Les histoires d’une idée

par Alban Wilfert

Gideon SHIMONI, The Zionist Ideology/Les idées du sionisme, Hanover, Brandeis University Press, 1995.

Article réalisé dans le cadre du Projet ‘Jeunes rédacteurs » initié par l’Association Sifriaténou en 2024 . Avec le soutien de nos donateurs, de la FJF et de la FMS.

Sionisme. Ce terme est parfois employé, aujourd’hui, comme une injure. Assimilé au colonialisme, il vise alors à stigmatiser une attitude d’approbation inconditionnelle, voire de soumission aveugle, à la politique menée, de manière récente ou de longue date, par l’État d’Israël dans son environnement du Proche-Orient. Les opposants au sionisme sont parfois, en retour, soupçonnés, voire accusés ouvertement d’antisémitisme. Le sionisme est pourtant chargé d’une histoire plus ancienne et complexe, représentant une idéologie émancipatrice et sans cesse débattue chez les Juifs eux-mêmes.

Pour porter sur ce mouvement d’idées un regard historicisé et plus informé, ​la lecture de The Zionist Ideology​ publié à la fin du siècle dernier, s’impose. Cet épais travail (environ 500 pages) de Gideon Shimoni, chercheur en histoire juive à l’université hébraïque de Jérusalem, propose une histoire intellectuelle – au sens où elle revient sur des idées formulées par des penseurs – et sociale de cette pensée plurielle, intimement liée à la mémoire biblique, préconisant le rétablissement d’un État pour les Juifs.

Le sionisme s’est développé dans les diasporas du XIXème siècle en proie à un important mal-être dans des pays de résidence où les Juifs faisaient toujours figure d’éternels étrangers. Nationalisme juif poussé par des aspirations positives au collectif et au sécularisme mais aussi par le rouleau compresseur de l’antisémitisme, il fut longtemps une utopie. Il a pour particularité, en tant que telle, d’être, dans une certaine mesure, parvenu à ses fins.

L’auteur consacre huit chapitres thématiques à l’histoire de cette idéologie, de ses origines à son aboutissement par la création de l’État d’Israël dans l’ancien territoire sous mandat britannique en Palestine.

La matrice du sionisme

Identifiée à la figure de Theodor Herzl, l’idéologie sioniste n’est pas née un beau matin de l’imagination de celui qui fut souvent considéré comme un grand rêveur. Les origines de cette pensée sont plurielles et aussi sociales qu’intellectuelles. À l’origine, le sionisme est un nationalisme juif, reposant sur « la proposition selon laquelle les Juifs sont, en acte ou en puissance, une nation » (p. 4), marquée par la conscience d’une origine commune et l’aspiration à l’auto-détermination. Et ce, dans les circonstances qui ont vu naître la conception moderne de la nation : dans l’Europe du XIXème siècle.

T. Herzl

Les Juifs sont-ils alors une nation ou, plutôt, se considèrent-ils eux-mêmes comme une nation ? À travers la diaspora semblent persister non seulement des pratiques religieuses communes mais aussi l’emploi de l’hébreu dans les cercles rabbiniques et cultivés et enfin, de manière plus récente, un vaste mouvement intellectuel, la haskala. Sorte de déclinaison juive des Lumières, ce courant « élevait le critère de la raison humaine universelle au-dessus de ceux transmis par la religion traditionaliste comme arbitre du véritable savoir et de la morale », p. 14.

