La compassion du Juste

par Juliette Adams

André SCHWARZ-BART, Le Dernier des Justes [1959], Éditions du Seuil, 2020, Collection « Points ».

Article réalisé dans le cadre du Projet Jeunes rédacteurs initié par l’Association Sifriaténou en 2024. Avec le soutien de nos donateurs, de la FJF et de la FMS.   

Des faits, des faits, des événements

Grouillent sur chacune de ces heures crasseuses,

Qui tombent, qui tombent de l’arbre du temps.

Ils grouillent comme des mouches

Dans le cadavre d’un chat aveugle…
Piotr Rawicz, Le Sang du ciel.

Lorsque paraît Le Dernier des Justes d’André Schwarz-Bart, en 1959, nous sommes à une époque charnière dans l’histoire de la littérature de la Shoah. Plus ou moins lassés des témoignages directs sur les camps, les lecteurs français découvrent, avec ce roman récompensé par le prestigieux prix Goncourt, une nouvelle façon de raconter les crimes perpétrés au long des siècles contre les Juifs. En effet, l’auteur fait le récit d’une tradition juive, celle des Lamed-waf, c’est-à-dire des Justes chargés de recevoir la souffrance du peuple juif. Et c’est précisément à travers le personnage d’Ernie Lévy, dernier de la longue lignée des Lévy, que Schwarz-Bart retrace l’histoire des Juifs d’Europe et de l’antisémitisme qui les accompagnent, depuis le XIIème siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

***

L’antique tradition des Lamed-waf

Dès l’incipit, le personnage d’Ernie Lévy prend place dans le récit alors qu’il nous est contemporain. En effet, « une biographie […] d’Ernie tiendrait aisément dans le deuxième quart du XXe siècle ; mais la véritable histoire d’Ernie Lévy commence très tôt, vers l’an mille de notre ère, dans la vieille cité anglicane de York. Plus précisément : le 11 mars 1185 » (p.13). Ainsi, pour comprendre notre héros, il faut remonter loin, très loin. Ce long et singulier retour vers le passé retrace en réalité une sorte d’arbre généalogique de la famille Lévy jusqu’à la naissance d’Ernie, peu avant la Shoah. C’est l’évocation détaillée d’une dynastie, dans laquelle l’auteur brosse les portraits des différents membres et défilent des personnages masculins tous désignés comme étant des Justes, la plupart du temps de père en fils. Souvent singuliers, parfois insignifiants, ils correspondent tous à la définition des Lamed-Waf que donne le narrateur afin de nous éclairer sur cette tradition juive : « le monde reposerait sur trente-six Justes, les Lamed-waf que rien ne distingue des simples mortels ; souvent, ils s’ignorent eux-mêmes. Mais s’il venait à en manquer un, la souffrance des hommes empoisonnerait jusqu’à l’âme des petits enfants, et l’humanité étoufferait un cri. Car les Lamed-waf sont le cœur multiplié du monde, et en eux se déversent toutes nos douleurs comme en un réceptacle. », p.15.

Ils s’ignorent parfois eux-mêmes certes, mais beaucoup cherchent à tout prix à le devenir ou à s’assurer qu’ils le sont bien.
L’hérédité de la famille Lévy, qui relève donc de cette tradition des Lamed-waf, débuterait, selon des sources peu sûres nous confie le narrateur, par un « fait singulier » (p.16) autour du personnage de Salomon, le fils benjamin de rabbi Yom Tov. En effet, Salomon aurait vu en songe l’Éternel qui l’aurait désigné comme étant le premier de la très longue lignée des Lamed-waf. Aucun miracle pourtant ne semble le confirmer comme tel mais un discours prononcé devant des talmudistes le proclame « homme de douleurs ô combien expert en couleurs […] surnommé depuis : le Triste Rabbi », (p.18). Il est donc bien un Juste, tel que la légende le définit. La généalogie des Lévy, désignée comme Justes, est lancée. Vient ensuite le fils, Manassé, installé à Londres. Il est le premier à placer la biographie d’un Juste dans l’histoire de la haine contre les Juifs. En effet, le fils de Salomon est chargé de « plaider la cause des Juifs, journellement accusés de sorcellerie, meurtre rituel, empoisonnements de puits et autres gracieusetés. » p.18.

