« Notre pas résonnera, nous sommes là ! » (1/2)
par Laurence Chemla
EN MÉMOIRE DU SOULÈVEMENT DU GHETTO DE VARSOVIE (19 AVRIL – 16 MAI 1943) : Hommage aux insurgés !
Israël GUTMAN, Resistance : The Warsaw Ghetto Uprising, New York/Boston, Houghton Mifflin, 1994.
Israël Gutman a écrit une synthèse historique de référence sur le Ghetto de Varsovie et son insurrection, moment essentiel dans l’histoire du peuple juif. Publié en collaboration avec le United States Holocaust Memorial de Washington, cet ouvrage est le fruit d’un travail méticuleux, fondé sur l’analyse des archives : journaux intimes, presse clandestine, correspondances, documents internes et textes officiels des autorités nazies. Mais son auteur fut également un témoin et un acteur engagé des événements dont il est devenu le rigoureux historien.
Israel Gutman (1923-2013) a été, en effet, membre du mouvement de jeunesse sioniste de gauche, Hachomer Hatzaïr. C’est au Ghetto de Varsovie qu’il résista et c’est là que ses parents et sa sœur aînée moururent ; sa jeune sœur se trouva parmi les enfants déportés de l’orphelinat de Janusz Korczak.
Blessé lors de l’Insurrection en 1943, Gutman fut fait prisonnier, puis déporté d’abord au camp de concentration de Majdanek, ensuite à celui d’Auschwitz-Birkenau. Après avoir survécu à la Marche de la Mort, il quitte l’hôpital en Autriche où il a été soigné pour rejoindre la Brigade juive en Italie. En 1947, il partit vers ce qui s’appelait encore la Palestine. Il put ainsi porter son témoignage au procès d’Adolf Eichmann en 1961.
Mais le témoin s’est fait historien : il poursuit études historiques et recherches approfondies qui le mèneront à soutenir une thèse sur le Ghetto de Varsovie. Il consacra toute sa carrière à instruire la mémoire de l’extermination des Juifs, occupant notamment des postes de direction à Yad Vashem et à l’Institut d’histoire juive contemporaine.
Voici comment il présente son sujet, dans l’introduction de son maître-ouvrage : « Aucun acte de résistance juive pendant l’Holocauste n’a autant enflammé l’imagination que le soulèvement du ghetto de Varsovie d’avril 1943. C’était un événement aux proportions épiques, opposant quelques juifs mal armés et affamés à la puissance du pouvoir nazi. Le soulèvement du ghetto a été la première rébellion urbaine en conséquence dans tous les pays occupés par les nazis et a été un point important de l’histoire juive. L’Insurrection représente le défi et le grand sacrifice dans un monde caractérisé par la destruction et la mort.
L’écrivain polonais Kazimierz Brandys a appelé Varsovie « la ville invincible. » « Varsovie, a-t-il écrit, était la capitale de la Seconde Guerre mondiale », car la ville symbolisait tout ce qui était à la fois sublime et tragique pendant la guerre – et le ghetto était le cœur de la tragédie de Varsovie mais il est aussi devenu un symbole de la résistance et de la détermination juives, un moment de l’histoire qui a transformé la perception de soi du peuple juif, de la passivité à la lutte armée active. L’Insurrection a façonné le moi national d’Israël. Il est considéré comme la première rébellion juive depuis les jours héroïques de la révolte de Bar Kochba en 13 5 C.E.
Le soulèvement est devenu un symbole universel de résistance et de courage. Les commandants de l’Insurrection étaient de jeunes hommes dans la vingtaine, sionistes, communistes, socialistes – des idéalistes sans expérience de combat, sans formation militaire. Avec seulement quelques armes et des munitions limitées, ils savaient qu’ils n’avaient aucune chance de réussir. Leur choix était ultime : non pas de vivre ou de mourir, mais quelle mort ils choisiraient.», p. XII.
Resistance qui s’achève sur le soulèvement du Ghetto de Varsovie, se divise en onze chapitres à partir desquels on peut discerner trois phases :
- La présentation de la Varsovie d’avant-guerre,
- L’Occupation allemande et l’instauration du Ghetto de Varsovie
- La Résistance juive.
