis de toutes les manifestations publiques.
L’implantation à Salonique de centaines de milliers de nouveaux citoyens chrétiens orthodoxes fut perçue par le gouvernement comme l’occasion de régler la question de l’homogénéité ethnique de la Macédoine. Avec l’afflux de plus de 100 000 Grecs d’Asie Mineure dans la seule ville de Salonique, les Juifs de cette cité cessèrent de représenter une proportion significative de la population. La judéophobie des nouveaux réfugiés contribua à les marginaliser davantage.
Après l’annexion, l’État grec dut s’attaquer au statut légal des minorités de la nation. Le flou juridique qui avait prévalu jusque-là n’était plus viable. Le passage de la loi ottomane à la loi grecque fut donc très compliqué pour les Juifs de Salonique qui avaient cessé d’être majoritaires. Les Juifs furent reconnus comme citoyens et purent jouir des droits qui s’attachaient à cette citoyenneté. Être un Juif grec était désormais moins une question de confession que de citoyenneté.
Dans les années 1930, les assimilationnistes, qui faisaient pression pour une hellénisation plus intense des Juifs, étaient plus que jamais opposés à leurs coreligionnaires sionistes. La communauté juive de Salonique n’avait jamais été homogène et, en raison de ces dissensions, ne parvint pas à présenter un front uni contre les attaques qu’elle subissait… Quand les nazis envahirent la Grèce, les Juifs de cette ville étaient profondément divisés. Lorsque la Deuxième Guerre mondiale éclata, les migrations des Juifs grecs des années 1930 vers la Palestine étaient terminées et ces derniers ne songeaient plus à quitter le pays malgré la menace nazie. En 1940, plus de 5 000 réfugiés d’autres pays d’Europe passèrent par la Grèce pour se rendre en Palestine et certains y restèrent. Des milliers de Juifs furent enrôlés. Le cinquantième régiment de Salonique était principalement juif.
En réalité, la Grèce ne fut un centre juif important que pendant les trente années qui séparèrent la Guerre des Balkans de la Seconde Guerre mondiale, grâce à sa conquête de Salonique. Au cours de ces trois décennies, une identité juive grecque commençait d’émerger : des témoignages de survivants de la Shoah, originaires de Salonique, montrent que cette génération considérait véritablement la Grèce comme sa patrie et à quel point elle se sentait désormais pleinement grecque. La Shoah mit un terme à ce processus.
La destruction des Juifs grecs
L’armée allemande envahit la Grèce le 7 avril 1941. Débuta alors la période d’occupation directe et de déportation, qui dura de 1941 à 1944.
Cet épisode tragique de la déportation des Juifs de Grèce connut un événement singulier qui mérite d’être rappelé : le sauvetage de tous les Juifs de l’île de Zakynthos (Zante), au large de la côte ouest du Péloponnèse. Lorsque le maire de l’île, Loukas Karrieras reçut l’ordre des nazis de fournir la liste de tous les Juifs de l’île, le métropolite Chrysostomos et lui ne donnèrent que leurs deux noms… Ils eurent de longues discussions avec les Allemands et, pendant ce temps, les Juifs furent emmenés dans les montagnes et cachés dans des familles chrétiennes.
L’émergence d’un nationalisme grec chez les Juifs, sous Metaxas d’abord et ensuite sous l’occupation allemande, en incita beaucoup à participer à la résistance grecque, qui fut la seule institution grecque de la période de guerre à avoir une politique d’aide aux Juifs.
Une partie importante de l’ouvrage de Katherine E. Fleming est consacrée aux dévastations causées par la Shoah en Grèce, qui varièrent d’un endroit à l’autre en fonction d’un ensemble complexe de circonstances. D’une manière générale, les petites communautés s’en sortirent mieux que les grandes.
Les Juifs de Salonique ne furent déportés qu’au printemps 1943. L’occupation fut très sévère mais les Grecs montrèrent une grande capacité de résistance. Quelques pages de l’ouvrage sont consacrées à la description des atrocités commises par les nazis à l’encontre des Juifs. On se bornera à rappeler le rassemblement des Juifs de Salonique sur la place Eleftería durant l’été 1942, leur humiliation sous le regard indifférent ou amusé des spectateurs grecs.
Le 6 décembre 1942, ce fut le démantèlement du cimetière juif vieux de quatre cents ans.
