La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans

par Sébastien Kulemann

Annette WIEVIORKA, Ils étaient juifs, résistants, communistes, Paris, Perrin, 2020.

Dévoués et obéissants aux consignes du Parti, les FTP-MOI ont lutté contre l’occupant nazi. La sous-section juive du Parti Communiste Français réalisa les actions de résistance que ses dirigeants exigeaient d’elle. Ces résistants, en bons communistes, luttaient en faveur de « la patrie du socialisme réel ». Ils ne prirent garde que si l’acronyme FTP désignait les Francs-tireurs et partisans, celui de MOI signifiait … Main-d’œuvre immigrée.  Car ils étaient des immigrés, des étrangers, des Juifs. Or, quand viendra le temps de la Libération, « même les résistants se devaient d’être bons Français de souche, bien de chez nous. » (p.281) comme le dit l’un deux.
Ce fut là tout leur drame. Annette Wieviorka retrace l’itinéraire de ces héroïques combattants « juifs, résistants, communistes » dont elle a recueilli les témoignages et conservé la mémoire blessée.

Juifs, résistants et communistes… Cette alliance de qualificatifs présente l’apparence d’une évidence. Quoi de plus logique en effet que d’avoir résisté aux Allemands, aux nazis et au régime de Vichy, lorsque l’on fut militant communiste sous l’Occupation ? Davantage encore si l’on était communiste et juif… Or, rien n’est moins simple car, ces Juifs-là se définissaient d’abord et avant tout comme communistes ; ils le devinrent justement parce qu’ils étaient juifs mais entrèrent dans la Résistance en tant que communistes… Ils se pensaient (et dans cet ordre !) : « Communistes, résistants et juifs » …

Hasard et nécessité

Dans son avant-propos, l’historienne présente son essai comme le fruit d’une circonstance fortuite, celle d’une rencontre, en 1982, avec d’anciens résistants des FTP-MOI de Lyon lui suggérant de recueillir leurs témoignages et celui de leurs camarades avant que cette génération ne disparaisse. De fait, quarante après la première édition de l’ouvrage, la plupart sont aujourd’hui décédés. Cette seconde édition augmentée n’apporte donc pas de récits individuels nouveaux, mais vient consolider le travail d’analyse que l’historienne avait réalisé dans les années 1980 en exploitant l’ensemble des archives de la période, désormais toutes accessibles. Des archives qu’il faut savoir lire, décrypter pourrions-nous dire, au regard de leur contexte historique et politique, comprendre ce qu’elles disent, ce qu’elles cachent, ce qu’elles déforment, volontairement souvent, involontairement parfois. Annette Wievorka relève ainsi que « bien des lettres de fusillés dont le fonds est géré par le parti communiste ont été corrigées, retouchées pour donner de leur héros l’image que le Parti voulait », p.159.
Parallèlement, elle redonne vie à ces acteurs, et dans un texte alors écrit au présent, nous plonge au côté de Charles Wolmarck, de Samuel Tyszelmann, de Sophie Szwarc, d’Anna et Maurice Bursztyn, ou encore d’Anna Kamieniecki, Jeanne List, Léon Habif ou Maurice Benadon, et tant d’autres encore, dans les affres de la période, de la peur dans l’action, l’angoisse de l’arrestation, l’inquiétude pour les siens…  
Hasard donc que cette rencontre ? Ou nécessité de rendre hommage – un hommage critique – à ces jeunes gens qui, nombreux, payèrent de leur vie leur engagement et que l’histoire, sans le travail de l’historienne, aurait plongé dans l’oubli.

L’Affiche Rouge
15000 exemplaires placardés à partir du 17 février 1943/ Réalisés par les services de propagande allemands en France/
« L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants« 

