« Notre pas résonnera, nous sommes là ! » 2/2

par Laurence Chemla

Ce soir, 27 Nissan/Jour du souvenir de la Shoah et la bravoure/יום הזיכרון לשואה ולגבורה

Israël GUTMAN, Resistance : The Warsaw Ghetto Uprising, New York/Boston, Houghton Mifflin, 1994.

Fermeture du Ghetto de Varsovie
La date du 16 novembre 1940 marque la fermeture officielle du Ghetto de Varsovie, même si c’est déjà en novembre 1939 qu’elle avait été décidée. Ce sont les Allemands qui imposent la structure formelle du ghetto. Des rues entières se retrouvent vidées de leurs habitants juifs qui s’entassent littéralement dans des ruelles étroites et sombres, tandis que les Polonais investissent les logements précédemment habités par les Juifs. Gutman cite un extrait d’un journal de la Résistance polonaise de 1941 : « Le ghetto a été installé dans le quartier le plus peuplé. Il a été établi de telle manière qu’il ne comporte aucun parc ni ne touche la Vistule en aucun point, et le seul espace recouvert d’arbres est le cimetière. La densité ne peut être décrite. L’occupation moyenne d’une chambre est de six âmes et le nombre va parfois jusqu’à vingt. », p.84
Afin de montrer l’ignoble absurdité de cette véritable prison à ciel ouvert, Israel Gutman donne l’exemple édifiant de la rue Chłodna : « les maisons et les trottoirs étaient inclus dans le ghetto, mais la route elle-même et le trafic des véhicules étaient considérés comme « aryens ». La route aryenne et les trottoirs juifs étaient séparés par des clôtures en bois », p.82.

Ghetto de Varsovie : rue Chłodna (vers l’ouest) depuis l’intersection avec la rue Żelazna/La rue était aryenne et au-dessus de la rue on peut voir un pont en bois reliant le Petit et le Grand Ghetto/Au fond, le bâtiment Chłodna 25/Juin 1942/Archives Fédérales allemandes.

Dans cet espace restreint dont il ne restera que des ruines en été 1943, se masseront jusqu’à 400 000 Juifs. Les conditions de vie y sont effroyables pour la majorité de la population, bien que quelques nantis fréquentent cafés, restaurants et salles de spectacle sans aucun scrupule, sans se préoccuper des morts qui jonchent les trottoirs.

Échapper à la mort omniprésente
Car la mort est omniprésente au Ghetto de Varsovie. En 1941, 43 000 Juifs y sont morts, soient plus d’un dixième des habitants. La famine est la première et principale cause de décès. Selon Israel Gutman, cela faisait partie des objectifs des Nazis. Alors que les Polonais avaient droit à une ration quotidienne de 669 calories, celle des Juifs ne s’élevait qu’à 184 calories. Les gens étaient si affamés qu’ils n’avaient même pas la force de résister : survivre était déjà résister. Les prix des aliments flambaient, et le Judenrat distribuait de la nourriture abimée ou avariée. Comme la nourriture ne manquait pas, côté polonais, la contrebande se développa, soit grâce à la coopération de résistants juifs et polonais, soit grâce aux Juifs travaillant légalement côté polonais, soit grâce aux enfants qui se faufilaient à travers les interstices du mur du ghetto pour quémander de la nourriture qu’ils rapportaient à leurs familles. Henryka Lazowert écrivit, au ghetto, en 1941, un émouvant poème sur ces enfants, « Mały szmugler »/Le petit contrebandier), p.91.

Henryka Łazowert

Un extrait du texte figure sur le Monument des enfants victimes de l’Holocauste à Varsovie En voici la traduction : 
« À travers les murs, à travers les trous, à travers les gardes,
À travers les fils barbelés, à travers les décombres, à travers la clôture,
Affamé, audacieux, têtu,
Je me faufile, je cours comme un chat.
Et si, sans crier gare, la main du destin
M’atteint dans ce jeu,
Ce sera une embuscade ordinaire de la vie,
Toi, Maman, ne m’attends plus.
Je ne rentrerai pas chez toi,
Aucune voix n’arrivera du lointain.
La poussière de la rue
Enterrera le destin d’un enfant perdu. 
Un seul souci fige
Une grimace sur mes lèvres.
Maman, demain
Qui t’apportera du pain ? ».
Les cafés et les restaurants étaient approvisionnés, mais ils vendaient leurs produits aux plus riches. Israel Gutman illustre la situation, de manière édifiante : « Deux ou trois fois par semaine, un journal appelé le Journal Juif /Gazeta żydowska paraissait en polonais à Cracovie, et s’adressait aux Juifs du Gouvernement Général. Cette publication contenait des annonces officielles et une propagande cynique que les autorités souhaitaient répandre parmi les Juifs. Sur la dernière page, il y avait des publicités pour des restaurants et des salles de jeux, tandis qu’à côté de ces publicités, en petits caractères, apparaissait le nombre de ceux qui étaient morts de faim durant la semaine. », p.87
La situation s’aggrava quand le Joint américain, qui finançait la plupart des associations caritatives, cessa d’apporter significativement son aide après l’entrée en guerre des États-Unis, en décembre 1941.
La forte densité de population du ghetto et la famine favorisèrent l’apparition du typhus, nouveau prétexte que les antisémites trouvèrent pour stigmatiser les Juifs.
Les organisations juives d’entraide essayèrent d’améliorer le quotidien.

