Panorama d’Israël :

Formation d’une nation

par Isaiah Berlin

« Panorama d’Israël : formation d’une nation », Traduit de l’anglais par Henriette Nizan, in Évidences, Numéro 37, Janvier 1954, p.15–22. Étude parue initialement sous le titre : « Israel : A Survey in The State of Israel  », Londres, Anglo-Israel Association, 1953, p. 42–55. Numérisée et mise gracieusement à la disposition du public par la Bibliothèque Numérique de l’Alliance. La présentation, les sous-titres, les illustrations ont été ajoutées par Sifriaténou.

Présentation

Quand, en 1953, Isaiah Berlin brosse un panorama de l’État d’Israël, c’est peu dire que son sujet n’offre guère encore la possibilité de prendre de la hauteur : l’État n’a pas plus de cinq ans d’âge ; sa survie n’est pas encore garantie ; son avenir est incertain… Cela n’empêche pas le philosophe et analyste politique d’exercer les qualités de finesse et de perspicacité dont il a fait preuve, dans toute son oeuvre, en analysant les idées politiques des penseurs des siècles passés. Car Israël n’est pas vraiment né en 1948 ; cette nation toute nouvelle est une des plus anciennes du monde… Et il faut bien la vaste culture politique et philosophique du savant professeur d’Oxford pour mener à bien cette remontée aux origines de l’État hébreu.
Certes, le penseur ne peut penser au-delà de son temps et, parmi les éléments qui composent la nation israélienne, il ne songe pas au poids que sont appelés à prendre dans la société les Juifs issus du monde arabe ni n’envisage la permanence de la violence guerrière dans tout le Moyen-Orient. Cependant, tel quel, l’état des lieux qu’il dresse permet de comprendre au moins en partie sur quoi repose l’État d’Israël.

Bien évidemment, ce n’est pas « comme Juif » d’origine russe, ni comme sioniste, ni même comme sympathisant que cet éminent Oxfordien analyse la formation d’Israël. Selon la méthode qu’il applique pour décrire l’histoire des idées politiques, il adopte un point de vue non pas neutre, mais uniquement rationnel, conforme à ses idées libérales.

Pourtant, l’impression qui se dégage de cette lecture n’est pas celle qu’on pourrait retirer d’une froide analyse produite seulement par une solide information et une raison sèche. On sent, au contraire, un intérêt passionné dans sa brillante description de cette nation composite, si peu normale, irrégulière, qui défie les prévisions convenues, les déterminismes plats et les pronostics fatalistes. Israël ou le triomphe de la volonté.

Proclamation de l’État d’Israël/Tel Aviv/Photographie de Robert Capa/1948

Texte

Le célèbre révolutionnaire russe Herzen a écrit, au milieu du XIXème siècle, que les Slaves n’avaient pas d’histoire, qu’ils n’avaient qu’une géographie. La position des Juifs est exactement inverse. Ils ont bénéficié d’un peu trop d’histoire et de trop peu de géographie. Et la fondation de l’État d’Israël doit être considérée comme un exemple de réparation historique à cette situation anormale. Les Juifs ont, certes, été surchargés d’histoire ou, si l’on veut, de martyrologe. Aucune communauté n’a jamais été aussi consciente de soi-même, de son destin passé, de son avenir et du caractère apparemment insoluble des problèmes qui l’assaillaient. Où vont les Juifs ? Que doit-il leur arriver ? Que faut-il en faire ? Il n’y a, autant dire, pas un Juif qui n’ait, au cours de son existence, rencontré ce quelque chose que l’on nomme le « problème juif ». Les Anglais, les Français, les Chinois, les Belges, les Portugais, ne sont pas assiégés, dès le début de leur vie consciente, par quelque chose que l’on nomme le problème anglais, français, belge, chinois ou portugais. Cette conscience qu’ont les Juifs de constituer un problème particulier a fait de la création de l’État d’Israël un miracle ; car si cette création n’avait dépendu que de la solution du problème juif par les spécialistes en la matière, si les Juifs avaient été ce que certains de leurs amis ou certains de leurs ennemis prétendaient qu’ils étaient, l’État d’Israël aurait fort bien pu ne jamais naître.