Puis le fils de Mannassé, Israël, assiste à l’expulsion des Juifs d’Angleterre, et son fils Rabbi Mathatias, médecin, est accusé « d’empoisonner ses malades chrétiens » (p.21) et de bien d’autres délits jusqu’à l’expulsion des Juifs de France. Il émigre en Espagne où son fils, Joakim, est lui-même expulsé au Portugal, comme tous les Juifs d’Espagne au moment de l’Inquisition. Il est alors vendu en tant qu’esclave.

Arrive ensuite Haïm, dont la particularité, dans cette lignée des Lévy, est d’être ordonné prêtre à Rome, tout en « [judaïsant] sous la soutane », (p.23). Mais il est trahi, reconduit au Portugal puis brûlé. Son fils, Ephraïm « fut pieusement élevé […] dans toutes villes dont les Juifs furent non moins dévotement chassés », (p.24). Un destin plus exemplaire, en tout cas plus proche d’un Lamed-waf tel que le narrateur l’a défini, est réservé à Jonathan qui « possède, dit la chronique, un conte pour chacune de nos souffrances », p.26.

Puis viennent Néhémias et son fils Jacob, dont les personnalités semblent laisser peu de traces dans la tradition des Justes. Le premier « riait aux éclats de se découvrir des cheveux juifs, des yeux juifs, un long nez courbé à la juive » (p.28), et le second, décrit comme « falot » (p.29) par le narrateur, « un homme de rien » (p.29), prétendait même qu’il y avait « maldonne à son sujet », p.29. Mais sa fuite vers Kiev permet à l’auteur de faire le récit d’un pogrom durant lequel sa fonction de Juste prend alors tout son sens lorsque « se tournant vers le groupe éploré, il courba soudain les épaules et entama d’une voix chancelante la séliha de rabbi Salomon ben Simon de Mayence : avec des larmes de sang, je pleure… » et après lequel « il n’y eut plus personne […] car tout était sang », p.30. Le thème des larmes de sang est ici chargé d’histoire hébraïque puisque le narrateur le lie à « la séliha », élégie déplorant les martyrs juifs. L’épisode des larmes de sang présent dès l’incipit avec le personnage de Jacob puis à la fin du récit avec Ernie lors de son arrivée à Auschwitz permet une fois de plus à l’auteur de lier étroitement l’histoire du peuple juif à celle de l’antisémitisme : « Et essuyant les larmes de sang qui sillonnaient ses joues, Ernie se détourna de la jeune fille afin de lui cacher la mort du peuple juif inscrite, il le savait, dans toute la chair de son visage. », p.462.

Vient ensuite, Haïm, dit le messager, qui devient rabbin après avoir éclairé le rabbin du village dans l’interprétation d’un texte sacré. Il était régulièrement consulté par le peuple et « chose étrange, les gens s’en allaient contents, disant qu’il savait écouter, qu’à suivre votre petite histoire il découvrait le fil endolori de votre âme », p.38. Personnage singulier, et sans doute incompris. En effet, ce ne sont pas des commentaires du traité Ta’anite qu’il compose en cachette ni une explication fondamentale de la Tsedaka comme le pensent les habitants de Zémyock en Pologne, mais « finalement […] de simples contes pour enfants [et] il en écrivit toute sa vie », (p.39). Ayant eu plusieurs fils, il est chargé de nommer lui-même le Juste descendant. Il désigne alors le cinquième : « un païen, un demeuré, un authentique « Schliemazel » (p.43), qu’on surnommait « Frère animal », décrit comme « fort laid, fort sale, fort stupide » (p.45) et devenu rabbin à contre cœur. De toute sa vie, « Frère animal » n’eut jamais « qu’un seul ami, Josuah Lévy dit le Distrait », (p.46), qu’il désigne ensuite comme son « digne successeur » dans la lignée des Lamed-waf. C’est alors que les Lévy commencent à s’interroger sur la désignation de l’Élu.

En suivant la trace de chaque génération de Lévy, le narrateur met en lumière l’identité diasporique du peuple juif. Beaucoup s’expatrient car la Pologne ne semble pas faite pour les Juifs : « C’est ainsi qu’un tiers environ des Juifs polonais finit par vivre essentiellement de la Poste, c’est-à-dire : des mandats de leurs ‘envoyés à l’étranger’ », p.48.