Ensuite, le port de l’étoile jaune fut obligatoire et les Juifs durent se rendre au ghetto « Baron Hirsch », se soumettre au couvre-feu et cesser tout contact avec des non-Juifs.
À partir du 15 mars 1943, 10 000 Juifs par semaine furent déportés, par groupes de 60 personnes, dans des wagons à bestiaux dans certains desquels, au cours du transfert, le taux de décès atteignait 50 % Les Juifs de Grèce étaient particulièrement mal préparés à survivre aux privations durant le transport et dans les camps car ils avaient souffert de la faim en Grèce pendant deux ans ; 80 à 90 % d’entre eux furent envoyés à la chambre à gaz dès leur arrivée. D’après les registres d’Auschwitz-Birkenau, sur les 48 974 Juifs arrivés du nord de la Grèce au printemps et à l’été 1943, 38 386 furent immédiatement gazés. Moins de 2000 d’entre eux revinrent après la guerre.
On trouve dans l’ouvrage de K. Fleming la description précise des atrocités commises par les nazis dans les diverses régions de Grèce.
Primo Levi a écrit dans Si c’est un homme que les Grecs étaient le groupe national le plus cohérent dans le camp (Lager), et aussi le plus évolué.
Dans les camps, le facteur linguistique n’est pas à négliger : les Ashkénazes voyaient les Juifs grecs, incapables de parler le yiddish, comme des étrangers exotiques et méditerranéens et les considéraient à peine comme de «vrais» Juifs. Ceux-ci ne comprenaient pas l’allemand et avaient donc du mal à obéir aux ordres des gardiens ce qui leur valut souvent d’être battus à mort. Ils avaient tendance à rester ensemble pour avoir un contact verbal.
L’incapacité à communiquer avec les autres stimula la solidarité entre les Juifs grecs du camp. Celle-ci transcendait la division entre Romaniotes et Séfarades qui datait de l’intégration de la Thrace et de la Macédoine à la Grèce. L’expérience des camps favorisa en quelque sorte la nationalisation collective des Juifs grecs qui étaient désignés par les gardes et les non-Juifs comme «les Grecs».
Les Grecs se distinguaient dans les camps par leur force, leur sens de l’entraide et leur débrouillardise. Beaucoup d’entre eux furent contraints de travailler dans les Sonderkommandos. Yaakov Gabai, venu de Salonique, fut choisi pour le Sonderkommando un mois après son arrivée, le 12 mai 1944. Il raconte: « Chaque four avait trois portes; on pouvait enfourner quatre corps dans chacune d’elles – soixante corps en quinze minutes. Après quinze minutes, vous attisiez le feu avec une fourche. Quinze minutes plus tard, il ne restait que des cendres. », p.266.
Dans l’environnement multi-ethnique des camps, les Juifs grecs s’identifiaient comme des Grecs, plutôt que comme juifs vis-à-vis des autres Juifs.
Après la Shoah
Sur les 70 000 Juifs grecs du début de la Seconde Guerre mondiale, il n’en restait qu’environ 10 000 à la fin. C’est l’un des plus hauts taux de destruction d’Europe.
C’est donc à Auschwitz que, par une ironie tragique, les Juifs de Grèce ressentirent leur « grécité » de façon plus aiguë que jamais. Ce processus se poursuivit au cours des décennies qui suivirent la guerre en Palestine britannique qui devint, en 1948, l’État d’Israël.
Les Juifs grecs déportés qui revinrent en Grèce après la guerre y furent accueillis avec indifférence et suspicion, voire même hostilité, et même par ceux qui avaient été cachés dans des familles grecques. Les Grecs non-juifs ne voulaient pas leur rendre leurs biens. La question de la restitution des biens juifs devint centrale dans les relations entre Juifs grecs et Grecs chrétiens.
Dans de nombreux cas, la perte des biens fut un facteur déterminant dans la décision de quitter le pays. La pression que les Juifs grecs subirent pendant la guerre civile, du fait que leur survie devait beaucoup à la gauche, contribua également à leur émigration. Le climat était détestable pour ceux qui avaient été dans la résistance ou qui étaient communistes, parmi lesquels figuraient de nombreux Juifs. Beaucoup de survivants juifs avaient de la gratitude envers l’Union soviétique en raison du rôle joué par l’Armée Rouge dans la libération des camps. De nombreux Juifs grecs revenus des camps ne supportèrent pas d’être enrôlés dans l’armée lors de la guerre civile, renoncèrent à la citoyenneté grecque et partirent en Israël.
