Vers le sionisme suprême : De la religion dans l’État d’Israël

par Pierre Lurçat

Vladimir JABOTINSKY, Questions autour de la tradition d’Israël, Traduit de l’hébreu, présenté et annoté par P. Lurçat, Jérusalem, Recueil rassemblant : Exposé sur l’histoire d’Israël (1933) ; Questions autour de la tradition juive (1934) ; De la religion (1935) ; Lettre à Eri Jabotinsky : Naharayim (14 septembre 1935), s.l., Éditions l’Éléphant, 2021, Collection « La Bibliothèque sioniste ».

La cause sioniste a rallié de brillantes personnalités, des « caractères » … Dans la grande galerie de ces personnages souvent étonnants, Vladimir Jabotinsky occupe une place éminente, mais aussi singulière. Cet orateur incisif, ce propagandiste zélé fut un homme d’action infatigable : fondateur du Parti révisionniste hostile à la puissance mandataire britannique et initiateur de la Légion juive, il a milité ardemment pour préserver son peuple et bâtir un État affranchi de toute tutelle étrangère. Mais, parallèlement à toutes ses actions, éclatantes sinon toujours couronnées de succès, il n’a cessé de mener, au cours de son existence mouvementée, une réflexion soutenue sur la mission d’un futur État d’Israël, sur la spécificité de la nation juive, sur le rôle qu’elle est appelée à jouer dans l’histoire. On découvre ainsi, dans ses écrits nombreux, une pensée politique originale et fort consistante. Dans le recueil de textes réunis sous le titre : Questions autour de la tradition juive, il réfléchit sur le rôle que doit prendre la religion dans l’État hébreu qu’il appelle de ses vœux.

Un éloignement mêlé de respect

Moshé Bella, auteur d’un livre de référence sur Jabotinsky, relate l’anecdote suivante : quand Eri Jabotinsky, le fils du Roch Betar, qui se trouvait alors à Addis-Abeba, lui donna son accord pour publier un recueil d’articles de son père, il lui fit cette demande : « S’il vous plaît, ne transformez pas mon père en Juif religieux ». Et il ajouta : « Mon père n’était pas religieux. Si vous publiez des articles exprimant une attitude positive envers la religion, publiez également des articles hérétiques (“אפיקורסים/apikorsim”) ». Cette anecdote permet de saisir la complexité de l’attitude de Jabotinsky envers la religion juive (et envers la religion en général). On peut résumer ainsi son attitude : un éloignement mêlé de respect. Cette double attitude a évolué au fil du temps, et Jabotinsky s’est “rapproché” du judaïsme, non certes en devenant un Juif pratiquant, mais en approfondissant son respect pour la tradition juive. Certains éléments biographiques apportent un éclairage intéressant sur cette position idéologique et permettent parfois de mieux la comprendre.

Rappelons quelques moments marquants de sa vie

Jabotinsky a perdu, très jeune, son père et c’est sa mère qui s’est chargée de son éducation. Elle lui a transmis entièrement son judaïsme, tenant à lui faire donner des leçons d’hébreu, dès l’âge de huit ans. Dans son autobiographie, le leader de la droite sioniste écrit cependant : « hormis ces leçons d’hébreu, je n’avais alors aucun contact intérieur avec le judaïsme », p. 18. Il relate aussi qu’après la mort de son père, il s’est rendu matin et soir dans une petite synagogue ; « mais je ne m’y suis pas acclimaté et je ne prenais pas part aux prières, sinon à la récitation du kaddish », p. 18. Cet épisode est significatif, et pour ainsi dire fondateur, dans la vie et dans l’attitude de Jabotinsky envers la tradition : respect pour la mitsva du kaddish, accompagné d’un sentiment de distance à l’égard des rites et de la synagogue. Comme il l’explique encore : « Chez nous, il régnait une cacheroute stricte, maman allumait les bougies la veille du shabbat et priait matin et soir, et elle nous enseigna le ‘modé ani’/prière du lever et la lecture du Chema, mais toutes ces coutumes me laissaient indifférent », p.18. Cette description du foyer dans lequel il a grandi permet de mesurer combien celui-ci était différent de celui de Theodor Herzl, lui aussi souvent considéré, tout comme Jabotinsky (et à tort) comme un Juif parfaitement assimilé. Non seulement il n’était pas un Juif assimilé, mais il a reçu une certaine éducation juive – même s’il n’a fréquenté ni le ‘hédère/école juive pour enfants, ni la yeshiva/école juive pour adultes – ; il a été élevé par une mère observant les rites. Cela n’est pas négligeable.

