«  Ne dis jamais que c’est ton dernier chemin »

par Laurence Chemla

Pierre GOLDMAN, Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France, Éditions Le Seuil, 1975, Repris dans la collection « Points ».

Vendu à plus de 60 000 exemplaires lors de sa sortie en 1975, le premier livre de Pierre Goldman marqua son époque : c’était, en grande partie, un récit autobiographique d’une haute tenue littéraire qui fut lu et apprécié bien au-delà de la communauté juive et de la gauche ; des lecteurs de tout bord politique louèrent ses qualités : Claude Mauriac pour le Figaro, Pierre Bénichou pour le Nouvel Observateur, Pierre Daix pour le Quotidien de Paris, Marc Kravetz pour Libération ou Jean Dutourd pour France Soir ; et tant d’autres.
Cependant, Pierre Goldman n’était pas un homme de lettres tout à fait ordinaire. Ses Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France étaient le plaidoyer d’un prisonnier, accusé de meurtre, qui se pliait à « l’infamie d’écrire » pour clamer son innocence, mais également une analyse rigoureuse démontant l’accusation. Pressenti pour le prix Goncourt, il déclarait dans Le Monde du 16 novembre 1976 : « Je n’ai pas écrit ce livre à l’intention d’un quelconque jury littéraire, mais à l’intention d’un nouveau jury d’assises, devant lequel j’espère comparaître ».

         Le sentiment que beaucoup de lecteurs de cet ouvrage ont pu éprouver en le découvrant a été exprimé avec force par le personnage-narrateur du roman à clés de Myriam Anissimov, Rue de Nuit : « Alors je me mis à rêver de cet homme qui écrivait en prison et que je ne connaissais pas. On pouvait se procurer ses textes en ville dans quelques librairies. Je les lus et ils me transpercèrent. J’emportais le recueil dans la chambre de la rue de Nuit, et restais des après-midi à relire les mots qui m’obsédaient. Derrière chaque ligne je faisais surgir leur auteur et je me pris à penser que je le connaissais, mieux peut-être que l’homme avec qui je vivais depuis des années. J’aurais voulu lui parler, le toucher, lui dire que ses paroles étaient aussi les miennes. Mais je ne parvins jamais jusqu’à lui. J’avais aperçu sa photo, mais cette image figée, mais ces yeux fixes et noirs m’éloignaient de lui. On savait qu’il vivait encore dans une prison quelque part au nord de la ville » .
Pour bien comprendre la fascination qu’exerça cet écrit, il paraît nécessaire de rappeler les faits et de relater brièvement l’affaire dans laquelle son auteur fut mis en cause, la sinistre affaire du double meurtre commis boulevard Richard-Lenoir, le 19 décembre 1969.  
Une affaire ténébreuse
Le vendredi 19 décembre 1969, entre 20h10 et 20h15, dans la pharmacie du 6 boulevard Richard-Lenoir, à quelques mètres de la place de la Bastille, un crime d’une violence extrême perpétrée avec une rare fureur meurtrière : une pharmacienne et sa préparatrice sont criblées, chacune, de quatre balles lors d’un braquage. Un client retardataire a quant à lui été blessé d’une balle dans la mâchoire.
Un couple, ayant aperçu, de l’extérieur, un homme braquant – de la main gauche – un revolver sur les pharmaciennes, a accouru vers un café voisin. Un homme en civil, gardien de la paix de son état mais qui n’était pas en service à cette heure, y prenait une consommation. N’écoutant que son courage, il se lève et se précipite en direction de la pharmacie. Selon son tout premier témoignage confirmé par sa cousine, il aurait croisé un « mulâtre » s’échappant de la pharmacie. Le valeureux agent rattrape cet individu mais a du mal à le ceinturer à cause du tissu synthétique glissant de l’imperméable qu’il porte. Le fuyard lui tire une balle dans le ventre (avec un revolver d’un autre modèle que celui ayant touché les victimes dans la pharmacie).
Un médecin allèguera avoir parfaitement vu le criminel depuis son appartement situé au quatrième étage de l’immeuble de la pharmacie (à une distance de 40 mètres, la nuit…). Tout cela sur un boulevard mal éclairé. L’enquête sur place ne permettra pas de relever des empreintes.
Le gardien de la paix modifiera son témoignage deux jours après les faits, depuis son lit d’hôpital, affirmant être entré dans la pharmacie, décrivant le bandit comme un homme de type méditerranéen, et évoquant la possible présence d’un homme faisant le guet près de la pharmacie. Les autres témoignages – plus ou moins tardifs – sont ceux de passants qui auraient très furtivement vu courir le meurtrier, dans la nuit, à une plus ou moins longue distance, et dans des directions opposées. Aucun de ces témoins « décisifs » ne vint porter assistance aux victimes ou n’appela les secours ou la police. C’est le mari de la préparatrice qui découvrit, seul, les corps des victimes, dans la pharmacie alors éteinte, où l’alarme de sécurité se mit à sonner lorsqu’il poussa la porte.
Près de quatre mois et demi plus tard, sur la foi d’un renseignement fourni par un indic, la police, après une filature d’une dizaine de jours, arrête Pierre Goldman rue de l’Odéon.

Emmené au Quai des Orfèvres, interrogé par le commissaire Marcel Leclerc, le suspect avoue trois braquages commis à visage découvert – et sans qu’il  ait été fait usage d’une arme à feu – entre décembre 1969 et janvier 1970 (soit sur une période de quarante jours), dont un, juste au lendemain de la tuerie du boulevard Richard-Lenoir. Mais il niera immédiatement et obstinément une quelconque implication dans ce qu’il appellera lui-même « cette boucherie » du boulevard Richard Lenoir : « Écoutez, (…), je vous dis tout de suite que je n’ai rien à voir dans cette boucherie. Présentez-moi l’agent de police et qu’on en finisse. Il m’innocentera », p 117.
Pierre Goldman lisait tous les articles de presse concernant cette affaire ; ce que le délateur (une de ses nombreuses connaissances) avait trouvé d’autant plus suspect qu’il le savait possesseur, ce jour, d’un revolver (mais P. Goldman était droitier et les expertises balistiques attestèrent qu’il ne s’agissait pas d’une des deux armes utilisées boulevard Richard-Lenoir), et qu’il le savait être au métro Saint-Paul à 19h45. Pourquoi s’intéressait-il donc autant à cette affaire ? S’il n’était pas impliqué dans cette affaire, connaissait-il alors le ou les protagonistes de ce qu’il qualifia aussi de « tuerie » ?
La procédure de « reconnaissance » – sa présentation aux témoins, au milieu de figurants policiers, se fait dans des conditions discutables : le suspect n’était pas rasé ; son visage et ses vêtements étaient marqués par trente-huit heures de garde à vue ; son nom et sa photo avaient été diffusés dans la presse quelques heures auparavant ; et il n’y eut pas de photographie de ce « tapissage » …
Le client blessé de la pharmacie, qui disait avoir vu le criminel en pleine lumière et qui avait surtout parlé avec lui, dira le reconnaître, mais il n’avait jamais précisé que le criminel zézayait, comme c’était le cas de P. Goldman.
Enfin, Pierre Goldman alléguait se trouver, à l’heure du crime,  chez un ami antillais (p. 97-98), au 47 rue de Turenne, à une dizaine de minutes du 6 bd Richard-Lenoir (et non à dix minutes « aller et retour » comme l’écrit à tort Goldman -p. 213- qui ne connaissait donc visiblement pas le trajet).
Il subsiste donc beaucoup d’incohérences et d’incertitudes dans l’établissement des faits. Le dossier de l’affaire présente des failles.
Contestation
Pierre Goldman l’examina très attentivement : « Dès que ce fut possible, je commandai une copie du dossier. Ma lecture en fut à la fois passionnée et révulsée : j’y étais sali, avili, calomnié par des personnes qui, parfois, avaient été mes amis. Cependant, je fus profondément intéressé par la nature fallacieuse de son contenu : sous les descriptions abondantes du tueur du boulevard Richard-Lenoir, il fallait que je cherche les signes de mon innocence, les traces de non-correspondance, de non-coïncidence entre ces descriptions et moi. Je commençais à être excité par la démonstration de mon innocence. », p. 141.
En 1974, en vue du procès, il rédige donc un mémoire afin de démontrer son innocence : « Mémoire sur l’affaire Richard-Lenoir ou Souvenir de mon innocence »,p. 147 : c’est le condensé de ce mémoire, qu’il transmit à ses avocats, qui constitue, en substance, la seconde partie des Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France.
Au terme d’un procès de cinq jours reposant essentiellement sur les quelques éléments recueillis par la police, la Cour d’assises de Paris jugea Pierre Goldman coupable du double meurtre du boulevard Richard-Lenoir le 14 décembre 1974. Ce jugement suscita un tollé.