Un groupe spécifique

Ce qui la frappa le plus dans les années 1980, et frappe le lecteur actuel, est le caractère très homogène de ce groupe de quelques trois cents militants. Henri Krasucki en est une figure particulièrement exemplaire : celui qui deviendra un jour le Secrétaire général de la CGT est alors un jeune immigré polonais, d’une famille juive et communiste. Car dans ce groupe, tous, ou presque, sont de jeunes adultes d’une vingtaine d’années, enfants de parents qui avaient fui, au cours des années qui suivirent la Première Guerre mondiale, le Yidddishland, – cette aire d’Europe centrale et orientale où des siècles durant vécurent les Juifs de langue yiddish -, afin de trouver refuge en France. Ils échappaient ainsi aux persécutions dont ils étaient alors l’objet, parce qu’ils étaient juifs, et aussi parce qu’ils étaient communistes ou sympathisants… Beaucoup cherchèrent simplement à quitter la misère de leur shtetl, ces pauvres villages juifs que l’on nomme ainsi en Pologne, mais que l’on trouve alors dans tout le Yiddishland. Chez ces Juifs-là, minorité exclue, marginale, l’identité juive demeurait forte, fondée sur le respect des prescriptions religieux et l’étude de la Torah : on est pauvre, mais instruit, versé dans l’échange, la controverse, la discussion. Certains découvrent alors à travers la philosophie marxiste la cause et l’origine de leur misère, de leur exploitation. Ceux-là subissent les pogroms comme les autres ; mais plus que les autres, ils sont également souvent pourchassés, car communistes. Aussi « ce lambeau de peuple » (p.24) émigre, sans pouvoir y parvenir toujours, vers l’Ouest, vers les États-Unis qu’ils ne purent atteindre, vers la Belgique, les Pays-Bas, la France où ils survivent de petits métiers : manœuvre, tailleur, artisan fourreur, tricoteur, etc.

Henri Krasucki/Photographie anthropométrique prise à son arrestation, en mars 1943/
© coll. Préfecture de Police de Paris

Empathie et rigueur

Dans tout son ouvrage, A. Wieviorka articule les entretiens avec les acteurs survivants et l’exploitation de ses recherches dans les années qui suivirent, au fur et à mesure de l’ouverture des archives. L’ensemble est surdéterminé par une dimension inattendue chez une historienne : une empathie avouée pour ces êtres, une empathie voulue et recherchée, car « il ne [lui] paraissait pas souhaitable d’écrire avec une froide distance », p.15. Est-ce si insolite que cela ? Somme toute, tout historien n’écrit-il pas en fonction de son rapport au monde ? Alors, comment pourrait-elle, sans artifice, évoquer dans un discours froidement objectif cette période, ces destins de militants communistes juifs, elle, l’ancienne militante maoïste, dont les grands-parents paternels, originaires de Pologne, furent déportés et assassinés à Auschwitz ? Toute la force de la démarche consiste justement à admettre et prendre en compte cette nécessaire proximité pour en prendre la mesure.

Annette Wieviorka

Annette Wieviorka accomplit son travail d’historienne, mais elle ne feint pas la neutralité. On la découvre ainsi s’insurger contre l’aveuglement des protagonistes quand, à l’été 1941, le Parti invita tous les Juifs à prendre part à la lutte contre les Allemands, non pas pour protéger le peuple juif en tant que tel, mais pour défendre l’URSS soudain agressée. L’URSS ! Cette patrie du socialisme, seul régime selon le Parti à réaliser, dans les faits, l’affranchissement des Juifs en tant qu’individus et en tant que peuple, conduisant ainsi à cet appel lancé à tous les Juifs par l’écrivain de langue yiddish David Bergelson, sur Radio Moscou, le 27 août 1941 : « La question même de l’existence du peuple juif est aujourd’hui posée dans toute son ampleur ; il s’agit de la vie ou de la mort de notre peuple ! […] Frères du monde entier, aucun de nous ne doit oublier que nous n’avons jamais eu dans notre histoire d’allié aussi puissant que l’URSS et que le devoir de tous les Juifs est de rallier au plus tôt le front national antifasciste », p.129-130.
Cet appel étonne par la connaissance de la situation qu’il révèle, un mois après l’invasion du pays, des massacres systématiques mis en œuvre par les Einsatzgruppen. Or cette prétention de l’URSS et du Komintern à proclamer le communisme comme seul protecteur des Juifs va conduire nombre de militants juifs, nous explique A. Wieviorka, à prendre des risques inconsidérés, à le payer de leur vie, de celle de leurs proches parfois, sans que cela ne protège de quelque façon que ce soit les Juifs. Bien au contraire.