Varsovie avant la guerre
Israel Gutman se devait, – au moins le temps d’un chapitre substantiel et détaillé -, de sortir de ses cendres la Varsovie d’autrefois, de la ressusciter. Il nous invite donc, pour comprendre le sens de l’Insurrection à «séjourner parmi les Juifs de Varsovie». À la veille de la Seconde Guerre Mondiale, Varsovie n’était pas seulement la capitale de la République polonaise, mais également pour les Juifs d’Europe de l’Est le centre le plus important, et le cœur de leur vie culturelle.
La ville comptait alors 375 000 Juifs, ce qui représentait 29,1% de la population de Varsovie. Pourtant, l’histoire proprement juive de Varsovie était moins ancienne que bien d’autres villes et villages polonais. Gutman souligne que la tombe la plus ancienne du cimetière juif de Varsovie datait seulement de 1807, et qu’il n’y avait guère de très anciennes synagogues comme à Cracovie.
Il rappelle également que l’Église Catholique romaine, arrivée finalement tardivement en Pologne, avait mené une politique haineuse et discriminatoire envers les Juifs, et que c’est la Société des Nations (SDN) qui, au lendemain de la Première Guerre mondiale, obligea les États à accorder aux minorités des droits garantis par la loi ; mais Gutman souligne que ces droits étaient accordés aux Juifs seulement en tant que groupe religieux et non en tant que minorité nationale, ce que beaucoup de Juifs pensaient à l’époque. Cependant, dans la nouvelle république polonaise, on constate la disparition – du moins théorique – de la plupart des discriminations à l’égard des Juifs qui purent également suivre un véritable enseignement scolaire juif, laïc ou religieux et mixte.
Pour expliquer l’attitude des Polonais pendant la guerre, Gutman brosse un tableau détaillé de la vie politique polonaise de l’Entre-deux guerres. Pour résumer, les Juifs étaient représentés, en tant que minorité, à la Sejm (la Diète, c’est-à-dire la chambre basse du Parlement polonais). Mais ils ne pouvaient pas compter sur une éventuelle solidarité avec la minorité ukrainienne à l’antisémitisme bien enraciné, selon Israël Gutman ; ce qui les obligea à quitter, plus tard, l’organisation des minorités européennes. L’historien explique, avec force détails, comment fut élaboré un accord favorable à la minorité juive dans les années 1924-1925 ; initié par Grabski, le chef du mouvement nationaliste Démocratie Nationale (Endecja/Narodowa Demokracja), il devait accorder des droits aux Juifs à condition que leurs représentant aux Parlement approuvent la politique gouvernementale… Cet accord ne fut toutefois jamais mis en œuvre.
Le maréchal Jozef Piłsudski, ancien socialiste qui avait dirigé l’armée polonaise pour chasser les Bolchéviques dans les années 1920, marqua la vie politique polonaise de l’avant-guerre, en dirigeant la Pologne à maintes reprises. Il fit preuve d’une relative bienveillance à l’égard des Juifs, et son décès, en 1935, marqua le début d’une montée de l’antisémitisme, avec notamment l’adoption de mesures visant à légitimer le boycott anti-Juif.
Cependant, la fondation du Camp de l’unité nationale (le parti ultra-nationaliste OZN/Obóz Zjednoczenia Narodowego) constitua un degré supplémentaire dans la montée de l’antisémitisme. Ce parti se composait d’anciens membres extrémistes – antisémites et pro-fascistes – de Démocratie Nationale/Endecja Narodowa Demokracja et se voulait exclusivement catholique. L’antisémitisme se généralisa, et bon nombre de Juifs auraient voulu quitter le pays. Mais les États-Unis – leur destination privilégiée – avaient limité l’immigration en introduisant un strict régime de quotas.
Une population juive hétérogène
Les Juifs habitaient un peu partout dans la ville, mais le quartier juif traditionnel se trouvait plutôt au nord de la ville, où des immeubles entiers pouvaient être habités par des Juifs, religieux ou non. En plus de la grande synagogue de la rue Tłomacka, Varsovie comptait plus de trois cents oratoires.