Une position anormale

Il y a eu de perpétuelles controverses, surtout au XIXème siècle — le siècle le plus doué du sens de l’histoire — sur le fait d’établir si les Juifs étaient une race ou uniquement une religion ; un peuple, une communauté́ ou une catégorie économique. Livres, brochures, débats, à cette époque, augmentèrent, sur ce sujet, en volume sinon en qualité́. Mais, dans ces controverses, un fait inéluctable apparaissait et qui était, à certains égards, plus clairement perçu par les non-Juifs que par les Juifs eux-mêmes : si les Juifs n’étaient qu’une religion, point n’eût été besoin de discuter avec tant d’acharnement ; si, au contraire, ils n’étaient qu’une race, ce fait n’eût pas été contesté avec tant de véhémence.                                                                        
Il apparut clairement, peu à peu, tant aux Juifs qu’à ceux qui prenaient intérêt à ce qui les concernait, qu’ils occupaient une position anormale et ne pouvaient être définis dans les termes qui servent ordinairement à définir une nation, tout au moins les nations européennes. Tout effort pour les classifier selon ces termes entraînait des conséquences absolument artificielles.
Nous nous souvenons du temps, encore bien proche, où les Juifs occidentaux s’indignaient lorsque d’autres Juifs (en particulier ceux d’Europe orientale) se déclaraient membres d’une nation et demandaient un territoire où ils pussent mener une vie nationale. Et certains Juifs occidentaux se sentaient suffisamment assimilés aux habitants autochtones des pays où ils vivaient pour accueillir ce genre de proposition avec le plus grand étonnement et beaucoup d’honnête indignation.
On dit que feu Edwin Montagu qualifia le projet initial de la déclaration Balfour d’acte quasiment antisémite. Sa sincérité́ ne peut être mise en cause, mais cette sincérité́ même est symptomatique de son état d’esprit et de celui de ses amis. La sincérité́, l’honnêteté́ ne sont pas toujours des garanties de vérité́ objective. Bien que cette proposition eût été reniée avec force, de plusieurs côtés, il devint de plus en plus clair à presque tous ceux qui considéraient le problème de l’extérieur, que les Juifs étaient véritablement une entité fort anormale : qu’ils constituaient une combinaison unique de religion, de race et de peuple ; qu’il était impossible de les classifier en termes normaux et qu’ils exigeaient une définition extraordinaire et leur problème une solution extraordinaire.

La « fantastique » solution du Dr Herzl
Un homme sut poser le problème de la façon la plus simple et lui trouver sa solution la plus radicale, et cet homme, ce fut Theodor Herzl. Le Dr Herzl, malgré ses origines et son milieu, aborda le problème, en quelque sorte, de l’extérieur. Il avait des Juifs une conception quelque peu romantique et fort éloignée de celle des gens qui ont vécu au sein d’une communauté juive traditionnelle, étroitement resserrée sur elle-même. Il semble que ces solutions radicales des grandes questions doivent nécessairement naître dans l’esprit de ceux qui, dans un certain sens, se trouvent en marge de ces questions, les examinent de l’extérieur, possèdent un idéal simpliste, des buts simplistes, une vision très lucide, en général très violente et très claire, vision qui provient d’une indispensable ignorance du détail. Ceux qui en savent trop sur une question, qui en connaissent trop les petits points de détail, ne peuvent inventer de solutions radicales. Les Juifs qui avaient passé leur vie à l’intérieur de communautés juives traditionnelles, telles que celles d’Europe Orientale et d’Europe Centrale étaient, en règle générale, trop conscients des difficultés et des complications et vivaient en vase clos, beaucoup trop serrés les uns contre les autres pour pouvoir seulement concevoir quelque chose d’aussi simple, d’aussi hardi, d’aussi radical et même d’aussi fantastique que l’idée de Herzl. Bien que venant de Budapest, Herzl n’était pas un homme d’Europe orientale. Il était libre, peut-être trop libre. Ses idées étaient nationalistes, laïques, romantiques, libérales et plus proches de celles des Viennois et des Parisiens éclairés que des idées spécifiquement juives. Et cela fut également vrai — mutatis mutandis — de ses adeptes.

Premier Congrés Sioniste à Bâle

La confusion des langues sionistes

Chacun d’eux reflétait les tendances générales de son milieu, chacun d’eux formulait l’idéal sioniste en des termes qui, jusqu’à un certain point, dérivaient des attitudes nationales de ses voisins non-juifs. Les Juifs anglais arrivèrent avec des idées anglaises, les Français avec des idées françaises, les Allemands avec des idées allemandes, les Russes avec des idées russes et les Américains avec des idées américaines.

Qu’advint-il de cette confusion des langues ? Les idées entrèrent en collision les unes avec les autres. Une des rares choses que l’on puisse dire, en dépit de toutes les doctrines que l’on nous sert sur les lois inexorables de l’Histoire (et qui nous viennent avec une monotone fréquence aussi bien de l’Union Soviétique que de Chatham House), c’est que les vastes révolutions, les tentatives pour renverser la société existante et changer le cours des événements produisent une rupture et changent en effet profondément les choses, mais rarement dans la direction que leurs initiateurs avaient prévue ou désirée. Pourquoi en est-il ainsi ? Je ne me propose pas de l’étudier ici. Qu’il suffise de noter que l’État d’Israël surgit, doté d’attributs tout à fait différents de ceux que tout un chacun avait auparavant souhaités. Les intentions, les buts et les motifs avaient été nombreux et différaient parfois d’individu à individu, néanmoins, certains traits communs, nationaux et culturels se discernaient ; on peut encore en retrouver la trace en Israël, aujourd’hui.