Les ingrédients d’un « nationalisme culturel » (p. 390) sont là. C’est tout particulièrement le cas dans la Russie tsariste, où circulent des publications non seulement en hébreu mais aussi en yiddish, langue parlée par 98 % des Juifs de l’Empire d’après un recensement déclaratif de 1897. Sept ans plus tard, 370 000 enfants juifs y fréquentent des écoles juives, contre 60 000 dans des écoles russes (p. 22). Chiffres à l’appui, Gideon Shimoni souligne que l’« ethnie » (en français dans le texte) juive continue d’exister en tant que telle, et avec elle un « nationalisme ethnique spécifique », p. 12.
Ce dernier rejette assez largement le judaïsme réformé ainsi que l’intégrationnisme – qui dans l’Europe occidentale et centrale, a la faveur d’un certain nombre de Juifs qui accèdent peu à peu aux droits civiques dans la seconde moitié du XIXème siècle. Ces deux tendances sont considérées comme une forme de négation de soi.
L’intégrationnisme est délaissé, dans le même temps, par une fraction croissante de l’intelligentsia juive, à cause de la montée de l’antisémitisme. Entre autres choses, la diversification économique et la mobilité sociale sont difficiles dans ces conditions (p. 13), poussant à l’« identification nationale juive (p. 391) plutôt qu’à la recherche effrénée de la réussite dans des communautés nationales hostiles.
Enfin, des rabbins traditionalistes, réunis dans le ‘Hevrate Yichouv Eretz Israel, association centrée à Francfort-sur-l’Oder dans les années 1860, « rompirent avec la résignation et la quiétude face aux conditions du galoute (exil) » (p. 42). Minoritaires parmi les traditionalistes, ils gagnent en influence autour de l’idée d’une « Eretz Israel réimplantée », p. 43.
De cette convergence entre des fragments assez distincts des communautés juives naît un « nationalisme orienté vers Eretz Israel qui évolua vers le sionisme (p. 52), reposant sur l’idée d’existence d’une nation juive, dépassant le cadre de la seule religion. En ce sens, le sionisme entend d’abord apporter une solution territoriale aux « problèmes réels de l’existence juive » (p. 54) plutôt qu’à la « relation entre Dieu et le peuple élu », via des « actions matérielles comme la colonisation et l’action politique » plutôt que « des actes de piété et de pénitence », p. 54. Les préoccupations initiales du sionisme ne sont, dans l’ensemble, pas religieuses mais liées aux « problématiques de l’émancipation et de la détresse juive », p. 76. Aux yeux du mouvement des Amants de Sion notamment, les Juifs apparaissent, dans cette optique, comme une nation aspirant à la tranquillité et à la prospérité plutôt que comme une Église soucieuse de sa rédemption devant Dieu.
Parmi les différents penseurs de ce proto-sionisme cités par Gideon Shimoni, retenons Moses Hess, auteur en 1862 de Rome et Jérusalem : la dernière question nationale.

Moses Hess

L’analogie effectuée dès le titre entre la question nationale juive et l’unité italienne en cours de réalisation rappelle le contexte intellectuel du sionisme, celui des nationalismes européens rattachés à un territoire. Mais Hess n’est guère suivi en son temps, et c’est à Theodor Herzl qu’on doit la naissance du sionisme en tant que tel. Ce, non seulement parce qu’il créa l’Organisation sioniste, dévouée aux efforts diplomatiques et politiques visant à la construction d’un État des Juifs (sens réel du substantif Judenstaat, au contraire d’« État juif »), mais aussi parce qu’il arrêta pleinement la définition de cette idéologie. Le sionisme s’entend désormais comme une solution territoriale à la situation critique des Juifs dispersés dans le monde. Eretz Israel est évidemment le territoire souhaité, mais d’autres hypothèses sont examinées, comme un établissement dans l’Est de l’Afrique, le projet Ouganda – celui-ci provoque une telle crise avec les sionistes russes au congrès de Bâle en 1903 qu’il est vite abandonné.

Un sionisme, des sionismes

Au vu de ses origines plurielles, sur le plan intellectuel comme géographique, le sionisme est rapidement marqué par des « combinaisons kaléidoscopiques » (p. 3) en un « spectre riche et bigarré de versions et de sous-idéologies », p. 3.
En premier lieu, le sionisme général s’appuie non seulement sur Der Judenstaat mais aussi sur Altneuland, autre écrit de Herzl, pour penser un État démocratique mais non dénué d’une forme de contrôle aristocratique, où la liberté d’entreprise et l’individualisme côtoient des mécanismes de lutte contre l’extrême pauvreté et l’extrême richesse. Surtout, Herzl encourage les sionistes à concentrer leurs « aspirations partagées uniquement sur la colonisation de la Palestine, non sur l’organisation des Juifs dans les pays où ils résident actuellement » (p. 99). Dans le même temps, le penseur Ahad Ha’am va dans un autre sens. Il juge irréaliste que la Palestine puisse devenir l’espace d’installation essentiel du peuple juif et prône, à l’inverse, l’établissement en Eretz Israel d’un « centre spirituel » diffusant « l’esprit du judaïsme » (p. 108) aux communautés de la diaspora, censées retrouver de la sorte une unité pleinement nationale. Cela aboutirait, à terme, à « un État juif, et non simplement un État des Juifs » (p. 108) sur cette terre.