La population juive de Varsovie n’était pas, socialement, homogène. Une partie importante des entrepreneurs varsoviens étaient juifs (73% à la fin de la Première Guerre mondiale, et 54% en 1928), ainsi que de nombreux commerçants. L’Association des marchands, fondée en 1906, fut dirigée, à partir de 1935, par Abraham Gepner, grand philanthrope dont la générosité se confirmera lorsqu’il siègera au Judenrat, lors du Ghetto de Varsovie.
Il y avait aussi l’Association Centrale des artisans juifs dirigée, jusqu’en 1929, par Adam Czerniakow qui dirigea le Judenrat jusqu’à son suicide, en 1942.
Mais il y avait aussi les petits boutiquiers, les artisans, les chiffonniers…
Une grande misère régnait dans une partie de la communauté juive varsovienne. Pour y remédier, se sont mises en place de nombreuses organisations caritatives. La traditionnelle solidarité juive envers les plus démunis n’a pas failli. Ainsi, l’aide du Joint américain fut primordiale pour venir en aide aux miséreux de la communauté juive varsovienne. L’Organisation pour les métiers de l’artisanat (ORT/Obchestvo Remeslenovo Truda) apportait également son aide en développant la formation à différents métiers, y compris à l’agriculture.
Citons également la Société Centrale pour le bien-être des orphelins (l’association CENTOS/CentralneTowarzystwo Opieki nad Sierotami)qui gérait plusieurs orphelinats dont celui du Dr. Janusz Korczak – éminent pédagogue et écrivain – et de son assistante Stefania Wilczyńska, qui introduisirent des méthodes éducatives originales privilégiant notamment l’auto-éducation dans leur orphelinat d’exception, l’un des plus beaux d’Europe à l’époque, et doté de tout le confort moderne (chauffage central, baignoires…).
Une grande diversité
La vie juive est animée d’une vie intense, traversée par des courant antagonistes.
Les différents mouvements politiques juifs avaient leur siège à Varsovie : les mouvements sionistes, le Bund (Union générale des travailleurs juifs, socialiste), et Agoudate Israel (parti orthodoxe rassemblant de nombreux groupes hassidiques). Gutman souligne que ces mouvements, si différents entre eux, estimaient tous que les Juifs constituaient une entité nationale distincte des Polonais tant au niveau politique, éducatif et culturel.
Cette diversité politique s’accompagnait d’une presse juive florissante : plus de 230 journaux (dont 27 quotidiens) à la veille de la guerre. Les plus grands journaux de la presse juive, tant en yiddish que dans d’autres langues, étaient publiés à Varsovie.
Très variés également, les mouvements de jeunesse sionistes (comme Hachomer Hatzaïr ou Akiva) tenaient une grande place à Varsovie et développaient les fermes collectives en vue de l’aliyah. On peut s’étonner, au passage, qu’Israël Gutman ne mentionne pas les jeunesses bundistes qui étaient également populaires, et dont de nombreux membres donnèrent leur vie pour résister au sein du Ghetto de Varsovie.
La communauté religieuse, quant à elle, n’était pas moins diverse et divisée : les Hassidime s’opposaient aux Mitnagdime, et les Mizrachi (Juifs orthodoxes sionistes) à l’Agoudate Israel (anti-sionistes). Les divisions perdurèrent, d’ailleurs, ultérieurement, au sein même du ghetto.
Sur le plan proprement culturel enfin, la capitale polonaise offrait une grande richesse. Selon Israel Gutman, Varsovie était le centre juif le plus important tant du point de vue de la création que de la culture, en yiddish, mais aussi en hébreu – que les Sionistes remettaient en avant. Elle comptait de très nombreux théâtres, de troupes théâtrales et cinémas juifs. Gutman rappelle que c’est Abraham Goldfaden, considéré comme le père du théâtre juif, qui importa son théâtre à Varsovie, en 1885, sous l’occupation russe. Et c’est en 1905 que fut établi le premier théâtre yiddish de Varsovie, où se produisit notamment la célèbre comédienne juive Esther Rachel Kaminska, qui se produisit même aux Etats-Unis. Mais des troupes itinérantes américaines vinrent aussi se produire à Varsovie, et une partie des membres de la troupe du théâtre yiddish de Vilnius décida même de s’installer à Varsovie. Y.L. Peretz et Sholem Asch collectèrent des fonds pour une société visant à soutenir le théâtre yiddish. Gutman précise justement que c’est aux mécènes et aux spectateurs juifs que le théâtre et la musique, en général, devaient leur essor.