Le petit groupe des Juifs anglais qui adoptèrent les idées de Herzl étaient dans une certaine mesure influencés par l’impérialisme libéral de leur milieu. Ce que certains d’entre eux souhaitaient, c’était un centre spirituel, une source de lumière spirituelle, quelque chose d’assez idéaliste, voire d’assez nébuleux. D’autres avaient la tournure d’esprit plus politique: ce qu’ils souhaitaient, c’était une communauté juive qui constituerait un avant-poste occidental en Orient, un corps de missionnaires de la culture occidentale, avec des droits particuliers, des responsabilités particulières à l’égard des communautés peu avancées d’Orient, tant juives qu’arabes. C’était là, inconsciemment, la version juive de quelque chose de très britannique, la conception libérale, fort idéaliste de la « Mission de l’Homme Blanc ».
Les Juifs français portaient, dans l’ensemble, moins d’intérêt à la Palestine. Il y avait des exceptions. La plus notable fut le grand baron Edmond de Rothschild. Ses villages — les colonies qu’il fonda — représentent un idéal français, avec leurs oliveraies, leurs jolis vignobles, élégants, charmants, se suffisant à eux-mêmes; une expression de l’idéal du XIXème siècle, paisible, rural, idyllique, avec des fermiers et leur personnel paysan : les fermiers juifs sur la colline et les paysans arabes au-dessous et, de l’autre côté de la mer, le grand propriétaire terrien, lointain, mystérieux et bienfaisant.

Les Juifs allemands voulaient un univers ordonné, moderne, bien astiqué, avec des connaissances suffisantes d’économie et de technique appliquée et un certain degré́ de démocratie mais, dans l’ensemble, une organisation économique et politique bien disciplinée, nette, compétente, du style de la fin du XIX siècle — je ne dirai pas prussienne — mais à tout le moins fermement établie et fonctionnant selon des règles strictes.

Les Juifs américains, eux, voulaient quelque chose d’un peu plus aérodynamique et s’adressant cependant à la sentimentalité. Ils voulaient que l’entreprise fût nourrie d’un enthousiasme romantique et passionné et qu’elle s’accompagnât de l’outillage le plus moderne, le plus perfectionné, le plus ingénieux, capable d’économiser le plus de main- d’œuvre, etc… Ils voulaient que la Palestine fût à l’avant-garde de tous les progrès matériels, spirituels et artistiques, de façon tangible, palpable, qu’elle fût pour tous un sujet d’admiration. Il fallait aussi, pour eux, qu’elle fût l’exemple même de la patrie idéale, à la fois biblique et doucement familière, afin de pouvoir, en Amérique, être mise au rang des grands groupes d’immigrants qui composent les États-Unis.
Mais la communauté qui, de loin, est la plus importante à étudier, c’est celle qui a été le plus étroitement intéressée aux débuts de la fondation de la communauté israélienne, c’est-à-dire les Juifs de Russie et de Pologne. Ils ont dépassé́ les Juifs occidentaux numériquement et sur le plan de l’influence. Il semble presque évident que, s’il n’y avait eu que les Juifs du monde occidental ou peut-être les Juifs occidentaux et les Juifs des pays d’Orient, des pays musulmans, Israël n’eût pas existé. Quels qu’eussent pu être les problèmes réels des Juifs occidentaux, quelque vraie, subtile qu’eût pu être l’analyse faite par le Dr Herzl, il n’y avait au début de notre siècle, pas de causes suffisamment urgentes pour décider les Juifs d’Occident à se déraciner de leur positon relativement confortable et bien établie. Ils n’étaient pas malheureux matériellement et n’étaient pas persécutés moralement ni politiquement. N’eût été le caractère et les besoins des Juifs d’Europe Orientale, Israël n’eût pas existé. Ils sont, en ce sens, absolument « sine quibus non »/sans eux rien, leur rôle est indispensable à la compréhension de ce qui se passa plus tard.

