Portraits et itinéraires marranes

par Jeanne Brody

Nathan WACHTEL, La foi du souvenir : Labyrinthes marranes, Paris, Seuil, 2001

Cet article a été numérisé et mis en ligne à disposition du public sur Persée : il a été publié initialement dans la revue Diasporas : Histoire et sociétés,  Année 2002, numéro  1,  p. 138-140. Il fait partie d’un numéro thématique : Terres promises, terres rêvées. La présentation : le titre, les sous-titres, les illustrations ainsi que divers liens ont été ajoutés par Sifriaténou.

(…) Nathan Wachtel, dans La foi du souvenir, raconte le long (plus de quatre siècles) et douloureux parcours des Juifs espagnols et portugais contraints de se convertir au catholicisme sous l’Inquisition. Le bras de cette institution répressive s’étend au-delà de la péninsule ibérique jusqu’au continent sud-américain (le Brésil, le Mexique, le Pérou, Rio de la Plata…). Mais plus important encore, cet ouvrage explore le phénomène marrane lui-même sinon dans sa globalité (projet trop vaste pour qui que ce soit), au moins dans plusieurs de ses aspects les plus saisissants : en tant que mouvement diasporique, dans sa qualité de vaste réseau à l’échelle planétaire, en tant que mouvement commercial tout à fait nouveau et moderne, en tant que réseau de solidarité et de conception d’appartenance et en tant que victime d’un appareil policier et judiciaire parmi les plus englobants qu’ait connus le monde jusqu’à l’époque actuelle.
À travers dix portraits de « conversos » accusés par le Saint Office de judaïser et emprisonnés jusqu’au moment de la sentence et de la peine (la plupart du temps, capitale), nous suivons les avatars et les méandres de ces hommes et femmes, différents dans leurs singularités et pourtant également représentatifs d’un groupe particulier. Leurs luttes, leurs peines, leurs souffrances se passent dans le contexte d’un monde à découvrir et en rapide expansion, un monde véritablement « Nouveau », ce que Wachtel considère comme le début du monde moderne.

Complexité du « marranisme »

Ce livre est innovateur pour plusieurs raisons : d’abord, Nathan Wachtel met en cause la représentation du marranisme comme un cas manichéen de crypto-judaïsme pur et simple face à un catholicisme fervent. L’ethnologue historien définit ce qu’il appelle la « religiosité » c’est-à-dire « un ensemble d’inquiétudes, de pratiques et de croyances qui s’inscrivent dans une configuration composée d’éléments variables, voire contradictoires, et dont la diversité n’exclut pas une manière d’unité, un style générique permettant en l’occurrence celui de « marrane » », p. 15. Cette « religiosité marrane » se montre complexe, nuancée, pleine d’allers et retours sur elle-même, tout juste le contraire d’un quelconque manichéisme. Selon cette conception, il serait impossible de passer des décennies voire plus de temps encore à pratiquer des rites chrétiens sans que ceux-ci ne laissent leur empreinte sur la conscience. De même, les restes de rites juifs consistant surtout dans des jeûnes et certaines prières à « saint Moïse » ne manquent ni d’intensité ni de force d’identification. Et l’on ne saurait trop insister sur l’importance d’un rite comme la circoncision même incomplète, ou d’une forme étrange de ce qui pourrait ressembler à une circoncision féminine (la coupure d’un petit morceau de chair dans l’épaule de la femme).

Galerie de portraits

Dans cette histoire, racontée à travers ces portraits étonnants de personnages accusés par le Saint-Office de judaïser en secret, nous voyons entre autres, quelques-unes des manifestations diverses de cette « religiosité marrane ». Il ne s’agit pas seulement d’une histoire de stratégies politiques pour éviter le bûcher, mais des tactiques pour ne pas incriminer les autres, familles proches et amies, pour surtout n’ incriminer aucun de ceux qui sont passés par les geôles de l’Inquisition et qui, en tant que «relaps», risquent la peine capitale. Mais Wachtel nous révèle également des argumentations religieuses de ces marranes, comme celles de Francisco Maldonado da Silva, où le scepticisme se mêle au relativisme. Grand martyr marrane, il va néanmoins au bûcher pour être brûlé vif plutôt que de renier cette foi à consonances syncrétiques.