Varsovie était également, pour ainsi dire, une plaque tournante de la littérature juive. Non seulement de très nombreuses maisons d’édition y avaient leurs sièges, mais les plus importants écrivains juifs d’alors y résidaient : S. Anski, auteur notamment du Dibbouk, Y.L. Peretz, les frères Singer (Isaac Bashevis et Israel Joshua) … Varsovie attirait l’élite juive de toute la Pologne, mais aussi de Lituanie et de l’URSS.
La misère dans laquelle se trouvait une grande partie de la population n’empêchait nullement le dynamisme et l’éclat de la culture juive.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, Varsovie rassemblait une population juive riche culturellement, socialement très disparate.
L’invasion de la Pologne
Dès l’été 1939, l’Allemagne lance un ultimatum à la Pologne lui enjoignant de modifier le tracé des frontières entre les deux pays. Les autorités polonaises refusent, mais conscientes des précédents de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie, elles appellent la population à se préparer à une attaque allemande. Ainsi, en août 1939, tous les citoyens de Varsovie, de tous âges, de tous les milieux et de toutes les religions, creusent des tranchées pour protéger la ville. La signature du pacte germano-soviétique, le 23 août 1939, confirme ces craintes.
Le 1er septembre 1939, sans déclaration de guerre préalable, les Nazis envahissent la Pologne. Gutman montre comment une certaine euphorie avait gagné Varsovie quand la France et la Grande-Bretagne déclarèrent la guerre à l’Allemagne. Mais avec l’arrivée des Polonais blessés dans les hôpitaux de Varsovie et l’avancée des troupes allemandes, les autorités polonaises appellent à évacuer la capitale, ce que fait le président Ignacy Mosciki le 5 septembre, suivi, les jours suivants, par le Premier Ministre – le Général Slawoj-Skladkowski et son gouvernement, puis par le commandant-chef des armées lui-même – le maréchal Rydz-Smigly.
Mais le maire de Varsovie – Stefan Starzynski – et le militaire en charge de défendre la capitale – le Général Walerian Czuma – restent à leurs postes.
Avec le début de la Blitzkrieg, attaques terrestres et aériennes se multiplient et, le 8 septembre 1939, les Nazis sont aux portes de Varsovie. La population varsovienne résiste vaillamment à l’avancée des Nazis ; ceux-ci bombardent intensivement la ville, provoquant la destruction ou l’endommagement du quart de ses immeubles, et blessant ou tuant 50 000 victimes dont 16 000 soldats polonais. Les pires et les plus intensifs bombardement eurent lieu le 23 septembre 1939, jour de Kippour.
Dès les premiers jours de septembre, beaucoup de Varsoviens quittent la ville pour rejoindre l’est ou le centre du pays. En effet, si l’ouest de la Pologne est annexé par l’Allemagne, l’est est annexé par l’URSS, et donc alors protégé par le pacte germano-soviétique. Les premiers à partir sont les chefs charismatiques des mouvements et partis politiques juifs de tous bords (sionistes, bundistes, socialistes, communistes…), ainsi que les principaux chefs religieux, car ils se sentent menacés : malheureusement – et Gutman insiste sur ce point – ces hommes d’expérience vont cruellement manquer sa population juive dans les pires moments de la guerre. En tout, jusqu’en janvier-février 1940, ce sont près de 300 000 Juifs qui quittent Varsovie, majoritairement des hommes jeunes. Ceux qui sont restés et qui, chacun à leur manière, ont résisté au péril de leur vie, n’en sont que plus admirables.
Après que les bombardements ont enfin cessé le 27 septembre 1939, le 29, le Général Rommel – commandant des forces armées allemandes, annonce aux Varsoviens que les troupes allemandes s’installent dans la ville le lendemain.