Isaiah Berlin/Circa 1988

Les Juifs d’Europe Orientale, en raison des circonstances historiques, possédaient une sorte de situation indépendante particulière. Ils étaient devenus, beaucoup plus qu’aucune autre communauté juive d’autres pays, un État dans l’État, avec des idéaux politiques, sociaux, religieux et humains bien à eux. Les Juifs de Russie et de Pologne, à cause des persécutions politiques et sociales, s’étaient rassemblés en une sorte de ghetto étendu, de « zone de résidence » et, bien que, ou peut-être parce qu’ils n’étaient pas bien traités par le gouvernement et la bureaucratie russes, surtout dans la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, ils demeurèrent au sein de leur coquille médiévale et établirent une sorte de structure interne intense et, dans un certain sens, restèrent plus à l’abri des progrès modernes que la plupart des communautés juives d’Europe. Si l’on juge difficile d’imaginer ce que put être la vie au Moyen-Âge, je pense que la vie d’une colonie juive véritablement religieuse de la Russie Occidentale jusqu’en 1890 ou 1900 peut en donner une idée assez exacte, bien plus que n’importe quelle autre communauté juive de n’importe quel pays. Ils ont, certes, subi un tant soit peu l’influence de l’intrusion des forces extérieures mais, dans l’ensemble, ils ont été relativement protégés. Ils vivaient une vie riche et, malgré la misère économique et l’ostracisme social, une vie souvent gaie, imaginative et moralement satisfaisante. Tels étaient les gens qui, dans une certaine mesure, transférèrent la base même de leurs institutions dans un nouveau pays et c’est ce qui donna à la Palestine juive sa profonde continuité avec le passé juif immédiat. On peut se demander comment un État peut être construit artificiellement, s’il est vraiment possible de produire une société préfabriquée. On peut même s’entendre dire qu’on ne fabrique pas des États ; qu’ils doivent se développer d’eux-mêmes, qu’une civilisation se forme peu à peu, presque insensiblement. Qu’un État dont avoir ses racines, son sol propre, sa croissance, que ses traditions doivent s’accumuler au cours des âges, etc.

Un État créé de toutes pièces

Pourtant, l’impossible s’est apparemment produit ; nous assistons à la montée d’un État qui, en quelques années, a été créé de toutes pièces, avec des morceaux d’Italie, des morceaux d’Angleterre, d’Allemagne, des morceaux de tous les pays, assemblés à la hâte. C’est un fait surprenant. Moins surprenant si l’on comprend que cette communauté possédait un assortiment de valeurs culturelles « portatives », une tradition « montée sur roues » valeur, un anachronisme intéressant et même qui, comme l’Arche d’Alliance, avait voyagé de Jérusalem jusqu’aux profondeurs de l’exil, à travers l’Europe Centrale jusqu’à la Russie et la Pologne russe. Là, elle avait réussi à établir temporairement une tradition qui n’avait pas ses racines dans le sol russe ou polonais, car ses racines n’étaient ni territoriales ni géographiques. Cette tradition était une unité fondée sur des institutions, un véritable style de vie qui n’était lié à nul autre : parfaitement original. Les Juifs d’Angleterre, de France, de Hollande, d’Allemagne, d’Amérique ne pouvaient revendiquer quoi que ce soit de ce genre. Ils ne le souhaiteraient d’ailleurs sans doute pas : leur histoire a été différente, plus heureuse, mais peut-être moins intéressante.

Et quelles étaient ces institutions ?

Elles étaient composées d’au moins deux éléments.

D’abord, il y avait la religion juive et le style de vie traditionnel religieux juif qui, à force de misère commune et de commune souffrance aboutit à un sens profond de l’égalité, de telle sorte que tous les hommes, riches ou pauvres, importants ou non, se trouvaient liés par les liens particuliers de la solidarité et de la fraternité que noue un commun esclavage.

D’autre part, les Juifs ont tendance à assimiler les mouvements idéologiques qui les entourent. En Russie et en Pologne, ils assimilèrent les traditions humanistes, libérales, radicales et social-démocratiques de la révolte intellectuelle qui s’étaient formées parmi les meilleurs éléments de la population de ces pays. Si l’on en riposte au despotisme cruel et incroyablement stupide maintenu par le régime tsariste. Curieuse combinaison que celle d’une religion médiévale étroite, ancienne, douée d’une puissance centripète immense et protectrice et, d’autre part, cet idéal libéral-socialiste-révolutionnaire russe, le dernier démocratique du XIXème siècle.