Un esprit européen 

Bien entendu, cette formation élémentaire ne suffit pas à faire de lui ce qu’on appellerait un “Juif religieux”. Car à côté de la culture juive dans laquelle il a baigné enfant, c’est surtout la culture générale, russe et profane qui a prévalu dans son adolescence, pendant sa période de formation, à Odessa puis à Rome. De ce point de vue, le jeune homme s’est très tôt imprégné de culture européenne, comme il le reconnaît dans son autobiographie, où il qualifie l’Italie de « patrie spirituelle », dans laquelle il s’est assimilé et a forgé « ses conceptions relatives aux problèmes nationaux, de l’État et de la société ». C’est là, explique-t-il, qu’il a appris à aimer « l’architecture, la sculpture et la peinture », mais aussi « le chant latin ; la poésie de Leopardi, les livres de Tchékhov et de Gorki », p. 29. C’est là aussi, à l’Université, qu’il s’initie à la pensée politique.

Jabotinsky, jeune homme, Varsovie, s.d.

Ce tableau ne doit pourtant pas laisser croire que le jeune Jabotinsky soit devenu un Juif parfaitement assimilé, un Européen épris exclusivement de culture non-juive à l’instar d’ un Stefan Zweig, par exemple. En réalité, ce n’était qu’un passage, une phase dans l’élaboration de sa pensée et de sa personnalité riche, aux facettes multiples. À la même époque, il lisait Bialik avec enthousiasme, et lorsqu’il fit ses débuts littéraires en tant que traducteur, il choisit de traduire en russe le Cantique des Cantiques (pas moins que cela!) et un poème de Yehouda Leib Gordon,  ce qui donne une idée de ses talents littéraires et de ses prédilections.

La religion dans ses rapports avec l’État

L’attitude que le penseur adopte envers le judaïsme considéré comme religion ne peut bien être comprise qu’en fonction de sa pensée politique, notamment de sa doctrine de la nation (dont le sionisme n’est qu’un élément particulier).
Il a en effet consacré de vastes recherches théoriques, passant une année entière à Vienne (1907-1908), enfermé dans des salles de bibliothèques, apprenant spécialement à lire le tchèque et le croate comme il le relate dans son autobiographie : « Je dévorai des livres. L’Autriche, à cette époque, était une école idéale pour étudier la « question des nationalités » : je passais matin et soir à la bibliothèque de l’université ou à celle du ‘Reichsrat’. (…) ; j’étudiais l’histoire des Ruthènes et des Slovaques – et jusqu’à celle des quarante mille Romanches des Grisons… en passant par l’histoire des tsiganes de Hongrie et de Roumanie », Histoire de ma vie, p. 90.
C’est ainsi que s’est formée sa conception générale de l’État. C’est en effet celle-ci qui commande sa vision des rapports avec religion, et non ses idées religieuses. Beaucoup de contre-sens ont été faits à ce sujet :  le fondateur du Betar est parfois présenté comme un partisan d’un État fort, d’un régime autoritaire, militariste, voire fasciste ! Or c’est exactement le contraire qui est vrai : non seulement il n’a jamais eu la moindre sympathie pour les régimes autoritaires et s’est opposé à ceux-ci dès le début des années 1930, avec une lucidité exceptionnelle (y compris au sein du monde juif et du mouvement sioniste), mais il a toujours été partisan d’une intervention minimale de l’État.
Lisons plutôt un extrait de son article Bné Melakhim /Fils de Roi publié, à titre posthume, en 1940 à New York. Cet article constitue à de nombreux égards une sorte de testament politique, ne serait-ce que parce qu’il est un des derniers qu’il ait écrits, peu de temps avant sa mort subite, après avoir passé en revue une revue d’armes du Betar : « (Quelle) est la véritable tendance fondamentale de notre antique tradition, concernant le pouvoir de l’État. Cette tradition déteste de toute évidence l’idée même du pouvoir de l’État, et ne le tolère que dans la mesure où il est indispensable et inévitable. Dans la vie et l’activité de chaque homme – dans son “royaume’ individuel – qui doit autant que possible être laissé hors de portée de l’interférence de l’État ; la meilleure règle consisterait à ce qu’on le laisse tranquille ».
On ne peut être plus aux antipodes d’un interventionnisme étatique.

