Les combats d’Israël (2)

par Marie-Laure Rebora

Joseph KESSEL, Terre d’amour et de feu, Paris, Librairie Plon, 1965.

Les combats contre les Arabes et la guerre d’Indépendance

Toutefois, le retour du peuple juif en Palestine ne s’effectue pas sans heurts ni violences, du côté des Britanniques hostiles à l’immigration juive. La Grande-Bretagne, puissance mandataire, défavorable au retour des Juifs sur leur terre, arrêtait massivement les bateaux d’immigrés juifs tentant de parvenir en Eretz Israel pour les déporter dans des camps de concentration dans la toute proche île de Chypre et n’hésitait pas à avoir recours à l’emprisonnement, à la torture et même à des exécutions. Ce que Kessel n’évoque qu’en passant lors de son arrivée à Haïfa, car cette période est comprise entre ses deux premiers reportages, de sorte qu’il ne la couvre pas.

Sur autre front, les habitants juifs de la Palestine doivent faire face à des émeutes arabes qui se propagent peu à peu des monts de Galilée jusqu’à Jérusalem. Le reporter français en attribue la cause à la propagande anti-juive des notables arabes qui soulèvent leurs paysans, les fellahs, par peur de perdre leur domination face au succès des aménagements juifs, aussi bien dans les cultivations que dans les villes, dont les Arabes bénéficient également.

S’ensuivent des pogroms planifiés deux fois au printemps lors de fêtes religieuses des villages juifs, bien avant donc la création de l’État d’Israël. À ce titre, les mots émouvants de Kessel dépeignant la ténacité et la résilience des Juifs de Palestine ne peuvent que résonner de manière plus puissante après le « 7 octobre » : « Ces colons issus des ghettos d’Europe orientale, où ils marchaient craintifs, courbés, anémiés, repoussèrent l’attaque d’un ennemi dix fois plus nombreux. Ils défendaient leur terre, celle à laquelle leurs aïeux songeaient depuis deux mille ans », p. 38.

Étudiants de l’école d’agriculture d’Ayanot /En mission de garde/Avril 1948/Musée d’Israël

Les Juifs organisent donc des gardes volontaires pour assurer la sécurité de leurs villages, les vieillards et les jeunes filles creusent des tranchées. Manquant de ressources, ils ont parfois recours aux moyens du bord, comme des pavés employés en guise de projectiles à Jaffa. A Jérusalem, un rabbin exhorte à combattre un jour de Sabbat, en vertu du principe de pikoua’h nefèche/ פיקוח נפש qui permet de transgresser les interdits liés à ce jour saint pour sauver une vie. « Ce fut le baptême du sang » (p. 38), résume Kessel. De surcroît, les Juifs n’hésitent pas à se venger des meurtres et attentats commis à leur encontre : « Et, comme aux temps de la Bible, le talion fut appliqué. Pour un Juif assassiné, le lendemain, payait un Arabe (…) », p. 39. La force de dissuasion est telle que le calme revient provisoirement.

Avec l’inévitable entrée dans l’ère des combats, Israël connaît ses premiers grands héros modernes, de la même trempe que Samson et David à l’époque biblique. Dans ses reportages, Kessel nous rapporte l’histoire de l’un d’entre eux qui porte le même prénom que lui, le mythique Joseph Trumpeldor, surnommé « le manchot de Port-Arthur », en raison de sa participation, au sein de l’armée russe, à la bataille navale de Port-Arthur contre le Japon en 1904, qui lui valut de perdre son bras gauche. Sioniste dès ses vingt-ans, homme au « corps généreux et à l’âme prête à toutes les exaltations, à tous les sacrifices » (p. 42), il devient après Port-Arthur le seul officier juif de l’armée tsariste, les Juifs ne pouvant pas être officiers ni porter le sabre. Mais son grand rêve l’entraîne sur les bords du lac de Tibériade, où il fonde un groupe d’ouvriers-soldats de la colonie-frontière de Tel Haï, en Galilée, où il réside, travaille et monte la garde.

