L’État, c’est lui ?
par Alban Wilfert
Tom SEGEV, A State At Any Cost: The Life of David Ben Gourion/ Un État coûte que coûte : La vie de David Ben Gourion, Traduit de l’hébreu par H. Watzman, Londres, Head of Zeus, 2019.
Article réalisé dans le cadre du Projet ‘Jeunes rédacteurs » initié par l’Association Sifriaténou en 2024 . Avec le soutien de nos donateurs, de la FJF et de la FMS
Ben Gourion : le Fils du Lion. Fier nom que celui choisi par ce jeune Juif polonais né David Yosef Gruen dans l’empire russe en 1883 ! Il a été animé, toute sa vie, d’un vif désir de laisser une marque durable dans l’Histoire. Ce militant sioniste de la première heure semble y être parvenu, si l’on en juge par le grand nombre de biographies qu’il a inspirées, nourries, notamment, par les nombreux écrits qu’il laissa derrière lui.
Parmi celles-ci, A State at Any Cost: The Life of David Ben Gurion fut publiée récemment, en 2018, dont l’auteur, Tom Segev, est l’un des cinq premiers « nouveaux historiens israéliens » qui soumirent l’histoire de l’État hébreu à un examen critique. Car, s’il faut reconnaître à ce père fondateur de l’État hébreu, comme il l’espérait, une place de choix parmi les « grands hommes » de l’histoire d’Israël, son œuvre, ses actes, son héritage n’échappent pas aux controverses, voire aux polémiques entre historiens.
Un rêve intime, un projet national
Été 1903. David Yosef Gruen, Shlomo Zemach et Shmuel Fuchs, trois amis juifs approchant la vingtaine, se baignent dans la Płonka, petite rivière polonaise proche de chez eux, et discutent du projet Ouganda, récemment discuté au Congrès sioniste. Remontés contre ce plan censé permettre un établissement juif en Afrique orientale plutôt qu’en Eretz Israël, les jeunes gens prêtent un serment en hébreu : quitter la Pologne pour s’installer en Palestine (p. 17-18).
En débutant de la sorte le premier chapitre de sa biographie de David Ben Gourion, Tom Segev donne le ton : dès sa jeunesse, le jeune Juif polonais – la Pologne faisant alors partie de l’empire russe –, fils d’un activiste sioniste, vit sa propre vie comme intimement liée au projet national qu’est le sionisme. Pareille association entre individuel et collectif ressort de différentes sources émanant de sa main, y compris de sa sphère intime. Tout convaincu de la cause sioniste qu’il fut, Ben Gourion semble avoir « associ[é] sa propre détresse avec celle du peuple juif, et avoir vu le sionisme comme une solution aux deux », p. 44. Ayant échoué à sortir du lot parmi les activistes sionistes dans sa jeunesse, puis ayant connu un dépit amoureux auprès d’une dénommée Rachel Nelkin, David Ben Gourion semble être parti faire son aliyah en 1906, entre autres choses, pour aller de l’avant après ces échecs. En témoigne une contradiction entre deux lettres écrites de sa main dans ces années-là, l’une adressée au fils de Berdyczewski à qui il assurait partir en Palestine « en sioniste, pionnier et socialiste » (p. 51), et l’autre à Rachel Nelkin, à qui il confiait y être « venu par désespoir », p. 51.
L’arrivée en Palestine ne résolut pas tout. Cette seconde aliyah, dans la décennie qui précède la Première Guerre mondiale, fut majoritairement celle de Juifs indigents en quête d’une vie meilleure, qu’ils ne trouvèrent pas vraiment sur leur place. Ben Gourion lui-même se vit pris de « solitude psychologique », p. 63. Il observa alors que ces arrivants « demeuraient des enfants perdus de l’Exil, comme ils l’étaient avant », p. 61.