Entraide
Les soupes populaires du JHK firent leur possible, et le JHK fournit du fuel et du charbon pour aider la population juive lors des glaciaux hivers polonais. Gutman cite un passage terrible du journal intime d’Emanuel Ringelblum, en date de mai 1942 : « L’aide sociale ne résout pas le problème. Elle ne fait que prolonger, d’une période plus longue, l’existence des gens. En tout cas, les gens doivent mourir. Cela prolonge simplement la souffrance, mais il n’y aucune issue. Afin d’obtenir des résultats concluants, on a besoin, chaque mois, de millions de zlotys, et ils ne sont pas disponibles. Le fait le plus frappant, c’est que les pensionnaires des foyers de réfugiés meurent tous parce que leur alimentation consiste seulement de soupe et d’une croûte de pain rationné. Ce qui pose la question de savoir s’il ne serait pas plus utile de donner l’argent à notre disposition à un groupe sélectionné parmi les activistes publics et l’élite intellectuelle. Mais la situation réelle est telle que, premièrement, même le nombre de ceux délibérément choisis consiste en un groupe trop important, et ce n’est donc pas faisable, et deuxièmement, il n’y a aucun répit sur la question de savoir si l’on peut condamner les artisans, les ouvriers et les masses ordinaires, qui étaient productifs dans leurs villes et villages, et qui, seulement dans le ghetto et à cause de la guerre, ont été réduits à la lie de l’humanité, bons pour la tombe. La tragique question se pose toujours : que faut-il faire ? Distribuer de petites cuillérées à tout le monde et personne ne survivra, ou donner des poignées [à quelques-uns] et il n’en restera que quelques-uns. », p.69-70.
Israel Gutman ajoute que des colis d’aliments de première nécessité, étaient envoyés par des pays neutres – comme la Suisse – mais vu qu’ils étaient « généralement adressés aux mêmes personnes », « seul un petit nombre d’individus pouvait bénéficier de cette nourriture, et ce n’était pas nécessairement ceux qui avaient le plus besoin d’aide », p.122.

De l’entraide à la résistance
La plupart des organisations politiques ou caritatives juives avaient une activité clandestine parallèlement à leurs fonctions officielles. L’entraide est, peut-on dire, le premier acte de la résistance : la plupart des centres de soupe populaire continuaient d’abriter, clandestinement, des mouvements de jeunesse ainsi que des groupes de guérilla urbaine. De même, de nombreuses cellules clandestines juives furent camouflées en groupes d’ouvriers agricoles. Les résistants de l’Hachomer Hatzaïr publièrent même une sorte d’anthologie des meilleurs articles de la presse clandestine sous un volume portant le titre de « Revue agricole », et daté …  de 1930.
Mais faire l’unité de tous les courants présents au sein de la population juive est une tâche ardue. Israel Gutman ne passe pas sous silence les différentes tensions qui existaient au sein du ghetto : entre les structures officielles et les structures informelles qui visaient, elles, à atténuer la dureté des conditions de vie ; entre les différents mouvements religieux ; et entre les Juifs et les convertis – considérés comme Juifs par les Lois de Nuremberg, et qui fréquentaient l’Eglise catholique romaine située à l’intérieur du ghetto, le seul bâtiment épargné lors de la destruction finale en 1943.
Il ne gomme pas non plus la turpitude de tel ou tel comportement individuel lorsque, par exemple, il évoque le cas du militant sioniste Abraham Gancwajch (c’était un ancien membre de l’Hachomer Hatzaïr) qui devint un agent nazi  : il rackettait les rares commerçants juifs…

Premières informations sur les camps
Dans la lutte quotidienne pour survivre, affaiblis par la faim, les Juifs ne pouvaient imaginer l’ignoble sort que les Nazis leur réservaient. Ce qui va coaliser les résistants, c’est la conscience grandissante d’être victimes d’une tentative de destruction totale.
Le lancement de l’opération Barbarossa par les Nazis, le 22 juin 1941, marque la fin du Pacte Germano-Soviétique, et en juillet 1941, Heydrich ordonna aux Einsatzgruppen de tuer tous les Juifs dans les régions occupées par les Nazis. En s’adressant à ses troupes, Himmler donna le prétexte suivant : « Ces gens [la population soviétique] ont été soudés par les Juifs autour d’une religion, d’une idéologie qui s’appelle le bolchévisme. », p.100.
Dans l’enfer meurtrier du Ghetto de Vilnius, Abba Kovner et ses camarades ont décidé de résister, de mourir les armes à la main puisque, de toute façon, c’était la mort qui les attendait. Le mot d’ordre parvint à Varsovie.
En janvier 1942, l’évasion de deux Juifs du camp de Chelmno – premier camp de la mort – (à 70km de Lodz), permit de connaître la sinistre vérité sur le sort réservé aux Juifs, car ils confièrent leurs témoignages au réseau Oyneg Shabbes d’Emanuel Ringelblum.

Emmanuel Ringelblum et son fils Ouri

La presse de la résistance juive de Varsovie alertait ses lecteurs : « La population juive est vouée à l’extermination physique », p.112. 
Des stratégies de résistance commune commencent à se mettre en place.

Une résistance en voie d’unification
Avant la guerre, le mouvement de jeunesse sioniste Hachomer Hatzaïr – auquel appartenait le jeune Israel Gutman – avait noué des liens avec des groupes polonais catholiques, avec lesquels ils partageaient les valeurs du scoutisme ; pendant la guerre, ces contacts permirent des échanges d’information importants.
En mars 1942, et à l’initiativede l’Hachomer Hatzaïr, selon Israel Gutman, tous les mouvements de résistance du Ghetto de Varsovie se réunirent lors d’une conférence. Yitzhak Zuckerman– surnommé Antek -, représentant du mouvement de jeunesse sioniste Hé-‘haloutse/« le pionnier » en hébreu, fit plusieurs propositions : créer une organisation générale de combat, établir une représentation politique juive au sein de la résistance, mener des négociations avec les factions polonaises et désigner une délégation autorisée à agir, dans la partie polonaise de Varsovie, au nom de l’organisation de combat et de la résistance juive polonaise. Mais aucune décision n’aboutit car le Bund se serait opposé à la notion d’unité de combat exclusivement juive car, selon lui, la résistance ne concernait pas seulement les Juifs mais tous les Polonais.Le Bund entretenait effectivement des liens étroits tant avec une faction du parti socialiste polonais (PPS) qu’avec la résistance militaire polonaise AK (Armia Krajowa = Armée de l’intérieur, le plus important mouvement de résistance en Pologne sous l’occupation allemande), ce qui permit d’ailleurs aux autres mouvements de mesurer la nécessité de résister aux côtés du Bund : un Polonais n’avait pas besoin de cacher son identité et pouvait ainsi, notamment, transmettre des messages plus facilement. C’est d’ailleurs grâce à ses liens avec la Résistance polonaise, que le Bund réussit, dès 1942, à transmettre à des parlementaires londoniens et à Jan Karski lui-même, des informations sur l’extermination des Juifs polonais.
Pourtant, quelques jours plus tard, des représentants du Parti Communiste au Ghetto de Varsovie discutèrent avec la Linke Po’alei Zion, l’Hachomer Hatzaïr et le Dror : les négociations menèrent à l’établissement d’un bloc antifasciste en tant qu’unité de combat militaire divisée en groupes de cinq personnes issues majoritairement des mouvements de jeunesse.