Joseph Trumpeldor

Au printemps 1920, avec sept jeunes hommes et jeunes femmes, Trumpeldor résiste et repousse l’assaut des insurgés arabes du village voisin, mais, atteint par une balle, le jeune héros agonise. Continuant cependant à donner des ordres, il expire en disant : « Qu’il est bon de mourir pour sa patrie ! », devenant un véritable héros national, symbole du Juif qui meurt debout au combat pour sa terre et pour son peuple. Sa tombe à Tel Haï demeure jusqu’à nos jours un lieu de pèlerinage pour les Israéliens souhaitant rendre hommage à l’héroïsme et au sacrifice des leurs.

Un autre grand héros, qui survécut à tous ses combats et mourut à un âge avancé en 2014, est Meïr Har-Zion, que Kessel ne mentionne pas dans ses reportages mais qui apparaîtra dans son livre Les fils de l’impossible (1970), consacré aux grands héros d’Israël, notamment lors de la toute récente Guerre des Six-Jours.

Le lendemain de la proclamation de l’État d’Israël le 14 mai 1948, six nations arabes, toutes membres de la Ligue arabe, déclarent la guerre au tout nouvel État juif. Kessel, dépêché sur place, suit tous les préparatifs de la guerre ainsi que les combats, se rendant sur les lieux des affrontements ; il lui arrive ainsi de préciser qu’il ne peut pas mentionner le nom des sites pour des motifs évidents de sécurité. Kessel voit les volontaires, Juifs sud-africains, américains, russes, irakiens, partir tout droit au combat sans hésitation, alors que certains viennent tout juste de sortir des camps de concentration britanniques à Chypre. Plus tard, à Tel Aviv alors en plein black-out, il se met à discuter avec une jeune femme à qui il a demandé son chemin et son regard, plus encore que ses paroles déjà puissantes, lui fait saisir la force cachée du peuple d’Israël : « Et ce regard me fit comprendre d’un seul coup (…) où résidait la force du nouvel État d’Israël et de son peuple. Elle était dans cette inusable patience – qui n’avait rien de commun avec la résignation – tissée, tramée au cours des siècles. Une patience dont rien n’avait pu venir à bout, que rien n’avait pu entamer, ni les bûchers du Moyen-Âge, ni les fours crématoires de Hitler. », p. 101.

Cette force, c’est celle d’une chaîne millénaire (p. 84), « la chaîne infinie des victimes qu’ont formée nos pères, de génération en génération, dans tous les pays où ils avaient porté leurs pas » (p. 101), que les Israéliens sont prêts à rejoindre s’il le faut pour leur terre, pour leur peuple, sans jamais désespérer. Cette force, il la trouve, partout où il va, de la colline Napoléon face à Aïn-Mamifraz, près d’Acre, où les jeunes troupes de la Palmach (force de frappe de la Haganah), pour partie constituées d’étudiants du Technion, affrontent les Arabes bien armés par les Anglais, tandis que les obus pleuvent sur les habitants jusqu’aux kibboutzim du Néguev et, plus au Nord, aux colonies juives du Jourdain où les enfants dans leurs abris – chose devenue commune en Israël -regardent en riant les avions jordaniens, syriens et irakiens venus pour les assassiner. Dans l’une de ces colonies, la station de Naharaïm, construite pendant douze ans par les Juifs pour servir aussi bien aux Juifs qu’aux Arabes et placée sous autorité juive reconnue par le roi de Jordanie, se voit envahie par les soldats irakiens, tandis que les Arabes des alentours pillent les habitations et que les habitants juifs, sommés après l’Indépendance de déposer leurs armes, sont déportés. Cette force unit les trois grands groupes de résistance juive contre les Britanniques, malgré leurs divisions : la Haganah, l’Irgoun et le Le’hi, qui, à la suite de leur fusion en 1948, donneront naissance à Tsahal.