Jabotinsky passant en revue une troupe du Betar/ Camp d’ Hunter/État de New York/ 3 août 1940/Jabotinsky Institute

Mais, poursuit-il : « Si cela s’avère vraiment impossible, car il existe malheureusement des dangers extérieurs et des besoins intérieurs, qui rendent nécessaire un effort collectif, que celui-ci soit strictement limité au minimum véritablement inévitable. Il s’agit, en résumé, d’une mentalité pour laquelle un État “totalitaire” serait un anathème. Son idéal authentique, au contraire, serait une sorte de sage anarchie, mais comme cela est impossible, qu’il s’agisse au moins d’un “État minimalitaire ».
Ainsi s’exprime son idéal politique et sa conception du rôle de l’État, précisément fondé sur l’interprétation qu’il donne de la tradition d’Israël. Le royaume individueldoit échapper à toute intrusion de l’État ! Cette idée est essentielle dans la pensée politique de Jabotinsky. C’est précisément au nom de cette notion qu’il considère que l’État doit respecter dans la mesure la plus étendue la liberté de pensée, d’opinion et de croyance et la liberté de culte. Il en découle que toute notion de “coercition religieuse” est totalement étrangère à sa pensée. Comme il l’exprime déjà en 1935 : « La religion est l’affaire privée de l’individu… Ici doit régner la liberté la plus totale », cité par Shmuel Katz, Lone Wolf, p. 942.