Ahad Haam

Si Ha’am ne parvient guère à concurrencer le projet déjà défini par Herzl, cette variation dit la division du sionisme général en lui-même. En 1919, celui-ci définit toutefois une ligne autour de la primauté de l’intérêt national, la terre d’Israël ne pouvant apporter de solution que d’ordre collectif et pratique (p. 120).
La composante traditionaliste du sionisme, elle, repose sur « l’essence messianique de la foi religieuse juive » (p. 126), animant un sionisme national-religieux. Partisan d’une compréhension transcendantale de l’identité juive, ce courant considère le peuple juif non comme une nation mais comme unique parmi les nations, en vertu de l’Alliance divine avec le peuple juif. Cette lecture fait de la religion la substance même de la nation juive. À ce titre même, le sionisme national-religieux est critiqué par d’autres orthodoxes, pour qui toute identité d’ordre national dont on parerait le peuple juif relèverait de l’hérésie, son identité ne reposant sur rien d’autre que sur l’Alliance (p. 137). Le plus virulent de ces ‘haredim, Rabbi Joel Teitelbaum, va jusqu’à suggérer que, sans les péchés des sionistes envers Dieu, l’Holocauste et la Seconde Guerre mondiale auraient peut-être épargné les Juifs (p. 139) ! Si une part du judaïsme orthodoxe reste donc, jusqu’à ce jour, hostile au sionisme, nombreux sont ceux qui justifient ce dernier en arguant qu’il s’agit de préparer la venue du Messie, et non de prendre sa place, ou que le « retour à la nation » herzlien marquerait le début d’un « retour à la religion », p. 144.
Autre courant majeur, le sionisme travailliste fait l’objet d’un chapitre long de plus de 70 pages. Des convergences entre sionisme et socialisme semblent avoir été perçues dès Moses Hess, mais c’est Nahman Syrkin qui se livre, en 1898, à une véritable synthèse des deux idéologies, proposant une alternative au projet de Herzl perçu comme bourgeois.

Nahman Syrkin

Comprenant l’antisémitisme comme un produit de la société de classes dont l’intensité serait plus grande dans les classes laborieuses que dans les autres classes, il prédit néanmoins une union des classes contre les Juifs. Ces derniers ont donc intérêt à faire passer leur solidarité nationale, dans le cadre du sionisme, avant leur propre division en classes (p. 171-173). Cette conception n’est toutefois pas celle de la totalité du mouvement Poalei Zion/« Travailleurs de Sion » qui naît au début du XXème siècle. Nombreuses sont les variantes du sionisme socialiste, articulant de différentes manières la question sociale à la question nationale, jusqu’au communisme de Yitzhak Tabenkin, imaginant un Israël sans classes centré sur des kibboutz.
Plus influent est le courant constructiviste, œuvrant à la création, par la mobilité sociale descendante, d’une classe ouvrière en Palestine. On lui doit la création, en 1920, de la Histadroute, importante confédération syndicale d’Israël (p. 200). Toutefois, c’est la vision de David Ben Gourion et de son parti A’hdut Ha-avodah qui amène le sionisme socialiste à une « hégémonie virtuelle » vers 1935 (p. 166), avec l’idée que le développement de la classe ouvrière et la genèse de la nation vont de pair. La nation hébraïque serait « une communauté de travailleurs, libres et égaux, vivant de son propre labeur, qui contrôle ses possessions et organise son travail, son économie et sa culture comme bon lui semble », p. 203.