Soldate de la Haganah/Démonstration de maniement d’un mitrailleur Sten/1948/Musée de la Haganah

Les combats transcendent en outre les différentes périodes de l’histoire juive : Kessel rejoint les troupes de la Palmach qui ont repris la colline de Kawkab al-Howa, où se tenaient les guetteurs bibliques et, surtout, où agonisait la révolte aux accents messianiques de Bar Kochba contre les Romains de 132 à 135 de l’ère commune. Quelle belle revanche sur l’histoire pour ces Juifs qui remportent la victoire à l’endroit même où leurs ancêtres furent écrasés par l’ennemi ! Mais l’attitude des soldats reste toujours hautement morale : ainsi, Kessel nous présente une vieille femme arabe n’ayant pas pu quitter le village avec les autres habitants qui bénit les jeunes guerriers juifs, parce qu’ils la nourrissent avec bienveillance. L’adjoint du commandant de Kokab al Howa revêt, selon Kessel, les traits du jeune roi David ; c’est lui aussi un berger aux « beaux yeux pacifiques de gardien de troupeaux », p. 131. Héros bibliques et héros modernes du peuple juif se mêlent et se confondent.

Néanmoins, la force et la vaillance sans faille des Juifs de Palestine ne parviennent hélas pas à empêcher deux tragédies majeures et durables auxquelles Kessel n’a pas assisté en personne mais dont il rapporte des témoignages : le siège de la Vieille Ville de Jérusalem lors de la Guerre d’indépendance et, le 13 mai, à la veille de la proclamation de l’État, la destruction de Kfar Etzion, dans le Gush Etzion, en Judée et l’extermination de tous ses habitants. C’est depuis son hôtel à Tel Aviv, grâce à la chronique de Jérusalem tenue par un journaliste américain dépêché sur place, qui est transmise à Tel Aviv par des câbles, que Kessel suit l’ensemble du siège dramatique des 1500 Juifs de la Vieille Ville par la Légion arabe, les bombardements des nouveaux quartiers de Jérusalem où les dizaines de milliers d’habitants, assiégés, ravitaillés par des convois, tentent de survivre.

Quant à Kfar Etzion, situé au Sud-Est de Jérusalem, seule ville qui puisse le ravitailler, sur l’axe qui joint Bethléem à Hébron, en un pays montagneux et sauvage, en mai 1948, ses habitants tiennent tête pendant plus d’une semaine aux Égyptiens équipés de leurs véhicules blindés, canons et bombardiers hérités des Anglais. Ils avaient déjà affronté avec succès 500 Arabes en décembre 1947, après l’attaque d’un de leurs convois de ravitaillement en provenance de Jérusalem le 15 décembre par les habitants de Bethléem et leur refus de suivre le conseil des Anglais d’évacuer le village et la terre qu’ils travaillaient avec amour.

Prisonniers juifs après la chute de du Goush Etzion/12 mai 1948

Malheureusement, ils ne connurent pas la même victoire, puisque, le 13 mai 1948, alors que les attaques des habitants de Kfar Etzion remportent quelque succès, la Légion arabe, fournie en armes par les Britanniques, positionne 24 canons qui ouvrent le feu sur le village et envoie à l’assaut 24 tanks ainsi qu’une infanterie nombreuse. Le stock des munitions de Kfar Etzion est épuisé après des semaines de combats, les survivants des bombardements se battent du mieux qu’ils peuvent mais finissent par être tous massacrés.

La tragédie de Kfar Etzion, d’un village de cultivateurs aimant « une terre à laquelle leur cœur était plus attaché qu’à la vie » (p. 148), devenus des soldats et des héros par la nécessité de l’autodéfense, illustre le versant dramatique de l’héroïsme d’Israël, celui du sacrifice, lourd mais nécessaire.

Le procès d’Eichmann à Jérusalem

Le dernier des reportages que Kessel consacre à Israël a pour sujet le procès d’Adolf Eichmann, haut dignitaire nazi et l’un des responsables de la Shoah, enlevé le 11 mai 1960 par le Mossad et jugé, derrière une vitrine de verre, entre le 11 avril et le 15 décembre 1961 à Jérusalem. Cette série de papiers sur « l’araignée en vitrine » (p. 175) est, aux dires du biographe de Kessel, « la plus difficile qu’il ait eue à écrire durant sa longue carrière », p. 777.  Au-delà de la procédure judiciaire, longue et pesante, ce qui intéresse Kessel, ce sont les réactions des Israéliens, les émois et souvenirs que ce procès suscite, la peine qu’ils souhaitent pour le criminel nazi.