Un constat qui resta central dans son engagement. Pour lui, il ne suffirait pas, pour le projet sioniste, que des Juifs s’installent en Eretz Israel. La condition du succès était que ceux-ci forment une majorité sur cette terre, sans quoi celle-ci ne serait pour eux qu’un ghetto parmi tant d’autres – en 1940, il estima que le Yichouv était bel et bien devenu « un ghetto en Palestine » (p. 293) –, un lieu d’exil plutôt que de retour. Sans être exclusive à Ben Gourion, cette conviction était l’une des spécificités de son sionisme. Dès 1929, il établit sur cette base un plan de partition de la terre sous mandat britannique au Moyen-Orient, où s’établiraient « deux administrations autonomes » (p. 220) en une « fédération de cantons » (p. 220) séparant Juifs et Arabes. Un plan qui ne pouvait satisfaire ces derniers, ni même la totalité des sionistes.
Du retardataire au leader : Ben Gourion et ses frères ennemis
Premier ministre de 1948 à 1954 puis de 1955 à 1963, David Ben Gourion semble avoir été une figure politique indétrônable des débuts d’Israël. Pourtant, sa longue carrière fut marquée par d’importantes rivalités avec d’autres hommes politiques sionistes, au premier rang desquels Chaim Weizmann et Ze’ev Jabotinsky.
Le projet sioniste, comme ses incarnations, fit l’objet de nombreux débats. Aux caractéristiques du futur État s’ajoutaient, parmi les points discutés, la question de la stratégie à adopter pour le faire naître. En la matière, Ben Gourion ne fit pas toujours les bons choix. Après ses études à Istanbul, il estima, lorsqu’éclata la Grande Guerre, que les Juifs du Yichouv devaient combattre aux côtés de l’Empire ottoman et ainsi témoigner d’une loyauté qui, après la guerre, pourrait leur valoir un « district national juif au sein de l’État ottoman », p. 118. Ce pronostic suscita d’autant plus le scepticisme que, dans le même temps, Ze’ev Jabotinsky et Joseph Trumpeldor, Juifs d’origine russe, levaient leur propre unité de volontaires juifs, le Corps des mules de Sion, destiné à rejoindre les rangs britanniques – ils combattirent à la bataille des Dardanelles. Un projet qui aboutit donc, et qui plaça une unité juive parmi les vainqueurs, quand celui de Ben Gourion échoua (p. 120-121). Ce dernier rejoignit tardivement le mouvement, se dévouant au recrutement pour la Légion juive sur la base du Corps des mules de Sion (p. 142).
Pendant la même guerre, Ben Gourion fut pris de court par la déclaration Balfour prévoyant l’établissement, dans le cadre du mandat britannique, d’un foyer juif en Palestine : celle-ci, énoncée en novembre 1917, faisait suite à l’intense activisme de Chaim Weizmann auprès du ministre Arthur James Balfour.
Les désaccords internes au mouvement sioniste portaient également sur le fond. Lorsque, en 1929, le Livre blanc britannique sembla marquer un progrès pour le rêve sioniste, Weizmann jugeait encore irréaliste l’exigence d’un État à majorité juive, qui risquerait, selon lui, de passer aux yeux du monde comme un plan d’expulsion des Arabes (p. 227). Les sionistes révisionnistes, partisans de Jabotinsky, étaient, quant à eux, partisans de l’émission par le congrès de Bâle d’une résolution soutenant explicitement, dès ce moment-là, l’établissement d’un État juif. Préférant maintenir l’ambiguïté, Weizmann et Ben Gourion s’allièrent finalement contre le camp révisionniste, mais leurs désaccords ne s’arrêtèrent pas là.
En 1936, Weizmann laissa entendre, face au scepticisme britannique quant au sionisme, que l’immigration juive en Palestine pourrait s’arrêter (p. 260-261), éventualité inadmissible pour Ben Gourion. Celui-ci jugea au contraire que, avec les persécutions en cours, « en temps normal, l’immigration a besoin du sionisme. Maintenant, le sionisme a besoin de l’immigration » p. 247. En 1942, Weizmann critiqua à nouveau Ben Gourion dont les seules priorités semblaient être une armée juive et la recherche du soutien américain (p. 325). Une concurrence qui, au-delà de la pensée, « manifestait également la rivalité entre les Juifs de Palestine et le mouvement sioniste mondial » (p. 325), sachant que c’est au sein du Yishouv que Ben Gourion fit ses armes.