Combattantes/Photo de la propagande nazie figurant dans le rapport Stroop

Lors de réunions hebdomadaires clandestines, dans des logements, les résistants s’entraînaient aux techniques de guérilla urbaine, et aux méthodes des partisans des forêts. Mais, faute de matériel et de formateurs, les premières tentatives d’action armée échouèrent : à la fin du mois de mai 1942, trois activistes communistes– dont un membre du groupe de résistants – furent arrêtés et exécutés, ce qui laissait supposer qu’ils avaient été filés ou trahis, et qu’ils auraient pu mettre en danger l’ensemble de leurs camarades.
Israel Gutman rappelle un autre acte de terreur, « la nuit sanglante » du 18 avril 1942 : des camions transportant des soldats allemands et des SS arrivent dans le ghetto. Ils font irruption dans les maisons et prennent 60 hommes sur lesquels ils tirent dans les rues : on dénombra 52 morts et 8 blessés. Parmi les victimes se trouvaient un proche d’Emanuel Ringelblum et de nombreux bundistes. Quelques Juifs, prévenus à temps, purent se cacher, comme notamment Ytzhak Zuckerman, et le sinistre Abraham Gancwajch. L’explication officielle fut qu’il s’agissait d’un acte de vengeance pour mettre fin aux publications de la Résistance. Même si une cinquantaine de journaux étaient régulièrement publiés par les mouvements de jeunesse, la Résistance interpréta le motif invoqué par les Nazis comme un prétexte.
Toujours en guise de représailles, en juin 1942, 110 détenus juifs de la prison du ghetto – parmi lesquels des femmes et des enfants – furent exécutés.
Certainement du fait de ce climat de terreur, au début du mois de juillet 1942, les chefs des mouvements de résistance firent l’erreur (fatale – peut-on estimer -) de juger que le temps n’était pas encore venu de passer à l’action contre les Allemands et la Police juive.

Czerniaków : Prise de conscience
Les informations clandestines sur l’existence des camps de la mort ne parvenaient qu’aux cercles fermés de la Résistance, mais elles finirent par se répandre dans tout le ghetto à la mi-juillet 1942. Czerniaków, le président du Judenrat, les considéra longtemps comme de simples rumeurs sans fondement. Ce n’est que dans les deux jours précédant les premières déportations, qu’il s’adressa, vainement, à différents gradés nazis afin d’obtenir des informations sur le sort réservé aux Juifs.
Quand il apprit officiellement le début des déportations, le jour même, c’est-à-dire le 22 juillet 1942, il chercha à rassurer la population juive et à épargner les enfants et les orphelins. C’est finalement sans sa signature que l’ordre de déportation fut édicté, et affiché sur les murs du ghetto. Pour s’assurer de sa coopération, les Nazis prirent son épouse en otage. Le lendemain, le 9 Av 5702 dans le calendrier Juif, jour de deuil commémorant la destruction du Premier et du Deuxième Temple de Jérusalem (חורבן/‘hourbane) et l’exil du peuple juif, Czerniaków acheva la rédaction du neuvième livre de son journal en écrivant : « Les SS veulent que je tue des enfants de mes propres mains. Il n’y a plus rien à faire et je dois mourir ». Il se suicide en avalant du cyanure. Acte de courage pour les uns, marque de lâcheté pour d’autres… Il n’avait pas eu la force de mettre en garde et d’appeler à résister. Gutman se demande si ce n’est pas également à ce moment-là que Czerniakow apprit la mort de son fils unique, en URSS.

Été 42 : Première vague de déportations
Les jours suivants, et pendant sept semaines, 265 000 Juifs furent traînés vers l’Umschlagplatz, le lieu de rassemblement en vue de la déportation, à Treblinka, dans des trains de marchandises.
Gutman insiste sur le fait que la Police juive prit une part active tout au long de cette phase de déportation. Recrutées lors de l’établissement du Ghetto, les forces de police juives comptèrent jusqu’à 2000 personne dans leurs effectifs. Gutman souligne que même avant les déportations, « les Allemands avaient réussi à donner à la police juive un sentiment d’autorité et de pouvoir. Ils se sentaient à l’écart, un cran au-dessus des Juifs du ghetto. La police juive était composée principalement de Juifs assimilés et de Chrétiens descendant de trois grands-parents juifs et définis comme juifs par les catégories raciales. », p. 144. Gutman précise aussi qu’un certain nombre d’entre eux avaient reçu une très bonne éducation, et qu’on pouvait compter de nombreux hommes de loi parmi eux.
Au début, la Police juive fut seule à accomplir les rafles, avec beaucoup de brutalité, mais au bout d’une semaine, avec son soutien, des SS secondés par des soldats ukrainiens, lettons, lituaniens et par la gendarmerie allemande poursuivirent cette ignoble tâche.