11 avril 1961/ Des Israéliens écoutant le Procès Eichmann sur une radio portable/Jérusalem

Dans un pays où des milliers d’hommes et de femmes sont passés par les camps dont ils gardent la trace ineffaçable sur leur bras, les victimes survivantes d’Eichmann sont légion. Certaines en demeurent à jamais meurtries psychiquement. Alors qu’il se rend à Acre et qu’il passe près de l’ancienne prison britannique devenue un asile de fous, Kessel entend s’élever les cris désespérants, en français, d’une ancienne déportée internée après avoir cru voir Eichmann rôder près de sa maison : « Venez à mon secours ! Venez à mon secours ! Eichmann, Eichmann ! », p. 242.

Le guide de Kessel raconte également l’histoire d’un homme déporté à Auschwitz, arrivé en Israël, qui a tué sa femme et ses enfants, pour les sauver, croyait-il, d’une arrestation et d’une déportation voulue par Eichmann en Israël. Sans en arriver à ces cas extrêmes, la présence d’Eichmann réveille en chaque Israélien, chaque Juif, de douloureux souvenirs. Kessel lui-même se trouve confronté à la réminiscence d’un épisode vécu lors de la Seconde Guerre mondiale, lorsque le nom de Monaco est prononcé par le procureur général. En un flash-back instantané, Kessel revoit une nuit jusque-là oubliée de rafle générale des Juifs, commandée par Eichmann, au cours de laquelle il est parti avertir une famille amie, constituée de trois femmes et d’un petit garçon qui n’avait pas encore deux ans qu’il porte jusqu’à leur refuge, posant une main sur la bouche de l’enfant pour étouffer ses cris d’angoisse. Lui aussi a été témoin de la griffe sans merci de l’araignée en vitrine. Face à de tels drames, la réaction de Kessel est univoque : « En vérité, ici, la pitié perdait tous ses droits. Elle n’avait plus de sens. », p. 242.

Toutefois, à l’exception d’un survivant des camps, Kessel ne rencontre aucune joie vengeresse parmi les Juifs des villes, des villages et des kibboutzim. Certains auraient voulu qu’Eichmann fût abattu sur place, d’autres sont réticents à la peine de mort, car enterrer son cadavre en Israël serait un sacrilège impensable. Mais la majorité se prononce pour la mort du nazi qui sanctionne à travers lui le régime nazi ennemi juré du peuple juif. Ainsi, un jeune Israélien s’écrie devant Kessel et les autres journalistes réunis à table : « Je suis né en Israël et je veux la mort d’Eichmann. », p. 251. Cependant, fait qui peut nous étonner, l’opinion publique israélienne demeure incertaine quant à l’application de la peine capitale en raison de « l’impartialité scrupuleuse du tribunal, de l’extraordinaire humanité de son président » (p. 251) envers un criminel de guerre. Eichmann sera finalement condamné à mort et ses cendres seront dispersées dans la mer pour ne pas souiller le sol d’Israël.

Mais, plus encore que la mort d’Eichmann, aux yeux de Kessel, ce qui constitue la véritable revanche en acte du peuple juif sur l’Amalek nazi, c’est l’existence d’Israël, avec ses enfants rieurs, les eucalyptus et les terrasses de cultures de Jérusalem, les quartiers neufs de Tel Aviv, les usines récentes de Haïfa, le kibboutz Degania construit dans la pestilence et la fièvre  de la rive du lac de Tibériade : « Mais la haute et profonde et véritable réponse , elle ne venait pas des hommes hésitants, déchirés. Elle venait de la terre et des arbres, et de l’existence même de toute une nouvelle nation. », p. 166. Des mots qui résonnent profondément dans nos esprits jusqu’à nos jours et qui traduisent l’esprit israélien face aux épreuves et à ses nombreux ennemis.