Les tensions furent plus rudes encore avec le camp révisionniste. Tenant d’un projet social bien plus à droite, entre libéralisme économique, encadrement paramilitaire de la jeunesse et conception racialiste du peuple juif – des différences que Tom Segev semble quelque peu sous-estimer –, Jabotinsky apparaît comme le plus grand rival idéologique de Ben Gourion au sein du sionisme. En 1934, les deux finirent par signer un accord, rapidement enterré au vu des contestations des deux côtés. Alors que « les révisionnistes reprirent leur combat contre tout contact entre le mouvement sioniste et les nazis, Ben Gourion maintint l’interdiction d’émettre des certificats d’immigration aux révisionnistes. “Il y a un parti nazi juif », déclarait-il » (p. 253) avec virulence. Une comparaison bien hasardeuse, si l’on considère l’imminence de la véritable menace nazie.
Une fois celle-ci vaincue, en 1945, Jabotinsky, mais aussi d’autres hommes politiques sionistes comme Menachem Ussishkin, Rutenberg, Ruppin et Arlosoroff, étaient morts. Dès lors, bien qu’il restât Weizmann, Ben Gourion parvint, enfin, à s’imposer en leader incontesté du sionisme.
Socialiste, mais d’abord sioniste
Le 7 novembre 1923, David Ben Gourion se tenait sur la place Rouge, à Moscou, à l’occasion du sixième anniversaire de la révolution d’Octobre (p. 151). Fin mai 1961, il rencontrait John F. Kennedy à New York pour le convaincre de la nécessité pour Israël de disposer du réacteur nucléaire de Dimona (p. 629). Une évolution significative : alors que Ben Gourion se voulait sioniste socialiste, considérant qu’« intérêts du travailleur et intérêt national étaient identiques » (p. 79), sa priorité alla rapidement à la question nationale plutôt qu’à la question sociale.
En effet, la question de la confrontation des deux logiques se posa rapidement dans le Yichouv, où les colons juifs furent nombreux à embaucher une main-d’œuvre arabe, moins chère et moins exigeante, dans les kibboutz. Tôt, Ben Gourion promeut le remplacement des agriculteurs arabes par des agriculteurs juifs afin que les Juifs reprennent le contrôle du marché du travail en Palestine et redeviennent de la sorte un « peuple normal », p. 78. Le pays ne saurait redevenir juif sans que sa terre ne soit travaillée par les Juifs eux-mêmes. Chez les ouvriers, la concurrence avec les Arabes sur le marché du travail était telle, en effet, qu’elle amenait des Juifs à renoncer à tenter leur chance dans le pays, et à le quitter (p. 74).
En février 1919, l’unification des courants sionistes travaillistes aboutit à la création, en Palestine, d’une nouvelle organisation sous l’égide de Ben Gourion, A’hdoute Ha’avodah/« Union travailliste ». Si son programme exigeait la nationalisation des terres et l’égalité des droits, il ne faisait nulle référence à la lutte des classes ou à la dictature du prolétariat, y préférant la recherche de « garanties internationales pour la fondation d’un État national hébreu libre en Palestine » p. 155.
Alors, David Ben Gourion était-il bien socialiste ? Il déclara bien « croire en la dictature du prolétariat » (p. 179), une affirmation qui « n’était pas vraie » (p. 179) selon Tom Segev. Son arrivée en Palestine l’amena à considérer que « nous la jeunesse, la jeunesse… ne sommes pas les émissaires de la classe ouvrière mais bien plutôt de la nation toute entière », p. 179). Sans l’assumer ouvertement, il semble avoir considéré le socialisme non comme un idéal mais comme un moyen en vue d’une fin, le sionisme, parlant d’une transition « de la classe à la nation », p. 179. Peut-être est-ce en ce sens qu’il faut comprendre ses vœux, formulés au lendemain de la création de la Histadroute en 1920, d’une « communauté générale, sous discipline militaire, de tous les travailleurs de Palestine » (p. 170) censée œuvrer à une Palestine hébraïque, fût-ce au prix d’une « dictature sioniste » ou « même d’une dictature de l’Organisation sioniste », p. 170-171. Une idée aux relents autoritaires et, en l’occurrence, l’un des rares éléments de la pensée de Ben Gourion à rappeler quelque peu le léninisme.