Brassard de la Police Juive dans le ghetto/1940

La population juive focalisa sa haine et sa révulsion contre la Police juive dont les membres furent considérés comme des traîtres. Gutman en donne des exemples : « Les rédacteurs de journaux intimes condamnèrent la Police juive dans les termes les plus sévères. Le poète Itzhak Katzenelson les voyait comme la lie de l’humanité », des « âmes sales » et « le dit policier «juif » qui n’a rien ni d’un Juif ni d’un être humain. ».
Ringelblum n’hésite pas à évoquer la « cruauté de la Police juive, qui fut parfois plus grande que celle des Allemands, des Ukrainiens et des Lituaniens. », p. 143.
Ainsi, deux cents hommes assiégèrent les pâtés de maisons, les bâtiments et les rues. Les familles juives, anxieuses, étaient partagées entre la volonté de rester groupées et la fuite de l’autre côté du mur du ghetto.
Les premiers à être pris dans les rafles furent les femmes, les enfants, les personnes âgées, les malades, les personnes dépourvues d’attestations de travail et les précaires. Mais bientôt, ce fut au tour de ceux qui avaient des papiers d’exemption et même aux travailleurs munis des précieuses attestations de travail. Il faut lire les extraits de journaux intimes choisis par Israel Gutman pour mesurer toute la violence des rafles, et la perfidie des Nazis : pour encourager les Juifs à se rendre eux-mêmes à l’Umschlagplatz, ils allaient jusqu’à  promettre l’octroi de … 3 kg de pain et de la confiture…
Le 6 août 1942, les Nazis attaquèrent les institutions pour enfants, parmi lesquelles l’orphelinat dirigé par Janusz Korczak. Israel Gutman cite Emanuel Ringelblum : « Korczak donna le ton : ils devaient se rendre, tous ensemble, à l’Umschlagplatz. Certains responsables de l’internat savaient ce qui les y attendait, mais ils sentaient qu’ils ne pouvaient pas abandonner les enfants en cette heure sombre et qu’ils devaient les accompagner jusqu’à la mort », p. XVI. Le célèbre pédagogue marcha à la tête du cortège composé des 192 enfants (88 rangs de quatre enfants), vêtus de leurs plus beaux habits et de tous leurs enseignants, en direction de l’Umschlagplatz. La marche se déroula dignement, sous un soleil de plomb.

Janusz Korczak et « ses » enfants /Image du film de A. Wajda


À travers différents extraits de journaux intimes et certainement du fait de sa propre expérience, on perçoit la rancœur justifiée de Gutman envers certains jugements trop tranchés déplorant la passivité des Juifs… En effet, malgré les « rumeurs », comment des êtres équilibrés, doués de raison – bien qu’affamés – pouvaient imaginer qu’au XXème siècle, en 1942, en se rendant eux-mêmes à l’Umschlagplatz, ils partaient vers un lieu de mort équipé de chambres à gaz destinées à les tuer ? Comment des familles, des malades et des personnes âgées pouvaient-elles imaginer qu’il existait un enfer pire que celui du Ghetto de Varsovie ; et que pouvaient-elles faire ? Considérer ces personnes affaiblies et désemparées comme des « moutons se laissant mener à l’abattoir » est un jugement plus qu’injuste, même lorsque il émane de Juifs soucieux d’inciter leurs coreligionnaires à se révolter.
Au reste, dès le deuxième jour des déportations, les résistants avaient appelé à une réunion d’urgence qui s’avéra constructive. Malheureusement, les rafles quotidiennes rendaient impossible la tenue d’autres réunions, selon Yitzhak Zuckerman lui-même. Israel Gutman donne ainsi l’exemple du chef de la Linke Po’alei Zion Shashna Zagan – qui fut raflé et conduit à l’Umschlagplatz, lors d’une réunion se tenant dans les premiers jours des déportations, et alors qu’il rédigeait un manifeste.

La jeunesse au combat
Ce sont les jeunes, plus vigoureux et sans charge de famille, qui initièrent la résistance. Le 28 juillet 1942, moins d’une semaine après le début des déportations, les mouvements de jeunesse sionistes l’Hachomer Hatzaïr, le Dror  et Akiva  se réunirent dans une auberge du Dror et décidèrent de la création de l’Organisation Juive de Combat (en polonais, OJC=Z.O.B./żydowska Organizacja Bojowa ). Un comité exécutif fut immédiatement désigné, et un membre fut envoyé du côté polonais de Varsovie pour y contacter la Résistance polonaise afin d’obtenir une aide urgente, des armes et des conseils. La branche militaire clandestine du Parti ouvrier polonais (Gwardia Ludowa/Garde du peuple) fournit quelques armes au début d’août 1942. Les membres de l’OJC s’imaginaient revenir aux jours héroïques des combattants juifs des temps bibliques. Selon Israel Gutman, ils se concevaient comme l’expression d’une rédemption de la nation juive.
Si l’OJC comptait probablement 200 membres aux premiers jours de son existence, le nombre se réduisit rapidement suite à la déportation d’un grand nombre d’entre eux, bien qu’ils aient appris les manières de s’échapper des trains en marche. Malgré cela, l’OJC passa à l’action en commençant par purger le ghetto des collaborateurs des Nazis, comme l’illustre la tentative d’assassinat, en août 1942, du chef de la police juive – Jozef Szerynski  (Juif converti travaillant dans la Police polonaise avant la guerre)- qui aurait aidé à l’exécution de 200 000 Juifs.
Plus de 10 000 Juifs furent exécutés dans le ghetto, pendant les rafles de l’été 1942, 11 580 furent envoyés dans des camps de travaux forcés, et 8000 parvinrent à atteindre le côté polonais de Varsovie.

Ne compter que sur soi
Après les déportations de l’été 1942, le Ghetto de Varsovie vit sa population passer de 400 000 à 50 000-60 000 habitants. La plupart de ceux qui restaient étaient des hommes capables d’assumer des tâches pénibles, et plus généralement des personnes entre 15 et 50 ans. Les Allemands hésitaient à anéantir toute la population car ils avaient besoin de la main d’œuvre qu’elle constituait d’une part pour faire tourner les entreprises qui devaient être transférées intactes, d’autre part pour entasser, réunir et surveiller les différents biens spoliés et récupérés : les Nazis distribuaient généreusement les permis de travail, censés prémunir leurs titulaires de toute déportation future.
Israel Gutman insiste sur le fait que, le 17 septembre 1942, alors que les déportations étaient terminées, la branche civile de la résistance polonaise subordonnée au gouvernement polonais en exil à Londres adressa une proclamation à la population polonaise dans laquelle elle exprima sa protestation à l’encontre des crimes commis contre les Juifs, mais qu’elle n’émit aucune intention d’agir, ni n’encouragea les Juifs à chercher refuge parmi les Polonais. Les Juifs comprirent ainsi qu’ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes.
Les mouvements de jeunesse et la Résistance étaient abattus, pris de remords de n’en avoir peut-être pas fait assez. Malgré l’arrestation et l’exécutions de membres importants de l’OJC, il fallut surmonter le découragement et continuer à préparer le combat en vue de la future reprise des déportations. Mordecai Anielewicz, membre de l’Hachomer Hatzair,  revint à Varsovie, à la mi-octobre 1942, après avoir été déporté en Silésie orientale où il faisait déjà de la résistance. N’ayant pas éprouvé la misère croissante du Ghetto et les déportations de l’été 1942, il ne ressentait peut-être pas le même abattement que les autres jeunes résistants, ce qui lui permit de faire preuve d’un immense courage tant lors des quelques mois de préparation à l’Insurrection que lors de la bataille elle-même. Israel Gutman le considère comme un héros.

