Note de lecture 1

Rédigée par Fadiey Lovsky. Article initialement publiée dans la revue Études théologiques et religieuses, Année 1982,  57-1,  p. 139-141. Mis gracieusement à la disposition du public par la revue Persée. La présentation et les illustrations sont dues à Sifriaténou.

Moses HESS, Rome et Jérusalem : La dernière question des nationalités, Traduit de l’allemand par A.-M. Boyer-Mathia, Présenté et annoté par A. Boyer, Préface de Simon Schwarzfuchs, Paris, Albin Michel, 1981, Collection « Présences du Judaïsme ».

Philosophe hégélien « de gauche », journaliste, féru de sciences et même quelque peu scientiste, darwinien et polygéniste, singulièrement ouvert aux « découvertes » raciales de son époque au point que sans être raciste il donne par trop dans l’opposition entre les Sémites et les « Indogermains », Moses Hess, ce Juif de culture allemande aura été à la fois une personnalité importante du mouvement socialiste et un précurseur original du Sionisme.

Né en 1812, il participe avec passion au mouvement d’assimilation culturelle et politique où tant de jeunes Juifs se sont jetés avant la grande désillusion qui suit 1848. Bien qu’il ait reçu une sérieuse formation juive, il abandonne le monde juif de sa jeunesse, il ne peut être que socialiste et, comme Marx, voit dans le Juif un capitaliste, un exploiteur : « le Judaïsme est le culte de l’argent. » Hess se lie avec Marx et joue un certain rôle dans le ralliement d’Engels au socialisme. Mais il se sépare d’eux avant même 1848 et se rapproche de Lassalle.

Très sensible à l’aspiration nationale des peuples opprimés d’Europe, Hess qui vit en France à plusieurs reprises est assez favorable à Napoléon III ; il est un partisan enthousiaste des principes de la Révolution française et de la France en politique, et de Spinoza sur la place philosophique. C’est sous l’influence de la guerre d’Italie que vers 1860, sans nullement renier au Socialisme qu’il professe jusqu’au bout et qui fait de lui un des pères de la Social-Démocratie allemande, Hesse établit un parallèle entre la libération de Rome, symbole de l’unité et de la liberté italiennes, et celle de Jérusalem. L’une annonce l’autre. L’une et l’autre exigent l’appui de la France. Comme la Papauté, la Turquie est décadente.

Hess renoue alors, intellectuellement plutôt que personnellement, avec le Judaïsme. Ce retournement a quelque chose d’inouï dans le contexte d’alors. Il regarde le peuple d’Israël comme une nationalité dont il respecte désormais la religion parce que celle-ci maintient la personnalité nationale. Bien qu’il soit franc-maçon et athée, il préfère hautement les ‘Hassidime et les Juifs orthodoxes aux Juifs « réformés » allemands, qu’il combat désormais âprement parce qu’il voit en eux des agents de la disparition du Judaïsme. Sa critique de l’assimilation est d’un ton très moderne.

Il publie Rome et Jérusalem en 1862 à Leipzig, avec l’appui de l’historien Graetz mais dans l’hostilité glaciale des Socialistes et du Judaïsme assimilé. Pourtant, il n’y a rien de « réactionnaire » dans cet ouvrage ; la dédicace est significative : « Aux valeureux pionniers de tous les peuples qui luttent pour leur renaissance nationale ». A la différence de Pinsker et de Herzl, les deux principaux protagonistes du Sionisme politique, vingt et trente-cinq ans après lui, Hess ne part pas de l’antisémitisme. Bien qu’il dénonce vigoureusement la judéophobie allemande, il s’adosse à un principe général de l’évolution politique européenne, et trouve le point de départ dans la nécessité intérieure, plus nationale que religieuse, d’un Judaïsme qu’il veut profondément socialiste. L’État juif qu’il préconise en Palestine doit posséder la terre à lui seul et prendre en mains l’organisation du travail, surtout agricole : « Pour les Juifs, une terre, une patrie commune, c’est la condition première d’une organisation plus saine du travail ».