Une pensée en mouvement

         Une erreur courante, lorsqu’on envisage les conceptions d’un penseur politique est de les considérer de manière figée, hors du temps, comme s’il les avait élaborées d’emblée sous une forme définitive et achevée. Toute pensée est dynamique et se déploie dans le temps et sur la durée. Cela est d’autant plus vrai concernant Jabotinsky, qui n’a guère eu le temps d’élaborer de doctrine politique achevée et qui a abordé les thèmes essentiels de sa pensée politique au fil de ses incessantes pérégrinations autour du monde.
Dans Le sionisme et Eretz-Israël (1905), un article que Jabotinsky écrit alors qu’il est âgé de vingt-cinq ans, expose sa conception du rôle de la religion dans l’histoire juive pendant la période de l’exil. Il écrit : « C’est ainsi qu’est mort le judaïsme : car toute chose qui cesse de se développer est considérée comme morte, même si elle renferme un éclair de vie profondément enfoui… Il est mort dès l’instant où Israël est devenu un peuple sans terre et a entamé sa longue marche héroïque de deux mille ans de souffrances pour préserver son trésor sacré », Cité dans Rafaella Bilski Ben Hur, p.163.
Il exprime ainsi la conviction – largement partagée par les autres théoriciens du sionisme politique – que la religion juive a servi à conserver vivante l’identité nationale juive pendant les longs siècles de l’exil. Mais, filant la métaphore, il explique que le “trésor sacré” que le peuple Juif a su conserver pendant l’exil n’est pas la religion elle-même ; celle-ci n’en est que l’enveloppe : « Si ce trésor sacré était le judaïsme, le peuple l’aurait abreuvé d’eaux vives et aurait bénéficié de sa croissance et de son développement, tout comme avant la dispersion. Mais si le peuple a enfermé de son plein gré sa conscience religieuse dans un cadre de fer, l’a desséché au point qu’il se fossilise et a transformé une religion vivante en un cadavre de religion embaumée – alors il est clair, que ce n’est pas dans la religion que réside le trésor sacré, mais dans une autre chose, dans une chose à laquelle le cadavre embaumé devait servir uniquement d’enveloppe et de protection », cité dans Rafaella Bilski Ben Hur, p. 163.
Cette vision du “cadavre embaumé” de la religion, servant d’enveloppe et d’isolant à l’identité nationale du peuple Juif en exil, est un topos classique dans la pensée sioniste laïque. Elle dénote une attitude négative très courante envers la religion qu’on peut qualifier d’utilitariste.
Quel est donc ce “trésor sacré” pour lequel le peuple Juif a enduré deux mille ans de souffrances et d’exil ?
La réponse se trouve dans un article ultérieur (1933), intitulé Exposé sur l’histoire d’Israël : c’est ce qu’il appelle le “mécanisme spirituel”, – concept qui désigne selon lui l’élément occulté par Marx dans sa conception des “moyens de production” comme facteur déterminant de l’histoire. En effet, explique-t-il : « À partir du moment où l“isolant” naturel – à savoir le territoire national – est perdu, chaque chose se transforme en succédané du territoire, et en particulier ce moyen considérable de séparation qui a pour nom la tradition religieuse : mais pour cela il est nécessaire que cette tradition soit absolument immobile », p.46.

La religion, au fondement de la tradition

Dans cet article important, Jabotinsky analyse avec sincérité son attitude envers la religion, qu’il considère comme le fruit de son époque, celle de “l’assimilation russe”. Il affirme que la religion joue un rôle important dans l’histoire des peuples et dans l’histoire mondiale. Cette affirmation se trouvait déjà dans son Exposé sur l’histoire d’Israël, publié deux ans plus tôt à Varsovie. Mais son article, Religion (1935), va plus loin et dépasse la doctrine marxiste en général, et le “matérialisme historique” en particulier, en ajoutant aux fameux “moyens de production” l’élément spirituel qui en est totalement absent.

Jabotinsky dans sa cellule, Prison d’Acre, 1920

Il analyse et réfléchit aux raisons pour lesquelles la religion était absente chez les membres de sa génération et pourquoi elle jouera un rôle important à l’avenir. Jabotinsky décrit son indifférence à la religion comme une lacune, une sorte de cécité spirituelle et artistique, qu’il compare à l’incapacité d’apprécier la poésie et la musique, concluant par ces lignes révélatrices : « Chez l’homme qui est pleinement évolué, il n’est pas possible qu’une émotion aussi considérable fasse défaut. L’homme de l’avenir, l’homme entier, auquel aucun sens ne manquera, sera “religieux”. Je ne sais pas quel sera le contenu de sa religion ; cependant il sera porteur du lien vivant entre son âme et l’infini qui l’accompagnera partout où il ira », p. 73.
Le pronostic formulé par Jabotinsky, selon lequel « l’homme entier sera religieux », marque de toute évidence une évolution marquante de sa pensée, depuis celle exprimée trente ans plus tôt dans Le sionisme et Eretz Israël. Que s’est-il passé entre-temps ? Comment le jeune dirigeant sioniste russe, convaincu que la religion n’est plus  qu’un “cadavre embaumé”, en est-il venu à y voir une dimension importante de la personnalité, aux côtés de la musique et de l’art?
Les raisons de cette évolution radicale sont multiples.
Mentionnons tout d’abord le cheminement personnel d’un homme qui a mûri et a eu le temps d’approfondir sa réflexion sur de multiples domaines. Le leader sioniste endurci qui s’exprime en 1935 n’est évidemment plus le jeune homme fougueux de 1905.
Le second facteur est celui des rencontres qu’il a faites et de personnes qui l’ont marqué, parmi lesquelles on peut mentionner le rabbin Falk, qui servit comme aumônier militaire dans les rangs des Muletiers de Sion, qui ont combattu avec bravoure à Gallipoli, le rabbin Nathan Milikovsky, qui n’est autre que le grand-père de Binyamin Nétanyahou, mais aussi et surtout le grand-rabbin Avraham Kook, qui exerça une influence importante sur l’idée que l’agnostique se faisait du judaïsme et de la religion.