Les Juifs dans la synagogue/ Rembrandt/ Eau-forte et pointe sèche/Signé et daté sur le pilier à gauche/ 1648

D’autres caractéristiques des marranes émanent de ses portraits si vifs et émouvants : le sentiment d’appartenance à une grande famille, le «naçao», surtout fait de nouveau chrétiens portugais mais aussi d’espagnols, d’autant plus que l’histoire montre l’interaction complexe des itinéraires de ces persécutés d’Espagne au Portugal, de Portugal en Espagne (mais également de Venise, de Livourne, d’Amsterdam et d’Anvers), et ensuite des longs voyages de la péninsule ibérique vers le Nouveau Monde et là-bas du Brésil au Pérou et au Mexique avec des allers et retours incessants à l’intérieur de ces pays et entre eux. Les portes sont toujours ouvertes pour un nouveau venu fraîchement arrivé d’Espagne ou du Portugal, qu’il soit juif, judaïsant ou nouveau chrétien – quelle que soit son étiquette. La famille lointaine, les amis d’amis, tous sont recueillis au Nouveau Monde. Même avec leurs différences de niveau de pratique ou d’appartenance, ces marranes se reconnaissent entre eux et montrent un haut niveau de tolérance et de solidarité.

Une espèce de diaspora

Dans ces tableaux, nous voyons également l’espèce de diaspora que ces « hommes marginaux » sont contraints de vivre à cause de l’Inquisition qui les poursuit à travers le continent américain de pays en pays et de ville en ville jusqu’à ce qu’inévitablement elle attrape sa proie. (Comme c’est le cas avec le premier personnage portraituré, Juan Vicente !).

Dans son introduction, Nathan Wachtel explique la différence de nature du marranisme en Espagne et au Portugal en fonction de l’histoire de l’Inquisition et des persécutions menées par celle-ci dans les deux pays à des moments différents. Par ailleurs, la route qui mène certains marranes au Portugal quand ceux-ci sont chassés d’Espagne ou forcés de se convertir jusqu’au moment, en 1540, où la répression inquisitoriale fut introduite au Portugal, met les deux communautés en face à face.

Pâque marrane à Belmonte/Photographie de F.Brenner

On est également frappé dans ces récits par ce qui semble être la facilité avec laquelle ces familles entières ou des individus solitaires à la recherche du reste de leur famille partis avant eux, traversent l’Atlantique, voyage dangereux et long à cette époque. Ni la distance, ni le danger ne semblent empêcher des allers et retours. La communication entre le vieux et le nouveau continent, que ce soit de la part des familles marranes ou de la part des autorités inquisitoriales, ne semble craindre ni ce danger ni les distances ni le temps. Tandis que le Saint-Office recherche des informations en Espagne concernant un accusé qui, entre temps, moisit dans les prisons de Mexico, deux ans peuvent passer. Tôt ou tard l’élément accusateur arrive pour sceller le sort du prisonnier.

Le début d’un nouvel ordre économique

Mais il n’y a pas que les solidarités entre marranes et la détermination du Saint-Office qui frappent le lecteur de ce livre. Nous sommes également impressionnés par la vision de cette communauté de « nouveaux chrétiens » dans leur contribution à un nouvel ordre économique mondial. Le commerce international, l’essor de l’économie du Nouveau Monde est dans une large mesure le résultat des voyages de ces intrépides. Impliqués pleinement dans le trafic des esclaves mais aussi dans les importations de denrées rares ou innovatrices entre le Vieux et le Nouveau Monde, ces commerçants sont peut-être les premiers à lancer ce que nous appelons aujourd’hui l’économie mondiale. Wachtel parle de « réseaux de solidarité familiale et commerciale » entre continents.

***

Ces dix portraits sont entourés d’une introduction qui situe le phénomène marrane ainsi que l’Inquisition dans son contexte historique et qui nous présente quelques-uns des buts de cette recherche. Une conclusion donne de l’ordre à ce miroir à mille reflets. Enfin, un épilogue tente d’actualiser cette histoire avec quelques pistes à suivre et à approfondir à propos de ceux que l’on appelle aujourd’hui les « nouveaux marranes».
Dans son introduction, le chercheur se donne l’exigence de créer «une histoire intelligible et […] une mémoire vivante». Il a été fidèle à sa tâche.

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