Plus généralement, dans Eretz Israel puis à la tête du gouvernement de l’État d’Israël, le socialisme semble être passé au second plan dans la politique de Ben Gourion, comme l’attestent, entre autres, ses différents compromis avec les sionistes religieux. Le natif de Płónsk semble aussi avoir eu, toute sa vie, foi dans le progrès, notamment concernant la technologie moderne (p. 32) et l’énergie atomique (p. 601), particulièrement après la découverte d’uranium dans le Néguev.
Si le nationalisme semble donc avoir largement prévalu sur le socialisme dans les idées et la pratique politiques qui furent celles de David Ben Gourion, même ce nationalisme juif apparaît comme empreint d’une influence occidentale, européenne. En effet, après la naissance de l’État d’Israël, il se montra assez hostile à l’immigration de Juifs venus du monde islamique qui, à ses yeux, n’étaient Juifs « que dans la mesure où ils ne sont pas non-Juifs » (p. 462), au contraire des « membres sélectionnés de la nation », (p. 462), ceux-là dont beaucoup avaient péri dans l’Holocauste. Une certaine idée du peuple juif qu’il n’explicita jamais véritablement : il se montrait plutôt séculariste, croyant qu’un Juif non-croyant pouvait encore être un Juif, tout en se montrant attaché à la circoncision et en s’opposant aux mariages interreligieux. Alors, qui sont ces Juifs à qui le sionisme a permis d’obtenir leur propre État – un État qui, pourtant, n’absorba pas et ne saurait absorber tous les Juifs du monde ? La question n’est pas résolue : « il mena un mouvement qui ne s’accorda jamais sur ses principes fondamentaux » (p. 680), écrit Tom Segev dans un beau chapitre final.
Avant et par-dessus tout, un État
Dans les années 1930, et plus encore dans les années 1940, le péril existentiel encouru par les Juifs eut valeur d’ordalie pour le sionisme. Pour Ben Gourion, « l’incapacité à les sauver priverait le sionisme de sa justification historique majeure », p. 247. Ainsi parla-t-il, en 1940, de « « vigilance sioniste » face à « l’annihilation des Juifs d’Europe » », p. 306.
Concrètement, la guerre, avec son bilan implacable pour les Juifs, ne devait que hâter le calendrier du mouvement sioniste, le rendre plus urgent, et non changer ses priorités. Ben Gourion fit usage d’une formule choc devant les membres de son parti, en 1938 : « si je savais qu’il était possible de sauver tous les Juifs d’Allemagne en les transportant en Angleterre, mais seulement la moitié en les transportant en Palestine, je choisirais la seconde option, parce que le jugement dernier qui nous attend n’est pas seulement celui de ces enfants, mais celui du peuple juif », p. 283. À ses yeux, il fallait sauver l’État juif d’abord, les déportés après. Le tout avant les parties, en quelque sorte.
Les tentatives de l’Agence juive de sauver des Juifs de la déportation, bien que réelles, furent limitées (p. 348-351). Ben Gourion préféra élaborer un plan pour le transport d’un million de Juifs d’Europe en Palestine. Un plan qui, dans les faits, ne pouvait être mis en œuvre qu’après la guerre. « C’était sa manière de surmonter son incapacité à sauver les Juifs de l’extermination » (p. 344) comme si celle-ci était déjà arrivée à son terme. L’auteur analyse ainsi cette démarche : « La tendance à déplacer le meurtre des Juifs du présent au passé était ancrée dans la perception sioniste et juive du temps. Les deux construisent des routes qui vont directement du passé au futur en contournant le présent », p.344-345.