Le rav Kook (au centre) au milieu des haloutsim, lors de sa première visite aux mochavote/ 1913


Dans une lettre adressée en juin 1934 au Rav Nathan Milkovsky, Jabotinsky le « laïc » parle en ces termes du rabbin Kook : « Le nom du rabbin Kook est devenu en l’espace d’une nuit un symbole sublime dans le cœur des foules. Et moi-même, en toute humilité, si je n’étais pas ignorant des choses de la Tradition, craignant de m’exprimer sur les sujets religieux, je choisirais précisément cet instant pour lancer publiquement un appel dont je rêve depuis l’époque de ma jeunesse : renouveler, de nos jours, le titre de « Cohen Gadol/Grand-Prêtre du Temple », cité par Yair Dan, La dernière lettre envoyée par Jabotinsky au grand-père de Nétanyahou. De son côté, selon certains témoignages dont celui rapporté par le rabbin Eliezer Melamed, le rav Kook aurait qualifié le Roch Bétar “d’ange de Dieu”.
Les deux qualificatifs sont assez forts et inhabituels émanant de ces personnalités, pour mériter qu’on y porte attention. Comment ces deux hommes, que tout séparait en apparence, et qui ne se sont apparemment jamais rencontrés, en sont-ils venus à se porter une telle estime réciproque ?
La réponse se trouve dans un événement marquant – l’affaire Arlosorof, qui a joué un rôle important non seulement dans l’histoire politique du Yishouv, mais aussi dans l’évolution des conceptions théologiques et politiques de Jabotinsky. Rappelons brièvement les faits : lorsque le dirigeant sioniste travailliste Haïm Arlosorof est assassiné sur une plage de Tel-Aviv le 16 juin 1933, la presse et les dirigeants du Yishouv accusent immédiatement – et sans la moindre preuve – le Betar. Trois militants sont arrêtés, sur la base d’un témoignage obscur de la veuve d’Arlosorof et l’un d’eux, Avraham Stavsky, est condamné à mort.