En 1950, plus de la moitié de ceux qui se considéraient comme Juifs grecs ne vivaient plus en Grèce.
Une histoire fantomatique?
Le souvenir de la Shoah perdure ainsi dans la mémoire israélienne grecque. Les Juifs grecs d’Israël sont le seul groupe non ashkénaze important qui a péri dans la Shoah et sont l’un des seuls groupes juifs d’Europe à être catégorisé comme séfarade. Ils existent dans un espace mal défini entre l’Orient et l’Occident et ont souvent été oubliés dans le discours sur la Shoah. En Israël, les Juifs grecs se retrouvèrent dans une identité indéterminée, partagée entre une «vraie» culture séfarade et leur statut de survivants de la Shoah. En Grèce, les Romaniotes (Juifs grecs grécophones indigènes et non séfarades, qui s’établirent dans la région avant la christianisation de la péninsule des Balkans) s’étaient battus pour se différencier des Séfarades. En Israël, les Romaniotes et les Séfarades, devenus Juifs grecs, firent effort pour se différencier d’autres Séfarades non européens et revendiquaient leur statut de survivants de la Shoah. En Israël, ils furent regroupés sous l’appellation de «Juifs grecs», alors qu’en Grèce ils se sentaient plus ou moins grecs en fonction de leur langue, de leurs pratiques culturelles et de leur lieu d’habitation. En Israël, le Salonicien devint ainsi plus grec qu’il ne l’avait été en Grèce.
Un grand nombre de Juifs de Grèce n’ont vécu dans ce pays que durant une période brève qui va de la conquête de Salonique en 1912 aux déportations nazies de 1943-1944 qui ont éliminé 90 % de Juifs grecs.
Aujourd’hui, les sentiments anti-juifs n’ont pas désarmé en Grèce. Les Juifs y sont souvent soupçonnés d’avoir une double loyauté nationale. La communauté juive de Grèce, qui compte aujourd’hui moins de 5 000 membres, attache une grande importance à garder mémoire de sa longue présence et à montrer leur gratitude envers les Chrétiens qui ont aidé des Juifs à survivre à la guerre ; ils tiennent à prouver leur attachement à leur citoyenneté grecque et demeurent fidèles à leur mémoire.
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Toutefois, parce que, depuis l’origine de la Grèce moderne, s’est posée la question de savoir dans quelle mesure les Juifs de Grèce étaient vraiment grecs et que l’identité nationale et l’identité religieuse chrétienne orthodoxe sont étroitement liées, l’identité des Juifs grecs demeure incertaine. Katherine Fleming la qualifie de fantomatique.
Références bibliographiques
Pour un premier survol
Anastasio Karababas, Sur les traces des Juifs de Grèce, Cahiers du CRIF, 2018.
Un précis utile pour prendre connaissance du sujet.
Pour approfondir la question
Mark Mazower, Dans le Grèce d’Hitler : 1941-1944, Titre original : Inside Hitler’s Greece. The Experience of Occupation 1941-44, Traduit de l’anglais par C. Orfanos, Paris, Les Belles Lettres, 2002, «Collection Histoire».
Bernard Pierron, Juifs et Chrétiens de la Grèce moderne : Histoires des relations intercommunautaires de 1821 à 1945, L’Harmattan, Paris, 1996, Collection «Histoire et perspectives méditerannéennes».