En 1945, le bilan est implacable : sur les trois millions de Juifs européens restés en vie, « la majorité devait leur vie sauve à la défaite de l’Allemagne, comme Ben Gourion l’avait, en temps réel, imaginé » (p. 361) et peu la doivent « aux efforts de sauvetage du mouvement sioniste pendant la guerre », p. 361. À ce titre, aux yeux de Ben Gourion, « l’Holocauste était, avant et par-dessus tout, une défaite pour le sionisme », p. 361.
Pourtant, David Ben Gourion reconnut que la montée du nazisme ne fut pas pour rien dans l’aboutissement du rêve sioniste, déclarant : « Hitler a donné le coup d’accélérateur », p. 244. Ce, en référence à l’arrivée, par dizaines de milliers, de Juifs en Palestine dans les années qui suivirent l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Cette cinquième aliyah fut en grande partie le résultat de l’accord de Haavara signé dès 1933 par les autorités nazies et le mouvement sioniste : les premiers, qui voulaient se débarrasser des Juifs sur leur territoire, et les seconds, qui voulaient peupler Eretz Israel, s’accordèrent sur l’émigration des Juifs. Un exemple impressionnant de la Realpolitik dont Ben Gourion fit maintes fois usage, nonobstant des contestations internes. En effet, les liens avec les nazis ne s’arrêtèrent pas là puisque, en 1944, Adolf Eichmann proposa secrètement à l’Agence juive de sauver un million de Juifs de la déportation, en échange d’un soutien logistique massif à l’Allemagne. Une offre qui, bien qu’irréalisable pour l’Agence juive, semble avoir fait hésiter Ben Gourion, qui différa sa réponse (p. 353-355). Une décennie plus tard, en Israël, le scandale éclata, alors que Rudolf Kastner, force vive des négociations avec Eichmann, figurait sur la liste présentée par David Ben Gourion aux élections législatives. La première d’une série d’affaires qui le poussèrent à quitter le poste de premier ministre qu’il occupait depuis 1948, avant d’y revenir en 1955. Ben Gourion fut longtemps, l’homme du double jeu avec les États étrangers, notamment le Royaume-Uni, puissance mandataire qu’il devait suivre tout en s’en émancipant.
Des ambigüités voulues qui se retrouvaient dans ses projets pour l’État d’Israël. Partisan d’une partition de la Palestine mandataire de manière à y implanter un État majoritairement peuplé de Juifs, il ne voulut pas en définir clairement les frontières, dont il voulait l’expansion à terme. « Un État juif partiel n’est pas la fin, il n’est que le début » (p. 264), expliqua-t-il. Ainsi la déclaration d’indépendance d’Israël, en 1948, fit-elle l’impasse sur la question de leur tracé, loin du plan de partage de la Palestine voté l’année précédente à l’ONU.
Le projet sioniste d’une guerre à l’autre
« La guerre mondiale de 1914-1918 nous a apporté la déclaration Balfour ; maintenant il nous faut obtenir l’État juif » (p. 287), déclara David Ben Gourion peu après l’invasion de la Pologne. Si les guerres du XXème siècle furent de tous les dangers pour les Juifs, l’homme politique semble y avoir vu des opportunités pour le sionisme.
À coup sûr, le projet sioniste ne pouvait faire l’économie d’une prise en main, par les Juifs, de leur propre défense. David Ben Gourion promut rapidement l’auto-défense juive – pourtant imaginée avant lui dans le Yichouv – et prenant les commandes, à l’approche de la Seconde Guerre mondiale, de la Haganah, une « armée en train de se faire » (p. 277) à l’aide d’une coopération étroite avec les Britanniques. De même, entre 1944 et 1945, une Brigade juive participa modestement aux hostilités contre l’Allemagne et l’Italie. Une trentaine de parachutistes participèrent à des opérations de sabotage et de reconnaissance pour la Royal Air Force, produisant un « mythe national », p. 346-347.