Chaïm Arlosoroff

Jabotinsky est d’emblée convaincu qu’il s’agit d’une accusation mensongère et il œuvre sans relâche pour obtenir l’acquittement de Stavsky, qu’il compare dans des articles à Mendel Beilis (Juif ukrainien accusé de crime rituel en 1911). Dans ce combat, il reçoit le soutien de plusieurs personnalités du Yishouv, parmi lesquelles le Grand-Rabbin de Palestine mandataire, Avraham Isaac Hacohen Kook. Ce dernier prend courageusement la défense des accusés, s’exposant à la vindicte des journaux et partis de gauche, qui l’insultent et dont certains (l’Hashomer Hatzaïr) n’hésiteront pas à couvrir le pays d’affiches proclamant « Honte au pays dont les rabbins soutiennent des assassins ! », cité par S. Katz, p. 942.
Très impressionné par l’intervention du Rav Kook, Jabotinsky écrira plus tard dans une lettre adressée au rabbin Milikovski, organisateur du comité de défense des accusés : « Vous ne pouvez pas estimer vous-même la valeur de cette action… Outre son rôle décisif pour faire triompher la justice dans l’affaire Stavsky, elle aura des conséquences profondes et essentielles sur l’orientation politique et spirituelle du public hébreu en Eretz-Israël et en diaspora. Un exemple : j’ai déjà reçu plusieurs lettres demandant que je propose, lors de notre prochain Congrès mondial, une motion spéciale concernant les rapports entre l’Hatsohar (Organisation sioniste révisionniste) et la tradition religieuse », cité par S. Katz, p. 942.  
Ce qui nous amène à une troisième étape : en 1935, son Discours au congrès de fondation de la Nouvelle Organisation sioniste – Discours prononcé en sept 1935 à Vienne, Kongresszeitung der Neuen Zionistischen Organization – Traduction établie d’après la version publiée par Y. Nevdava, Jabotinsky : Ha-Ish ou mishnato, Misrad habitahon, 1980, p.222.
Ainsi, de l’aveu même de Jabotinsky, c’est l’intervention du rav Milikovsky qui suscita le changement d’orientation de son mouvement, attaché à une laïcité militante, et son évolution vers une attitude plus favorable à la tradition juive. Un an plus tard, en 1935, lors du Congrès fondateur de la Nouvelle Organisation sioniste, Jabotinsky accueille avec sympathie « l’Alliance de Yéchouroun », courant sioniste-religieux qui vient de s’intégrer au sein du mouvement révisionniste, malgré la vive opposition de plusieurs membres de la “Vieille Garde” du parti, au rang desquels figurent Adia Gourevitz (fondateur du mouvement cananéen) et son propre fils, Eri Jabotinsky.
Dans son discours prononcé devant le Congrès de la N.O.S., Jabotinsky déclare : « Bien entendu, la religion est l’affaire privée de chacun… Dans ce domaine doit régner la liberté absolue, héritage de notre ancien libéralisme sacré… Mais ce n’est pas une question privée de savoir si le Mont Sinaï, les prophètes sont des fondements spirituels, ou bien une momie dans une vitrine de musée, comme le corps embaumé de Pharaon… ».
Ainsi, désormais, il ne considère plus le judaïsme comme une “momie” et un “cadavre embaumé”, mais comme l’expression vivante de “l’esprit divin” : évolution considérable ! Et il poursuit : « C’est une question essentielle et supérieure pour un État et pour notre nation, de veiller à ce que le feu sacré perpétuel ne s’éteigne pas… pour que se préserve, au milieu du tumulte des innombrables influences qui entraînent la jeunesse de nos jours, et parfois la trompent et l’empoisonnent, cette influence qui est une des plus pures – l’esprit de Dieu ; pour qu’un endroit subsiste pour ses partisans et une tribune pour ses promoteurs ».
Ce discours est capital pour comprendre l’évolution de sa pensée et la forme qu’elle prend dans les dernières années de sa vie (il mourra cinq ans plus tard). Pour résumer cette évolution, nous pourrions dire que Jabotinsky est passé d’une conception utilitariste et plutôt négative de la religion et du judaïsme, considéré comme une “momie” et une structure purement extérieure (enveloppe) ayant permis au peuple juif de conserver son identité nationale pendant les siècles de l’exil, à une conception beaucoup plus positive, d’un judaïsme vivant, dans lequel brûle toujours le “feu sacré perpétuel” du Mont Sinaï, fondement spirituel essentiel au futur État juif.