Mordechaï Anielewicz

L’OJC qui avait pour but de défendre la population, poursuivit son objectif d’éliminer les éléments de la Cinquième Colonne (la Police juive et les autres Juifs complices des déportations), sachant que les Nazis n’interviendraient pas dans les vendettas entre Juifs. Concrètement, Israel Gutman cite :

  • L’assassinat d’une figure importante de la police juive, Jacob Lejkin (le 29 octobre 1942).
  • L’élimination du chef de la section économique du Judenrat et agent de la Gestapo, Yisrael First (le 29 novembre 1942).

Unification
À la fin octobre 1942, lors d’une réunion, des discussions eurent lieu entre Mordecai Anielewicz, Yitzhak Zuckerman et les membres du Parti politique Po’alei Zion qui acceptèrent de rejoindre l’OJC. Mais, se méfiant du manque d’expérience des membres des mouvements de jeunesse, les membres de la Linke Po’alei Zion  demandèrent à ce que l’organisation juive de combat repose sur deux organes distincts : un organe politique et un organe militaire. La résistance polonaise, composée d’une telle structure bicéphale, avait la même exigence pour collaborer avec l’OJC.
C’est ainsi que fut créé le Comité national juif, incluant à la fois des membres des partis politiques sionistes et des mouvements de jeunesse. Et après quelques semaines, ce fut au tour de la branche sioniste socialiste du Po’alei Zion, des Communistes et du Bund, de rejoindre l’OJC. Mais le Bund refusa de rejoindre le Comité national juif dont l’orientation politique était exclusivement sioniste. C’est ainsi que fut créé un troisième organe au sein de l’OJC : le Comité de coordination, rassemblant d’un côté les représentants du Comité national juif, et de l’autre les bundistes. Gutman souligne combien était impressionnant le degré de solidarité entre ces courants si différents de la société juive.
Toutefois, le Betar fit cavalier seul, car il avait d’intransigeantes et ambitieuses prétentions militaires du fait de ses liens avec les forces polonaises et l’expérience militaire de certains de ses membres. C’est ainsi qu’il créa la ZZW (żydowski Związek Wojskowy/Union juive de combat). Des membres de différents mouvements et même des communistes rejoignirent cette seconde organisation de résistance juive.
Pendant un peu plus de deux mois, le calme régna à nouveau. Mais la population juive n’était pas dupe, et suivit scrupuleusement les directives de l’OJC. Gutman insiste sur le fait que « ce ne fut que lorsque tout espoir de survie fut abandonné que la résistance armée commença à l’intérieur du ghetto. Ce ne fut qu’alors que la Résistance put bénéficier d’un large soutien. », p.150.
La Résistance ne manqua pas une occasion de tenter de révéler au monde l’extermination en cours, et, en automne 1942, avant que Jan Karski ne parte secrètement à Londres en tant qu’émissaire de la Résistance polonaise, des résistants juifs lui délivrèrent des informations.

Jan-Karski

Gutman cite l’extrait d’un livre de Jan KarskiL’histoire d’un secret d’État – où est évoqué ce que lui dit un résistant bundiste : « Notre peuple va être entièrement détruit. Quelques-uns seront peut-être épargnés, mais trois millions de Juifs polonais sont condamnés. En Pologne, aucune force ne peut l’empêcher, ni la résistance polonaise, ni la résistance juive. La responsabilité repose sur les épaules des Alliés. Que pas le moindre leader des Nations-Unies ne soit capable de dire qu’ils ne savaient pas que nous étions en train d’être assassinés en Pologne et que nous ne pouvions être aidés, sauf par l’extérieur… (…) Nous organisons la défense du ghetto non pas parce que nous pensons qu’il puisse être défendu mais pour que le monde voie le désespoir de notre bataille – comme une démonstration et un reproche. », p.176.
Karski transmet le message au gouvernement britannique ainsi qu’au président américain Franklin Roosevelt ; ses démarches restent sans effet.

La deuxième vague
En décembre 1942, le plus important mouvement de résistance polonaise AK (Armia KrajowaArmée de l’intérieur), suite à une demande urgente et insistante de l’OJC, fournit à celle-ci une dizaine de pistolets et une petite quantité de munitions. L’OJC en demandant plus, l’AK fournit une dizaine de pistolets supplémentaires, et une petite quantité d’explosifs. Israel Gutman a raison de s’interroger sur l’assistance si limitée de l’AK, et considère qu’il s’agissait soit de l’indifférence à l’égard du sort des Juifs, soit d’une méfiance à l’égard des Juifs, assimilés à de potentiels communistes. En revanche, la solidarité de certains Polonais à l’égard des Juifs s’expliquait par le fait qu’ils considéraient le traitement des Juifs par les Nazis comme un avertissement ; les Polonais seraient les prochaines victimes. Gutman évoque aussi le réseau żegota (rada pomocy żydom = Conseil d’aide aux Juifs) cofondée par Henryk Wolinski – colonel de la résistance polonaise et juste parmi les Nations – qui permit de cacher des Juifs en milieu polonais.
« Mourir comme des êtres humains »
Le 9 janvier 1943, Himmler effectua une visite au Ghetto de Varsovie, et deux jours après, il ordonna la déportation de 8000 Juifs en situation d’illégalité : il s’agit de l’opération Aktion, qui commencera le lundi 18 janvier 1943, à 6h du matin.
Or, l’OJC était en train de préparer une manifestation pour condamner tous les complices des déportations. Des affiches étaient collées partout sur les murs, pour annoncer cette manifestation du 22 janvier, qui ne put finalement avoir lieu. Il y était écrit : « Masses juives ! L’heure est proche. Vous devez être prêts à résister. N’allez pas à l’abattoir comme des moutons. Pas un seul Juif ne doit se diriger vers le train. Ceux qui ne peuvent résister activement doivent faire preuve de résistance passive. C’est-à-dire qu’ils doivent se cacher. Notre slogan doit être : nous devons tous mourir comme des êtres humains. ».