La scène la plus frappante de cette série de papiers n’est donc pas tant le procès en lui-même, mais les danses du peuple à Jérusalem, capitale d’Israël, la veille de Yom Ha ‘Atsmaoute/la fête de l’Indépendance, qui, comme l’énonce Kessel avec émotion, treize ans après la création de l’État, constitue sa « bar mitzva »,/son entrée dans l’âge adulte, p. 194.

Célébrations de la déclaration de l’Indépendance/1948

Ces danses, qui mêlent hora de Roumanie, danses du Maroc, du Yémen et danses ‘hassidiques, se révèlent le point culminant d’un peuple aux mille visages et facettes mais profondément uni : « On y découvrait tous les visages de la terre. Les gens qui formaient cette nation étaient venus de la Scandinavie et de l’Argentine, de l’Afrique du Sud et des Etats-Unis, du Maroc et de la Pologne, du Yémen et de l’Afghanistan.Pourtant, il ne pouvait pas exister d’unité plus entière, plus authentique ni plus émouvante que cette lumière, la même dans tous les regards, que cette exaltation, la même sur tous les fronts, dans toutes les voix. L’indépendance que ces hommes et ces femmes commençaient à célébrer, elle était loin encore de devenir, comme si souvent ailleurs, un rite banal, décanté par le temps, dévitalisé par l’habitude. Un prétexte à réjouissances faciles, dont on a oublié le sens et la source. L’indépendance d’Israël vivait dans l’âme et la chair de ses enfants rassemblés après tant et tant de siècles, et partis de tant et tant de rivages », p. 193.

Instants du monde

Cette description des danses à Jérusalem est un parfait exemple de la manière dont procèdent les reportages de Kessel, qui présentent les événements historiques par le prisme de témoignages du journaliste lui-même, mais, le plus souvent, des personnes qu’ils rencontrent, soit dans le cadre d’entretiens voulus soit de manière imprévue dans ses déplacements. Ces récits, ces instants du monde, qui racontent les vies simples et héroïques à la fois d’habitants juifs des kibboutzim, d’une jeune femme de Tel Aviv ayant fait ses études à Paris, d’une vieille femme d’origine suisse et parisienne par sa mère soucieuse de la situation de sa fille Marianne, habitante de la colonie de Doron dans le Néguev et injoignable à cause des combats et de vingtaines d’autres, font voir au lecteur des hommes et femmes en chair et en os, ces visages qui ont fait l’Etat d’Israël, chacun à sa manière, et les rendent attachants, malgré la brièveté des contacts établis. Le lecteur se prend lui aussi à voyager et à discuter avec ces gens si familiers, peut-être parce qu’ils nous rappellent des gens que nous avons nous-mêmes rencontrés lors de nos voyages en Israël, parce qu’ils sont intemporels. Aussi se sent-il gagné par l’émotion de Kessel lorsque ce dernier revoit à Beit Yossef, village juif du Jourdain, le jeune Brooklyn, surnommé ainsi en raison du fait qu’il provient de ce quartier new-yorkais, ancien fusilier d’Okinawa rencontré au kibbutz d’Ein Ha Natziv, en Galilée.

Le Premier nouveau-né dans le Kibboutz pionnier d’Alma/1951/Photo Centre Pompidou

Deux points apparaissent remarquables dans la présentation des personnages voulue par Joseph Kessel, qui ne vont pas de soi à l’époque où il rédige ses papiers.

Le premier est la grande présence non seulement de Juifs ashkénazes, russes, allemands, tchèques, polonais, hongrois, mais aussi de sépharades, notamment de Marocains, et d’Orientaux, qui combattent ensemble, tels les deux garçons rescapés d’Auschwitz se battant à Aïn-Mamifraz aux côtés d’un Irakien qui a connu le massacre des Juifs irakiens en 1943, sur ordre du régent. Kessel reconnaît ainsi la part des Juifs sépharades, orientaux, yéménites, du Caucase aux côtés de leurs frères ashkénazes certes bien plus nombreux, bien avant les vagues d’immigration massive de ces communautés dans les années 1950-1960.

