L’actualité du messianisme 

par Patrick Sultan

Michaël LÖWY, Juifs hétérodoxes. Messianisme, romantisme, utopie. Éditions de l’Éclat, 2010, Collection « Philosophie de l’imaginaire ». Publié dans la QL, Revue N° 1025 parue le 01-11-2010

 

Dans Rédemption et Utopie, Michael Löwy avait fait surgir un paysage intellectuel étonnant par sa diversité, son foisonnement, mais aussi par sa cohérence et sa consistance : celui d’un judaïsme libertaire qui s’enracine et se déploie dans la Mitteleuropa depuis le début du vingtième siècle. Une cohorte d’anarchistes, de révolutionnaires marxisants ou non, de socialistes utopistes nourris par la Loi et les Prophètes, de « Juifs hétérodoxes »? Une telle constellation apparaît comme une vivante contradiction, à moins justement que les contradictions qui la traversent ne la rendent éclatante d’une vie qui se perpétue jusqu’à nous. 

Cette pléiade de philosophes, de penseurs, d’historiens, d’essayistes, de journalistes venus de Berlin, de Vienne, de Prague ou de Budapest, aux trajectoires si différentes, voire si opposées,- comment établir la logique de leur parenté et dessiner avec rigueur l’alchimie de leurs actives convergences, de leur attraction l’un sur l’autre, de leurs liaisons à la fois libres et nécessaires? Y a -t-il bien un sens, sauf à en réduire l’originalité, à réunir sur une même scène intellectuelle, Georg Lukacs, Franz Rosenzweig, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Erich Fromm, Siegfried Kracauer et Gershom Scholem dont les trajectoires, considérées individuellement, semblent si éloignées, voire antagonistes? 
Recourant et donnant toute sa fécondité à l’usage d’une notion goethéenne dont Max Weber avait, dans le champ de la sociologie, suggéré l’emploi plus qu’il ne l’avait véritablement utilisée, Löwy avait décrit avec rigueur le monde commun à ces Juifs singuliers attirés dans le champ magnétique « d’affinités électives ». Ces écrivains, en effet, comme les personnages du fameux roman de Goethe (Die Wahlverwandschaften) « se cherchent l’un l’autre, s’attirent, se saisissent l’un l’autre et ensuite ressurgissent de cette union intime dans une forme renouvelée et imprévue »
Michaël Löwy, tout en reprenant le propos de ses précédents ouvrages, approfondit, en les particularisant, les relations qui unissent ces penseurs si différents par leur style et par les conclusions auxquels ils aboutissent. Il montre, avec clarté et érudition, le fin mais solide réseau qui les lie : ils se lisent, se rencontrent ou se croisent, s’écrivent ou se préfacent, se publient ou se recensent, se rendent hommage ou se critiquent, s’inspirent ou se prolongent. 
Ce qui les réunit tient d’abord à leur situation générationnelle, à leur insertion sociologique, à leur formation intellectuelle, au climat spirituel qui les baigne. Sans être vraiment exclus de la société libérale bourgeoise, ils ne s’y sentent pas parfaitement chez eux et n’en partagent pas les valeurs. Ils ne parlent pas le yiddish, et, ignorant l’hébreu, n’ont qu’exceptionnellement accès aux sources originales. Ils ne sont pas issus directement du Shtetl mais sont loin de partager le dédain qu’affichent à son égard la génération de leurs pères, Juifs assimilés et parvenus, imbus de leurs certitudes rationalisantes. Au contraire, ils renouent, ou, plus exactement, tissent à nouveaux frais leurs liens avec la tradition hébraïque, avec l’histoire d’Israël, avec des traditions perdues qu’ils découvrent en ayant le sentiment qu’ils en ont été dépossédés. 
Cet intérêt exalté pour le passé dont l’histoire les a coupés et pour une culture religieuse qui ne leur est pas familière, ils le doivent essentiellement, selon Michaël Waltzer, à la « médiation du néo-romantisme allemand ». « Leur chemin vers le prophète Isaïe, écrit-il, passait par Novalis, Hölderlin ou Schelling » : « leur assimilation a été le point de départ de leur dissimilation. ». Un tel détour qui les reconduit à un certain judaïsme peut, à vrai dire, surprendre, car le paganisme ou le mysticisme chrétien alimentent en profondeur la vision du monde élaborée par le romantisme allemand. Celui-ci, ouvert aux forces mystiques de la nature et en conflit avec le rationalisme des Lumières, aspire au réenchantement du monde, incline vers un retour au sacré et tend à idéaliser « les valeurs prémodernes ou précapitalistes ». Cette direction de pensée et de sensibilité semble aux antipodes de l’enseignement judaïque, destructeur de mythes et fondé sur une large confiance dans les capacités intellectuelles de l’esprit humain. 
En fait, ces « Juifs hétérodoxes » retiennent seulement les éléments les plus critiques de cette culture anti-moderne dont ils sont imprégnés : la révolte anti-bourgeoise contre la réification des rapports sociaux, la dénonciation du capitalisme. Leur attachement au judaïsme ne repose justement pas sur le passé : ils n’ont rien de réactionnaire ou de passéiste et ne prônent assurément pas le retour pur et simple à une orthodoxie juive dont ils perçoivent les limites et l’inadéquation aux interrogations de la modernité. Ils sont, au contraire, la plupart du temps, athées et peu portés à se soumettre à une quelconque pratique rituelle, bien qu’ils soient, en un sens, fidèles à un héritage qu’ils inventent en le réactualisant. 
La religiosité juive n’est pas, en effet, pour eux une « chose du passé » ; ils y trouvent de quoi nourrir une pensée toute tournée vers l’à-venir de l’histoire, de ce qui advient et ne se déduit pas d’un simple progrès indéfini. Dès lors, on comprend pourquoi l’idée messianique constitue le pôle essentiel autour duquel gravite leurs efforts spéculatifs pour mettre au jour une culture philosophique en accord avec l’éthos insurrectionnel qui les caractérise. On sait que le Messie juif survient dans l’histoire humaine pour la bouleverser et l’accomplir, pour apporter à la fois le neuf et l’ancien, pour restaurer l’antique Israël tout en instaurant la paix universelle. 
Ainsi pour Martin Buber, l’arrivée du Messie « qui se prépare dans l’histoire » marque le temps où « le passé et l’avenir, la fin des temps et l’histoire sont liés », prend la « forme du passé absolu » tout en étant « le germe de l’avenir absolu » ; Walter Benjamin médite sur la conception juive du temps en lequel « chaque seconde était la porte étroite par laquelle le Messie pouvait entrer » pour en dégager une conception neuve de la révolution ; Gershom Scholem s’interroge sur l’idée de la « catastrophe » messianique,  « surgissement d’une transcendance au-dessus de l’histoire », comme « la projection d’un jet de lumière à partir d’une source extérieure à l’histoire » ; Franz Rosenzweig décrit et analyse la possibilité d’une temporalité où « chaque instant doit être prêt à recueillir la plénitude de l’éternité ». 
Les penseurs que rassemble le travail méticuleux de Michaël Löwy tentent, en conceptualisant ce surgissement paradoxal du Messie, de rompre ainsi avec l’idéologie progressiste qui voient l’humanité s’acheminer sans heurt ni révolution vers un monde harmonieux, ou bien avec les philosophies de l’histoire de style hégélien qui se représentent le devenir comme un procès dialectique, rationnel de part en part. Exégètes d’une parole ancienne, sans doute donnent-ils de quoi concevoir ou imaginer, pour notre temps, une neuve pensée de l’Histoire.