Photographie extraite du film de Cédric Kahn/Le Procès Goldman/Septembre 2023

Un comité de soutien fut créé le jour même du verdict et un pourvoi en cassation fut introduit le lendemain. Parmi ses soutiens, en dehors de ses proches et anciens amis de l’UEC, se trouvaient Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Simone Signoret… De nombreuses personnalités du monde littéraire lui dédièrent des livres pour le soutenir : Régis Debray avec son livre Les rendez-vous manqués (dont le début devait être, initialement, une préface aux Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France), Hélène Cixous avec Pierre Goldman, un K incompréhensible, l’avocat Wladimir Rabi dans un véritable ouvrage de référence L’Homme qui est entré dans la Loi, et Myriam Anissimov avec Rue de Nuit. Sans oublier la chanson de Maxime Le Forestier, « La vie d’un Homme » …
La presse, à l’exception du journal L’Aurore, fut dans son ensemble choquée par le verdict. Même le célèbre chroniqueur judiciaire Frédéric Pottecher, était convaincu de l’innocence de Pierre Goldman dans l’affaire du boulevard Richard-Lenoir.
Le K Goldman
Dès son arrestation, Pierre Goldman eut « l’impression de vivre une situation kafkaïenne » : « J’y suis », p. 115. Le fait que des témoins le reconnaissent, au lendemain de son arrestation, ne fit qu’aggraver cette impression : « Il me sembla que j’étais au centre d’une machine qui allait m’écraser doucement », p. 117. « Juif et innocent, il m’arrivait de rêver que, libre, j’errais dans la ville, y rencontrais mes amis, sans pourtant cesser d’être, dans cette liberté rêvée, onirique, incarcéré. J’ajoute que j’entrepris la lecture du Procès [de Franz Kafka] : je ne pus la terminer, elle m’était trop douloureuse, j’en ressentais une intolérable angoisse. », p 143.

C’est certainement dans l’extrait suivant du roman de Kafka que se trouve la genèse de l’écriture des Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France : « L’idée du procès ne le quittait plus. Il s’était souvent demandé s’il ne serait pas bon de préparer une défense écrite et de la présenter au tribunal. Il voulait y faire le bref récit de sa vie et, pour chaque événement un peu marquant, expliquer les motifs qui l’avaient poussé à agir, dans quelle mesure cette façon d’agir lui semblait rétrospectivement louable ou condamnable, et enfin quels motifs il pouvait invoquer dans l’une ou l’autre hypothèse. » [Franz Kafka, Le Procès].

Un récit à décrypter

Après l’énoncé de l’acte d’accusation, ce livre se compose de trois parties : le Curriculum Vitae – au sens judiciaire du terme-de Pierre Goldman, l’Affaire Richard-Lenoir et le premier procès qui eut lieu à la Cour d’Assises de Paris en décembre 1974.

Contrairement à ce que le titre de son œuvre pourrait laisser penser, Pierre Goldman n’avait guère une mémoire claudicante, et il résuma sa vie sans aucune complaisance envers lui-même, malgré « la répugnance à se rendre complice de ce regard indécent et vicieux posé sur sa vie ». Ce n’est pas le portrait d’un homme sous son meilleur jour qu’il nous livre : il ne nous épargne ni ses utopies révolutionnaires les plus extrêmes, ni les aspects les plus sombres de sa personnalité, ni sa dérive dans le gangstérisme : il n’a pas cherché à se faire passer pour un « saint », mais a voulu démontrer son innocence dans l’affaire du double-meurtre du Boulevard Richard-Lenoir.  Mais ce livre permet au grand public d’avoir, de cette terrible affaire, une connaissance précise et détaillée, car, selon le propos de son avocat, Francis Chouraqui : « Pierre a fait une analyse talmudique de son dossier », [rapporté in La vie rêvée de Pierre Goldman, p. 193].

Il serait totalement inconsidéré de se forger une opinion – quelle qu’elle soit – sur cette affaire sans la lecture très attentive – voire exégétique- des Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France. Seule une lecture lente et même fouillée de ce livre – telle une lecture talmudique – permet de discerner des indices au travers des très nombreux sous-entendus et non-dits qui l’émaillent. Il faut s’interroger non seulement sur le choix de telle préposition, tel adverbe, tel temps de verbe, mais encore sur la présence d’une phrase ou d’une précision a priori inutile, superflue, banale, ou, au contraire, équivoque : si elle se trouve dans le texte, si son auteur a insisté pour qu’elle y soit, peut-être même malgré l’incompréhension, voire le désaccord de l’éditeur, c’est qu’il faut y déceler un indice. Ce jeune homme que l’expert en psychiatrie Yves Roumajon jugeait d’une « intelligence brillante et exceptionnelle » (L’homme qui est entré dans la Loi, p. 203), maniait la langue française à la perfection.

Par conséquent, le livre de Pierre Goldman ne se lit pas mais se décrypte : il est essentiel de garder en mémoire qu’il a été écrit au bout de presque cinq ans d’emprisonnement par un homme qui, s’il reconnaissait avoir commis trois braquages, clamait son innocence dans celui qui avait provoqué deux morts et deux blessés graves. Or, le terme de « secret » se rencontre à plusieurs reprises dans le livre, comme par exemple : « Un moment survint où il me devint intolérable d’être pris pour un autre (…). Mais le secret de mon innocence, quand il advenait qu’il se transforme en angoisse, me tourmentait douloureusement » (p. 141) écrivit Pierre Goldman au début de la deuxième partie, consacrée à l’affaire elle-même. Révéler ce secret aurait-il définitivement sauvé sa vie et son honneur ? Quel pouvait être ce secret ? « L’essentiel, bien sûr, ne le dirai pas… », avait-il également écrit. Et à Wladimir Rabi qui lui demanda « À quoi a trait cet « essentiel » ?… aux faits eux-mêmes du procès ? », il répondit en s’indignant : « Non. Il ne s’agit nullement des faits du procès. Mais de moi-même. Je voulais dire par là que tout ce que j’ai dit dans mon livre est vrai, mais que je n’étais pas tenu de tout dire ».

Ainsi, dans la mesure où cet écrivain accompli se qualifiait de « gangster », terme qui signifie littéralement – « membre d’un gang », on peut se demander s’il faisait partie d’une bande organisée. Si oui, cela engendre d’autres interrogations : qui était à sa tête ? Y avait-il un modus operandi imposé ?  Y avait-il parmi les membres de cette bande un homme ressemblant, par certains traits, à Pierre Goldman ? À la lecture de son livre, il ressort qu’il ne choisissait pas toujours les lieux de ses braquages, et qu’il avait des complices. D’ailleurs, lorsque son père lui rendit visite, au bout de deux ans d’incarcération, et qu’il lui demanda s’il s’était conduit avec dignité face aux policiers, que lui répondit-il ? « Je lui dis que mes complices n’avaient pas été identifiés. Il fut ravi, heureux. (Il serait d’ailleurs ignoble que je tire la moindre fierté de mon silence : je n’ai pas été torturé.) », p. 132.