Présentation de l’éditeur : « L’histoire de la coexistence du peuple grec et du peuple juif dans l’espace balkanique, de 1821 à 1945, sur un fonds de conflits nationalistes dont nous sommes aujourd’hui toujours témoins, apparaît comme un sujet de réflexion dont les multiples facettes peuvent non seulement nous aider à connaître le passé, mais aussi à comprendre le présent. Plutôt que de prouver l’existence de sentiments antisémites parmi les Grecs modernes, sentiments qui sont présents malheureusement dans toutes les nations sans exception, le but de ce travail est de définir la nature de cet antisémitisme et d’y trouver dans la mesure du possible, aussi bien ce que l’on pourrait appeler des constantes universelles que des facteurs propres à la culture et à l’histoire grecque et balkanique. Ainsi, la fréquentation, durant cent-vingt-quatre années, de ces deux peuples d’origine différente mais contraints de vivre dans le même cadre géographique, permettra-t-elle au lecteur, d’une part, d’avancer dans la connaissance de la mentalité hellène et, d’autre part, d’acquérir de la séculaire présence juive dans cette région une vision assez complète pour saisir quelle perte irrémédiable représente sa disparition au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.«
Odette Varon-Vassard, Des Sépharades aux Juifs grecs : Histoire, mémoire et identité, Le Manuscrit, Paris, 2019.
Présentation de l’éditeur : «L’histoire des Juifs après leur expulsion d’Espagne en 1492 jusqu’à leur nouvelle installation dans les villes de l’Empire Ottoman a été une vraie odyssée. Certaines de ces villes, parmi lesquelles celle qui hébergeait la plus importante communauté, Salonique, sont devenues grecques à l’aube du XXème siècle. Les Juifs espagnols sont devenus au fil des siècles des Sépharades de l’exil, puis des Juifs Saloniciens bien enracinés dans leur ville et finalement, après 1912, des Juifs grecs. Il en fut de même pour tous les Juifs sépharades d’une quinzaine de villes dans le Nord de la Grèce. C’est en tant que Juifs grecs qu’ils vont être exterminés à Auschwitz-Birkenau et à Treblinka en 1943 et 1944. Dans cet ouvrage, les étapes les plus importantes dans la construction et la transformation de leur identité sont suivies de près, en constituant un de ses fils conducteurs. Le sort de tous les Juifs grecs (sépharades et romaniotes) pendant l’Occupation et la mémoire de leur extermination constitue le second fil : déportation et extermination pour la majorité de la population, engagement dans la Résistance ou fuite et survie en se cachant pour une minorité. Le silence qui a recouvert l’événement pendant de longues décennies et ses causes, l’émergence de cette mémoire et les voies qu’elle suit, les jalons de la mémoire culturelle de la Shoah en Grèce font aussi l’objet de cette étude. Cette mémoire, si longtemps occultée, commence ces toutes dernières années à se faire une place dans la mémoire collective grecque».
Sur Salonique
Régis Darques, Salonique au XXème siècle : De la cité ottomane à la métropole grecque, Paris, CNRS éditions, 2000.
Gilles Veinstein (Sous la direction de), Salonique 1850-1918 : la « ville des Juifs » et le réveil des Balkans, Paris, Autrement, 1992, Collection «Série Mémoires».
Présentation de l’éditeur : « Pendant plus de quatre siècles, ce port cosmopolite des Balkans où, après les Byzantins et un bref intermède vénitien, les Turcs ottomans avaient établi leur domination, fut une grande ville juive et hispanophone. Les Juifs n’y constituaient pas, comme à l’ordinaire, une minorité marginale. Ils étaient « la » majorité, et leur culture donnait le ton à toute la ville. À partir de 1850, Salonique devient progressivement le pôle le plus dynamique d’un Empire ottoman vermoulu. Elle s’ouvre aux connaissances, aux techniques, aux idées, aux moeurs de l’Europe moderne.Tandis que l’Histoire s’emballe au début de notre siècle, la ville est le point de départ de la révolution jeune-turque contre le Sultan en 1908 ; passe sous domination grecque en 1913 ; est directement impliquée dans la « Grande Guerre », de 1915 à 1918, en devenant le camp retranché de l' »Armée d’Orient ». Après la Première Guerre mondiale, Salonique change de visage avec son intégration à l’État national grec, le grand incendie de 1917, le départ des Turcs et d’une partie des Juifs, et l’arrivée massive de réfugiés grecs venus de Thrace et d’Asie mineure. Avant la phase finale de l’extermination des Juifs en 1943.«
Merci beaucoup pour la revue tres interessanteet erudite: Des Juifs de Grèce aux Juifs grecs Edith Shaked
Merci , chère Édith, de votre intérêt fidèle pour notre travail collectif et pour votre appréciation élogieuse de l’article de Bernard Frumer!
*Cher ami, voilà bien une nourriture spirituelle de grande envergure , merci ! * *Esther Kervyn*