Mais les Lévy, au destin si particulier, restent à Zémyock, « le territoire assigné aux Justes », p.48.

Le récit de la descendance des Justes ne s’arrête pas là. Plus nous avançons dans la chronique des Lévy, plus les biographies des différents destins de Lamed-waf s’étalent dans la narration. Et plus nous nous rapprochons d’Ernie, plus le récit sort d’une écriture que l’on pourrait nommer de généalogique, pour se faire plus narrative. C’est essentiellement à partir de Mardochée, le « grand-père de notre ami Lévy » (p.49) que les personnages semblent désormais prendre leur place dans un univers romanesque.

Mardochée donc, grandit dans une famille de tailleurs de cristal et subit la violence de l’antisémitisme des Polonais de Zémyock, dès son plus jeune âge. Un jour, il rencontre un vieil Israélite qui, par le plus grand des hasards romanesques, lui offre « [son] fonds de commerce, [ses] fournisseurs et [son] itinéraire », p.55. Dès lors son destin bascule, et de facto celui de toute la lignée des Lévy. Il devient colporteur, ce qui l’oblige à quitter régulièrement le village assigné aux Justes. Le personnage de Mardochée semble être traité avec plus de compassion par le narrateur, est-ce parce qu’il annonce l’arrivée d’Ernie ? Ce qui est sûr, c’est qu’il ouvre la voie à une véritable réflexion, voire remise en question, du statut de Juste, et peut-être même parfois de la condition de Juif : « Quand il se retrouvait sur la petite route vicinale, laissant derrière lui les murs croulants de Zémyock, de singulières questions naissaient dans son esprit. Un jour, pris d’un mouvement de sympathie, un confrère lui offrit une datte. Depuis lors, tout le monde accourait pour contempler ce fruit rarissime. On feuilletait en toute hâte le Pentateuque, afin d’y savourer le mot « tawar » qui veut dire datte ; et Mardochée lui-même, bien que vieux propriétaire, croyait voir tout le pays d’Israël en regardant cette unique datte. Or, voici qu’il traversait le Jourdain, atteignait la tombe de Rachel et le mur des Lamentations de Jérusalem ; voici qu’il se baignait dans les eaux savoureuses du lac de Tibériade, où les carpes farcissent au soleil…Et comme il revenait toujours à lui, sur le bord du chemin, sa petite datte toute grise et toute ridée au bout des doigts, Mardochée se demandait : Mon Dieu, que signifie tout cela, un colporteur perdu dans la plaine, un Lévy éloigné de Zémyock, une datte, un Juif méchant, le lac de Tibériade, un jeune homme devant la vie ?
Et mille autres questions […], il se demanda même pourquoi Dieu avait créé Mardochée Lévy. Depuis plusieurs années il n’y avait plus de fou en titre à Zémyock », p.56-57.

Les réflexions de Mardochée ne sont d’ailleurs pas dépourvues de cet humour juif qui ponctue le récit :

« Je ne suis pas un bon Juif, je suis seulement un peu triste ce soir, vous comprenez ?
– Et pourquoi es-tu triste ? dit le rabbin surpris [qui l’invitait à sa propre table]

– Parce que je ne suis pas un bon Juif… », p.62.
Ce sont assurément ses interrogations et ses doutes sur sa condition de Juste qui, en réalité, l’en rapprochent davantage…

[…]

Jeunes hassidime à Łódź, dans les années 1910

Mardochée, Ernie : l’histoire d’une transmission

Au cours d’un de ses trajets de colporteur, Mardochée rencontre Judith. Ça aussi c’est une rencontre qui relève du romanesque : une rencontre amoureuse entre un Juste et une jeune fille qui ne veut surtout pas d’un Juste ! : « C’est pour elle un honneur d’être remarquée par un Lévy de Zémyock ; mais voilà, elle était idiote […] elle eût préféré un Lévy tout court.

– Quel besoin ai-je d’un Juste ?

– Mais je ne le suis pas ! protesta Mardochée avec l’accent du désespoir.

– On vous connait, vous autres, répliqua-t-elle ; qui dit qu’il ne l’est pas, c’est justement qu’il l’est. Et quel besoin as-tu de souffrir pour le monde ? D’où cela te vient-il ? Et dis-moi un peu, est-ce que le monde souffre pour toi, hein ?