La question de la défense se posa de manière bien plus pressante au moment de l’indépendance. Lorsqu’éclata, en 1948, la première guerre israélo-arabe, la Haganah n’avait pas « un seul bataillon complet apte à aller au combat » (p. 399), ce qui surprit Ben Gourion lui-même, aux commandes depuis plusieurs années. « Je ne suis pas un expert militaire et la guerre n’est pas mon métier » (p. 399), reconnut-il, alors que ses réunions quotidiennes avec l’état-major de Tsahal, successeur de la Haganah, le voyaient prendre des décisions fort éloignées des vues tactiques des officiers (p. 430). On l’aura compris, le portrait brossé par Tom Segev du David Ben Gourion chef de guerre est particulièrement à charge. Et ce, à tel point qu’on peut en arriver se demander, à la lecture de ces pages, comment Israël put bien gagner cette guerre, la première de son histoire. Il est vrai, cependant, que le propos général du livre n’est pas celui-là, pareilles considérations militaires y étant donc secondaires.
Du point de vue de la doctrine générale d’Israël en termes de défense, Ben Gourion paraît toutefois avoir pensé des éléments saillants, encore majeurs aujourd’hui, comme l’expansion comme facteur de sécurité nationale (p. 562-564), la dissuasion nucléaire (p. 609) et la « tactique de la défense offensive », p. 411. Pourtant, il s’opposa personnellement, en 1967, après avoir quitté le pouvoir, à l’emploi de cette dernière dans la guerre des Six Jours (p. 654). Une guerre qu’il contesta, refusant alors de revenir au gouvernement.
Omniprésente et irrésolue, la question arabe
Tôt, David Ben Gourion se posa la question du rapport avec les Arabes de Palestine. Dès le lendemain de la déclaration Balfour, il s’évertua à montrer, dans un livre co-signé avec Yitzhak Ben-Zvi, que ceux-là descendaient en réalité de Juifs restés sur place après la destruction du Second Temple, qui se seraient convertis à l’islam pour sauver leurs propres terres, restant d’un « seul type racial » (p. 139) juif. Une thèse révisionniste – au sens historique, plutôt que politique, du terme – et largement contestée, au service de l’idée d’une coexistence possible en Palestine.
De fait, il abandonna dès 1919 ce point de vue au profit d’un réalisme pessimiste, croyant impossible la paix avec les Arabes. L’année suivante, les violences d’Arabes contre des Juifs de la Vieille Ville de Jérusalem allaient le rappeler. La position du sioniste consista, néanmoins, à avancer que l’établissement d’un foyer juif profiterait aux Arabes au lieu de se faire à leur détriment, affirmant que « l’un des objectifs de la campagne pour le travail [de la terre] par les Hébreux était de faire sortir le paysan arabe de son arriération, comme s’il s’agissait d’une mission morale et socialiste », p. 199. Tom Segev souligne une parenté possible avec le « fardeau de l’homme blanc », décrit en 1899 par Rudyard Kipling dans son poème éponyme, « que le colonialisme britannique affirmait porter » (p. 199) auprès des paysans indiens. Le développement en Palestine devait donner lieu à une « renaissance » (en français dans le texte, p. 132) de ses habitants arabes, à un développement du pays par les Arabes aux côtés des Juifs (p. 256). Cette position, imaginant un consentement des Arabes à ce qui apparaissait comme la colonisation de la terre qu’ils habitaient, apparaît bien naïve. Par la suite, dans les années 1950, sa promotion d’un esprit pionnier auprès de la jeunesse israélienne, d’un « rêve américain » (p. 532), semble aller dans ce sens, celui de l’idée de conquête d’une terre pourtant déjà peuplée.