Les ex-habitants émancipés de la vaste zone de résidence d’Europe Centrale et Orientale conservèrent leurs goûts traditionnels, mais acquirent de nouvelles convictions, celles de l’Intelligentsia libérale. Ils crurent à la vertu de l’homme, à la connaissance, à la science, à la raison ; ils crurent à tout ce à quoi les révolutionnaires de 1848 avaient cru. Et si l’on va en Israël, actuellement, on comprendra bien mieux ce qui s’y passe, ce qui est dans l’esprit de ceux qui dirigent ce pays et les méthodes qu’ils emploient, si l’on se réfère à l’idéal du XIXème siècle plutôt qu’à celui du XXème siècle. En un certain sens, Israël est un anachronisme intéressant mais pourtant seul de son espèce au XXème siècle. Ces idéaux importés par les Juifs et la culture qu’ils sont parvenus à élaborer dans une Palestine relativement vide — avec un minimum de contre-influences du fait de l’évidente carence de culture musulmane dans ce coin du monde arabe — ont été fondés sur des principes logiques du XIXème siècle : croyance en l’indépendance vis-à-vis d’une dictature gouvernementale, croyance en les libertés civiques, en les droits de l’homme, en une forme de démocratie qui, au XXème siècle, ne s’est, hélas ! pas montrée très efficace contre les forces nouvelles déchaînées contre elle.

Une enclave du passé libéral en Orient

Israël est une enclave, un coin particulier du passé libéral où l’on croyait à tout cela, sincèrement, passionnément. Les Juifs russes qui ont imprimé leur sceau si profondément sur la structure sociale et politique de la Palestine juive sous mandat étaient les frères et les héritiers des intellectuels russes idéalistes et des pauvres artisans, paysans, ouvriers d’usine dont ils défendaient la cause.

Pour comprendre l’État d’Israël, il faut se rappeler que ses partis politiques sont des dérivés de l’occidentalisme russe, du libéralisme russe éclairé, des idées et des aspirations qui ont uni toute l’opposition contre l’oppression tsariste, et qui ont été, après de courts triomphes, si aisément et si cyniquement rejetés par les bolchéviks. Si l’on examine, par exemple, les partis Mapai et Mapam : le parti travailliste et le parti radical de gauche qui a des sympathies particulières pour l’Union Soviétique, ils ressemblent tous les deux aux partis menchevik et socialiste-révolutionnaire russe, le premier avec sa croyance particulière en une combinaison possible de la socialisation des industries de base et le maintien d’une liberté culturelle maxima chez les individus.

Un lien direct unit les socialistes-révolutionnaires russes et les premiers colons juifs palestiniens qui croyaient, avec Jean-Jacques Rousseau, au pouvoir guérisseur du contact avec la terre et ressemblaient aux étudiants russes qui, dès 1870 ou 1880, voulaient « aller au peuple » et revendiquaient les principe» les plus purs du libéralisme agrarien. Vivre aux champs, parmi les paysans, une existence saine, loin de la sophistication contagieuse des grandes villes; s’évader des facteurs moralement destructeurs pour ceux qui ont été déformés et estropiés par le développement de la société moderne où ils se trouvaient dans une situation anormale et malsaine, isolés de la majorité barbare et exposés aux persécutions, c’est là ce que rêvaient les intellectuels russes et aussi les premiers colons juifs. Toutes les influences ne venaient pas, bien entendu, de Russie. L’Irgoun, parti presque fasciste, n’est pas l’imitation de quoi que ce soit de russe ; il doit beaucoup plus à des origines polonaises ; il a plus d’un trait commun avec les colonels de Pilsudski et leur code d’honneur, vers les années 1920. C’est de là que l’Irgun a tiré son terrorisme, sa brutalité et une certaine inhumanité romantique et bvronienne. Quant à l’autre extrême, les terroristes de gauche du Stern, ils sont les héritiers directs des petits groupes de la section terroriste du parti socialiste-révolutionnaire russe qui croyait en l’assassinat individuel en tant que méthode politiquement nécessaire. Ils se sont sans doute fourvoyés — ô combien — mais ils n’en sont pas moins issus de ces mêmes cercles de l’Intelligentsia libérale de la société russo-polonaise du XIXème siècle, humanitaires, idéalistes et périmés. Ne pas le reconnaître impliquerait une interprétation erronée des faits.