– Mais je ne souffre pas, je te le jure ! »,p.67.

« Pourquoi faut-il, proféra-t-elle, que de toutes les pluies et les pluies d’hommes que Dieu jette sur la terre, moi idiote, Judith Ackerman, je tombe juste sur la mauvaise goutte ? Il n’y a pas mille Lamed-waf sur terre, il n’y en a pas cent, trente-six seulement, trente-six ! Et moi folle du pays de Folie, à peine qu’il m’en tombe un sur l’œil, aussitôt voilà que je l’aime, tu m’entends ? »

« La serrant contre lui, il murmura :

– Je ferai…je me ferai même marionnette, tu veux ? … », p.68.

Mais le naturel de Juste chassé fait retour et Mardochée ne parvient pas à fuir longtemps son essence de Lamed-waf. Il fait d’abord le projet d’un banal séjour à Zémyock car, dit-il : « ‘chez nous’, avant de se marier, un homme doit recopier le livre de notre famille, toute l’histoire des Lévy pour la donner à lire à ses enfants ; et veux-tu que « tout cela » finisse à cause de ta jolie crinière ? Tu le vois bien, il faut que je retourne une fois à Zémyock », p.69.

Puis Mardochée se plonge toujours plus dans l’étude de la Torah et il ressent rapidement le besoin de retourner vivre dans la ville assignée aux Justes, accompagnée de sa femme Judith.

Ce mariage est en réalité essentiel dans le récit de la dynastie des Lévy et dans la biographie d’Ernie en particulier. En effet, il est le ciment du noyau familial du dernier des Justes. À partir de Mardochée et Judith, ce n’est plus une chronique millénaire mais bien le récit d’une famille juive en Europe de l’Est, puis en Allemagne et en France au milieu du XXème siècle.

Le pogrom de Zémyock laisse Mardochée et Judith esseulés. Ils perdent deux de leurs trois fils. Il ne reste que Benjamin, autorisé à s’exiler.

Population juive devant des bâtiments détruits à Sokolniki près de Lviv (1919)

Parmi les nombreuses possibilités qu’offre la diaspora, il opte pour Berlin. Il est alors accueilli dans un centre où sont logés beaucoup de gens de l’Est, dans des conditions extrêmement précaires. Il y rencontre un personnage singulier, Yankel, dit le jeune homme de Galicie, avec lequel les nombreuses discussions tournent autour de la judéité. Qu’est-ce qu’être Juif ? Et qu’est-ce qu’être Juif à Berlin ? : « Alors je me suis dit : Yankel, si Dieu est en petits morceaux, qu’est-ce que ça peut bien signifier d’être Juif ? […] Quelle est donc la place du sang juif dans l’univers ? Voilà. Et que doit faire un Juif… qui n’est plus Juif ? Hein ? », p.119.

Le jeune homme de Galicie finit par quitter le centre et laisse une mystérieuse enveloppe à Benjamin, contenant une véritable fortune. C’est alors un nouveau départ pour le fils de Mardochée. Il s’installe dans la ville de Stillenstadt, « une de ces charmantes villes allemandes d’autrefois » (p.132), où il ouvre sa boutique de tailleur ; « Au gentleman de Berlin » : « Au début, il se vit installé en milliardaire américain : une machine à coudre et pavillon sur rue », p.132.

Mais la pauvreté du quartier ne s’y prêtait pas et Benjamin pressentit sans doute qu’il valait mieux se faire discret. Le « Gentleman de Berlin » devient alors la « Maison spécialisée dans le rapiéçage et retournage du vieux – prix merveilleux – c’est vieux, hop, c’est neuf !!! », p.133. Le jeune tailleur semble désormais faire l’unanimité dans le quartier, et, c’est là peut-être que son identité de Juste se révèle car il se met d’abord à croire, ou à espérer, que cette « sympathie » ambiante à son égard guérit le monde de l’antisémitisme. Benjamin effacerait à lui seul un millénaire de souffrance et de haine contre le peuple juif : « Il se plaisait à croire que ces petites gens abdiquaient leur antisémitisme en sa faveur, qu’elles avaient su déceler, sous son enveloppe juive, cette nature humaine universelle qui s’exprimait avec moins d’éclat, peut-être, chez les autres Israélites de la ville », p.134.