Derrière ces prises de position publiques, l’idée de l’impossibilité d’une paix avec les Arabes semble avoir prévalu dans la pratique comme lorsque, à l’approche de la guerre de 1948, il prévoyait déjà l’expulsion d’Arabes des villages accueillant des fermiers juifs, dans la visée « idéologique » (p. 418) de « la lutte pour le travail hébraïque » (p. 418). « Faire de la fuite des Arabes un but de guerre reflétait également le vieux rêve du transfert de population » (p.418-419), dans l’esprit du maintien d’une majorité juive sur un territoire israélien devant s’étendre. Pendant la guerre, Ben Gourion ordonna notamment – selon des propos rapportés par Yitzhak Rabin et Yigal Allon, alors officiers –, d’expulser les Arabes de la ville de Lod, comptant aussi sur le fait que « le flux de réfugiés rendrait plus difficile l’avancée de l’armée jordanienne », p. 439. Le 15 juillet 1948, un texte de la main du Premier ministre énonçait l’ordre selon lequel ces réfugiés « devaient être transférés en Transjordanie », p. 439. En plus de constituer un objectif politique, la fuite d’Arabes aurait donc fait l’objet d’une instrumentalisation militaire au plus fort des combats.
Après-guerre, l’hostilité de Ben Gourion envers les Arabes ne cessa pas, celui-ci déclarant à son gouvernement en 1953 que « l’ennemi vit chez nous. S’illusionner sur une loyauté des Arabes envers Israël, c’est aller contre la nature humaine », p. 593. Les Arabes allaient rester, sous l’administration militaire, des « citoyens de seconde zone », p. 593. On est loin de l’idée d’un développement en commun et consensuel entre Juifs et Arabes. À supposer que Ben Gourion y ait effectivement cru en son for intérieur un jour.
David Ben Gourion expira le 1er décembre 1973 dans un kibboutz du Néguev, désert qu’il espérait voir fleurir. Lui, qui fut « l’un de ces leaders mondiaux qui pensaient pouvoir changer le cours de l’histoire de leur peuple » (p. 661), y est-il parvenu ? Dans une large mesure, puisqu’il « joua un rôle décisif dans la progression du projet sioniste et l’établissement d’infrastructures politiques, militaires, sociales, économiques et culturelles qui rendirent possible l’établissement d’un État juif aussitôt que les Britanniques quitteraient la Palestine », p. 662.
Il eut, en revanche, « bien moins d’influence » (p. 662) sur le peuple juif dans son ensemble, selon Tom Segev, puisque le mouvement sioniste « avait toujours échoué à persuader la majorité des Juifs du monde de son bien-fondé – ce fut son plus grand échec. Il s’avéra impuissant face à Hitler et à Staline ; ce fut sa plus grande tragédie » (p. 662) : il ne parvint à sauver que peu de Juifs de l’Holocauste. Le bilan négatif ne s’arrête pas là, aux yeux de l’auteur : « la guerre pour la Palestine mit fin à la vie communautaire de la plupart des Juifs du monde islamique, dont la plupart se retrouva en Israël. Telle fut la marque la plus durable laissée par Ben Gourion sur l’histoire mondiale des Juifs », p. 662.
Bien loin de l’hagiographie, l’ouvrage que lui consacre l’historien israélien n’est pas pour autant un livre noir. C’est plutôt une ambitieuse étude critique, qui rappelle que les figures considérées comme les plus grandes et louables méritent d’être soumises à un examen sans complaisance. Cet ouvrage a lui-même fait l’objet de critiques, certains regrettant, entre autres, un excès d’attention apportée à la vie privée de son sujet. Mais, s’agissant d’une œuvre biographique exhaustive et non d’un portrait intellectuel ou politique, cela ne disqualifie pas l’ouvrage en soi, bien qu’on regrette parfois que cela semble s’insérer, avec d’autres éléments, dans une critique ad hominem de Ben Gourion – ainsi quand Tom Segev cite une connaissance de Ben Gourion pour qui ce dernier « n’avait pas de véritable intérêt pour les gens eux-mêmes, seulement pour la manière dont il pouvait les utiliser », p. 10.
Cette biographie montre combien un sujet à la fois complexe et documenté, comme celui de la vie de David Ben Gourion, est susceptible de faire couler l’encre et de donner lieu à des ouvrages dont il faut saluer la profondeur de la réflexion. Si David Ben Gourion est à coup sûr parvenu à entrer dans l’Histoire comme il en rêvait, ce passage à la postérité ne va pas sans revers de la médaille : une historiographie critique suscitant des débats féconds, qui ne s’arrêteront certainement pas avec cet ouvrage – ni avec cette recension.