Lui, le fils de résistants, ne voulait dénoncer personne. Or, la Résistance usait de langages codés. Et Pierre Goldman avait rêvé d’être un résistant comme ses parents : il avait accroché, dans sa cellule, le portrait de celui qu’il considérait comme l’archétype de la Résistance, Marcel Rayman – « ce Juif absolu, saint et sacré », p 26 -,  photographie sous laquelle il avait inscrit en yiddish ce premier vers du Chant des partisans de Wilno « Zog nisht kaynmol du gayst dem letstn veg »/« Ne dis jamais que c’est ton dernier chemin », chanson qu’il avait apprise, enfant, à Tarnos, dans la colonie de vacance  de la CCE [Commission Centrale de l’Enfance, qui dépendait de l’UJRE-Union des Juifs pour la Résistance et l’Entraide].

C’est donc à l’histoire de ses parents, histoire qui pèsera sur sa propre vie, que P. Goldman consacre les premières pages de de son récit.

Né dans l’ombre de la résistance juive

Janka

Sa mère Janina ou Janka Sochaczewska (1914-1993) est née à côté de Lodz dans une famille juive orthodoxe. À quinze ans, elle fuit auprès d’un cousin  « rabbin sioniste et socialisant qui l’oriente vers les communistes ». Elle devient militante communiste. Son militantisme lui vaut neuf mois de prison : son père la renie, et sa mère lui rend visite en secret. Elle gagne ensuite Varsovie mais, sous la menace d’une nouvelle arrestation, elle quitte illégalement la Pologne : sa famille, qu’elle ne reverra plus, sera inconsolable.  Elle rejoint Berlin, y milite et suit les cours de L’Université rouge. Puis elle part en France où elle travaille au sein de la MOI.

Elle épouse Bolek, communiste polonais non juif, et ils ont une fille en 1933. En 1936, Bolek prend part à la Guerre d’Espagne, et est élu chef de la 30e compagnie de mitrailleuses lourdes Jaroslaw Dąbrowski. Après avoir été gravement blessé au Front, et suite à la défaite des Républicains, il est emprisonné par les autorités françaises qui le livrent ensuite aux Nazis : il sera déporté en Allemagne et fusillé. Parallèlement, Janina est intégrée à l’appareil du PCF. En octobre 1939, elle est internée, en tant que communiste, dans le camp de Rieucros. En mars 1942, elle est autorisée, en tant qu’épouse d’un ancien officier des Brigades internationales, à partir au Mexique. Mais, refusant de « déserter », elle profite d’être à  Marseille, d’où elle est censée embarquer, pour rejoindre ses camarades de la MOI et de la Résistance communiste. A Lyon, elle est intégrée aux FTP du bataillon Carmagnole. Sa famille polonaise n’a pas survécu.

Alter

« Si je parle de mon père, c’est, évidemment, que je ne peux parler de moi sans parler de lui » (p. 26), écrit, à juste titre, Pierre Goldman.  Son père Alter Mojsze – dit parfois Albert – Goldman naît à Kutnoà côté de Lublin.

Alter Goldman

Orphelin de père, c’est après avoir lu la traduction en yiddish de Quatre-vingt-treize de Victor Hugo, qu’il quitte la misère et l’antisémitisme de la Pologne pour rejoindre la France. N’y retrouvant pas les idéaux de 1789, il part en Allemagne où il est « horrifié par ce qu’il y pressent », p 26. Il revient alors en France, et, ne voulant pas exercer un métier que les Juifs pratiquaient traditionnellement (tailleur, cordonnier…) devient mineur puis s’engage, par devancement d’appel, dans le 5e Régiment des Chasseurs d’Afrique, ce qui lui permet d’obtenir la nationalité française. À son retour en France, il devient, finalement ouvrier tailleur, « un métier de Juif Polonais », p. 26.

Très sportif – il pratique le basket – il fait partie du club sportif d’ouvriers Juifs. Bien des membres de ce club firent partie des combattants des FTP-MOI, dont Marcel Rayman de l’Affiche Rouge. Alter Moyshe Goldman était devenu communiste lorsque l’Armée Rouge, dirigée alors par Trotsky (affectueusement appelé « Laybele ») assiégeait Varsovie, et, à l’arrivée de Staline, il quitta le parti dont il resta un simple sympathisant. Il assista aux premières fusillades de la Guerre d’Espagne alors qu’il se trouvait à Barcelone avec une délégation sportive de la FSGT, et voulut s’engager dans l’unité française des Brigades internationales à son retour, mais fut refusé du fait de sa réserve envers le Parti communiste.

Mobilisé en 1939, affecté au 2e dragons portés, 3e DLM (Division Légère Mécanique), il se trouve être en permission à Paris lors de l’offensive allemande du 10 mai 1940, mais s’avère être un valeureux combattant quand il retrouve son unité : cité pour sa bravoure au front, il est décoré de la Croix de Guerre.  C’est lors de la démobilisation qu’il va à Lyon, alors en zone libre, et s’engage dans la Résistance juive. Mais lorsque les Allemands viennent occuper la zone libre en 1942, on lui confie l’organisation du travail militaire parmi les organisations juives sous le contrôle et l’influence du Parti communiste (FTP-MOI). Il fonde et dirige les Groupes de combat de l’UJRE (Union des Juifs pour la Résistance et l’Entraide) dont les membres, tout en exerçant une activité professionnelle sous de faux papiers, s’initient à la lutte armée, passant de la propagande clandestine à la guérilla urbaine qui vise autant les Nazis que les Collaborateurs.  Les responsabilités d’Alter Moyshe Goldman l’obligent à ré-adhérer au Parti Communiste.

Pierre Goldman est le fruit de la rencontre de ces deux résistants. Il naît le 22 juin 1944, à Lyon, sous une fausse identité : « Je n’avais pas l’âge de combattre, mais, à peine en vie, j’eus l’âge de pouvoir périr dans les crématoires de Pologne. Les enfants étaient les premiers à être assassinés », p 25. Peu de temps après, Janina Sochaczewska part, avec son bébé, à Grenoble remplacer une résistante fusillée. À la Libération, les chemins de ses parents se séparent. La mère devient fonctionnaire à l’ambassade polonaise à Paris. Mais en 1947, elle est appelée à retourner en Pologne. Apprenant cela, le père et d’anciens camarades résistants, kidnappent le petit garçon, et Janina Sochaczewska partira seule : « Il ne voulait pas que son fils vive dans un pays où des millions de Juifs avaient été exterminés, un pays antisémite, antisémite et stalinien. Un pays maudit », p. 31. Jusqu’en 1950, le petit garçon vivra donc auprès de diverses personnes, mais principalement auprès d’une sœur de son père. Puis il vécut dans le nouveau foyer de son père.

Les serments

Dès son enfance, Pierre Goldman fut donc marqué à jamais par la guerre, sous tous ses aspects. Ainsi, à chaque fois qu’il voudra assurer quelqu’un de son innocence sans rien révéler, il prêtera toujours serment sur la mémoire de victimes juives de la guerre : à son père (puis, dans une lettre, à sa mère biologique), ce sera « sur la mémoire d’un de ses camarades assassiné, décapité, en 1944, par la Justice vichyste » (p.132), et au rabbin Fima de Fresnes, sur le martyre du peuple juif : « Un jour de désespoir, supplicié par la douleur de ne pouvoir manifester mon innocence, de ne pouvoir l’expulser du secret où elle gisait au fond de moi, je lui fis une lettre où, sur le martyre de notre peuple au temps de l’holocauste, je jurais que j’étais innocent. Ce serment, il fallait qu’il s’en souvienne quoi qu’il arrive, écrivais-je. Je lui demandai toutefois de ne jamais révéler la teneur de cette missive : je considérais qu’une telle révélation, dans une enceinte judiciaire, en profanerait la nature sacrée », p. 135.

De la guerre, il conservera également une aversion pour les Allemands. Par exemple, quand il séjournait en Allemagne, il cherchait, sur chaque visage allemand, « un regard de SS », p. 62. Et c’est cette même aversion qui l’empêchait d’utiliser lui-même un revolver P38 qui était l’arme des Nazis.

Et à la question de sa belle-mère sur ses conditions de vie en prison, il lui répondit que « ce n’était pas un camp de concentration nazi, ni même le camp français où, en tant qu’allemande, elle avait été enfermée en 1939 », p.131. Pierre Goldman n’oubliait jamais qui il était et d’où il venait.