Mais la naïveté de Benjamin Lévy est malheureusement de courte durée, rattrapée par le climat ambiant qui ne cesse de se détériorer pour les siens : « Benjamin sut bientôt que l’apostat répandait des rumeurs sur son compte, l’accusant de manger le pain des ouvriers allemands », p.136.

« Vous ne trouvez pas que ça pue la carne juive, ici ? », p.140.

Malgré le contexte, Mardochée et Judith finissent par rejoindre leur fils unique en Allemagne. Mardochée, « détruisant en lui tout espoir de voir se perpétuer la lignée des Justes par son sang » (p.149), reprend bientôt espoir et se console avec l’arrivée de la petite Léa Blumenthal dans la vie de son fils Benjamin. Mais ce dernier veut en finir avec « ces histoires auxquelles […] [il] ne croit plus », (p.152). Même Judith s’en mêle lorsque Léa attend leur premier enfant : « Mais que Dieu nous épargne, acheva-t-elle, en un cri léger, d’avoir un Juste ! », p.153.

Benjamin et Léa ont plusieurs garçons, mais c’est sur Ernie, le second fils, que se resserre la tension romanesque. Annoncé dès la première ligne du roman, nous savons que ce personnage sera le dernier des Justes et, dèsormais, l’unique héros de l’histoire.

Très vite se crée une relation particulière et unique, entre Mardochée, dit désormais « l’ancêtre », et le petit-fils Ernie « qu’il prit en main […] à moins de quatre ans » ; « Melle Blumenthal ne comprenait pas. Elle pressentait une sorte de cordon ombilical entre le vieillard et l’enfant, mais ne pouvait s’imaginer la substance nourricière qui s’y écoulait », pp.164 -165.

Ainsi, Mardochée lui enseigne l’alphabet hébraïque, puis lui transmet des livres racontant des « vies de martyrs » (p.166) qu’Ernie semble vouloir imiter. On le retrouve même parfois en train de psalmodier, tel un vrai Juif pieux. Ce qui n’est pas du goût des parents, ni de la grand-mère Judith, qui craint que Mardochée « ne lui transmît insidieusement le virus du zémyockisme », p.167. Par « zémyockisme », il faut sans doute comprendre la recherche absolue d’un Juste à chaque génération de Lévy. Mais pour Ernie, d’autres préoccupations apparaissent. L’entrée à l’école et la fréquentation des enfants de son âge l’éloignent des textes sacrés. En effet, l’école correspond à la fois à la découverte de lecture plus profanes – et c’est avec joie et enthousiasme qu’il lit des contes de fées ou autres récits d’aventures et de chevalerie – et à l’expérience de l’antisémitisme. La première fois c’est sous la forme d’un jeu, presque théâtral, puisqu’il s’agit pour les enfants de la classe de « jouer au procès de Jésus » (p.173-176) dans lequel Ernie joue seul le rôle « des Juifs ». Le jeu se transforme vite en insultes à l’égard d’Ernie qui devient « un sale Juif », « un assassin » (p.175) et reçoit des coups d’une grande violence. Ce « jeu » entre enfants, qui se déroule dans une cour d’école, annonce la montée croissante du nazisme : « Bien que son origine demeurât toujours mystérieuse, l’agression contre Ernie prit place avec le temps dans la série des actes antisémites qui annoncèrent l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir […]. Après l’accession d’Adolf Hitler au poste suprême de chancelier du Reich, les Juifs allemands se sentirent pris au piège, comme des rats, condamnés à tourner en rond dans l’attente du pire », p.177.

Mardochée et Judith se mettent à regretter leur Pologne, mais il est trop tard car « le mal » (p.177) est désormais partout et la tribu des Lévy reste finalement dans une Allemagne où les actes antisémites ne cessent de croître.

Un magasin juif après la Nuit de Cristal

Ernie : la compassion du Juste

L’étau narratif se resserre autour du personnage d’Ernie dont la confrontation à la haine est constante. Dans les rues, à l’école, aux abords de la synagogue… À partir de là, c’est sous le sceau des thèmes caractéristiques des récits sur la Shoah que se place le roman, notamment celui de la peur qui est largement développé. La peur de marcher dans les rues, la peur d’être repéré en tant que Juifs… L’histoire nous plonge désormais dans les pensées et les sentiments d’un jeune garçon juif qui tente de survivre dans une Allemagne nazie, mais aussi de comprendre quelle est la place de Dieu dans tout ça : « Et Ernie eut l’intention bouleversante que Dieu se tenait au-dessus de la cour de la synagogue, vigilant, prêt à intervenir », p.200.