Quelques visages de combattants

Avertis par la Résistance de l’imminence de nouvelles déportations, beaucoup de Juifs se cachèrent effectivement, et les rues furent désertes. Gutman précise que les soldats Ukrainiens, qui secondèrent les Nazis, en profitèrent pour piller les logements et les ateliers abandonnés.
Faute de trouver les Juifs sur leurs lieux d’habitation, les Nazis décident de rafler les travailleurs des ateliers ouverts, ainsi que des employés duJudenrat. Les ouvriers, rassemblés pour attendre les véhicules les conduisant vers leurs usines ou leurs ateliers, furent en fait conduits à l’Umschlagplatz.
La première bataille de rue eut lieu lorsqu’un groupe de combattants juifs, sous le commandement d’Anielewicz, attaqua les Allemands, tandis que Zuckerman menait la fronde dans une autre rue. Gutman décrit, avec fougue et force détails, les combats acharnés menés par les résistants face aux Nazis décontenancés.
Le troisième jour marqua le début de la Résistance armée : tandis que les Allemands tiraient dans tous les sens, les Juifs tuaient des soldats allemands. Les rues prirent l’allure de véritables champs de batailles. Gutman cite Yitzhak Zuckermann selon lequel : « la révolte de janvier a rendu possible la rébellion d’avril », p.183.
Le quatrième et dernier jour, par représailles, les Nazis tuèrent un millier de Juifs dans les rues. En tout, durant ces quatre terribles journées, entre 5000 et 6000 Juifs furent tués ou déportés.
Puisque l’issue des Juifs de Varsovie était, de toute façon, fatale, ils préférèrent mourir en résistant, en combattants. Ce changement radical de l’attitude de la population surprit les Allemands qui demandèrent à Marc Lichtenbaum, ayant succédé à Czerniaków à la tête du Judenrat, de parler aux ouvriers juifs. Mais il leur répondit : « Je ne suis pas l’autorité dans le ghetto. Il y a une autre autorité : l’Organisation Juive de Combat ».
L’opération nazie aurait-elle durer plus longtemps si les Juifs n’avaient pas résisté ? Gutman en doute, car la main d’œuvre juive était plus que jamais nécessaire dans les fabriques de munitions allemandes, et Himmler recommanda ainsi le transfert de 16 000 Juifs vers un centre de production de munitions dans les environs de Lublin.

Avant l’ultime combat
Les leaders de la résistance rejetèrent un plan visant à transporter clandestinement des Juifs jusque dans les zones où se trouvaient les partisans : comme l’écrivit Yitzhak Zuckerman « Notre heure est venue sans aucun signe d’espoir ou de secours » : il  s’agissait non pas de fuir mais de résister avec courage et dignité.
Ainsi, à partir de janvier 1943 et pendant près de trois mois, les forces juives furent en état d’alerte maximum. Elles avaient raison, car le 16 février 1943, Himmler intima à Krüger, le chef de la police du Gouvernement général, l’ordre de vider le ghetto de ses habitants et de le détruire.
Pour commencer, les autorités nazies ordonnèrent le transfert des ateliers et usines dans des camps de travail. Les employés résistèrent, et l’OJC fit de son mieux pour court-circuiter ces opérations. Gutman étudie le cas de l’usine Többens : le chef de l’entreprise lui-même dissuadait ses ouvriers d’écouter les mises en garde de l’OJC, et promettait aux ouvriers juifs qu’ils pourraient vivre tranquillement avec leurs familles dans les camps de travail. Or, Gutman précise que les Juifs transférés dans ces camps situés dans la région de Lublin, furent assassinés massivement en novembre 1943 : 42 000 Juifs furent tués dans cette opération cyniquement appelée « Aktion Erntefest » /fête des moissons.

Construire bunkers et cachettes
L’OJC se prépara activement à la prochaine opération de déportation en construisant un grand nombre de bunkers et de cachettes, équipés d’eau et d’électricité, afin de pouvoir y vivre pendant une période prolongée. Les travaux se faisaient de nuit, plusieurs équipes se relayant à tour de rôle. Les meilleurs bunkers communiquaient avec des tunnels et les égouts par lesquels il était possible de s’échapper dans le ghetto, mais non dans la partie « aryenne » de Varsovie : le but de l’OJC n’était pas de survivre, mais de combattre jusqu’à son dernier souffle, pour sauver l’honneur de l’humanité. La ZZW se souciait plus de la possibilité de survie de ses membres, et prévoyait leur fuite du côté « aryen ». Il était également possible de s’échapper par les toits.

Organisation de la résistance
L’OJC comptait vingt-deux groupes de combat. Le Dror comptait cinq groupes, l’Hashomer Hatzaïr, le Bund et les Communistes avaient quatre groupes chacun ; Akiva, Gordonia, Hanoar Hazioni, Po’alei Zion C.S. et la Linke Po’alei Zion comptaient chacun un seul groupe. Ces vingt-deux groupes se répartissaient sur les trois secteurs du Ghetto de Varsovie : le ghetto central, le secteur des ateliers Tobbens et Schultz, et le secteur des brossiers. Ils étaient prêts et déterminés à passer l’action dès qu’il le faudrait. Le dimanche 18 avril 1943 au soir, ils furent avertis de l’imminence d’un assaut nazi sur le ghetto.