Être de nulle part
Dans le titre de son livre, il aurait pu se désigner comme « Juif français » ou « Juif de France ». Ou « Juif ashkénaze ». Les possibilités étaient nombreuses. Il ne revendiquait donc aucune nationalité, pas plus la polonaise- qu’il n’avait pas-, que la française inscrite sur ses papiers.
Enfant ni heureux ni malheureux comme il l’écrit, rien ne l’intéressait à l’école. Son parcours scolaire se compliqua dans l’enseignement secondaire, et il devint interne dès 1956 : « Des lycées où l’on m’admit je fus pratiquement exclu chaque année » (p. 32) : Lycée Michelet de Vanves, Lycée d’Evreux, Lycée d’Etampes, Lycée de Compiègne, et baccalauréat réussi en candidat libre tout étant surveillant et maître d’internat à Chauny… Son niveau scolaire ne dépendait pas seulement de la matière, mais surtout des professeurs, des surveillants : comme il l’avait dit à Maître Garraud au procès d’Amiens de 1976, il devait déjà sentir « les racistes et les fascistes ». C’est en 1959, au Lycée d’Evreux, que Pierre Goldman découvre que l’antisémitisme n’est pas mort, et qu’il y a des nostalgiques du régime de Vichy : « À Evreux, je rencontrai des jeunes qui défendaient le régime de Vichy (des professeurs aussi) et des fascistes actifs, membres de Jeune Nation. C’était l’époque du retour de De Gaulle, du début des menées ultra en Algérie. J’adhérai à l’Union des jeunesses communistes », p 32. Il participa activement à une mutinerie contre la sévérité d’un « surveillant général, roide et pervers » (p. 37), ce qui lui valut, évidemment, d’être renvoyé.
Pourtant, quelques mois auparavant, il avait fait grande impression, en latin, face aux questions d’un inspecteur d’Académie qui dit au professeur : « Et rappelez-vous de ce Goldman, il ira loin ! » [cité par Antoine Casubolo, p. 79]. « C’est à Evreux que j’eus la transparence définitive que je n’étais pas vraiment français. J’étais dans un train secondaire, entouré de paysans normands. Je les regardais et pensai que je n’étais pas français. Et j’avais toujours su que je n’étais pas polonais. », p. 39. Il faut d’ailleurs remarquer que son adolescence est marquée par deux changements importants : ses vacances estivales en Pologne, auprès de sa mère, et en France, l’arrivée au pouvoir du Général de Gaulle qui prônait une politique de « réconciliation nationale ».
La Pologne
C’est à partir de 1957, lors de ses premières vacances d’été en Pologne, auprès de sa mère biologique, qu’il se découvre et prend conscience de ses racines. A Varsovie, il erre « à la recherche de la ville où (s)on père avait été un Juif opprimé. Au fond, je suis né à Varsovie, et j’y suis né avant-guerre », p. 33. Mais il saisit toute l’ambivalence de cette terre où les Juifs d’Europe ont été massacrés : « C’est en Pologne que je cessai de haïr la violence mais je conservais toujours, en mon tréfonds, une répulsion rabbinique pour la force brutale, p. 33. Il précise, plus loin : « En Pologne, je fus pris du goût de l’action, envahi du rêve et du désir de l’histoire, et je voulais que cette histoire soit de violence, m’y libérer de la meurtrissure d’être juif. Je pourchassais aussi, je crois, le temps de mon père, le temps de ma mère », p. 34. Le jeune adolescent prenait plaisir à provoquer les Polonais : « il tenait ostensiblement un journal yiddish à la main dans les lieux publics alors qu’il ne connaissait pas le yiddish », du moins à l’écrit, et selon les dires de son père à Wladimir Rabi (entretien du 19 janvier 1976, rapporté dans L’Homme qui est entré dans la Loi p. 44). En 1969, en apprenant qu’une nouvelle vague d’antisémitisme frappait la Pologne, il pensa à sa mère : « J’étais bouleversé que ma mère si juive, restât dans ce pays funeste à notre peuple dispersé », p. 88.
Apatride dans l’âme
Ne se sentant donc ni français ni polonais – « À tout lieu je suis étranger », p. 47-, Pierre Goldman était marqué par le sentiment d’être exilé : « Je suis un Juif de l’exil, un paria volontaire ». « Cet exil total dont je ressens de plus en plus la déchirure, et qui est partout le signe même de notre présence… L’exil pour nous est partout. Il doit être partout. » Son refus de faire le service militaire relève aussi de ce sentiment : « J’étais un Juif qui refusait le rite de l’intégration dans la nationalité (…). Je n’avais pas de preuve à donner – on me la demandait depuis toujours, en silence, depuis que j’étais né et bien que je fusse né, en France, en un temps où il m’était refusé de naître Français- je n’avais pas de preuve à donner parce que, profondément, je n’avais jamais été Français. J’étais seulement un Juif exilé sans terre promise. Exilé indéfiniment, infiniment, définitivement. Je n’étais pas prolétaire, mais je n’avais pas de patrie, pas d’autre patrie que cet exil absolu, cet exil juif diasporique ». Sa perception de la France était donc radicalement différente de celle de son père, sous-lieutenant de réserve et médaillé militaire, et il avait le sentiment de le trahir.
Affinité séfarade
Cette condition d’exilé le rapprochait des Juifs séfarades de sa génération, ces Juifs nés en Afrique du Nord qui, eux, avaient vraiment connu l’exil, puisque la plupart avaient dû quitter leurs pays suite à l’indépendance de ceux-ci. Est-ce pour cette raison qu’il se sentait « infiniment plus proche » d’eux que « des Juifs français de vieille souche alsacienne, bordelaise ou provençale » , p. 135 ? De plus, il leur ressemblait physiquement : « Je possède un type sémite très prononcé et, en général, les Juifs d’Afrique du Nord m’ont toujours dit que j’avais l’aspect d’un séfarade (…). Il me semble que j’ai beaucoup plus le type méditerranéen nord-africain, oriental, que méditerranéen grec, portugais ou espagnol », p. 162.

« Je possède un type sémite très prononcé »