Dégradation des conditions de vie
Dès lors, la vie de la population juive, majoritairement composée de femmes, de personnes âgées et d’enfants et d’adolescents, va devenir de plus en plus difficile à Varsovie. Le nouveau Gouvernement général allemand, dirige le centre de la Pologne, et même s’il siège à Cracovie, dans les faits, Varsovie reste le centre de la vie polonaise et de la vie juive.
Hans Frank, le gouverneur général (ancien avocat et Nazi de premier plan) édicte aussitôt toute une série de décrets affectant le quotidien des Polonais comme des Juifs ; mais les décrets qui concernent spécifiquement les Juifs sont d’une toute autre gravité : confiscation des biens, travaux forcés, transfert des Juifs vers des camps de travaux forcés. Le 23 novembre 1939, un décret impose aux Juifs le port d’un brassard blanc comportant une étoile de David bleue sur la manche de leurs vêtements extérieurs.
S’ensuivent obligations et interdictions : l’obligation de recenser tous leurs biens, d’aller dans les wagons spécifiques aux Juifs dans les transports publics, avec un couvre-feu bien plus étendu pour les Juifs ; l’interdiction de prendre le train sans une autorisation spéciale ; de déménager ; d’exercer certaines professions et de fréquenter restaurants, bars et jardins publics, marquage des commerces juifs encore autorisés : cela correspond exactement aux mesures prises, en France, par le Gouvernement de Vichy.
Du fait que beaucoup de Juifs n’avaient plus le droit de travailler, et que l’argent possédé sur soi, quotidiennement, était limité à un montant réduit, la misère se répandit très vite.
Israël Gutman souligne enfin le fait que les Juifs devaient, de plus, se méfier de tout le monde, car il y avait, parmi eux, des informateurs, polonais comme juifs…
Judenrat
Afin de faciliter la mise en vigueur des décrets édictés par le Gouverneur Général, Heydrich, chef de la police et subordonné d’Himmler dans la hiérarchie SS, ordonne, le 21 septembre 1939, l’établissement du Judenrat – Conseil juif. Composé de « personnalités raisonnables et de rabbins » de Varsovie, Le Judenrat avait donc la responsabilité d’exécuter tous les ordres, précisément et en temps voulu. Gutman montre que derrière l’appellation de Judenrat qui aurait pu laisser penser qu’il s’agissait d’une institution juive visant à protéger les intérêts juifs et à subvenir aux besoins communautaires, se dissimulait un instrument du contrôle allemand. Israël Gutman mentionne le vif débat qui entoure cette question et mentionne notamment l’opinion sans nuance et exclusivement à charge de Hanna Arendt qui écrivit dans Eichmann à Jérusalem que les institutions, instrumentalisées par les Nazis facilitèrent l’extermination des Juifs. Pour lui, « Czerniakow lutta pour servir deux maîtres : les nazis, qui considéraient le Judenrat comme un instrument indispensable de leur politique, et les Juifs, dont il essaya désespérément de satisfaire les besoins toujours croissants », p.XIV.
Composé de vingt-quatre membres, le Judenrat comptait 2000 employés, alors qu’avant la guerre, la communauté juive n’employait que 530 personnes. Les membres du Judenrat ainsi que leurs proches et amis étaient relativement protégés, d’où de nombreuses tensions à leur égard, de la part de la population juive qui les considérait comme des complices des Nazis.
Le Judenrat fut dirigé par Adam Czerniakow de 1939 jusqu’à son suicide, en 1942. Israel Gutman consacre un large développement à sa personnalité. Sans malveillance, et avec beaucoup de psychologie, il démontre que Czerniakow n’était pas un traître, mais qu’il avait fait confiance aux autorités allemandes sans imaginer leur perfidie et leurs macabres objectifs. Né en 1880 dans une famille juive bourgeoise et assimilée de Varsovie, c’est en Allemagne, à Dresde, qu’il effectua ses études d’ingénieur : c’est certainement sa connaissance de l’Allemagne et des Allemands d’une autre époque qui l’empêcha d’imaginer l’inconcevable. Revenu à Varsovie, après ses études, il se maria, devint professeur, puis dirigea l’Association des artisans juifs, fit partie de nombreuses associations et instances de la communauté juive, et siégea au Conseil municipal de Varsovie. Sans charisme particulier mais d’une grande moralité, Czerniakow faisait donc partie des personnalités juives incontournables de la Varsovie d’avant-guerre, et en l’absence de ceux qui avaient fui Varsovie aux premiers jours de l’invasion allemande, sa nomination à la tête du Judenrat sembla évidente. Mais il devait à la fois obéir aux ordres allemands, et répondre aux besoins croissants de la population juive de Varsovie.