L’amère victoire

Pourtant, reconnaissons la difficulté du choix, dans ces années de tourment. Quelle résistance choisir, si tant est que le dilemme pût s’énoncer alors aussi clairement ? S’engager dans une résistance exclusivement juive ou une résistance communiste conduite par des Juifs sous l’autorité du Parti ? L’alternative traduit naturellement deux raisonnements politiques rivaux et incompatibles : s’engager dans une résistance spécifiquement juive revient à mettre en œuvre l’idée depuis longtemps formulée par Théodore Herzl d’une réponse politique à une question sociale spécifiquement juive (un « peuple-un » à la recherche d’un État). À l’inverse, considérer que la question juive ne constitue qu’une manifestation particulière de l’exploitation du prolétariat conduit nécessairement à envisager que la défense des Juifs passe par la lutte contre le capitalisme, donc par un engagement pour la défense du pays du socialisme réel : comment des militants sincères auraient-ils pu déceler le cynisme des dirigeants soviétiques ? Pour leur plus grand drame, ils ne le comprirent qu’après, très longtemps après, pour peu qu’ils aient en mesure de l’admettre, faisant écrire à A. Wieviorka que « pour tous, la victoire fut amère », p.16.
L’ouvrage recompose la logique de ces existences bouleversées en les replaçant dans leur contexte historique ; il est formé de quinze chapitres suivant une trame chronologique que l’on peut regrouper en quatre grandes parties : de l’organisation militante aux prémices de l’agression de l’URSS (p.19 à 113), le tournant de l’année 1941 (p.115 à 163), la déroute de la résistance communiste juive (p.165 à 283), sa réorganisation à Lyon et la victoire (p.285 à 399).

De l’organisation militante aux prémices de l’invasion de l’URSS.

Parmi les intérêts majeurs de l’ouvrage, relevons ce fait clairement établi : la résistance communiste, juive en l’occurrence, ne débuta pas avec l’invasion de l’Union soviétique, mais la précéda de plusieurs semaines. Le chapitre 5 (« Mai 1941 : un tournant ») met ainsi l’accent sur la modification de la ligne politique du Komintern dès le printemps 1941 : jusqu’à là, et depuis la signature du pacte germano-soviétique (chapitre 1), l’International Communiste et sa section française (le PCF ne fut créé qu’en 1943) considérait que l’affrontement entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne relevait d’un conflit entre impérialismes à distance duquel il convenait de se tenir; tant et si bien que le Parti (ou SFIC pour Section Française de l’Internationale Communiste) ne se montra guère offensif à l’égard de l’occupant allemand alors même que celui-ci, suivi par les autorités françaises pour la Zone libre, adoptait, dès la fin de l’été et à l’automne 1940, les premières mesures antisémites (chapitre 4). L’historienne en fera le constat au fil de ses entretiens : « Cette période est comme estompée des mémoires des dirigeants communistes. Peut-être parce qu’ils n’en retirent aucune fierté », p.75.

1941, le tournant

Mais dès le printemps 1941, sentant monter la menace allemande sur l’URSS, la direction du Parti donne l’ordre à sa sous-section juive de se rapprocher des autres organisations juives – sionistes et bundistes (socialistes) – et, dans un esprit d’unité, de préparer avec elles et les autres organisations de résistance, la naissance du Front national de lutte pour la libération et l’indépendance de la France.
Pour les militants communistes, juifs ou non, voici venus les temps difficiles, ceux de l’entrée progressive (et souvent très relative) dans la clandestinité, la collecte de fonds, la distribution de tracts, et pour ceux qui seront versés dans les FTP-MOI (10 % des militants), les sabotages et les attentats.
Voici venu le temps des exécutions, souvent celles de militants arrêtés préventivement par les autorités françaises et exécutés comme otages par les forces d’occupation. Pour les militants juifs parisiens, la situation est plus grave que pour les autres, car beaucoup – pas tous – ont obéi (ou leurs parents ont obéi) à l’injonction de se déclarer auprès des autorités françaises comme « étrangers de race juive », ouvrant la voie aux premières arrestations de masse par la police française (rafle dite des « billets verts », rafle dite « du 11e arrondissement ») suivies des premières déportations par les autorités allemandes.
L’historienne n’a trouvé nulle trace, dans la presse clandestine communiste, de réaction à l’obligation du port de l’étoile jaune. Plus généralement, les mesures prises contre les Juifs y sont dénoncées, moins en tant que mesures antisémites, que comme une tentative de division du peuple français. Le Parti ne donne aucune consigne de prudence, n’envisage aucune mesure de protection de ses militants juifs qu’il encourage à l’action, les mettant eux-mêmes et leurs familles plus particulièrement en danger.