Mais avec eux, Pierre Goldman ne partageaient pas les mêmes souvenirs d’enfance : « Or, s’il est vrai qu’en un sens je suis (un) étranger, qu’au sens symbolique ma langue maternelle est le yiddish [langue qu’il n’a toutefois véritablement apprise qu’en prison], je suis né en France et la première langue que j’ai parlée est le français. Je le parle sans la moindre trace d’accent », p 162.  En outre, la plupart des Juifs originaires du Maghreb était bien loin de partager les idéaux communistes ou révolutionnaires de Pierre Goldman et de ses camarades juifs de l’UEC ou de l’UNEF. Si certains avaient connu l’antisémitisme, peu connaissaient précisément – alors – l’histoire de la Collaboration en métropole, les profits de guerre, et même, parfois, ce que les Juifs d’Europe avaient enduré et comment ils avaient, malgré tout, résisté, c’est-à-dire tous les récits qui avaient accompagné l’enfance de Pierre Goldman. Ils étaient arrivés dans la France des Trente Glorieuses, des années après la guerre et les privations (les cartes de rationnement ayant perduré jusqu’en 1950). Et c’est donc aussi par rapport à eux qu’il devait préciser qu’il était un Juif polonais né en France. Sa façon de voir la vie était bien différente : « Que des hommes sachent qu’un peuple entier a été massacré, et qu’ils continuent à vivre comme si de rien n’était, je ne le comprends pas. Moi, quand j’ai su, il me fut désormais impossible de continuer à vivre normalement. Je me suis trouvé coupé de toute joie d’être. Suis-je fou ou bien suis-je juif ? » (in W.Rabi, Les temps modernes n°353, décembre 1975, p. 809, retranscrit dans L’homme qui est entré dans la Loi, p. 169).
Judéité exilique
Son identité juive était très marquée. Il raconte comment, aux premiers jours de 1970, il lui arrivait souvent de s’attarder dans les cafés et restaurants de Belleville où il savourait « le plaisir d’être immédiatement reconnu comme Juif », p. 107. Et bien que non croyant, quand il fut incarcéré, il écrivit au rabbin Fima de Fresnes, peu avant son premier Kippour de détenu, qu’il tenait absolument à conserver son identité juive : « Il avait fallu que je sois captif et victime d’une injuste accusation d’homicide, pour couvrir ma tête du châle rituel, ancestral. », p.135.
Sa souffrance aussi était, sans doute, viscéralement juive quand il fut accablé de voir son père venir à la barre de la Cour d’assises de Paris, au troisième jour du procès : « Mon père vint déposer. Je serrai les dents, violemment, pour qu’aucune larme ne coule de mes yeux. Il s’exprima face à ce tribunal, avec un très fort accent yiddish que je ne lui connaissais pas, qu’il n’avait pas en temps ordinaire. C’était un signe. Il parla. Dit qu’à l’époque où j’étais né ce n’était pas le moment d’avoir des enfants. Cette phrase, il me l’adressa avec un sanglot dans la voix.
Je lui dis, en yiddish, d’arrêter, de partir. Je fus brusquement envahi d’une haine totale contre les jurés, une haine qui frôlait le racisme. Je savais qu’ils ne pouvaient pas comprendre et la nécessité où se trouvait mon père d’avoir à leur parler m’apparaissait profondément humiliante. », p. 285.
Et son émotion fut intense lorsqu’après le jugement du 14 décembre 1974 qui le condamna à la perpétuité, il reçut, parmi les très nombreux soutiens, ceux de Juifs de toutes tendances : « Cette solidarité purement juive me bouleversa ; j’en eus, un instant, un accès de mysticisme judaïque : j’étais un criminel [criminel au sens juridique du terme : un crime se définissant, juridiquement, comme toute infraction de droit commun ou politique], un voleur, mais accusé faussement de meurtres, condamné injustement, j’avais, un moment, représenté les Juifs face à la Justice des goys. », p. 310.
Pourtant, il considérait Israël comme l’un « des lieux même de l’exil » : « Je suis trop Juif pour être Israélien ». A propos de la Guerre des Six Jours, Pierre Goldman écrivait : « Cette guerre m’était indifférente bien que j’y fusse, en quelque sorte, profondément impliqué et qu’elle me passionnât aussi. Je ne pouvais envisager sans désespoir la disparition de l’Etat d’Israël et je ressentais dans une nausée écorchée et haineuse les appels mortifères qui montaient en hurlements hystériques des radios arabes. Mais, à Israël comme à toute terre, j’étais étranger. J’étais trop Juif pour, en un sol, m’enraciner. Dans ma pensée, dans ma chair, Israël était seulement un autre endroit de la Diaspora juive, un autre exil. », p. 65. Il souligne aussi comment la Guerre des Six jours a modifié la perception que les non-Juifs avaient des Juifs : « Il n’y avait plus de lâcheté, de passivité juive. Il n’y en avait jamais eu, mais les goys l’ignoraient et il avait fallu que la force juive revêtit l’allure des guerriers d’Occident pour qu’enfin, hélas, l’antisémitisme changeât de thème », p. 64. Quand l’aumônier de la prison lui annonce que son passé de braqueur l’empêcherait de bénéficier de la Loi du Retour, il fut pris d’un sentiment ambivalent : « À mon amertume, se mêlait une sorte de contentement ». En revanche, l’intransigeant Pierre Goldman ne concevait pas qu’on puisse se qualifier de sioniste sans faire partie de Tsahal : « On me demanda si j’étais sioniste et je trouvai cette question stupide, incongrue. Je répondis que, sioniste, je servirais dans l’armée israélienne et je serais au cœur de cette guerre », p. 65.
Radicalité révolutionnaire
C’est aussi parce que Pierre Goldman ne faisait pas dans la demi-mesure qu’il ne se reconnut pas dans les slogans des manifestants de mai 68. Il écrit que « la clameur qui avait marqué la solidarité des gens de Mai avec Daniel Cohn-Bendit –« Nous sommes tous des Juifs allemands » et qui aurait pu ou dû m’émouvoir, ne me toucha nullement. Je pensais au contraire, avec irritation : les cons, ça aussi ils veulent l’être ! », p. 76. Par conséquent, se qualifier de « Juif polonais né en France » vise aussi à marquer sa dissidence par rapport à Mai 68. Il avait trouvé le mouvement trop bon enfant, alors qu’il aurait espéré une sorte de mouvement insurrectionnel. Néanmoins, du fait de son insoumission, et contrairement à ce qui fut écrit dans son acte d’accusation et aussi à ce que pensait la personne l’ayant dénoncé (p. 145), Pierre Goldman se fera assez discret en 1968 et ne fera pas partie du groupe des Katangais qui occupaient la Sorbonne. Pourtant, il fut, pendant plusieurs années, un élément essentiel au sein de l’UEC et de l’UNEF.
Engagements
Après le bac, il s’inscrit, en effet, en philosophie à la Sorbonne, mais en auditeur libre et en suivant des cours par correspondance : il ne se sentait pas capable de rester attentif à un cours, de surcroît dans la promiscuité d’un amphithéâtre. A moins que ce soit par un ardent désir d’être affranchi de toute contrainte, dans une aspiration à une liberté infinie finalement conforme à l’existentialisme sartrien dont il était adepte ? C’est en prison qu’il obtint ses diplômes. En revanche, avant même le début des cours, il s’inscrit à l’UEC (Union des Etudiants Communistes) qui comptait alors 20 000 membres, parmi lesquels Alain Krivine, Marc Kravetz, Henri Weber, Bernard Kouchner, Serge July, et Jean-Paul Dollé. Il devient un élément structurel de l’UEC, s’orient « vers l’organisation de la lutte contre les groupements d’extrême droite » (p. 43)  et  devient surtout le responsable du Service d’ordre de l’UEC (il est élu membre du Comité national un an plus tard).