Les idéaux qui ont inspiré les premiers sionistes russes et polonais émigrés en Palestine prévalent encore. Il y a cependant une grande différence entre la force morale exercée par ceux qui vinrent en Palestine en dehors de tout besoin économique et de toute pression politique et ceux qui y vinrent parce qu’ils avaient été expulsés de leur pays par la violence. Évidemment, la force morale des personnes qui émigrent de leur propre mouvement, parce qu’elles ont délibérément fait leur choix est plus grande que la force morale de ceux qui ont été rejetés par les vagues du malheur — qu’ils n’ont fait que subir sans en comprendre les causes — et qui se sont soudain trouvés transportés jusqu’à ce havre de grâce. Ils s’y sont peu à peu habitués, certes, mais au début leur nouvel envi-ronnement les a surpris tout autant qu’eût pu le faire une contrée étrangère. Ceux qui sont partis volontairement pour la Palestine, les premières générations, ont importé avec eux un enthousiasme libéral et une sorte de foi socialiste — peu marxiste, à la vérité, en dépit de la phraséologie marxiste — modifiée par nn scepticisme, un individualisme, un empirisme effrénés. C’est une foi socialiste d’une essence particulière que les Juifs, surtout ceux de Russie et de Pologne, avaient puisée en partie dans leurs propres souffrances, en partie dans le système politique chaotique, poreux, inconsistant des pays d’où ils venaient. Je serai peut-être taxé d’exagération pour avoir accordé une primauté si grande aux colons russes et à leurs idées. Quelle part, me demandera-t-on, faites-vous donc à l’élément allemand ? Où en serait Israël si, dans ses heures les plus critiques, dans sa guerre contre les États arabes, alors qu’il était abandonné par ses amis occidentaux, le talent, le capital et le savoir-faire allemands n’étaient pas venus à la rescousse, en temps de paix comme en temps de guerre ? Pourtant, malgré la contribution immense des colons allemands -—- contribution aux arts, aux sciences, à l’armée, à l’administration civile, à la juridiction, à la manufacture, au commerce, à toutes les professions, à toutes les techniques, oui, malgré tout cela le cœur de la vie nationale n’a pas été touché par les valeurs chères aux Juifs allemands. Ce sont eux qui doivent s’adapter à une vision du monde qui est souvent étrangère à la leur.

Il existe peu de chose en Israël, aujourd’hui, qui soit issu des points de vue ou de l’expérience des immigrants civilisés de Berlin, de Vienne ou de Francfort : beaucoup, au contraire, vient de plus loin à l’Est. On peut se demander pourquoi, par exemple, Israël est aujourd’hui une sorte d’État modèle sur le plan de l’organisation sociale — au point qu’à la fin de la guerre, bien « les gens eussent souhaité qu’on en vît de tels un peu partout » — un pays qui n’était pas communiste et qui n’allait pas dans la direction du communisme ; un pays où un rampant individualisme ne favorisait pas, non plus, l’éclosion d’une violente injustice sociale. Comment Israël était-il parvenu à réaliser cet idéal ? En partie, sans doute, à cause des faits eux-mêmes. Le pays était pauvre et ses premiers immigrants venaient des classes pauvres ; l’État fut fondé de façon irrégulière : le socialisme y précéda le capitalisme ; les syndicats prirent le pouvoir avant que les industriels aient pu le faire. Mais ce résultat est dû aussi, en partie, aux convictions que les premiers pionniers amenèrent avec eux. Ces convictions ne sont compréhensibles que si l’on en connaît le climat politique particulier, idéaliste, qui comportait une vénération quasi mystique à l’égard du libéralisme britannique et des institutions parlementaires britanniques. Et ces convictions, les fondateurs les avaient puisées dans l’éducation qu’ils s’étaient faite dans leur pays d’origine. Quelques-uns de ces, fondateurs doivent d’ailleurs compter parmi ceux qu’un célèbre officier britannique a, dit-on, qualifiés de « criminels venus des ghettos d’Europe… ».  

La résurrection de la langue

Un des facteurs qui ont aidé à former la société nouvelle, c’est la résurrection de la langue hébraïque. Cette résurrection a connu maint détracteur. On a soutenu que le « réchauffage » d’une langue classique utilisée surtout pour le cérémonial aurait quelque chose d’artificiel: que cette langue était étrange et qu’elle isolerait ceux qui l’emploieraient de la communauté des pays civilisés ; que c’était là une violence faite à la «vraie» langue des Juifs, au populaire yiddish qui s’était ancré dans la vie même d’un peuple. Ces arguments ont été réduits en miettes par les événements. L’hébreu a triomphé.

Oulpan, lieu d’apprentissage de l’hébreu pour les immigrants

En partie parce qu’il était le seul moyen, également sacré pour tous les immigrants ; en partie parce qu’il était l’ancien, le noble, le digne véhicule d’une littérature incomparable qui a influencé la pensée et l’imagination européennes tout entières. Pour ces raisons, l’hébreu s’est révélé un instrument éducationnel d’une puissance unique. Les mots, les pensées et le comportement ne sont pas aisément séparables. Toute la chaleur, tout l’humour, toute la saveur expressive du yiddish, les rires et les larmes de tant de siècles d’exil qu’il représente n’empêchent point qu’il ne soit qu’un « argot ». Comme toutes choses créées dans des conditions de vie dégradées, le yiddish est informe, insuffisamment discipliné et strict : trop élastique, tandis que l’hébreu (comme tout ce qui s’est créé en Israël, mais plus encore que tout autre facteur) est devenu l’instrument destiné à augmenter la dignité́ humaine, un moyen de recréer un minimum de discipline dans l’émotion comme dans la raison. C’est l’adaptation d’une tradition authentique, l’oblitération par le moyen d’un outil solide et pourtant profondément familier, des souvenirs des blessure et des servitudes passées. De tous les facteurs qui concourent à la création d’une nations israélienne démocratique et libérale, sans même excepter l’armée fort peu militariste, l’hébreu est le plus pénétrant, celui qui exerce la plus grande influence et qui obtient le plus grand succès, et non pas, comme on le dit souvent, un simple prétexte à accroître le chauvinisme et l’isolationnisme.