Quelques visages


Plus grave, il donne l’ordre de s’en prendre aux « Juifs bruns », ces Juifs qualifiés de collaborateurs, car travaillant pour l’armée allemande (chapitre 7). Mais quel autre choix avaient-ils ? On découvre ici l’absurdité de la chose … car saboter les machines ou incendier l’atelier, c’est en réalité priver ces petits artisans juifs, pour la plupart fourriers ou couturiers, de la seule activité encore autorisée qui leur permette de faire vivre leur famille. Plus grave, s’en prendre à leur travail, c’est risquer de les priver de leur Ausweis, cette indispensable garantie contre un risque d’arrestation qui signifie désormais déportation. Pour le Parti communiste, tout est ainsi subordonné à la lutte de classes, donc, avant toute chose, à la défense de l’Union soviétique. Le Parti se soucie peu de la protection des Juifs et tend même à minimiser la résistance communiste juive en tant que juive ; si bien que les militants eux-mêmes tenteront encore, dans les entretiens qu’ils auront avec l’historienne des décennies plus tard, de légitimer cette ligne politique (chapitre 8) : « Ainsi », écrit-elle à leur propos, « l’occultation partielle de leur rôle [celui des résistants communistes juifs] commence-t-elle dès cette période-là, et elle est aussi le fait des Juifs eux-mêmes.  Comme s’il fallait minorer leur combat, banaliser leur persécution. Ceux des acteurs qui ont eu conscience de l’effacement volontaire de leur rôle et de leur action l’expliquent : “la propagande nazie affirme que les Juifs sont responsables de cette guerre, une guerre pour les Juifs. Il ne [fallait] pas lui donner raison” », p.171.

Les raisons d’une défaite

 La répression fut systématique et efficace : la résistance communiste juive fut écrasée. Plus tard, après la guerre, quand il faudra trouver des raisons aux arrestations, nombreuses seront les hypothèses de trahison. Des trahisons ? Oui, nécessairement, il y en eut (chapitre 10). Mais, dans la plupart des cas, l’inexpérience de ces jeunes, l’absence de protection du Parti, le manque de moyen (notamment de caches) expliquent que les Brigades spéciales des Renseignements généraux français, malheureusement compétentes et exercées, aient rapidement eu raison de la résistance communiste juive à Paris : « Après la chute de l’organisation de jeunes juifs et celle de leurs aînés, puis la grande chute des FTP-MOI de novembre 1943, il n’y a pratiquement plus de résistance juive communiste à Paris », p.285.

Vers la Libération… Mais laquelle ?

Pourtant cette résistance communiste juive survit et se reconstruit à Lyon où ont trouvé refuge, autour d’un noyau local, les « Parisiens » qui ont pu échapper aux arrestations et aux rafles. Naturellement, cela ne tient nullement au fait que la capitale des Gaules se trouve alors en « Zone libre » ; accessoirement, car elle ne l’est plus à partir de novembre 1942 ; plus fondamentalement, parce que ces résistants sont tout autant traqués à Lyon qu’ils l’étaient à Paris, par la police française toujours, par la Milice de Vichy bientôt (à partir de 1943). Sans aucun doute, l’effet de l’expérience joue-t-il désormais en leur faveur, et plus probablement le fait que désormais les résistants juifs luttent et se protègent en tant que Juifs : en avril 1943 naît ainsi, toujours dans le giron du Parti, l’UJRE (Union des Juifs pour la Résistance et l’Entraide) dont le nom seul rend compte de la réorientation politique de la lutte du point de vue du Parti, tout en maintenant le principe que lutte et protection vont de pair. Un point de vue que ne partagent pas les autres organisations spécifiquement juives qui rejoignent alors l’UJRE et qui visent, elles, avant toute chose, à protéger les Juifs. Une posture politique qui confinera à l’absurde quand les communistes engageront des actions contre les départs vers l’Allemagne des jeunes réquisitionnés au STO, sans qu’aucune ne soit entreprise contre les déportations de Juifs : « Si aucune action de ce type ne fut entreprise, fût-ce symboliquement, pour s’opposer à la déportations des Juifs, la raison n’est pas à chercher dans la modestie des forces des organisations communistes juives, mais bien dans la ligne politique qu’elles s’étaient fixée, ou que la direction du Parti leur avait fixée », p.301.
À Lyon, à Grenoble, nombreux seront encore les militants communistes juifs arrêtés, torturés, déportés, exécutés. Mais les nouveaux recrutés remplacent ceux qui sont tombés : la Libération approche, les actions des résistants, notamment des mouvements communistes, se font plus pressantes (chapitre 14). En juin a lieu le Débarquement. En juillet, Paris s’agite et bientôt s’insurge contre l’occupant. Les jeunes partisans juifs reçoivent l’ordre de voler des armes, de détruire les poteaux indicateurs. Pendant ce temps, les nazis, qui ne parviennent plus à alimenter le camp de Drancy, raflent tous les enfants juifs pris en charge par l’UGIF (Union Générale des Israélites de France, créé par Vichy) : trois cents seront gazés à Auschwitz. Aucune action n’est tentée par la résistance communiste juive pour les protéger. Les chars de la deuxième DB arrivent enfin à Paris : la principale charge confiée aux militants communistes juifs : occuper les locaux de l’UGIF (chapitre 15).