M. Hess est en réalité un homme de l’Aufklärung et du progrès. Spinoza, la Révolution française et les sciences font du XIXème siècle. « la veille du sabbat de l’histoire », pense-t-il. Le principe des nationalités doit hâter cette évolution, dont les Juifs ne doivent pas être exceptés. Cette Émancipation qu’il soutient de toutes ses forces fait fausse route quand elle veut réformer et assimiler le Judaïsme qui, au lieu de chercher l’appui politique des nations pour y survivre à grand-peine, doit « remettre la nation sur les rails de l’histoire » en s’appuyant sur cette France qui a libéré l’Italie, qui intervient en Syrie et perce le canal de Suez. Hess espère être mieux compris des Juifs religieux dont « les prières émouvantes en hébreu expriment partout la douleur de la perte de la patrie juive ». Les rouleaux de la Loi sont « l’étendard de la nationalité juive » proclame Hess. Mais le fond de sa pensée est clair — et c’est en cela qu’il est à l’origine du Sionisme politique moderne, en opposition avec le millénaire sionisme religieux des Juifs : il faut aider ce peuple « à accomplir sa vocation historique, s’il a le courage d’exiger des hommes sa patrie, alors que jusqu’ici il n’osait la réclamer qu’à Dieu ».

Hess ne s’attend nullement à ce que la majorité des Juifs s’établisse dans cet État juif plus ou moins protégé par la France. Il compte surtout sur les Juifs de l’Est européen, qu’il ne méprise pas, à la différence de trop de Juifs d’Occident. Il est sincèrement persuadé que l’État juif apporterait aux habitants de la Palestine les bienfaits du progrès.

À l’égard du Christianisme, qu’il critique volontiers sur le plan politique, Hess est somme toute plus compréhensif que beaucoup de Juifs et de non-Juifs de son temps. Il semble avoir eu des rapports avec des Protestants qui s’intéressaient au « rétablissement » d’Israël, comme H. Dunant, le fondateur de la Croix-Rouge, et le pasteur vaudois Pétavel. Il regarde l’échec de la révolte paysanne allemande du temps de Luther comme la cause de la paralysie politique de l’Allemagne : « Le crime que nous avons commis au XVIème siècle. ».

Francophile invétéré, Hess mourut à Paris en 1875.

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Le livre s’ouvre par une préface de 11 pages de l’historien Simon Schwarzfuchs, une Introduction de plus de 30 pages d’Alain Boyer, qui a rédigé des notes abondantes de Rome et Jérusalem, traduit par Mme Boyer-Mathieu. L’ouvrage de Hess comprend un Avant-Propos, douze lettres, un Épilogue et des notes assez disparates, plus ou moins longues. La onzième lettre contient des extraits de la brochure de Laharanne favorable au rétablissement d’un État juif. Dans l’Épilogue, au paragraphe sur le Christ et Spinoza, Hess traduit un long passage du IIIe vol. de l ‘Histoire des Juifs de Graetz sur Jésus, aujourd’hui inaccessible en dehors des bibliothèques. La bibliographie et l’index qui terminent le volume en accroissent l’intérêt.

Note de lecture 2

Rédigée par Élie Barnavi. Article initialement publiée dans la Revue de l’histoire des religions,  Année 1984,  201-3, p. 316-318. Mis gracieusement à la disposition du public par la revue Persée. La présentation et les illustrations sont dues à Sifriaténou.

Un mot cruel d’Arnold Ruge résume assez bien l’itinéraire spirituel de Moses Hess : Kommunistenrabbi, le « rabbin des communistes ». Communiste, Hess le fut toute sa vie, passionnément : compagnon de Marx et d’Engels — qu’il amena peut-être au socialisme —, ami de Lassalle avec qui il fonda la Confédération générale des Travailleurs allemands, théoricien du « socialisme vrai » et inlassable propagandiste, il fut sinon le « père de la social-démocratie allemande », comme le veut son épitaphe, du moins l’un de ses plus éminents fondateurs.

« Rabbin » — c’est-à-dire, dans la terminologie méprisante de son ex-confrère de la Gazette rhénane, un Juif conscient de sa judéité — il le devint sur le tard : « Me voici de retour au sein de mon peuple après une séparation de vingt ans. Je participe à ses fêtes et à ses deuils, à ses commémorations et à ses espérances ; je m’engage dans les combats spirituels qui se livrent à l’intérieur du judaïsme et qui opposent le peuple juif aux peuples civilisés au milieu desquels il vit et avec lesquels pourtant il ne peut vivre en harmonie malgré deux mille ans de luttes et de vie commune. » C’est par ces mots célèbres que s’ouvre Rome et Jérusalem, cet ouvrage touffu, bizarrement composé, charriant le meilleur et le pire de l’héritage intellectuel et spirituel du siècle, mais qui est tout simplement, trente-trois ans avant le Judenstaat de Theodor Herzl, la première expression articulée du sionisme politique.

Rome et Jérusalem a été écrit sous l’impact de la réunification italienne — Rome, Hess n’en doute pas, deviendra bientôt la capitale de l’Italie nouvelle. Partout, les peuples accèdent à la dignité nationale. Il ne reste plus qu’à régler le sort des Juifs ; ne posent-ils pas, comme le proclame le sous-titre de l’ouvrage, « La dernière question des nationalités » ?

