Note de lecture

Rédigée par  Michael Löwy.


Publiée initialement dans Archives de Sciences Sociales des Religions  Année 1983  55-2,  p. 275-276. Texte mis gracieusement à disposition du public par le site Persée.

Gershom SCHOLEM, De Berlin à Jérusalem : Souvenirs de jeunesse, Titre original : Von Berlin nach Jerusalem, Traduit de l’allemand par S . Bollack,  Avant-propos d’A. Momigliano ; Notes de M.R. Hayoun, Paris, Albin Michel, 1984, Collection  Présence du judaïsme.

Gershom Sholem décrit son itinéraire spirituel, qui le conduit de Berlin ou il était né en 1897 à Jérusalem où il est arrivé en 1923 ;  et d’une famille culturellement assimilée à l’étude intensive du mysticisme juif – itinéraire au cours duquel il établira des liens conflictuels ou amicaux avec quelques personnages-clés de la culture judéo-allemande : Walter Benjamin, Martin Buber, Ernst Bloch, Franz Rosenzweig, etc.

Son évolution est très personnelle mais on peut déceler quelques traits communs avec le cheminement de ses amis : la rupture avec la génération antérieure, bourgeoise, libérale et entièrement assimilée à la nation allemande, et, simultanément (sous influence du néo romantisme ambiant), la recherche de ses propres racines juives ancestrales historiques nationales ou religieuses).

Attiré par l’anarchisme romantique de Gustav Landauer (dirigeant de l’éphémère République des Conseils Ouvriers de Bavière), partisan du sionisme culturel de A’had Ha’am (opposé à celui, plus politique de Theodor Herzl), c’est finalement vers l’histoire de la religion juive que va se porter l’intérêt vital de Gershom Sholem.

Pour saisir la nouveauté radicale de démarche, il faut rappeler que les grands historiens de la Science du Judaïsme en Allemagne au XIXème siècle (Zunz, Rapoport Luzatto, Geiger, Graetz) avaient manifesté le plus grand mépris pour les courants mystiques de la religion juive. Graetz dans sa monumentale Histoire des Juifs traitait le Zohar de mystification et œuvre de charlatanisme. C’est en révolte contre ce courant borné héritier ou épigone de la Haskala (version juive des Lumières) que va commencer son patient travail de découverte, traduction, explication et interprétation historique philosophique de la Cabale et des manifestations mystiques messianiques et hérétiques du judaïsme. Travail de pionnier monumental, admirable qui lui permis seul ouvrir un champ nouveau inexploré de l’histoire des religions.

L’éducation littéraire et culturelle de Scholem été abord profane et germanique : ses premiers auteurs préférés sont des écrivains allemands romantiques (Jean Paul, Georg Christoph Lichtenberg, Eduard Mörike ou néo romantiques Stefan George, Paul Scheerbart) auxquels viendront s’ajouter plus tard la Bible, le Talmud et le Midrache. Pendant temps il semble tenté par le retour à l’orthodoxie religieuse juive mais il finit par refuser cette issue comme la plupart des intellectuels juifs de sa génération en Allemagne : la sécularisation et la Haskala avaient trop difficile cette forme de retour aux sources. Mais il sera stimulé par sa propre formation littéraire à retrouver ses racines juives : « Pendant ma recherche de la tradition qui avait été perdue par mon entourage, une tradition qui avait une grande attraction pour moi, les écrits des anciens Juifs me semblaient infiniment riches et vivants et, dans ma conscience, ils étaient comparables aux auteurs allemands mentionnés ci-dessus… ».

Paradoxalement, comme il le révèle dans ce livre, c’est surtout dans le travail d’un cabaliste chrétien, Philosophie der Geschichte oder Uber die Tradition/Philosophie de l’histoire ou De la tradition (1827-1853), oeuvre du philosophe romantique (disciple de Baader et de Schelling) Franz Joseph Molitor qu’il trouvera les premiers éléments pour une analyse de la Cabale, tout en refusant son interprétation christologique. Ce même ouvrage servira aussi de source pour Walter Benjamin dont il alimentera les spéculations théologiques des écrits de jeunesse .

Entre 1915 et 1918, le jeune Gershom remplit plusieurs cahiers de notes sur la Cabale : ce fut le point de départ du développement qui allait faire de lui la principale autorité scientifique sur le mysticisme juif. Il est intéressant de souligner – et ce livre en témoigne au moins de façon indirecte – que cette découverte d’un univers spirituel et religieux juif oublié peut difficilement être expliquée sans le contexte socio-culturel que représentait le néo-romantisme en Allemagne au tournant du siècle.