Refusant tout enchaînement idéologique – tel son père qui n’avait pas supporté la discipline du Parti Communiste -, il n’appartint jamais à un courant précis de l’UEC, mais s’intéressait à tous : les Italiens (idéologies de Togliatti, Gramsci et Sartre), les Trotskistes, et les Chinois (proto-maoïstes). Il écrit à ce sujet : « J’ai toujours maintenu mes jugements et analyses politiques dans une intacte autonomie », p. 44.
En tout cas, Pierre Goldman écrit que, parmi ses amis de longue date, parmi les anciens membres de l’UEC « nul ne doutait que j’étais innocent des crimes sanglants qu’on m’imputait et qu’il était comme naturel que j’aie commis trois hold-up. » p. 270. En revanche, c’est certainement son fichier d’étudiant gauchiste qui conforta les convictions de la police – quant à sa culpabilité – et qui crédibilisa les dires de l’indic, sans que cela fût toutefois la cause directe de son arrestation : « Les policiers reconnaissent eux-mêmes (…) qu’après avoir « recueilli » le renseignement qui me désignait comme le tueur du boulevard Richard-Lenoir, ils ont eu recours pour m’identifier aux services de police spécialisés dans la surveillance des activistes d’extrême gauche. », p. 205.Il convient de noter que de nombreux gauchistes étaient arrêtés à l’époque, comme il le souligne, en passant, dans son livre : « Quand j’étais arrivé dans ma cellule, de nombreux gauchistes étaient incarcérés » (p. 133), dont Alain Geismar, l’ancien leader de mai 68. Et il écrit qu’il était, pour la police, « l’archétype du gauchiste », p 252.
Utopies révolutionnaires
À partir de 1965, après la dissolution de l’UEC (reprise par les militants du Parti Communiste) et tout en restant membre de l’UNEF, Pierre Goldman voyagea beaucoup, autant en Europe que sur le continent américain (il arriva à Cuba après la mort du Che). Il fuyait ainsi ses obligations militaires, au grand désespoir de son père. Mais non par idéal pacifiste : il cherchait un pays où il aurait pu assouvir ses rêves de révolution et de guérilla urbaine (c’est à cette période que son cercle de connaissances s’élargit d’Antillais, de Guadeloupéens notamment). Il voulait « fournir la preuve que j’étais digne des héros qui appartenaient à la sombre mémoire recueillie de ma mère, de mon père », p. 82. Ainsi, lors d’une dernière visite à sa mère, en Pologne, en 1967, il lui laisse sa photo au dos de laquelle il écrit : « Après tout, je suis la tradition des Juifs polonais. Je vais combattre ailleurs. Prends ton fils tel qu’il est. Puisses-tu un jour être fier de moi.» (entretien du 7 mars 1976 entre Wladimir Rabi et Janina Sochaczewka, L’homme qui est entré dans la loi, p. 191). Et c’est donc du Vénézuéla que Pierre Goldman écrivit à ses parents, en septembre 1968 : « Je serai bref. Il aura fallu que je fasse partie d’une collectivité dont je partage totalement le but, que j’ai intégrée en toute liberté, pour mesurer à quel point il est vrai que je suis resté vingt-quatre ans ignorant de la vie en commun, de l’existence et des rapports avec les autres. (…) Ma seule joie serait que vous soyez heureux avec les trois gosses, sans moi… Malgré tout, je ne suis pas de pierre. A bientôt, je reviendrai, je serai un homme et nous serons heureux. » (Cité dans Les rendez-vous manqués : Pour Pierre Goldman p. 142).
Mais il n’eut toujours pas l’occasion d’être le combattant révolutionnaire de ses rêves au Venezuela : « Nous ne fûmes pas inactifs, mais nous ne parvînmes pas à organiser une nouvelle guérilla, à sauver la lutte armée du déclin mortel où elle se trouvait. », p. 79. Et par voie de conséquence : « Je n’eus pas l’occasion d’ouvrir le feu, de faire usage des armes qu’il m’arriva, en diverses circonstances, de porter. », p. 79.
Il quitta le Venezuela à la fin de septembre 1969, et de retour à Paris, il sombra dans la délinquance deux mois après. Une dérive de quarante jours qui le conduira à être confronté à la Justice.
Une voie indigne
Pierre Goldman avait reçu une éducation stricte qui accordait une importance extrême à la morale et à l’honnêteté. Dans son livre, il raconte une anecdote assez cocasse au regard de sa dérive vers le gangstérisme. Il était alors responsable du service d’ordre de l’UNEF qui avait organisé un festival à la faculté de Nanterre : « Il y eut, au cours de ce festival, un incident. Un pensionnaire de la résidence universitaire, que nous avions identifié, avait volé la caisse d’une soirée culturelle. Je fus chargé par les organisateurs de récupérer cet argent. Je me munis d’un pistolet. Accompagné d’un camarade, je conduisis le voleur dans la chambre qu’il occupait. Je sortis mon arme et exigeai qu’il nous restituât la somme dérobée. Ce qu’il fit. Ainsi, le premier argent qu’armé d’un pistolet je pris, fut de l’argent qu’un autre avait volé et que, pour le compte d’une organisation honnête, je récupérai. Et c’est pour atténuer, je crois, le déshonneur de cet acte policier que j’effectuai cette récupération comme un hold-up. », p.57-58.
Il se montrait particulièrement intransigeant envers la délinquance juvénile. Il écrivit ainsi que le journal Le Parisien libéré – qu’il qualifiait de « feuille antijuive qui diffuse aussi des appels haineux et fascisants contre les criminels et délinquants, les violeurs de toute sorte, les prisonniers » – constituait «  un facteur criminogène » : «  il instruit dans le crime les jeunes délinquants qui lisent avec avidité les articles qui y décrivent le déroulement de telle ou telle attaque à main armée » en consacrant « la quasi-totalité de son espace à la relation de faits divers, hold-up et autres forfaits »,p. 271.
Ainsi, ce ne fut finalement pas de gaieté de cœur qu’il s’apprêta à commettre son premier braquage : « Je pensais à ma mère et que j’allais devenir un gangster », c’est-à-dire « dans une voie indigne des idéaux héroïques qui avaient hanté mon enfance et mon adolescence, qui m’obsédaient encore », p. 67.
À la lecture des Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France, on réalise que ce n’est donc pas par goût du banditisme qu’il devint un gangster (entre le 4 décembre 1969 et le 16 janvier 1970), mais uniquement pour se procurer de l’argent, notamment pour en donner à des amis. En prison, lors d’une entrevue avec un des experts psychiatres, il eut une prise de conscience : « Je compris que la sentence des juges, quelle qu’elle dût être, ne pourrait jamais m’atteindre. Un tribunal siégeait en moi, régi par une loi impitoyable, et je n’y étais frappé qu’en face de mes rêves, de mes idéaux. La justice ne pouvait me châtier parce que, dans mes crimes, je m’étais déjà puni. Ils n’étaient pas, ces crimes, l’infraction d’avoir frauduleusement soustrait de l’argent à main armée. Je m’y étais plutôt puni de n’avoir pas été mon père, partisan, de n’avoir pas été Marcel Rayman, de n’avoir pas lutté aux côtés du Che, de Marighella, de n’avoir pas recherché Borman, pour le tuer. Dans cette misère où je m’étais noyé brillait pourtant, seule, la flamme précieuse d’avoir, lors d’actions armées, pour mineures qu’elles aient été, connu des instants d’intime correspondance avec des Noirs que j’avais initiés à la violence dans le vol », p. 137.
Il faut lire sa description de la vie carcérale (« Est-ce qu’on peut dire la prison ? » p.123 à 127) pour comprendre son douloureux sentiment d’être étranger au monde criminel, même si certains prisonniers pouvaient être de bons camarades, et même s’il éprouvait une sorte de fascination à leur égard. La prison n’était pas seulement une entrave à cette liberté qui lui était si chère, mais un milieu qui ne lui correspondait absolument pas. Le banditisme n’était pas une « vocation » pour lui.  A travers ses mots, on ressent sa terreur face aux propos cyniques des détenus sur leurs crimes. On comprend à quel point l’étude de la philosophie, de l’espagnol, du yiddish et de l’hébreu, ainsi que la lecture (il s’était constitué une véritable bibliothèque dans sa cellule), en prison, ont été des refuges, des échappatoires qui adoucirent la dureté de son cadre carcéral. Et comment il transforma sa détention en « ascèse » (p. 129), une manière de se retrouver. Comme Pierre Goldman le dit au Président Braunschweig juste après le verdict de 1974, ce n’était pas la réclusion à perpétuité qui lui importait, mais « l’infamie de cette accusation ; de cette condamnation je suis innocent », p. 297.
Il tenait à garder sa dignité en prison. Par exemple, durant les mutineries de l’été 1974 à la prison de Fresnes, il eut « une conduite, non pas excellente mais digne », selon une note de la prison déposée au Procès de 1974. Il précisa, à la Cour : « ce fut de ma part uniquement un acte politique » (audience du 9 décembre 1974), p 273-274. Et il enseigna même la philosophie et l’espagnol aux autres détenus.
Lorsque Pierre Goldman se réclamait être un « Juif polonais né en France », c’était donc avant tout, pour lui, une façon de montrer quelles étaient ses vraies valeurs, même s’il les avait bafouées en devenant un malfaiteur : « Mes hold-up, c’est un banditisme de paria »