David Ben Gourion

À ces divisions du sionisme répondent toutefois des convergences, parfois inattendues. Ainsi du mouvement Ha-poel Ha-mizrahi qui prône une solidarité nationale juive, véritablement socialiste, en plus du respect de la Torah, derrière le slogan Torah ve-avodala Torah et le travail ». Défendant un travailleur perçu comme associé à la création divine, le mouvement aboutit, dans les années 1930, à la création d’un groupement de kibboutz où la pratique orthodoxe est de mise (pp. 154-158). Gideon Shimoni fait une mention bienvenue de cette hybridation de sionisme religieux et de sioniste travailliste… avant d’avoir consacré le moindre développement à ce dernier, empêchant donc de bien en saisir les ressorts.
En règle générale, l’ouvrage progresse selon une structure arborescente, amenant à des allers-retours dans le temps et à des renvois fréquents d’un chapitre à un autre lorsque de telles interactions s’observent, semant parfois la confusion chez le lecteur. L’auteur affirme pourtant, dans sa conclusion, ne pas avoir prétendu à l’exhaustivité quant aux ramifications du sionisme. Le résumé chronologique de l’ouvrage proposé dans ces dernières pages fait gagner celui-ci en clarté et, du même coup, regretter que le propos tout entier n’ait pas été organisé chronologiquement.

Le sionisme révisionniste

Courant du sionisme né plus tardivement que les autres, porteur des « conséquences les plus considérables et les plus perturbatrices à la fois » (p. 236), et faisant lui aussi l’objet de mentions éparses de l’auteur en-dehors du chapitre qui y est consacré, le sionisme révisionniste mérite sa propre section dans cette recension.
En 1925, Vladimir Jabotinsky crée le Parti révisionniste pour « réviserle programme sioniste existant en appliquant la vision et les méthodes originelles, mais désormais caduques, de Herzl, aux circonstances nouvelles, consécutives à la déclaration de Balfour » (p. 238). L’idée centrale des révisionnistes est le monisme : priorité à la création d’un État, avant toute autre considération idéologique, qu’elle soit socialiste, religieuse, ou autre. Pour cela, Jabotinsky va jusqu’à créer une organisation concurrente, la Nouvelle Organisation sioniste. Fidèle à l’esprit originel du sionisme sans prise en considération des évolutions de celui-ci ou du contexte international, le sionisme révisionniste peut être qualifié de nationalisme « intégral » (les guillemets sont dans le texte, p. 243), souligne l’auteur. Ce dernier ne précise pas s’il entend, par cette formule, dresser un parallèle avec l’idéologie du même nom – largement antisémite – conceptualisée quelques années plus tôt en France par Charles Maurras. De fait, Jabotinsky a, comme d’autres à son époque, une conception racialiste de la nation, entendant par « race » non pas un concept purement biologique mais le couplage de la « psyché » d’un peuple à ses spécificités d’ordre physiologique.

Jabotinsky

La particularité du sionisme révisionniste relève aussi des moyens qu’il entend mobiliser pour parvenir à ses fins. Outre l’établissement d’« une majorité juive sur les deux rives du Jourdain » (p. 243) pour préparer la création de l’État et le « régime de colonisation » (p. 260), la lutte armée ne doit pas être exclue. Pendant la Première Guerre mondiale, Jabotinsky crée la Légion juive pour combattre aux côtés des Britanniques, à l’encontre de la neutralité traditionnelle du mouvement sioniste. En 1923, à Riga, il crée le Betar, organisation paramilitaire, jugeant nécessaire de dissuader tout ennemi étatique potentiel : avec les révisionnistes, la dissuasion préexiste même à l’État. Ces sionistes en uniforme doivent façonner un nouveau type national juif autour du hadar, concept qu’il explicite comme « beauté extérieure, fierté, bonnes manières, loyauté », p. 245. Derrière cette importance accordée à la discipline, le sionisme révisionniste valorise la libre entreprise et l’individualisme, selon la formule « chaque homme est un roi » (p. 247), s’ancrant clairement à droite, contre le travaillisme.
Dans l’entre-deux-guerres, Jabotinsky semble faire preuve de clairvoyance face à la montée des partis antisémites en Europe, appelant à la « liquidation du galoute avant que le galoute ne liquide les Juifs » (p. 258). Il montre ainsi sa distance vis-à-vis des mouvements fasciste et nazi, au contraire de certains révisionnistes plus radicaux qui l’entourent.