Sphère privée, sphère publique      

Au cœur de cette nouvelle conception, il faut placer la distinction essentielle : celle de la sphère privée et de la sphère publique : « Cela fait longtemps que nous aurions dû, nous autres Juifs, réviser notre attitude intellectuelle envers la religion… Une attitude positive envers la religion devra s’exprimer d’une manière différente. Par une manifestation positive, par exemple, lors des assemblées des congrès nationaux, des conférences et des assemblées élues – il faudrait qu’ils s’ouvrent par une cérémonie religieuse ; et peu importe que leurs membres soient croyants ou “non croyants”. Car ces démonstrations revêtent une signification plus profonde que la question des croyances individuelles, ou celle des doutes de l’individu », p.73.
En somme, selon ce point de vue, la religion est plus importante pour la collectivité nationale que pour l’individu. Pourquoi ? Parce que, explique-t-il, « ce qui compte c’est la manifestation, devant le ciel et la terre, dans le respect de l’obstination, d’une foi puissante et historique partagée par des milliers de personnes », p. 75.
Cependant, Jabotinsky n’exalte jamais le groupe au détriment de l’individu, ni la collectivité au détriment de la liberté de conscience. Il pose lui-même la question, dans son autobiographie, de savoir qui doit avoir préséance, entre l’individu et la collectivité, entre l’autonomie de la personne et les exigences de la nation. Cette question est cruciale pour toute nation en voie d’édification : « Au commencement, Dieu a créé l’individu : chaque individu est un Roi égal à son prochain. Il vaut mieux que l’individu pèche envers la collectivité, plutôt que la collectivité pèche envers l’individu. La société a été créée pour le bien des individus, et non le contraire ; et la fin des temps, la vision des jours messianiques – est le paradis de l’individu, un régime d’anarchie splendide – où la société n’a pas d’autre rôle que d’aider celui qui tombe, de le consoler et de le relever », Histoire de ma vie, p. 41.
Non seulement Jabotinsky abhorre l’autoritarisme et l’État totalitaire, mais il est en fait adepte d’un État minimaliste, dont la seule fonction serait de l’ordre de la protection sociale.

Et la religion dans tout cela ?

Comment cette conception de l’État et de l’individu se concilie-t-elle avec son idée du rôle de la religion dans l’existence nationale ? La réponse est simple : la question des croyances individuelles relève de la liberté de conscience et appartient au domaine exclusif de l’individu, qui est roi, et nul ne peut empiéter sur ce domaine sacré. Mais dans l’ordre collectif, il est important de faire régulièrement la « démonstration d’une foi puissante et historique, dans le respect et l’obstination ».
Choix de mot délibéré … Le respect est l’élément essentiel de sa conception du judaïsme. L’obstination, c’est une des qualités distinctives dy peuple Juif, le “peuple à la nuque raide” dont parle la Bible. Si l’on veut préserver le propre du peuple juif, il importe donc de manifester le lien entre le “judaïsme national” et le mont Sinaï….

Pour une véritable éducation juive

L’autre domaine – crucial – dans lequel il convient de manifester une “attitude positive” envers le judaïsme est celui de l’éducation. Non pas par souci de prosélytisme ! Non pour “susciter un enthousiasme artificiel envers la Tradition” mais parce que “l’élève”, qu’il se conforme ou pas aux commandements religieux, « doit cependant connaître les coutumes (du judaïsme), tout comme il doit connaître l’histoire et la littérature, car les coutumes font partie tant de notre histoire que de notre littérature, et plus encore, elles font partie de l’âme de notre nation », p.76.
L’idée qu’il faut enseigner le judaïsme en tant que culture peut paraître banale de nos jours. Mais il ne se contente pas d’affirmer que les coutumes juives (religieuses) font partie de la « culture générale » que tout élève juif doit étudier. Il va plus loin, en expliquant qu’elles « font partie de l’âme de notre nation, l’enthousiasme cristallisé d’actes innombrables, pendant de nombreuses générations marquées par les malheurs, l’espoir et les joies », p.76.
Le judaïsme n’est pas seulement un ensemble de lois et de coutumes extérieures et une religion “légaliste”, dénuée de chaleur et rigoriste (comme la décrit Kant notamment). Il est l’âme de la nation juive, ce qui lui donne sa spécificité, sa “Ségoula” סגולה, sa vocation propre. Pourtant, même s’il emploie un terme hébraïque, la segoula n’est pas chez le penseur nationaliste l’apanage du peuple Juif. Elle existe en fait chez tous les peuples, car aux yeux de celui qui se dit fou d’égalité, les peuples sont égaux comme les individus. Ce qui ne l’empêche pas de préférer son propre peuple, sentiment naturel et tout à fait légitime à ses yeux.

Vers le sionisme suprême…

L’aboutissement de cette réflexion sur l’État juif aboutit à une conception du sionisme qu’il a élaborée – de manière succincte et inachevée – dans les dernières années de sa vie, dans la décennie qui va environ de 1930 à 1940, année de son décès à New York.