« Aie pas peur, m’man, dit-il soudain implorant, Dieu va descendre dans une minute… », p.201.

« Ernie sentit que Dieu se tenait là, si proche qu’avec un peu d’audace on aurait pu le percevoir du doigt », p.202.

Revigoré par cette foi qui prend chez le jeune Ernie des allures de Deus ex machina il peut, en tout cas, trouver le courage d’affronter les nazis dans les rues de Stillenstadt :

« ‘Halte-là, ne touchez pas à mon peuple’, murmura-t-il comme si la voix divine avait pris dans sa gorge fluette », p.202.

Mais le murmure d’Ernie se transforme vite en cri. Un cri, raconté par le narrateur sur deux pages et commenté par Mardochée lui-même, qui contient en lui toute la détresse d’un enfant juif pris au piège de la haine antisémite. Mais l’ancêtre y voit bien plus que ce que les nazis considèrent comme un hurlement risible. Ce « grêle bêlement d’horreur que poussait Ernie » (p.207) lui offre en effet une vision, comme le signe qu’il attendait depuis la naissance de sa progéniture :

« ‘C’est l’agneau de douleur, c’est notre bête expiatoire’, se disait-il, désespéré, tandis que des larmes embroussaillaient ses yeux », p.207.

Dès lors, Mardochée renoue le lien spirituel qu’il avait tissé avec son petit fils dès son plus jeune âge et lui raconte ce que ses parents avaient toujours voulu lui cacher : « l’histoire prodigieuse des Lévy », p.210. Les interrogations d’Ernie sont nombreuses sur le rôle du Juste qu’il se voit déjà attribué. Il va même jusqu’à s’entraîner à souffrir comme un martyr en se brûlant la main avec des allumettes. Ce qui est sûr, c’est que les discussions entre le grand-père et le petit fils sont riches d’un point de vue spirituel. Et la définition du Juste que Mardochée lui donne se fait de plus en plus précise et davantage humaniste que religieuse, devenant ainsi concrète et appropriée au contexte dans lequel évolue Ernie. En effet, l’ancêtre précise à Ernie, pour qui la fonction de Lamed-waf semblait encore tout droit sorti d’un livre, qu’un Juste « devine tout le mal qui se tient sur terre, [qu’]il le prend dans son cœur », p.221. Plus loin, il lui parle de compassion, « cette petite clé dérisoire que lui avait remise l’ancêtre », p.225. Dès lors, le personnage d’Ernie va tenter de véhiculer « sa conscience toute neuve de Juste », p.233. Et en effet, la compassion semble être le maître mot de ce dernier des Justes qui n’est autre qu’un jeune garçon qui refuse la violence, accompagne la souffrance de l’Autre et souffre avec les siens. Bien sûr les épreuves sont nombreuses et la souffrance individuelle d’Ernie est encore présente, tant que parfois elle prend le pas sur la souffrance universelle de son peuple et peut le pousser à des envies de suicide. Pensons à la scène d’humiliation durant laquelle on lui baisse le pantalon dans la rue afin d’exhiber son sexe circoncis, devant Else, une tendre amie, et tous les « copains » de classe :

« Généralement, les gens dans sa situation se pendent. Jamais Ernie ne s’était demandé pourquoi les gens se pendent dans ces circonstances, mais il comprenait maintenant que c’est le moyen le plus pratique. Ou alors ils se noient. », p.307.

La souffrance d’Ernie, retranscrite par le biais de longs monologues intérieurs, est intense. Cet épisode de « suicide raté » fait d’Ernie un personnage désormais nouveau, différent. Il semble de nouveau perdu au milieu de ses propres interrogations sur le contexte, sur Dieu, et sur la question juive : « Et dis-moi, vénéré petit père, le poulet se réjouit-il de servir à la glorification du Seigneur ? Non, tu ne l’ignores pas, le poulet se désole… ‘raisonnablement’, d’être né poulet, égorgé poulet, et dégusté poulet. C’est ça, mon opinion sur la question juive. », p.334.