Une nation en danger

Un autre facteur, qui a soudé ensemble des éléments divers et a triomphé de ces différence qui eussent pu être trop prononcées, c’est la guerre contre les États arabes. C’est là un fait triste et mélancolique et qui n’est pas à l’honneur de la nature humaine que les guerres produisent, plus que tout autre phénomène, une certaine cohésion, une certaine solidarité, un enthousiasme collectif. Le sang des martyrs a sans aucun doute hâté l’éclosion de l’esprit national. Sans aucun doute, comme cela s’est produit en Angleterre en 1940-1941, une fusion violente, un rassemblement de tous les idéaux s’est opéré qui, bien que s’étant quelque peu dissous à la fin de la guerre, n’en continue pas moins à être la base morale essentielle des efforts communs du peuple d’Israël. Il faut comprendre que, dans un certain sens, ces citoyens d’un nouvel État vivent dans une sorte de bivouac : sinon dans un véritable camp militaire, au moins à un carrefour d’armées ennemies.

Patrouille des Special Night Squads de retour vers sa base, dirigée par le fameux officier britannique Orde Charles Wingate (1936-1939)

Il faut comprendre qu’ils se sentent en danger constant, sinon d’extermination, du moins d’attaque. Et cette situation entraîne le développement de certaines vertus humaines, de certaines formes d’altruisme, de générosité, de tolérance. Si l’on ne comprend pas cela, tout l’ensemble de leur marche en avant devient inintelligible et, en vertu des lois économiques et sociologiques, on peut considérer qu’ils eussent dû s’effondrer depuis longtemps. Du choc de ces forces anormales une nouvelle espèce d’individus est née.

Si la nation israélienne acquiert peu à peu des caractères qui la différencient des Juifs épars dans le monde ; si un fossé se creuse et que cette nouvelle nation se distingue des autres Juifs presque autant (jamais tout à fait, cependant), que les autres nations s’en distinguent, nous n’aurons pas lieu de nous en affliger. Il y a des gens, et même des Juifs, qui disent que toute cette expérience n’est, en fin de compte, qu’un « exil de l’exil ». Les Juifs, selon eux, ont été en exil dans la Diaspora et maintenant, pour fuir ses difficultés et ses fardeaux, ils se sont volontairement exilés dans une sorte de vaste ghetto de leur invention, qui possède toutes les caractéristiques de ceux dont ils sont sortis, plus l’inconfort du Moyen- Orient. Cela, à mon sens, est faux. Aucun pays ne donne moins l’impression d’être un ensemble d’individus repliés sur eux-mêmes, timides, blottis pour se protéger mutuellement, ce qui est la définition même du ghetto.

Les nombreux problèmes d’Israël

Il est vrai que les problèmes d’Israël sont nombreux. Outre les terrifiants problèmes économiques, il y a, à la lisière de la grande niasse de la population, libérale et composée d’individus de la classe « semi-moyenne», l’absence totale de sagesse politique de deux tendances extrêmes : à droite et à gauche. Ce problème n’est pas plus aigu en Israël que dans les autres pays, mais il l’est, hélas ! autant.

Il y a aussi le problème des relations d’Israël avec ses voisins et le problème, peut-être encore plus grand, de ses relations avec le monde extérieur. Les Israéliens sont, bien entendu, un peuple à prédominance occidentale. Ils lisent des livres occidentaux, vont voir des films occidentaux, pensent en Occidentaux. Leur vision du monde est occidentale. Les symboles, les mots dont ils se servent dérivent des traditions de l’Angleterre, de la France, de l’Allemagne, de l’Amérique, de tous les pays de civilisation occidentale. Ils doivent, aujourd’hui, faire face au problème d’assimiler les nouveaux immigrants des pays occidentaux ou de s’assimiler à eux : l’entraînement militaire que subissent les nouveaux venus est un grand facteur de nivellement. Le résultat sera-t-il une « occidentalisation » ou une « levantinisation » ? Il est trop tôt pour le dire.