Jabotinsky avec des dirigeants du Betar, Varsovie, 1928-1929

Cette conception est celle qu’il a désignée par l’expression de “sionisme suprême” – qui désigne sous sa plume la dernière phase du projet sioniste, qui fait suite à l’édification de l’État et au rassemblement des exilés.
« L’objectif du sionisme est la rédemption d’Israël sur sa terre, la renaissance de sa nation (ממלכה)/mamlakha) et de sa langue et l’enracinement des saints préceptes de la Torah (קדשי תורתו/Kodché Torato) dans la vie nationale, et par cela, la création d’une majorité juive en Eretz-Israël sur les deux rives du Jourdain ; la création d’un État juif fondé sur les libertés civiques et sur les principes de justice inspirés par la Torah ; le retour à Sion de tous ceux qui aspirent à Sion et la fin de l’exil. Cet objectif a préséance sur les intérêts de tout individu, collectivité ou classe sociale », cité par Eliezer Don Yehia.
Cette résolution fut adoptée par les délégués du Congrès après l’intervention enthousiaste de Jabotinsky en sa faveur. Dans son discours, il expliqua qu’il avait changé d’avis sur ce sujet. Il est important de noter qu’initialement, il avait voulu insérer dans la Constitution de la N.O.S un paragraphe évoquant « l’enracinement de la Torah dans la vie internationale », mais qu’il avait dû faire marche arrière pour ne parler que « de l’enracinement dans la Torah dans la vie nationale ». Comme il l’explique : « l’État juif n’est que la première phase de la réalisation du sionisme suprême. Après cela viendra la deuxième phase, le retour du peuple Juif à Sion… Ce n’est que dans la troisième phase qu’apparaîtra le but final authentique du sionisme suprême – but pour lequel les grandes nations existent : la création d’une culture nationale qui diffusera sa splendeur dans le monde entier, comme il est écrit : ‘Car de Sion sortira la Torah’ (Isaïe : 2,3) ».

***

Ainsi, Jabotinski n’est jamais devenu ce qu’on appellerait de nos jours « un Juif pratiquant ». Il est demeuré le Juif laïque qu’il était depuis sa jeunesse. Mais il a compris que la tradition juive n’appartenait pas à un camp ou à un parti politique, qu’elle n’était pas seulement une enveloppe, une “structure” extérieure et une “religion”, mais qu’elle était l’âme du peuple juif tout entier, et qu’à ce titre, elle devait être au cœur de la culture nationale qui allait refleurir dans le futur État juif – dont il n’a pas vu le jour.

Références bibliographiques

Vladimir JABOTINSKY

  • Histoire de ma vie, Titre original : Sipour Hayaï, (1947), Traduit de l’hébreu par P. Lurçat,  Nouvelle édition, Paris-Jérusalem,  Éditions de l’Éléphant, 2021, Collection « La Bibliothèque Sioniste » , 2023.
  • La rédemption sociale : Éléments de philosophie sociale de la Bible hébraïque, Traduit de l’hébreu et présenté par P. Lurçat, s.l, Éditions de l’Éléphant, 2021, Collection « La Bibliothèque Sioniste ».
  • « Bné Mélakhim »/Fils de Roi), Version originale publiée en anglais dans la revue Hadar, New York nov. 1940. Traduction depuis la version en hébreu publiée par Y. Nedava, Jabotinsky : Ha-Ish ou mishnato/L’homme et son enseignement, Jérusalem, Misrad habitahon, 1980.

Sur la vie et la pensée de Vladimir Jabotinsky

  • Rafaella Bilski Ben Hur, Every Individual is a King : The Social and Political Thought of Ze’Ev Vladimir Jabotinsky, Bnai Brith Books, 1993.
  • Shmuel Katz, Lone Wolf : A biography of Vladimir (Zeʼev) Jabotinsky, New York, Barricade Books, 1996.