L’Insurrection
Le 19 avril 1943, veille de la Pâque Juive, fut la date choisie, par les Nazis, pour reprendre les déportations, marquant donc le début de l’Insurrection, véritable révolution dans l’Histoire juive.
Avertis, la veille au soir, par les résistants, les Juifs firent leurs paquets et rejoignirent les bunkers. Quant aux groupes de l’OJC, ils se mirent à leurs postes de combat, munis de revolvers, de grenades et de cocktails Molotov. Pour accueillir les Nazis, des résistants de la ZZW mirent même deux drapeaux sur une maison de la rue Muranowska, dans le ghetto central : un drapeau juif blanc et bleu, et le drapeau polonais.
Afin que le lecteur se rende compte de l’intensité des combats menés par les résistants, et des défaites essuyées par les Nazis obligés de revoir leurs tactiques, Israel Gutman cite essentiellement des extraits de journaux intimes de résistants ou de simples témoins, ainsi que des rapports du Général SS Stroop, Commandant de police du District de Varsovie, envoyé en remplacement de Von Sammern jugé incompétent par Himmler dès le début de l’Insurrection. Gutman mentionne un témoignage de Stroop racontant la colère de Krüger – le chef de la SS et de la police dans le Gouvernement Général – qui « jurait et criait au téléphone, disant que c’était une « honte », une « défaite » politique et militaire, une tâche sur l’honorable nom de la SS, causé par « cet intelligent docteur en philosophie du Tyrol » [Von Sammern], et que ce « type stupide » devrait être mis en prison, etc. » En effet, les Nazis furent pris de court par les tirs et les grenades des jeunes résistants Juifs qui n’avaient reçu, pour la plupart, aucun enseignement militaire. Gutman écrit : « Les Allemands qui entrèrent dans le ghetto, furent forcés de s’engager dans des batailles auxquelles ils n’étaient pas préparés. Les massives forces allemandes n’intimidèrent pas les Juifs. Les Nazis devaient mener une bataille longue et acharnée », p.207.
De nombreuses femmes participèrent aux combats. Rien qu’à travers un extrait du journal intime de Ludwik Landau, scientifique polonais d’origine juive se trouvant du côté aryen de Varsovie, on mesure l’importance du rôle joué par les résistantes juives : « Un Juif, portant un fusil automatique, fut blessé et à l’instant suivant, une femme, à ses côtés, prit son arme, et tira une décharge de balles en direction des Allemands.
Le long des murs, il y a un groupe de SS entourés de spectateurs curieux. Une femme apparaît devant un mur, agite un drapeau rouge et avertit les civils de partir et, en même temps, un groupe de Juifs se déplace, à travers les égouts, et lancent des grenades à mains sur les SS et retournent par les mêmes moyens », p.216.
Dans tous les combats de rues, les échanges de tirs furent nourris. Un résistant – Haïm Frymer – raconte comment les Allemands hurlèrent, effrayés : « Juden haben Waffen ! Juden haben Waffen ! /Les Juifs ont des armes ! Les Juifs ont des armes » : « La bataille dura environ une demi-heure. Les Allemands se retirèrent, et il y eut beaucoup de corps et de blessés dans la rue ».  Les Nazis furent déroutés, paniqués. Stroop raconta comment Himmler lui-même perdit son sang-froid. Le 20 avril, à 15h, trois officiers allemands, avec des mouchoirs blancs fixés aux revers de leurs uniformes, demandèrent un cessez-le feu et la possibilité de négocier avec le commandant du secteur. Les Allemands craignaient aussi que les succès de la résistance juive n’incitent les Polonais à en faire autant.
Les résistants juifs ne reculèrent jamais et les combats furent soutenus contre les Nazis. Gutman cite Mordecai Anielewicz qui écrivit, après quatre jours de combat : « Il s’est produit quelque chose qui a été au-delà de nos rêves les plus fous. Les Allemands se sont retirés deux fois du ghetto. Une de nos compagnies a tenu quarante minutes, et la seconde plus de six heures. »
Mais les Juifs n’avaient que des armes de courte portée, peu de munitions…

Un brasier
Stroop réorganisa les troupes nazies qui mirent le feu aux endroits où se retranchaient les résistants qui ne cessèrent jamais de riposter et de tenir tête à l’ennemi. Le ghetto fut liquidé en trois jours, mais la bataille des bunkers – que les Allemands découvrirent dès le second jour – dura plus d’un mois. Il en résulta que le quatrième jour, Stroop donna l’ordre d’incendier les maisons sous lesquelles se trouvaient les bunkers : il savait que la chaleur et l’asphyxie inciterait les résistants à remonter à la surface et à se rendre. Mais il ignorait le réseau des tunnels entre les bunkers, et que certains résistants pouvaient s’échapper et rejoindre un autre bunker. La plupart des résistants supportèrent des chaleurs et des odeurs de brûlé épouvantables au fond de leurs cachettes souterraines mais cela faisait partie de leur mission, et, quand ils étaient découverts, ils tiraient sur les Allemands. Quand ils n’avaient plus de munitions, les résistants préféraient monter aux étages des maisons et se jeter par les fenêtres plutôt que de se rendre. Un rapport de Stroop, en date du 25 avril, fait état de 1690 Juifs capturés, 274 tués, et de centaines morts dans les flammes ou dans les bunkers explosés par les Nazis.

Le Ghetto en flamme

Quand le ghetto fut en proie en flammes, les Juifs s’échappèrent par les égouts. Israel Gutman insiste sur le contraste entre le Ghetto de Varsovie, et la partie « aryenne » de Varsovie en citant le témoignage d’un survivant qui, avec l’aide d’un Polonais non-juif, réussit à sortir dans la ville, de l’autre côté du mur : la vie y semblait normale.