Car les Juifs ne sont pas qu’une communauté religieuse parmi d’autres — et Hess n’a pas de mots assez durs pour flétrir le puissant courant réformiste allemand, lequel s’emploie à vider le judaïsme de tout contenu national : ils forment une nation au sens plein du terme et, en tant que telle, cette nation a le droit et le devoir de se doter d’un État où, à l’instar des autres nations, son génie propre pourra enfin s’épanouir. Cet État sera établi en Palestine, car les racines du peuple juif s’y trouvent. Herzl, qui est un « Juif de volonté », pour reprendre l’expression de Pierre Vidal-Naquet, sera tenté un moment par le « territorialisme » — un État juif, n’importe où ; Hess, qui a été nourri dans son enfance de judaïsme traditionnel, ne commet pas cette erreur. Enfin, cet État sera socialiste, puisque fondé sur « des principes mosaïques, c’est-à-dire socialistes ». Socialisme et sionisme se marient donc, l’un découlant de l’autre, l’un renforçant l’autre, dans un tout harmonieux et indivisible : « Quand je contribue à la renaissance de mon propre peuple, je n’abandonne pas pour autant un combat pour l’homme en général ». Précurseur une fois de plus, Hess aura été donc, un bon demi-siècle avant Borokhov et Syrkin, le premier prophète du sionisme socialiste.

Assurément, Hess n’est pas un penseur de la trempe de Marx. Ce touche-à-tout génial, attachant et brouillon, est un esprit plus généreux que rigoureux, plus éthique que « scientifique ». Ses théories scientifiques prêtent à sourire, sa définition de l’Histoire en termes de lutte des races ne tient pas debout, ses idées sur la religion en général et le judaïsme en particulier sont assez plates, parfois bizarres. Mais, mieux que Marx, mieux que Herzl, il a compris la véritable nature du nationalisme, donc de l’antisémitisme allemand. Vingt ans avant Pinsker et son Auto-émancipation, il a démonté le mécanisme de la « judéophobie », et sa démonstration tranche sur l’optimisme béat de son époque. Il est à peu près le seul dans la gauche libérale à comprendre qu’il s’agit davantage que d’un reliquat moribond, d’un dernier accident de parcours sur la route droite et ensoleillée du progrès émancipateur. Pour ce Juif émancipé, socialiste fervent de surcroît, quelle preuve de liberté d’esprit, et quelle lucidité prémonitoire.

Mais Rome et Jérusalem tombe mal. Les Juifs occidentaux vivent encore le rêve merveilleux de l’assimilation, de l’émancipation, des lendemains qui chantent. Les Juifs « orientaux » — d’Europe orientale s’entend — commencent à peine à entrouvrir les portes de leurs ghettos. (C’est d’ailleurs sur eux que compte Hess et, là encore, il se montre original et très en avance sur son temps.) Lorsqu’il n’est pas complètement ignoré, le livre est couvert de sarcasmes. Pour un Heinrich Graetz, que le livre enthousiasme, que d’invectives, que de mépris et d’incompréhension. Un chiffre résume l’accueil dont bénéficia Rome et Jérusalem : en un an, l’éditeur en écoula cent soixante exemplaires… Il faudra attendre que le nationalisme européen, de révolutionnaire et libéral qu’il était, se mue en une force réactionnaire ; que l’antisémitisme en devienne une composante essentielle, en même temps qu’un puissant mouvement de masse ; que Lueger arrive au pouvoir à Vienne et que Dreyfus soit dégradé à Paris ; que les pogroms les plus atroces depuis les Cosaques de Bogdan Hmielnitzky secouent les juiveries russo-polonaises — il faudra attendre tout cela pour que naisse un véritable mouvement sioniste et que Herzl découvre, émerveillé, Rome et Jérusalem : « Quel esprit noble et enthousiaste ! Tout ce que nous avons tenté de faire se trouve déjà dans son livre… Depuis Spinoza, les Juifs n’ont pas eu de plus grand esprit que ce Moïses Hess si oublié. »

Assez curieusement, surtout quand on sait la place que la France a occupée dans la vie et dans l’œuvre de Moses Hess, il aura fallu un siècle pour que ce texte capital pour l’histoire du sionisme soit accessible en français. Du moins dispose-t-on désormais d’une édition critique complète, soignée, intelligemment présentée et annotée. L’homme le mérite bien qui fut, comme l’écrit Simon Schwarzfuchs, « peut-être le seul penseur qui ait jamais été à l’origine de deux mouvements qui transformèrent et continuent de transformer l’histoire du monde : la démocratie socialiste et le sionisme ».