De plus, il ne fait pas de doute qu’un fossé existe entre eux (même la portion orientale) et leurs voisins arabes et que les Arabes nourrissent certainement des sentiments hostiles à leur égard. Peut-être pas autant que le prétendent les amis occidentaux des Arabes, mais assez pour qu’une seconde guerre arabe puisse être une dangereuse possibilité. Les relations d’Israël avec le monde extérieur sont difficiles. Il sait que, dans un certain sens, il est à la merci des grandes puissances : Babylone, l’Assyrie et l’Égypte dans les temps anciens, l’Amérique, l’Union Soviétique et l’Angleterre aujourd’hui. Le choc des idéologies entre les grandes puissances se fait sur le sol d’Israël, qui est bien le milieu le plus impressionnable du monde. Les Israéliens ont conscience d’être une sorte de microcosme politique et intellectuel où chacune des tendances du monde moderne est plus visible, plus sensible, plus repérable que partout ailleurs. Ils en ont conscience, mais il n’y a pas moyen d’y échapper. Leurs soucis quotidiens sont plus forts que leurs angoisses à longue échéance. Ils trouvent, et peut-être ont-ils raison, que s’ils se comportent de façon intelligente, modérée et constructive, ils ont des chances de survivre. Les facteurs ethniques et géographiques sont inéluctables. Et, dans l’ensemble, ils sont trop sages pour s’affecter trop profondément à leur sujet : les soucis quotidiens absorbent suffisamment leurs énergies.

Un kaléidoscope humain

C’est en Israël qu’un sociologue sérieux devrait se rendre aujourd’hui s’il voulait jouir de « conditions de laboratoire », car c’est l’endroit du monde où l’on peut observer la plus grande variété d’humanité. Il n’existe nulle part une telle collision de types — les représentants de la plus ancienne culture pré-classique côtoient les produits les plus modernes et les plus sophistiqués des États-Unis; les formes les plus théoriques, les plus, cohérentes de l’idéologie marxiste entrent en collision avec la plus obscure, la plus mystique attitude orientale devant la vie. II n’est pas de pays où tant de manières de vivre, tant d’idées, tant de types, tant d’attitudes, tant de méthodes de remplir les tâches, quotidiennes soient plus violemment entrés en contact. C’est l’un des spectacles les plus passionnants du monde. Mais les sociologues, semble-t-il, préfèrent étudier l’incidence statistique des méthodes éducationnelles dans les villes du Middle- est et leur corrélation avec la préférence pour l’usage des tramways !… On dirait qu’ils le font exprès, comme des astronomes qui, un jour d’éclipse unique dans l’histoire du monde et devant infirmer ou confirmer des hypothèses essentielles, pointeraient obstinément leurs télescopes dans une autre direction !…

Du point de vue d’Israël lui-même, cette collision de tant de cultures diverses a fait naître quelque chose d’identifiable et de passionnant : un être humain politiquement libéral et égalitaire dont la mentalité rappelle un peu celle du Risorgimento italien: d’une espèce qui, à juste titre, a été admirée par les libéraux et les radicaux anglais du XIXème siècle. Et c’est cette mentalité qui a marqué de son sceau tout le développement économique et social de la Palestine. Les besoins économiques et les nécessités sociales n’y seraient pas parvenus à eux seuls.

Israël ou le triomphe de la volonté

Cela me semble intéressant parce que cela montre le pouvoir des idées et non seulement celui des pressions économiques et sociales. C’est un phénomène qui bouleverse les théories matérialistes de l’Histoire, selon lesquelles le milieu ou les facteurs économiques ou la collision des classes sont responsables de ce qui se passe. Ce phénomène bouleverse aussi les diverses doctrines selon lesquelles Israël n’aurait pas dû pouvoir naître les doctrines que les marxistes allemands et les « Bundistes » russes avançaient lorsqu’ils voulaient prouver l’impossibilité́ d’un État juif, et toutes les doctrines sur l’assimilation des Juifs, élaborées à la fois par les Juifs et par les non-juifs.. Les empiristes des Affaires étrangères des grandes puissances n’ont pas mieux compris. Les chancelleries d’Europe et d’Amérique n’ont pas, en général, cru sérieusement à la possibilité́ de la naissance d’un État d’Israël indépendant. Elles n’ont, en général, pas cru non plus que cet État possédait la puissance de combat et l’unité́ spirituelle qui lui permettraient de triompher de tant d’obstacles. Tous ces prophètes avaient omis de tenir compte du simple pouvoir de l’idéalisme humain, de la volonté humaine.

Caricature de Levine dans le New Yorker

Israël n’est certes pas une expérience faite sur une grande échelle. Il occupe une très petite portion de la surface du globe et sa population n’est pas fort considérable, mais sa carrière réfute une quantité de théories déterministes sur le comportement humain, qu’il s’agisse des théories matérialistes ou de la lignée distinguée de l’anti-matérialisme.