À Lyon, plus précisément à Villeurbanne, on s’insurge également. Le mouvement est là spontané, on prend la mairie, on en appelle aux maquis. Ils ne viendront pas. Les tanks allemands, si. On se bat. Encore des dizaines de morts. Fin septembre, l’ennemi se retire. La guerre se poursuit, mais déjà la France est quasiment libérée, dirigée désormais par le gouvernement provisoire du général de Gaulle où siègent des communistes. Des communistes français revendiquant désormais haut et fort leur patriotisme. Voire, leur nationalisme.
Que deviennent alors ceux qui furent « juifs, résistants et communistes » ? Le Parti leur demande de retourner dans leurs pays d’origine, désormais occupés par l’Armée rouge, afin de poursuivre la lutte politique en faveur d’un communisme patriotique à la recherche de cadres expérimentés. Pour beaucoup, la déception sera grande et ils reviendront en France, en rupture du Parti ; ce qui vaudra à l’un d’entre eux de se voir signifié par un cadre du PCF : « Tu n’existes plus », p.389. En Pologne, ceux qui restèrent finirent pas être chassés par la grande vague d’antisémitisme de mars 1968.

Et au cœur, un noyau de culpabilité

Ainsi se termine l’histoire de ceux-là, de ces quelques dizaines, quelques centaines au plus, de ces Juifs, résistants et communistes. Ainsi pourrions-nous donc conclure, ici, leur histoire, une histoire dramatique, héroïque. Glorieuse peut-être ? Comme un écho à celle, tout aussi épique, que construisent alors, au même moment, les Sabras de Palestine ? « La peur, elle était toujours là », confie ainsi Emile Sommer, dit Milo, à Annette Wieviorka. « Mais tu faisais ce que tu avais à faire. Ce n’était pas une question de courage, mais de sens des responsabilités vis-à-vis des camarades, vis-à-vis de l’Organisation », p.161.
Méfions-nous pourtant des images d’Épinal. Nous avons en effet jusqu’à présent volontairement omis un passage court de l’avant-propos. Un passage si court que l’on pourrait n’y prendre garde, alors que le propos est essentiel, fondamental. Il faut le lire avec une extrême attention : « Je n’avais jamais rencontré de résistants juifs triomphants », écrit l’historienne. « Leur modestie était à la mesure du drame subi par leur famille. Comment se voir en vainqueur quand de jeunes frères et sœurs, son ou sa mère sont morts en déportation ? Chez beaucoup gisait un noyau de culpabilité. Ils ont résisté, mais n’ont pu empêcher le drame. Pour tous, la victoire fut amère », p.16.
De cette absence de tout triomphalisme, Aragon a su tirer, onze ans après la guerre, les vers déchirants des « Strophes pour se souvenir », chantés par Léo Ferré sous le titre « L’affiche rouge », en mémoire à ceux du groupe Manouchian, juifs communistes pour la plupart :