Les Juifs se retrouvant investis d’une sorte de responsabilité collective qui entraîne des sanctions : l’acte d’une personne met toute la population juive en danger, et lorsque la sanction est pécuniaire, c’était au Judenrat de collecter la somme auprès des Juifs.
Le Judenrat avait également pour mission de rassembler les travailleurs juifs pour les travaux forcés, en fonction du nombre requis par les Nazis, la demande étant toujours croissante. A l’été 1940, plus de 100 000 travailleurs juifs (soient 25% de la population juive) furent conscrits par les Nazis. Les Juifs devaient travailler pendant énormément d’heures, sans salaires, dans des conditions épouvantables, sous les ordres vociférés par des supérieurs sadiques et violents. Quand les Allemands manquaient de travailleurs, ils raflaient des hommes en pleine rue pour les faire travailler. Et, dès décembre 1939, les Nazis contraignirent tous les Juifs entre 14 et 60 ans au travail obligatoire. C’est en août 1940 que les premiers transferts de Juifs vers des camps de travaux forcés commencèrent.
Le Judenrat se révéla vite impuissant à subvenir aux besoins de la population juive. La nourriture et l’argent pour l’acheter manquaient.
Dans les faits, un organisme d’aide sociale, le Comité d’entraide sociale de la capitale (SKSS/Stoleczny Komitet Samopomocy Spolecznej) distribuait des fonds alloués par le Gouvernement polonais à ceux qui avaient perdu leurs biens où dont les maisons avaient été brûlées. Mais les Allemands interdirent vite toute collaboration entre Juifs et Polonais en matière d’aide sociale. C’est donc le Comité Juif, qui, avec l’aide du Joint jusqu’en 1941 (date de l’entrée en guerre des Etats-Unis), et à travers plusieurs de ses institutions se chargea de l’aide aux Juifs les plus démunis.
Les soupes populaires servirent aussi de lieux de réunions clandestins pour la Résistance et pour les partis politiques, mais encore de lieux où la jeunesse pouvait discuter de littérature et de philosophie. Dans son journal intime, Emanuel Ringelblum décrivit la réunion d’un mouvement de jeunesse de la Résistance dans l’enceinte du Comité juif de secours (JHK/Jüdischer Hilfskomitee). C’est là aussi qu’étaient rassemblées les informations collectées dans le cadre d’Oyneg Shabbes. Afin de mieux répartir son aide, le JHK partagea Varsovie en plusieurs secteurs, dans lesquels se trouvaient des comités où il était possible de se réunir pour discuter notamment de la résistance. Il y eut entre 778 et 1518 comités.
Le Comité juif de secours créa aussi différentes associations dénommées Landsmannschaft qui rassemblaient les Juifs réfugiés d’une même ville de Pologne : ils n’étaient venus à Varsovie qu’avec des bagages à main, et leur dénuement était extrême. Jusqu’à l’établissement du Ghetto de Varsovie, près de 90 000 réfugiés – ce qui représentera un cinquième des habitants du ghetto- s’installèrent à Varsovie
En 1940, l’aide sociale fut officiellement mise en place et reconnue : Conseil central d’assistance sociale (le NRO/Naczelna Rada Opiekuncza) implanté à Cracovie ; un délégué du Comité juif de secours y siégeait.
Mais alors que l’organisation de l’aide sociale s’était améliorée, tant bien que mal, la fermeture du Ghetto de Varsovie, avec l’édification d’un mur tout autour de lui, devait porter le dernier coup aux moins nantis de la population juive, c’est-à-dire à la majorité.
(À suivre…)