« Derechef, Ernie se demanda ce qui l’attirait en ce lieu [la synagogue] ; malgré tous ses efforts, il n’avait pu atteindre une seule fois la personne de Dieu, dont il se sentait séparé, définitivement, par le mur de plaintes juives s’élevant jusqu’au ciel », p.394.

Parallèlement, les crimes nazis ne cessant d’augmenter, la famille Lévy parvient à fuir l’Allemagne pour rejoindre la France, à Montmorency, dans « un coquet pavillon de la banlieue parisienne où le Comité juif d’accueil logeait tant bien que mal une dizaine de familles réfugiées », p.339. Cet exil ressemble à une courte parenthèse enchantée, très courte. En attendant, Benjamin est embauché dans un atelier juif de confection, Moritz le frère d’Ernie devient presseur et sous-machiniste, et Ernie coursier à bicyclette. Le narrateur parle même « d’abondance », p.342. Mais très vite, en France, c’est « l’état de guerre » (p.345) : « Comme elle se savait attendue, en dame royale la guerre vint », p.344.

Quasiment sur un coup de tête, à la manière de Ferdinand chez Céline, Ernie s’engage comme volontaire dans l’armée française. Il devient brancardier, joue du tambour dans l’orchestre du régiment et reçoit le macaron patriotique. Mais il apprend, par une lettre de l’ancêtre, que sa famille a été internée dans le camp de Gurs, ultime étape avant l’internement dans les camps d’extermination de Drancy ou d’Auschwitz. L’idée du suicide refait surface dans un premier temps, mais c’est cette fois la folie qui va s’emparer d’Ernie. En effet, il se comporte désormais comme un chien, incarnant ainsi la déshumanisation des siens dans les camps en s’appropriant leur souffrance. Cet épisode est rapporté par le narrateur non sans une certaine pointe d’absurde : « C’est pourquoi, et avec votre permission, j’essaierai désormais de faire tout ce qui est humainement possible pour devenir chien. », p.358.

L’imitation canine étant pratiquée jusqu’à l’excès, l’humiliation est totale pour Ernie : « Le ‘manger cru’ d’Ernie constituait un authentique numéro de cirque : viandes saignantes, boudins de toutes sortes, ‘caillots’ de sang l’envahissaient alors jusqu’aux oreilles. », p.362.
Cette folie, cette mutation animale se prolonge jusqu’à ce qu’il reprenne une certaine forme de conscience de soi, ou plutôt jusqu’à ce qu’on lui rappelle qui il est : « On a vu passer à toute allure des autobus remplis d’enfants juifs avec des étoiles partout. Ils étaient tous aux glaces, ils nous regardaient […]. Et je pouvais distinguer aucun visage, mais ils avaient tous des yeux comme j’en ai jamais vus et comme j’espère j’en reverrai plus jamais de cette vie. Et quand je t’ai vu pour la première fois […] j’ai tout de suite ‘reconnu tes yeux’. Tu comprends ? », p.374.

En se reconnaissant ainsi dans la description de la souffrance et de la peur, Ernie le dernier des Justes entend le cri d’appel des siens et, à travers eux, de tout un peuple : « Il se leva, sortit en chancelant. Dehors il entendit le premier cri, non pas tout contre son oreille, comme autrefois, mais à très grande distance et atténué encore par la dure carapace de chiennerie qu’il retenait à toute force bien que déjà elle s’effritât. […] Les cris avaient atteint une telle amplitude qu’il se boucha à plusieurs reprises les oreilles. Il reconnut d’abord le cri de l’ancêtre, puis celui de Mutter Judith. », p.374-375.

Et vinrent alors les larmes, celles d’un humain qui souffre. Ernie rejoint les quatre derniers membres de l’Association parisienne des anciens de Zémyock dans le Marais et porte l’étoile jaune « avec plaisir » (p.391). Mais les arrestations et les rafles ne cessent d’augmenter, et Ernie perd aussi ses quatre compagnons.