Maximalistes et hérétiques

Par-delà la question territoriale, le sionisme a largement redéfini l’identité juive, remettant en question son caractère transcendantal, créé par Dieu, et donnant à la comprendre comme immanente et séculière (p. 269). Néanmoins, même une fois cette réalité admise – ce qu’elle n’est pas par les ‘haredim -, persistent des divisions majeures dans la compréhension de cette identité juive. L’aspect « catalogue » du propos a ses inconvénients, mentionnés plus haut ; la diversité des courants qu’il permet de détailler est néanmoins à mettre au crédit de The Zionist Ideology. Nous proposons ici un florilège, nécessairement subjectif, des ramifications les plus insolites de courants sionistes.
Même chez les sionistes révisionnistes, pourtant adeptes du monisme, s’observe une relative diversité des idées. Parmi eux se trouvent, comme nous l’avons esquissé, des intellectuels ouvertement sensibles au fascisme, comme Abba Ahimeir, aspirant à un Malkhoute Israel /royaume d’Israël – s’étendant sur Eretz Israel entière et pouvant accueillir la totalité de la diaspora. Entendant transformer la Nouvelle Organisation sioniste en mouvement révolutionnaire avec Jabotinsky pour duce, son groupuscule Brit Habiryonim promeut l’emploi de la force, et va jusqu’à manifester une forme de sympathie pour le nazisme, estimant que la pensée antisémite d’Hitler n’est guère plus à craindre que l’antisémitisme déjà observé de manière ancestrale en Europe. Le culte du sacrifice de soi occupe une place importante chez ces maximalistes du révisionnisme, ainsi qu’une eschatologie juive marquée par l’oscillation entre catastrophe et rédemption (p. 251).
Plus radical encore est le Le’hi, organisation révisionniste maximaliste clandestine créée en 1940 par Avraham Stern, arguant d’un droit absolu du peuple juif à la terre d’Israël sans justifications, et à sa conquête par la force employée contre la Grande-Bretagne occupante.

Avraham Stern

Une « tentative secrète de chercher l’alliance avec l’Allemagne nazie » dans ses débuts (p. 371) voit même le jour, sans succès. Après la guerre, le mouvement se tourne finalement vers l’URSS, redéfinissant son logiciel idéologique vers une synthèse entre nationalisme et socialisme. En juin 1947, le Le’hi transmet un mémorandum au Comité spécial des Nations unies sur la Palestine où, tout en soutenant un État juif sur les deux rives du Jourdain, il assure finalement les Arabes qui resteraient sur place d’une citoyenneté complète… avant de revenir au révisionnisme plus modéré de Jabotinsky à la veille de la guerre de 1948.
Très loin de là, au début du XXème siècle, l’auteur Yosef Haïm Brenner fait preuve d’une autre forme de radicalité, celle-ci touchant à sa conception du sécularisme juif. Voyant dans la galoute un désastre moral qui aurait engendré un ensemble de péchés allant de l’obscurantisme religieux à l’assimilation auto-dépréciative et au parasitisme économique. Or la galoute serait à ses yeux dû au judaïsme rabbinique halakhique lui-même, aussi « ne pourrait-il y avoir de libération de la condition du galoute sans libération, au préalable, de ce judaïsme », p. 298.

Yossef Brenner

Renversant complètement le judaïsme traditionaliste, il ne se fait pas pour autant le partisan d’une quelconque rhétorique nationaliste juive, rejetant une « fierté nationale vide et de vaines fanfaronnades juives [qui] ne nous aideront pas à soigner nos blessures », p. 299. Alors, qu’est-ce que l’identité juive pour Brenner ? « Il n’y a pas de judaïsme en dehors de nous et de nos vies. Il n’y a pas de croyances permanentes qui seraient obligatoires pour nous. Nous sommes Juifs dans nos vies mêmes, dans nos cœurs et nos sentiments. Nous n’avons pas besoin de définition rationnelle, de vérités absolues ou d’obligations écrites », p. 299. Le peuple juif n’est réductible ni à des croyances ni à un quelconque nationalisme : seule compte l’ascendance ethnique, et il n’y a de juif que les Juifs, individuellement. Autrement dit, la judéité n’est rien d’autre que la somme de ses parties, des Juifs dans leur ensemble. La vraie question est « la question de nos vies juives, pas la question de la religion juive » (p. 301), écrit-il. Et les Juifs ont besoin de leur « propre environnement » (p. 299) censé, résume Shimoni, les rendre « libres de s’identifier avec l’idéal spirituel de leur choix », p. 301, y compris avec le Nouveau Testament. Cette vision, qui « étire les limites de l’identité séculière immanentiste du Juif national à son maximum, presque au point de la reductio ab absurdum » (p. 302), apparaît si hérétique que même Ha’am, séculariste, accuse Brenner d’insulter la nation. S’ensuit un vaste débat dans les cercles intellectuels juifs sur la liberté d’expression : de manière révélatrice, les colons de la seconde Aliyah en cours semblent les moins hostiles à Brenner.