L’honneur sauvé du peuple juif
Le 23 avril 1943, le chef de la Résistance juive, Mordecai Anielewicz, écrivit à son camarade d’armes, Itzhak Zuckerman : « Les mots ne peuvent décrire par où nous sommes passés. Nous ne sommes conscients que d’une seule chose : ce qui est arrivé a dépassé nos rêves. Les Allemands se sont enfuis par deux fois du ghetto. J’ai le sentiment que de grandes choses se passent, que ce que nous avons osé est d’une grande importance.
Porte-toi bien mon cher. Peut-être nous rencontrerons-nous encore. Mais ce qui compte vraiment est que le rêve de ma vie se soit réalisé. L’auto-défense juive est devenue un fait au Ghetto de Varsovie. La Résistance juive armée et les représailles sont devenues une réalité. J’ai été témoin de la lutte magnifiquement héroïque des combattants juifs. »
Gutman cite plusieurs extraits de journaux clandestins polonais qui ne tarissaient pas d’éloge sur la résistance juive.
Mais personne ne vint au secours des résistants : « (…) Le ghetto agonisant n’eut pas la chance de Stalingrad. Ni soutiens ni sauveteurs du monde extérieur, d’autres armées ou de la population, ne vint à l’aide des Juifs. Les Juifs combattirent, jusqu’à la fin, dans un total isolement, accompagnés de mots de louange et de déclarations d’encouragement – des mots mais pas d’assistance réelle ».
Malgré ses dénégations, au cours des derniers jours de l’Insurrection, Stroop donna l’ordre d’envoyer du gaz asphyxiant dans les bunkers pour en faire sortir les résistants.
Le bunker du 18 de la rue Mila fut l’un des derniers à tomber. Initialement construit par un contrebandier qui y accueillit les résistants, ce bunker vaste, et équipé d’un confort moderne surprenant, abritait trois cents personnes quand il fut découvert par les Allemands, le 8 mai 1943. Il y eut des échanges de tirs nourris, et certains résistants préférèrent se suicider. Gutman précise que les sept ou huit résistants qui réussirent à s’échapper souffrirent d’empoisonnement et personne ne vit le jour de la Libération. En 1945, devant le 18 de la rue Mila, fut posée une pierre noire sur laquelle est écrit : « Ici, le 8 mai 1943, Mordecai Anielewicz, le commandant du ghetto de Varsovie avec les membres de l’Organisation juive de Combat et une douzaine de combattants, sont tombés lors de la campagne contre l’ennemi nazi », p.259.
Vers la mi-mai 1943, la rébellion du Ghetto de Varsovie prit fin. Les derniers groupes juifs furent exécutés ou envoyés dans les camps de la mort. Peut-être quelques milliers restèrent cachés dans les égouts. Tous les bâtiments furent détruits, à l’exception de l’Église catholique romaine fréquentée par les Juifs convertis.

Photographie anonyme extraite du « rapport Stroop » prise à l’intérieur du Ghetto de Varsovie en 1943, à la fin du soulèvement. Des soldats allemands arrêtent des combattants juifs. prise à la rue Nowolipie en regardant vers l’est, près de l’intersection avec la rue Smocza. Au fond, on peut voir un mur du ghetto avec une porte.

Le 15 mai 1943, le Général SS Jürgen Stroop, dont les forces avaient détruit le Ghetto de Varsovie, annonça triomphalement que les gardes en service, la nuit précédente, n’avaient dénombré que six-sept Juifs dans la zone du ghetto. Pour lui, la destruction de la grande synagogue de Varsovie (édifice imposant, bâti en 1878, et œuvre de l’architecte Léandro Marceni), fut le symbole de la victoire éclatante des Nazis. Toute trace juive fut effacée de Varsovie, tant matériellement qu’humainement.
Quelques résistants survécurent dans les ruines du ghetto en se désaltérant d’eau de pluie. Gutman souligne qu’après l’anéantissement, entre 15 000 et 20 000 Juifs réussirent à rejoindre le côté « polonais » de Varsovie où ils se cachèrent ou vécurent avec des faux papiers, notamment grâce à l’aide de la Zegota, mais Gutman précise que certains groupes de Polonais trahirent les fugitifs. Toutefois, l’historien ne manque pas de souligner qu’ « au pic de la rébellion polonaise de Varsovie d’août 1944, une compagnie de Juifs – sous le commandement de Zuckerman- , avec d’anciens membres de l’OJC parmi eux, participèrent activement à la campagne ».
D’autres rejoignirent les partisans.
Dans son travail, Israel Gutman n’a eu de cesse de montrer l’isolement des Juifs du Ghetto de Varsovie ; le monde non-juif est resté insensible à leur sort pendant presque quatre ans. L’émotion de l’historien est perceptible lorsqu’il décrit les derniers jours de Shmuel Zygelbojm, un activiste du Bund. Membre du Conseil national du gouvernement polonais en exil à Londres, il fut l’un des premiers à révéler, en 1942, l’extermination des Juifs de Pologne et l’existence des chambres à gaz. Le 12 mai 1943, par solidarité pour ses camarades résistants qui avaient péri dans les flammes, il s’immola par le feu devant le Parlement britannique, car sa demande d’aide pour les survivants du ghetto s’était soldée par un refus : il protesta ainsi contre le monde entier qui n’avait rien fait contre l’extermination des Juifs. Dans une des lettres qu’il laissa, il écrivit : « La responsabilité du crime et de l’assassinat de toute la population juive de Pologne incombe d’abord et surtout aux assassins eux-mêmes, mais indirectement, la responsabilité incombe aussi à toute l’humanité, aux nations et aux gouvernements des Alliés qui n’ont fait, jusqu’à maintenant, aucun réel effort pour arrêter le crime ».

Seuls quelques non-Juifs risquèrent leur vie pour venir en aide à la population juive, et, au cours de sa vie, Gutman s’efforça toujours de rendre hommage à ces êtres méritants (il a dirigé la rédaction du Dictionnaire des Justes de France, paru en 2003).

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Si l’historien, par souci d’objectivité, semble n’avoir rien raconté de sa propre vie au Ghetto de Varsovie, son choix d’extraits d’archives d’une grande intensité fait toutefois concrètement ressentir au lecteur, comme en temps réel, le désarroi des habitants abandonnés à leur triste sort – dont ils ignorèrent longtemps l’inconcevable issue -, la violence des Nazis et de leurs complices, et le courage héroïque des résistants. 
En mémoire de toutes les victimes de la Shoah et des valeureux résistants, il écrit : « Mille ans d’histoire juive ont pris fin en Pologne, non pas avec un gémissement ou avec les cris des masses recroquevillées, mais avec les actes courageux de jeunes combattants qui se tinrent debout pour défendre leur honneur, qui résistèrent en dépit de l’écrasante puissance de l’ennemi. », p.255.