Le refus des témoins de moralité
Et c’était justement cette pleine conscience de cet acquit familial, social et culturel qui lui faisait refuser tout témoignage de moralité en sa faveur. Sa conception intransigeante de la Justice ainsi que du Bien et du Mal expliquait ce refus : en reconnaissant trois braquages, il en acceptait pleinement les conséquences pénales, mais concernant l’affaire meurtrière du boulevard Richard-Lenoir, il soutenait que sa seule innocence était suffisante :
« J’ai décidé de ne faire citer aucun témoin pour ma défense.
D’une part, je considère que ma totale innocence est évidente pour qui considère cette affaire en profondeur. En conséquence, je compte me présenter avec cette seule innocence, sans aucun des moyens utilisés traditionnellement dans ce genre de procès et qui en augmentent la pompe, l’aspect théâtral, toutes choses qui me répugnent.
D’autre part, en ce qui concerne ma moralité, il n’est pas moins évident qu’au regard de la loi et de la morale sociale, j’en suis quelque peu dépourvu puisque j’ai commis trois vols à main armée. Il serait donc dérisoire que telle ou telle personne, fût-elle prestigieuse et hautement honorable, vint déclarer à la Cour que j’étais un homme submergé de qualités morales. A ce sujet, je ne peux opposer à mon passé que le présent, ce que j’ai fait pendant ma détention, les diplômes que j’ai obtenus en prison. En outre, il n’est pas question que j’utilise, ne serait-ce que de façon minime, des témoignages de moralité pour étayer mon innocence dans l’affaire Richard-Lenoir.
Je suis innocent parce que je suis innocent. Et non parce que diverses personnes viendraient souligner tel trait de mon caractère, de mon comportement, etc.
Il est d’ailleurs notoire que nombre d’assassins redoutables étaient des hommes par ailleurs très gentils, apparemment d’excellente moralité et de nature paisible.
En bref, je tiens à ce que l’affaire soit jugée sur le fond et j’entends contribuer dans la mesure de mes possibilités à dépouiller ce procès de tout artifice qui en voilerait l’essentiel. », p. 265-266.
Pierre Goldman  voulait qu’on ne reconnaisse qu’une chose : « Que ce n’était pas moi », p. 275. Il récusait ainsi le principe même des « témoins de moralité » pour toute personne accusée de meurtre.
Le refus de circonstances atténuantes
Il est intéressant de remarquer que l’intransigeance de Pierre Goldman lui faisait également rejeter la notion même de « circonstance atténuante », que ce soit pour les braquages qu’il avait reconnu avoir commis que pour tout acte criminel en général : rien ne saurait atténuer le Mal. Il ne quémandait pas d’indulgence. Quant aux crimes du boulevard Richard-Lenoir dont il était accusé, étant donné qu’il clamait son innocence, il n’était pas question pour lui de se faire acquitter sur des circonstances atténuantes, mais de prouver son innocence, sans que plane le moindre doute : « Je suis innocent parce que je suis innocent ». On peut percevoir toute sa douleur d’être accusé de meurtre dans cette superbe phrase : « À une sentence de culpabilité dans l’affaire Richard-Lenoir qui, grâce à des circonstances atténuantes très largement accordées, m’aurait condamné à 20 ans de réclusion, je préférais une peine de réclusion à vie pour les hold-up (légalement possible) mais assortie de mon acquittement du chef des meurtres et tentatives de meurtres. », p. 275.
« Coupable parce que capable »
D’ailleurs, dans la troisième partie du livre consacrée au procès de décembre 1974, Pierre Goldman analyse précisément comment s’articule la connaissance de l’accusé et son jugement : ce n’est pas tant l’infraction elle-même qui engendre la sentence pénale, que la volonté consciente de l’accusé de commettre un crime. Il démontre ainsi comment les différentes expertises psychiatriques, psychologiques, médicales, etc., visent à déterminer le degré de responsabilité de l’accusé : l’objectif est de le punir, mais uniquement s’il était conscient d’avoir commis un crime, d’où l’impunité des personnes jugées irresponsables. A contrario, Pierre Goldman montre que c’est parce que les différentes expertises faites sur lui ont établi que sa personnalité le rendait capable d’avoir tué, qu’il a été considéré comme « le coupable : « Etre jugé capable du fait, coupable parce que capable, capable du fait et coupable d’un tel effet », p 307. Expertises auxquelles s’ajoutaient « les préjugés moraux, culturels, politiques, sociaux, qui hantent et déterminent l’âme et la conscience des jurés, des juges, source décisive des sentences criminelles », p. 147. Tout cela alors que son arrestation n’était due qu’à la dénonciation d’un indic qui ignorait que les armes utilisées boulevard Richard-Lenoir n’étaient pas les siennes, bousculant ainsi une enquête restée au point mort depuis plus de trois mois : « Je n’ai pas été jugé parce que j’ai été préjugé, parce que le verdict a seulement consisté à faire découler de mon être supposé (de ma personnalité, etc.) un acte criminel et homicide qui – selon l’accusation – en était l’effet quasiment naturel, et, en tout cas, plausible », p. 306.
La critique du système judiciaire
La présomption d’innocence de Pierre Goldman ne fut jamais respectée. Au lendemain de son arrestation – vraisemblablement uniquement consécutive à la dénonciation de l’indic – il fut présenté, dans la presse, comme « l’assassin des pharmaciennes du Boulevard Richard-Lenoir », avec son nom et sa photo. Le présenter comme un suspect aurait déjà été nettement suffisant. Avant sa présentation aux témoins, la plupart de ceux-ci avaient donc déjà probablement vu son nom et sa photo dans les journaux, comme il l’expliqua longuement dans son livre.
Les témoignages jouèrent un rôle décisif dans la mise en accusation de Pierre Goldman. Dans la deuxième partie des Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France, il s’efforce d’en montrer les limites. Il voulut comprendre comment des personnes pouvaient prétendre le reconnaître alors qu’il clamait ne pas s’être trouvé boulevard Richard-Lenoir lors de « la funeste soirée du 19 décembre 1969 » (p. 72) : « Je fus surtout motivé par la critique des témoignages visuels. Non seulement parce qu’ils étaient la pièce central du dispositif de l’accusation, mais aussi parce qu’ils mettaient en jeu l’essence du regard, de la perception : ces hommes, ces femmes avaient, prétendaient-ils, dévisagé l’assassin. Moi, je savais que j’étais innocent, je savais leur erreur, je savais l’incapacité de leur regard, de leur mémoire. Mais il fallait que j’en apporte la preuve. (…) Je devais montrer, démontrer que je n’étais pas ce tueur. Je devais démonter l’accusation », p.143-144.
Pierre Goldman va plus loin et soulève deux questions extrêmement significatives : pourquoi ne s’enquiert-on pas du passé, des opinions politiques, des capacités visuelles voire de la psychologie des témoins ? Pourquoi se focalise-t-on sur la personnalité de l’inculpé «  dont on prétend connaître enfance, passé, milieu familial, convictions politiques, écrivain préféré, relations amoureuses, etc. », p. 160 ?
La description du ou des criminels était soit « un mulâtre », soit « un homme de type méditerranéen ». A l’instar du loup qui dit à l’agneau « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère », dans la célèbre fable de Jean de La Fontaine, on peut effectivement se demander si, en règle générale, une personne profondément raciste peut ou veut faire la part des choses quand il s’agit de reconnaître un individu dont l’apparence la révulse instinctivement.
Quant aux capacités visuelles des témoins – de surcroît la nuit -, il a raison de soutenir qu’il faudrait en prendre connaissance. Il aurait été vraiment intéressant de tester l’acuité visuelle du docteur qui avait dit avoir vu le regard du criminel de sa fenêtre du 4e étage d’un immeuble haussmannien, la nuit, à 40 mètres de distance.
On pourrait également s’interroger sur la réelle et effective présence des témoins à l’heure du crime, notamment concernant ceux dont les témoignages ont été tardifs.  Quid du témoignage d’une personne alléguant  qu’elle allait attendre son car dont l’horaire était bien antérieur à l’heure du drame ? Quid également de la validité du témoignage d’une personne disant reconnaître le criminel en Pierre Goldman alors que la description qu’elle en donne ne lui correspond pas, ou décrivant le gardien de la paix de façon absolument inexacte ? Enfin, pourquoi les témoins qui s’estimaient incapables de décrire précisément le fuyard – ce qui dénotait une certaine honnêteté intellectuelle – n’ont-ils pas été interrogés, ne serait-ce que pour savoir ce qu’ils avaient entendu ? (Voir p. 195-196).
Présentation aux témoins
Ensuite, Pierre Goldman remettait aussi en cause la façon dont il avait été présenté aux témoins, au milieu de figurants fonctionnaires de police aux caractéristiques physiques bien différentes des siennes. Lors du « tapissage », il se distinguait des autres par son apparence physique.