Vous n’avez réclamé la gloire ni les larmes

Ni l’orgue ni la prière aux agonisants

Onze ans déjà que cela passe vite onze ans

Vous vous étiez servis simplement de vos armes

La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans

***

Et pourtant, même ces vers-là, aussi beaux soient-ils, et justement parce qu’ils le sont, embellissent la réalité factuelle que révèle A. Wieviorka. Ces vers servent – nous sommes en 1956 – les besoins de la cause (communiste). Or, l’historienne n’a pu documenter aucun cas de « doigts errants [ayant] écrit sous vos photos morts pour la France ». Tout au contraire, c’est une réalité plus rêche qu’elle souligne (chapitre 12), celle déjà décrite en 1984 par Lionel Rocheman dans La Belle Âge ou les douceurs de la guerre et qu’elle cite longuement : « […] J’avais honte d’être juif et honte que ces combattants [ceux de l’Affiche rouge], non pas aient tué des Allemands, bien sûr, au contraire ; mais honte qu’ils fussent juifs, ou étrangers. Ou les deux. Se fussent-ils appelés Martin ou Durand, j’aurai communié dans leur mort et dans leur martyre. Mais ils s’appelaient Grywacz et Wajsbrot et Fingercweig et c’était imprononçable. Oui, les propagandistes firent bien leur besogne en imprimant l’Affiche rouge. Oui, après des années de martèlement antijuif, même les résistants se devaient d’être bons Français de souche, bien de chez nous. », p.281.

Sommes-nous parvenus, aujourd’hui, collectivement, à dépasser ces représentations inconscientes ? Voici une des questions que suscite cet essai rigoureux et poignant.

Références bibliographiques

Stéphane Courtois, Denis Peschanski, Adam Rayski, Le Sang de l’étranger : les immigrés de la MOI dans la Résistance, Paris, Fayard, 1994.
Présentation de l’éditeur : « Le Parti communiste a-t-il livré Manouchian et ses camarades ? Jean Jérôme, le financier occulte du parti, ou Boris Holban, le responsable militaire immigré, ont-ils été les instruments de cette trahison ? Voilà, ex abrupto, dans quels termes sommaires la polémique était entretenue ces dernières années sur la contribution des immigrés à la Résistance française. Il fallait débrouiller ces « affaires » ; c’est ici chose faite, force archives judiciaires et policières inédites et témoignages des principaux acteurs à l’appui. Mais reprendre l’enquête, c’était aussi analyser la politique de Vichy, qu’éclairent singulièrement l’organisation et les méthodes des fameuses Brigades spéciales des Renseignements généraux. C’était enfin montrer les tenants et les aboutissants de la stratégie que développe le PCF dans la France des années sombres. De proche en proche, les auteurs repèrent quelques chemins qu’empruntèrent l’intégration des étrangers dans la société française. Une intégration payée du prix du sang. »

Georges Loinger et alii, Organisation juive de combat en France 1940-1945, Paris, Autrement, 2008.
Présentation de l’éditeur : « À travers plus de 600 témoignages, ce livre révèle comment et pourquoi une part importante de la population juive de France a pu survivre, entre autre grâce à l’action d’une résistance spécifiquement juive, née dès 1940. Cette nouvelle édition a été entièrement revue, augmentée d’un réseau et de nouvelles biographies. Partageant les idéaux de la Résistance, dix réseaux de résistance spécifiquement juifs ont vu le jour dans les associations juives existantes et ont mené un combat peu connu jusqu’à ce jour : action d’entraide et de sauvetage, formation de cadres, missions de liaison, fabrication de faux papiers, organisation de corps francs, services de passage d’enfants en Suisse, participation aux combats des Forces françaises de l’intérieur..(…). Ce livre est l’ouvre de membres actifs au sein de l’Association des Anciens de la Résistance Juive en France (ARJF-OJC). L’instigateur et le responsable légal de l’ouvrage est Georges Loinger, Président de l’association. Jean Brauman, Secrétaire général, est responsable de l’organisation et de la recherche des fiches individuelles présentées dans ce livre. Frida Wattenberg, Déléguée à la mémoire de l’ARJF, a initié une partie des recherches, vérifié et complété les informations, puis composé et rédigé les textes. Historien, ancien membre de l’OJC, Lucien Lazare, auteur du texte introductif, est membre de la commission pour la désignation des justes de France pour le Mémorial Yad Vashem de Jérusalem. »