Une ultime rencontre : le dernier humanisme d’Ernie

Une ultime rencontre avec une jeune fille « étoilée », Golda, qu’Ernie sauve des griffes de « deux patriotes français » (p.394), ancre définitivement le héros dans son rôle de Juste. Commence alors, au cœur d’un récit génocidaire, une idylle amoureuse entre ces deux personnages. Golda la boiteuse et Ernie, en proie à une souffrance intérieure profonde qui l’a amené, comme nous l’avons vu, jusqu’à la folie. Deux jeunes Juifs sous l’Occupation, qui rêvent de vivre, l’histoire d’un instant, une vie paisible sans porter d’étoile, comme « une sorte de plaisir de fuit défendu » (p.406) : « Elle ressentit soudainement une « envie » : se promener tous les deux à Paris sans étoile. Ils se promenèrent tout l’après-midi – Ce fut son unique « envie », p.402.

Comme n’importe quel couple de jeunes amoureux, Ernie et Golda se disent des choses, se promettent des choses, s’unissent et s’aiment… jusqu’à ce que la jeune fille soit emmenée à Drancy. Alors Ernie, dans un ultime sacrifice, se rend. Non comme un voyou ou un criminel recherché par la police, mais comme un Juif recherché par les nazis :

« Ernie se planta devant les deux gendarmes de faction et dit :

– Je voudrais entrer au camp, s’il vous plaît. Je suis Juif. », p.417.

S’ensuit alors une démonstration d’absurdité où Ernie doit se battre, et convaincre comme dans un véritable entretien d’embauche, pour être accepté au camp de Drancy. En effet, il a fallu « lui tirer les vers du nez » et lui faire avouer les « véritables motifs » (p.420) de sa motivation : « Quel mal y avait-il donc pour un Juif à vouloir entrer au camp ? s’écria-t-il enfin, avec un mélange d’âpreté revendicative et d’ironie qui lui échappa. », p.421.

L’expérience concentrationnaire d’Ernie met en évidence la déshumanisation et la violence sans nom des nazis, comme dans tout récit génocidaire. Ernie souffre, d’autant plus qu’il a contracté la dysenterie, mais son apaisement de retrouver Golda et d’être auprès de son peuple lui rend son humanité perdue : « Les séquelles de sa dysenterie le firent se plier en deux, les mains crochetées au ventre. Une paix étrange l’habitait néanmoins : car il lui semblait que rien, ni les Hommes, ni les circonstances qui font les Hommes et les défont à leur gré, ne le rejetterait plus hors de la grande arche juive où, depuis son entrée à l’infirmerie, il avait le sentiment de coudoyer l’ombre invisible des siens », p.445.

C’est dans une écriture que l’on pourrait qualifier de manichéenne que le narrateur fait d’Ernie, le dernier des Justes de Zémyock, une sorte de personnage humaniste avant tout, aux actes héroïques, pensant toujours aux autres, à son peuple avant sa propre survie. Non seulement sa volonté est de tenter de sauver les siens, notamment Golda et les mille cinq cents orphelins envoyés à Auschwitz, mais aussi de les accompagner, encore une fois volontairement, et de faire en sorte que ce dernier voyage vers « Pitchipoï » se fasse le plus sereinement possible. Pour cela, Ernie rassure Golda de paroles apaisantes, accompagnées de gestes tendres : « Tu es tout pour moi, commença-t-il de la voix lente et comme incantatoire qu’il savait la seule agissante sur les nerfs des misérables dont il avait la charge ; tu es pour moi plus que le feu, tu es pour moi plus que la vie… », p.454. Il réinvente également une vérité devenue insoutenable pour tous ces enfants, transformant ainsi le trajet dans le wagon vers Auschwitz en récit onirique où la mort se mue en un doux sommeil et la destination concentrationnaire en un royaume israélite. Ce discours onirique, il le tient jusqu’au bout, même au cœur de la sélection, tentant de toutes ses forces de leur épargner la vérité de l’extermination : « Nous entrerons ensemble au royaume […], tout à l’heure, nous y entrerons la main dans la main, et là-bas, nous attend un festin de mets succulents, un festin de vins vieux, de mets succulents, pleins de moelle, et de vins vieux, clarifiés…Là-bas, mes petits agneaux… », p.463.

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La dynastie romanesque des Lévy se cristallise dans le personnage d’Ernie, dont l’identité de Juste se révèle dans le contexte de l’anéantissement. C’est, en effet, en lui que se concentrent et culminent la peur et la souffrance du peuple juif, qu’il accueille avec une extrême compassion. Ernie est désormais un héros parmi les siens, « mort six millions de fois [mais] encore vivant », p.470.