Prières pour la résurrection

par Marianne Cense

Nelly SACHS, Exode et Métamorphose, et autres poèmes, Traduit de l’allemand par M. Gansel, Préface et notes de J.-Y. Masson ; notice biographique établie par Blandine Chapuis, Paris, Gallimard, 2023, Collection « Poésie/Gallimard ».

L’œuvre de la poétesse Nelly Sachs est le miroir d’une vie marquée par la Shoah, l’exil mais aussi par l’espérance et l’amour pour son peuple, et pour une nation venant de (re)naître.

Née à Berlin en 1891, Nelly Sachs a quarante-huit ans lorsqu’en 1940, elle fuit l’Allemagne avec sa mère pour la Suède qui deviendra son pays d’adoption, échappant de justesse à la déportation et laissant derrière elle le monde qu’elle avait jusqu’alors connu. Ce moment est celui de la rupture avec une œuvre qu’elle avait déjà entamée et dont elle interdira la réédition par testament, tant elle lui paraîtra insignifiante en comparaison avec celle créée à partir de son exil.
Flucht und Verwandlung/Exode et Métamorphose. Les deux mots qui composent le titre de son recueil, écrit en 1958-1959,  font écho à la destinée poétique de l’écrivain, destinée que ce volume retrace à travers Dans les demeures de la mort (1943-1947), Éclipse d’étoile (1947-1948), Et personne n’en sait davantage (1952-1957) et enfin Exode et Métamorphose (1958-1959). Le lecteur est ainsi témoin, en suivant la voix de Nelly Sachs, de cette métamorphose lyrique et spirituelle qui prend la forme d’un cri intime face à l’Histoire.

Métamorphose d’un cri

Les œuvres qui composent ce volume forment une unité, un quatuor selon l’expression de leur préfacier Jean-Yves Masson, en référence au goût de l’auteur pour la musique : et ce quatuor, recueil après recueil, représente la métamorphose qui l’anime. Cette métamorphose est d’abord celle de la langue, une langue allemande qu’il s’agit de se réapproprier, langue-mère mais aussi langue du bourreau qui a laissé place au silence lors de l’exode. Ce silence n’est pas seulement métaphorique : Nelly Sachs a, durant quelques jours qu’elle relate dans son texte Vivre sous la menace, cessé de parler, ne pouvant dire un mot en raison de la terreur qui s’emparait d’elle alors qu’elle vivait encore en Allemagne. Cette expérience est à la source de son travail poétique, né de la nécessité de dire, voire de crier. Ce travail est, dès lors, un devoir : être une voixet non la voix – du peuple juif après la guerre, une voix qui renaît, qui affirme ce que d’autres ont voulu nier. C’est également une voix qui semble réciter le kaddish pour ceux à qui la barbarie nazie a refusé ne serait-ce qu’une ultime once de dignité mais cela ne va pas au-delà, puisque Nelly Sachs ne prétend pas traduire poétiquement le rituel funéraire. Au contraire, elle cherche à « rendre sensible » et « donner voix » (p. 18) à ce déni d’humanité, sans atténuer sa violence. Sa voix ne cherche ainsi pas à être celle des victimes – ce qui supposerait une parole d’apaisement, un dépassement lyrique de l’événement – mais au contraire à réaffirmer le caractère irrémédiable d’un crime qui ne pourra jamais ni être oublié ni être effacé. Pour autant, le lyrisme demeure bien au cœur de cette parole poétique, un lyrisme traduisant tant la souffrance que la foi.

Expression de l’amour

Ce lyrisme de la souffrance est, d’après les propres mots de la poétesse, initié par l’amour. Dans son texte « L’amour est la source de toute mon œuvre », Nelly Sachs écrit : « Ma croyance que l’être humain, chacun à sa façon, a été créé pour traverser la vie de ce monde matériel, pour le supporter dans la souffrance, pour le rendre limpide en l’aimant, passe dans tout ce que j’écris comme une idée fondamentale, et je m’efforce incessamment de lui trouver l’expression qui convient ».