Photo prise pendant la garde à vue

Si le ou les criminel(s) du boulevard Richard-Lenoir étaient bruns aux yeux noirs, il aurait fallu que les figurants présentent des caractéristiques physiques similaires afin d’éviter un éventuel choix éliminatoire des témoins. Pierre Goldman compare, à plusieurs reprises, sa reconnaissance à une « devinette », dans la mesure où il était présenté d’office comme « le coupable » et non comme un suspect : « Ces témoins savaient tous en effet que l’homme qu’on allait leur présenter au milieu d’autres individus avait été « reconnu », « confondu » (c’est vraiment le cas de le dire) par l’héroïque gardien de la paix (…) », p. 209. De plus, il s’interroge, avec insistance, sur le fait qu’une photo de lui à 14 ans fût montrée au gardien de la paix avant son arrestation. Or, c’est sa reconnaissance sur cette photo qui précipita l’arrestation.
Mais la mise en cause du système judiciaire est encore plus radicale : Pierre Goldman a terriblement choqué en ce qu’il traitait la police de « raciste ».
Le soupçon de racisme
Toute généralisation est contestable à l’égard de fonctionnaires qui risquent, chaque jour, leur vie pour protéger leurs concitoyens. Toutefois, à cette époque, comment ce « Juif polonais né en France » ne pouvait-il pas penser aux fonctionnaires de police qui avaient arrêté les Juifs pendant la guerre ? : « Il y eut des policiers qui se soulevèrent héroïquement en août 1944 contre l’occupant nazi. Un grand nombre d’entre eux avaient servilement convoyé vers l’antichambre des camps de la mort des milliers de Juifs qui devaient périr massacrés par les nazis », p. 155. Un certain nombre d’entre eux étaient encore en fonction dans les années 1969-1970. Lui-même eut l’occasion d’en côtoyer. Tel cet inspecteur qui avait trente ans de carrière en 1970, et qui lui dit, lors d’un interrogatoire, « qu’il n’avait rien contre les Israélites, qu’il connaissait des Israélites qui étaient des gens très bien » ; ce qui fait écrire à Pierre Goldman : « Je crus un moment qu’il allait m’informer qu’il en avait sauvé pendant la guerre. », p.121. Il relate également des propos outrageusement antisémites tenus par certains fonctionnaires de police, à son encontre. On est également surpris d’apprendre qu’on lui demanda sa religion pour en porter mention sur la carte d’identité intérieure (il répondit « sans religion » (p 122), puisqu’il n’était pas croyant), et de voir que l’acte d’accusation précisait qu’il était né d’un couple « d’Israélites résistants » (p. 11), alors que la France est une République laïque. De plus, il avait été également marqué par les violences policières des manifestations de 1961 : « J’ai, pour les policiers pogromistes des ratonnades d’octobre 1961, une haine farouche et juive. Je ne comprends pas que les victimes assassinées de Charonne ne soient pas vengées », p. 40. Il raconte même que, pendant la guerre d’Algérie, il lui arriva souvent d’être « interpellé par la police lors de contrôles anti-FLN, puis anti-OAS », p 162], ce qui montrait combien son visage était « proche du type nord-africain, musulman ou juif » (p. 162), bien qu’étant un « Juif polonais né en France ».

***
Comme Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France parut au début d’octobre 1975, Pierre Goldman put en envoyer un exemplaire à chacun des vingt membres de la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation qui cassa le jugement de la Cour d’assises pour vices de forme le 20 novembre 1975. L’affaire fut renvoyée devant la Cour d’assises de la Somme : le procès se déroula pendant sept jours, entre le lundi 26 avril 1976 et le mardi 4 mai 1976. Pierre Goldman garda Maître Emile Pollak comme avocat, auquel se joignirent Maîtres Georges Kiejman et Francis Chouraqui.

Georges Kiejman, avocat

Le président Tabardel permit aux jurés – qui avaient également reçu l’ouvrage – de poser de multiples questions dont les réponses leur permirent de se forger de solides opinions. Ce qui aboutit au jugement du 4 mai 1976 qui acquitta Pierre Goldman, cet arrêt ayant autorité de chose jugée.
À l’issue du procès, il écrivit dans une lettre essentielle adressée au journaliste Pierre Bénichou : « Il demeure que, pour certains, je suis apparu comme un Juif démoniaque et machiavélique devant son acquittement à une fourbe dialectique juridique, habile à tromper et à dissimuler ; pour ces mêmes personnes, j’ai également utilisé de façon intolérable le spectre d’une erreur judiciaire inspirée par le racisme ; disons-le nettement, pour ces gens-là, j’ai agi comme un Juif qui déclare implicitement :  «Les gentils » n’ont pas le droit de penser qu’un Juif est un tueur et s’ils le disent, alors c’est qu’ils sont antisémites » J’inviterais bien les auteurs de ces tristes pensées à me relire pour se convaincre que tel ne fut jamais mon propos si je n’étais persuadé de l’inutilité absolue de chercher à les convaincre. » [Lettre transcrite dans M. Prazan, Le frère de l’ombre, p. 210].

Il expliquait ainsi que son innocence n’était pas due à sa judéité, et critiquait donc implicitement les Juifs qui l’avaient soutenu simplement parce qu’il était juif : lui seul connaissait « le secret de son innocence ».
Dans sa lettre à Pierre Bénichou, il ajoutait que certains demeureraient convaincus de la possibilité de sa culpabilité : « je sais que cette marque tragique, rien ne m’en délivrera jamais, à moins que le véritable coupable soit arrêté et démasqué».
À sa sortie de prison, en octobre 1976, sa personnalité « autodestructrice » redevint telle qu’elle était avant sa détention, et comme il la décrivait : « Je prends un plaisir amer à installer cette destruction entre moi et les autres, à saccager mon image. Ainsi, dans cette vie, je me préserve de l’estime comme d’une chaleur visqueuse », p. 43. Peut-être n’était-ce qu’une armure pour s’éviter des propos et des regards apitoyés, lui qui avait toujours voulu rester un détenu digne et courageux. Cela déconcerta et choqua nombre de ses soutiens qui attendaient de lui une reconnaissance éternelle. Alors qu’il insistait ainsi à montrer que, du fait de son innocence, il ne devait son acquittement à personne.  
***
Le 20 septembre 1979, à la veille de Roch Hachana, et à quelques jours de la naissance de son fils, il fut assassiné en plein jour, en plein midi, devant l’hôpital de la Croix Rouge de la place des Peupliers, dans le 13e arrondissement de Paris.

Obsèques de P. Goldman/ 27 septembre 1979

Indications bibliographiques

  • Myriam Anissimov, Rue de Nuit, Paris, Julliard, 1977.

Roman à clefs, dédié à Pierre Goldman, et dont l’action commence un vendredi soir d’hiver, comme l’affaire du boulevard Richard-Lenoir.

  • Antoine Casubolo, La vie rêvée de Pierre Goldman, Paris, Éditions Privé, 2005.

Livre d’investigation avec de nombreux témoignages, divers et variés, dont la crédibilité serait parfois à vérifier.  

  • Hélène Cixous, Pierre Goldman, un K incompréhensible, Paris, Bourgois, 1975.

Comparaison entre Pierre Goldman et le personnage K des livres de Kafka, et analyse de sa judéité.

  • Régis Debray, Les rendez-vous manqués, Paris, Le Seuil, 1975, Collection Combats.

Développement de ce qui devait être la préface aux Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France ; publié en ouvrage à part entière.

  • Emmanuel Moynot, Pierre Goldman – La vie d’un autre, Paris, Futuropolis, 2012.

À la fois bande dessinée et recueil de témoignages pertinents émaillé de superbes illustrations.

  • Michael Prazan, Pierre Goldman, le frère de l’ombre, Paris, Seuil, 2005.

Biographie chronologique fondée notamment sur Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France et sur de nombreux témoignages dont la crédibilité est parfois sujette à caution.

  • Wladimir Rabi, L’Homme qui est entré dans la Loi – Pierre Goldman, Paris, La Pensée sauvage, 1976.

Ouvrage de référence, complet et rigoureux, rédigé par un grand juriste, qui fut avocat et magistrat. Avec des extraits de la presse de l’époque.

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