De l’idéologie à sa mise en œuvre

Dès les débuts du sionisme s’est posée la question des moyens de réaliser l’utopie d’un État des Juifs au Proche-Orient. L’approche de Herzl fut d’emblée centrée sur la diplomatie, à l’encontre des différents États du monde. Par la suite, les sionistes révisionnistes centrèrent leur stratégie sur la Grande-Bretagne, à influencer en priorité : c’est face à cet échec que les organisations révisionnistes clandestines se retournent justement, militairement, sur l’occupation britannique de la Palestine (p. 263).
En 1918, David Ben Gourion affirme qu’« en aucune manière et en aucun cas les droits des habitants [arabes d’Eretz Israel] ne doivent être enfreints » (p. 379). Malgré une bonne foi apparente, le compromis paraît impossible une fois que Ben Gourion a signifié au rabbin réformiste Judah Magnes, partisan du maintien d’une majorité arabe, ne pas vouloir céder sur l’immigration juive – autrement dit, il persiste dans son aspiration à mettre en œuvre le droit au retour. En 1934, il tente de convaincre à l’aide d’une analogie entre le devenir potentiel des Arabes une fois les Juifs majoritaires sur place et la situation des Anglais en Écosse, qui « ne sont pas une minorité, parce qu’ils font partie du Royaume-Uni, où ils constituent une majorité », p. 382. Sans grand succès.
Après-guerre, face aux révisionnistes d’une part et aux partisans de Brit Shalom, héritiers d’Ahad Ha’am, d’autre part, il s’accorde finalement avec Chaim Weizmann, à la tête de l’Organisation sioniste, sur le principe de l’auto-détermination nationale en Israël et pour sa priorité sur les revendications des Arabes, moyennant la partition d’Eretz Israel. Weizmann s’adresse au Comité des Nations Unies sur la Palestine avec ces mots : « Nous comprenons que nous ne pouvons pas avoir la totalité de la Palestine. Dieu a fait une promesse : la Palestine aux Juifs. Il reviendra au Tout-Puissant de remplir sa promesse en son temps. Il nous faut faire ce que nous pouvons, d’une manière humaine et très imparfaite » (p. 387).

Chaïm Weizmann

Autrement dit, le reste d’Eretz Israel qui, « au sens national (par opposition au sens civique) appartenait exclusivement au peuple juif » (p. 388) est attendu pour plus tard – un avenir à écrire par d’autres hommes politiques sionistes, comme la suite des événements l’a montré.

En fin de compte, malgré la grande diversité du sionisme qui s’observe du début à la fin, « les desseins nationaux l’emportèrent sur toutes les autres inclinations idéologiques», p. 392. D’utopie, le sionisme est devenu l’idéologie consensuelle à laquelle la majorité des Juifs à travers le monde adhère » (p. 396), un nationalisme d’existence désormais en acte.

***

Après bien des difficultés, querelles internes et déclinaisons idéologiques, et surtout après le péril existentiel vécu par le peuple juif dans les années 1940, manifestation sans précédent et sans comparaison possible d’un antisémitisme qui fut dès l’origine l’un de ses moteurs, le sionisme est finalement devenu réalité en 1948. Israël, État séculier qui naît alors, ne satisfait pas l’intégralité des très nombreux courants qui ont été les siens, mais représentesans doute l’aboutissement, tout imparfait qu’il soit, de bien des aspirations nationalistes juives.
L’Organisation sioniste survit à cette création. Surtout, les courants sionistes lui survivent : sionisme général, travaillisme, sionisme religieux et révisionnisme n’ont pas fini de rythmer la vie politique juive – ou plutôt, désormais, israélienne. Si l’héritage du sionisme consiste d’abord en l’État d’Israël, persistent des courants qui n’ont pas dit leur dernier mot, ce sur quoi Gideon Shimoni aurait pu insister davantage dans ses derniers développements. En cela, le sionisme marque l’histoire comme un fait non seulement politique – avec la création de l’État d’Israël – mais aussi, et toujours, idéologique.