Ce passage nous révèle le souffle qui donne vie à la poésie de Nelly Sachs : aimer pour survivre, avoir la foi en l’amour, pour son prochain et son peuple,  afin de se relever de la mort, de la perte et de la douleur. L’amour est, en effet, au cœur de son œuvre : d’abord l’amour pour son père mort en 1930 et à qui est dédié le deuxième recueil Éclipse d’étoile ; ensuite l’amour pour son peuple et ses martyrs, à qui elle fait référence dans la dédicace à Dans les demeures de la mort : « à mes frères et sœurs morts » (p. 31) et enfin dans ce même recueil l’amour pour celui qu’elle nomme « le fiancé mort » (p. 49). Cet amour est, nous le comprenons, le moyen pour Nelly Sachs de supporter la souffrance de la Shoah. C’est en particulier le fiancé mort, qui prend de cette façon une place centrale Dans les demeures de la mort ; son identité qu’elle n’a jamais révélée à personne sauf à sa mère est tue, nous savons seulement grâce à au germaniste Lionel Richard, son premier traducteur français, à qui elle a répondu en 1968, qu’elle le rencontra encore adolescente et qu’il fut synonyme d’une terrible déception amoureuse l’ayant presque menée à la mort, la jeune femme ayant cessé de s’alimenter. Plus tard, elle apprit qu’il avait été arrêté puis déporté, et qu’il était mort en 1942 ou 1943 dans un camp de concentration – ce qui bouleversa à jamais Nelly Sachs et son écriture.
Depuis, ce personnage est, dans ses poèmes, toujours désigné comme son fiancé, son unique amour, un héros, un martyr, dont le souvenir a ainsi insufflé le travail poétique de la seconde partie de Dans les demeures de la mort intitulée « Prières pour le fiancé mort » (p. 49). On le voit apparaître dans le premier poème :

La bougie que j’ai allumée pour toi
Parle dans le vacillement aérien de la langue des
flammes
Et une larme perle ; de la tombe
Ta poussière distincte convoque à la vie éternelle.

Haut lieu de rencontre dans la chambre de pauvreté.
Si seulement je savais ce que signifient les éléments ;
Ils te disent, car tout parle toujours
De toi ; je ne peux que pleurer,
p. 51. 

La métamorphose spirituelle

Face à ces événements tragiques de l’Histoire qui ont eu des répercussions intimes sur la vie de Nelly Sachs, la métamorphose nécessaire à leur traversée correspond également au cheminement spirituel qu’elle effectue  à partir de l’exode en Suède.

Nelly Sachs reçoit le Prix Nobel

Née dans une famille dite assimilée, Sachs découvre ou du moins comprend sa judéité par la persécution qui la désigne alors comme juive quand cela n’était pas jusqu’alors une donnée essentielle de sa biographie. Le rapport à la tradition religieuse devient dès lors, chez Nelly Sachs un sujet d’interrogation existentielle à la suite de son départ d’Allemagne, interrogation qui l’a amené à multiplier les lectures, de la Bible aux commentaires de Scholem, Buber ou encore Rosenzweig en passant par les écrits hassidiques et kabbalistiques. C’est dans la préface que nous apprenons que c’est la lecture d’Isaïe traduit par Buber qui « ouvre la porte d’une révélation aussi bien poétique que spirituelle » (p. 21) pour Nelly Sachs, lecture faite en allemand et qui sera, avec la lecture du Zohar, les récits liés au Baal Shem Tov et à tant d’autres grandes figures de la tradition juive, la source d’inspiration d’une grande partie de sa poésie. Citons seulement les différentes épigraphes situées à la tête des poèmes du premier recueil Dans les demeures de la mort, qui renvoient sans cesse à la tradition biblique : Job dès le premier poème puis Rabbi Nachman et plus loin le Zohar, Isaïe et le Rav Kook. Les lectures de Nelly Sachs transparaissent de cette manière sous forme d’« énigmes » (p. 23), faisant apparaître des personnages fondateurs, tels que Caïn, David ou Abraham (qui deviendra le sujet de sa pièce de théâtre Abraham dans les déserts de sel achevée en 1956), comme dans le poème débutant par « Abraham l’ange ! » (p. 235-236) tiré de Et personne n’en sait davantage et dont voici les trois premières strophes précédées d’une épigraphe issu d’écrits hassidiques :

Dans la nuit, dans le bain rituel, les quatre matriarches
dans la clarté des rayons se baignèrent avec sa mère.
Puis elle le reçut de la force stellaire du Maggid.
                                          Écrits hassidiques

Abraham l’ange !
Il obéit autrement
et dans un terrible commandement
comme avec des cordes lancées à travers la nuit.