Chose tout aussi rare pour son temps, d’autant plus intéressante venant d’un journaliste non religieux, Kessel accorde une place importante dans ses papiers aux Juifs religieux dont il prend en compte la contribution à la construction d’Israël. Si le monde juif orthodoxe n’accueillit pas tout d’abord d’un bon œil le projet sioniste, laïque, on sait que certaines autorités religieuses le soutinrent, à l’image du Rav Yeshaya Shapira, le « Rabbin pionnier », du Rav Aryeh Levin, le « Tsadik de Jérusalem », sans parler du plus célèbre d’entre tous, à l’immense héritage, le Rav Avraham Yitz’hak Kook, devenu en 1921 le premier grand rabbin ashkénaze d’Eretz Israel. Mais, de même que la figure de Ben Gourion n’apparaît jamais, de même ces rabbins sionistes ne sont jamais mentionnés, car Kessel semble s’intéresser davantage aux individus communs, aux héros ordinaires, à l’exception notable de Trumpeldor. Ce sont donc les ‘hassidime polonais bâtisseurs de Bnei Brak, ces hommes vêtus de noir, portant des lévites, extraordinairement joyeux, qui, sans l’aide de l’Organisation sioniste mondiale, se défendent seuls et construisent tout de leurs mains, se faisant menuisiers, tanneurs, jardiniers. Leur plus belle œuvre qui éblouit Kessel est un escalier qui va en se rétrécissant et qui lui évoque l’Échelle de Jacob – cet escalier édifié « simplement pour la joie de se trouver plus près du ciel, plus près de leur Dieu », p. 61. C’est ce petit homme priant les yeux fermés au Kotel, « mesure de l’humilité humaine » (p. 51), avec un petit enfant à côté qui tente de l’imiter, dans cette chaîne de transmission de génération en génération. Ce sont « les Juifs pieux, les orthodoxes de Jérusalem » (p. 194), qui chantent et dansent à côté des Juifs laïcs pour fêter Yom Ha’Atsmaoute. Kessel se fait donc le chantre de l’unité du peuple juif, des religieux et des non-religieux, qui partagent un même destin et un même combat pour leur terre.

Drapeau d’Israël/1939/Photographie de Zoltan Kluger

***

En conclusion, ce qui frappe l’esprit à la lecture de ces 250 pages de reportages, c’est avant tout la puissance intemporelle du regard acéré et lucide de Kessel sur le jeune État d’Israël, son passé, son présent et son avenir. Certains passages semblent ainsi parler de l’Israël que nous connaissons et de ses défis, des contrastes entre Jérusalem et Tel Aviv, des problèmes de la vie chère, « des crises inévitables d’une croissance anormale qui jettent des milliers de chômeurs sur le pavé » (p. 49), lesquels n’empêchent pas qu’ « il y règne une joie que je n’ai observée nulle part ailleurs » (p. 49), ce qui reste d’actualité.
Les pages que le « Lion » consacre au Kotel prennent une dimension proprement prophétique qui semble déjà anticiper la victoire d’Israël en 1967 et la suite des deux tragédies longuement évoquées par Kessel qui n’apparaît pas dans ces reportages, clôturés six ans avant le tournant de la Guerre des Six-Jours : la réunification de Jérusalem, avec l’arrivée des parachutistes israéliens au Kotel le 7 juin 1967 lors de la libération de la Vieille Ville et la célèbre sonnerie du shofar par le Rav Shlomo Goren devant le Kotel, et la reconquête de Kfar Etzion suivie de la réinstallation de certains membres des familles massacrées et de la reconstruction de cette communauté avec l’apport de nouvelles familles. « Chaque jour, on voit sur des dunes mortes germer et s’épanouir la vie « (p. 88), écrivait Kessel en toute fin de son reportage de 1924.

Ces mots résument le courage propre au peuple juif et à l’État hébreu, qui a toujours choisi et toujours choisira la vie.

Indications bibliographiques 

Yves Courrière, Joseph Kessel : Sur la piste du lion, Paris, Librairie Plon, 1985.

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