Et la lumière telle une palme arrachée
broyée dans la main.

La rêve lui est soumis,
il le perce –
météore de la nostalgie –
et parvient toujours près de Dieu.

Israël

La poésie de Nelly Sachs est ainsi un hymne, un hymne de la foi en un Dieu, en un peuple, en l’amour et surtout un hymne de la foi en Israël, terre métaphore de l’espoir revenu, du foyer qui seul peut recueillir le peuple auparavant dispersé et qui porte en lui une souffrance encore vive. C’est sur ce thème que se clôt le premier recueil du volume dédié à ses frères et sœurs morts, dans le poème « Voix de la terre sainte » (p. 98) dont voici la première strophe :

Ô mes enfants
La mort a traversé vos cœurs
Comme une vigne –
A peint en rouge Israël sur tous les murs de la terre.

Nelly Sachs y consacre par ailleurs dans Éclipse d’étoile une section intitulée « Terre d’Israël »(p. 153), dans laquelle elle chante l’union renouvelée du peuple juif sur sa terre en écrivant dans le poème qui ouvre la section (p. 155-156) :

Terre d’Israël,
maintenant que ton peuple
s’en revient des quatre coins du monde
pour écrire à nouveau les psaumes de David dans ton
sable
et au soir de sa moisson chante
la parole d’accomplissement des veillées célébrantes –
.

Les notes de l’ouvrage nous apprennent que, dans cette section écrite durant le printemps de l’année 1948, Nelly Sachs, fait bien plus que célébrer la création de l’État d’Israël, dont la déclaration d’indépendance date du 14 mai de la même année ; elle affirme aussi la destinée politique et spirituelle que représente pour elle et pour le peuple juif la création de l’État hébreu. En effet, pour Nelly Sachs : « Israël n’est pas seulement un pays ! » (p. 232) mais c’est bien le lieu où vivra l’âme juive portée par l’espoir bimillénaire d’être libre sur la terre promise. Le lien indéfectible qui la lie à la terre sainte, elle le décrit, dans la lettre à Walter Berendsohn datant du 24 mars 1848 comme le « cordon ombilical invisible qui s’appelle l’éternité » (p. 377) et réaffirme, dans une lettre du 18 janvier 1948 au Professeur Hugo Bergman, la vocation spirituelle accompagnant la création de l’État par ces mots : « les gens de là-bas, que ce soit à la ville ou à la campagne, construiront leurs maisons tournées vers Lui, simplement comme on bâtit du côté ensoleillé », p. 377.

Plantation expérimentale dans un sol aride/Près de la Mer Rouge/1950/Photo de Robert Capa

Une résurrection, que Nelly Sachs traduit en ces mots qui concluent le poème Déjà (p. 320-321) : « jusqu’à ce que / le nouveau tournesol / érodé de larmes / commence à ouvrir ses fleurs / sur le manteau de deuil de la nuit – » ne pourra ainsi advenir qu’à travers Israël, dont le poème Ce pays  chante la (re)naissance :

« noyau dans lequel
est gravé

Son Nom !
Un sommeil aux dents d’étoiles le tient enserré
dans la dure pulpe de la terre,
avec les bourgeons des psaumes
il annonce la résurrection.

Ce pays
et tous ses sentiers
entourés de l’effloraison bleue
des immortels

toutes les traces s’en vont au-delà –
Ébranlement volcanique du sable
déblayé du rêve
par les cornes des béliers.

L’heure des prophètes se hâta
d’arracher les morts à leur peau de cadavre
 »
telle l’aigrette des dents-de-lion,
ailés des seules prières
ils rentrent
–. », p. 234.

Indications bibliographiques

  • Nelly SACHS, « L’amour est la source de toute mon œuvre », Traduit et présenté par Lionel Richard dans la revue Europe, Numéro d’août-septembre 2016, p.1036-1037.
  • Taïeb Lucie, Territoires de mémoire : l’écriture poétique à l’épreuve de la violence historique (Nelly Sachs, Edmond Jabès, Juan Gelman). Paris, Classiques Garnier, 2012, coll. « Perspectives comparatistes ».
    Lucie Taïeb compare des œuvres poétiques des poétes Nelly Sachs, Edmond Jabès (liées à la Shoah) et Juan Gelman (liée à la dictature argentine) à travers le prisme de l’écriture de la souffrance, et des thèmes liés à la mémoire, la mort ou le deuil.