De la Pologne aux États-Unis :

Une épopée familiale

par Dominique Serre-Floersheim

Israël Joshua SINGER, La famille Karnovski, Titre original :די משפחה קארנאווסקי /Di mishpohe Karnovski (1943), Traduit du yiddish par Monique Charbonnel, Paris, Gallimard, 2015, Collection Folio.

Dans ce roman-fleuve, Israël Joshua Singer s’inspire de sa propre trajectoire pour bâtir une ample saga familiale. Il y évoque les heurs et malheurs de trois générations d’une famille juive, les Karnovski, Il la suit dans ses immigrations successives, dans ses déambulations depuis la Pologne jusqu’aux États-Unis en passant par l’Allemagne. Ce récit couvre l’époque de tous les bouleversements, de la fin du XIXème siècle aux années 1943 et se déploie dans trois espaces géographiques différents, dans trois milieux sociologiques, culturels et religieux distincts.

Quitter la Pologne – Première génération

Aversion, saturation, détestation, asphyxie…
Pourquoi partir ? D’abord parce qu’on n’est pas bien là où on est :  c’est le cas de David, qui se sent asphyxié par les menaces qui pèsent sur les Juifs polonais (enrôlement forcé dans l’armée, numerus clausus et par-dessus tout, la hantise des pogroms récurrents), le poids des traditions familiales et religieuses, écrasé par les multiples autorités (paternelle, administrative, rabbinique…) qui brident sa liberté de mouvement et étouffent ses aspirations profondes. Son départ est motivé par l’obscurantisme, l’intransigeance et l’étroitesse d’esprit dont il accuse le rabbin de Melnitz : « C’est à cause de lui qu’il avait quitté la ville, afin de fuir l’obscurantisme pour la lumière, la sottise et les superstitions pour la sagesse et le judaïsme authentique. », p. 277.
C’est cet ensemble qu’il a pris en aversion : une aversion radicale. David a besoin d’air, besoin de sortir de ce bocal où il ne peut s’épanouir.  Partir, c’est le seul moyen d’échapper aux carcans, de briser les cadres et de s’affranchir d’une norme sociale qu’il récuse avec vigueur.
David, jeune et rebelle, prend l’initiative de quitter sa Pologne natale avec sa femme Léa.
C’est donc la Pologne des communautés juives repliées sur leurs traditions ancestrales, que quitteront David Karnovski, et sa femme Léa. C’est lui qui va faire ce choix, entraînant sa femme réticente et nostalgique.
Lui sait ce qu’il espère gagner dans ce changement – et il accomplira une belle ascension sociale et financière ; elle, mesure ce qu’elle perd dans ce déracinement : le cercle rassurant de sa famille, l’usage du yiddish, le réconfort d’une vie réglée, d’un mode de vie ancestral. Le premier regarde vers l’avenir, la seconde s’accroche au passé.
De fait, David décide de partir, parce qu’il entend l’appel de l’Allemagne : une Allemagne rêvée, l’Allemagne des Lumières, l’Allemagne de la culture, l’Allemagne où il pourra appartenir à une intelligentsia cultivée.
Quel que soit le poids des circonstances, c’est un départ volontaire, avec le rêve d’un pays de Cocagne, là où David pense qu’il sera mieux, qu’il sera bien, qu’il pourra s’épanouir, développer ses aspirations intellectuelles et vivre avec sa famille en toute sécurité : ce sera l’Allemagne des Lumières.  
«  lI se sentait attiré par ce pays de l’autre côté de la frontière d’où venait tout ce qui était bon, éclairé, raisonnable (…) Berlin avait toujours représenté pour lui la Haskala, la sagesse, la subtilité, la beauté, la lumière, tout ce dont on ne peut que rêver et qui reste toujours hors de portée. », p. 19.
Il va donc partir sur la base d’un ouï-dire, poursuivre presque une chimère. Il a bâti le rêve d’un pays idéalisé, en contrepoint d’une réalité si pesante qu’elle en devient insupportable. Plus objectivement, il faut partir pour échapper à la menace omniprésente de la violence individuelle et collective qui s’exerce sans distinction sur les Juifs. C’est à cette épée de Damoclès qui pèse sur tout Juif d’Europe centrale à l’époque tsariste qu’il veut et va échapper. C’est encore, plus ou moins, un départ volontaire, et contrôlé. Un départ mûri et délibéré, pour L’Allemagne : pays éclairé !

Sabbath Nachmittag/ Carte postale d’après le tableau de Moritz Oppenheim (1800-1882)/ Imprimée vers 1904/Allemagne./Source : Joseph and Margit Hoffman/ Judaica Postcard Collection, Folklore Research Center, Hebrew University of Jerusalem.

En Allemagne, de la Lumière aux ténèbres – Seconde génération
À Berlin la mondaine, le fils de David, Georg, après quelques faux-pas et une adolescence turbulente, va s’engager dans la médecine et devenir un   obstétricien brillant et mondain… jusqu’à ce que s’y fasse entendre un bruit de bottes de plus en plus obsédant, dangereux.
Cette transplantation marque une rupture, et impose un certain nombre de renoncements. S’européaniser, c’est déjà renoncer à un pan important de son identité, mais c’est la condition de la promotion sociale : David l’a bien compris, qui ira seul à la remise des diplômes de Georg :
« À vingt ans, Georg termina le lycée et le termina bien. Pour la fête de fin d’année, son père lui fit faire un habit, des souliers vernis, du linge blanc bien empesé, et il lui acheta un haut-de-forme. (…) A l’occasion de la cérémonie, David Karnovski avait revêtu l’habit et le haut-de-forme qu’il portait le shabbat à la synagogue. N’étant pas sûre de son allemand ni de ses manières, comme toujours en de telles circonstances, Léa n’était pas venue. », p. 108.
Le docteur Karnovski va tout faire pour se fondre dans la société berlinoise, et effacer tous les signes de sa judaïté : il a compris que ces signes se transformeront bientôt en stigmates.
Son père David, de longue date, avait déjà bien compris la nécessité de renoncer à certaines traditions vestimentaires … et à l’usage du yiddish qui, aux yeux des Allemands,  désigne le barbare.  Apprendre la langue du pays d’accueil :  une difficulté insurmontable pour Léa et pour les femmes, plus généralement. David Karnovski s’évertue à en persuader sa femme, elle doit renoncer au yiddish et pratiquer assidument l’allemand : « Le plus important, c’est la langue, il lui faut travailler la grammaire, ne parler qu’allemand, ne pas s’accrocher au jargon de Melnitz qui corrompt la prononciation. Il faut qu’elle se sente aussi à l’aise que lui dans ce nouveau monde. », p.34-35.
Cela sera plus aisé pour ceux auquel le monde du travail va offrir un « bain de langue ». Mais les femmes, cantonnées à leur appartement, ou à leur quartier juif, n’auront pas les mêmes opportunités et c’est elles qui offriront la plus grande résistance à la langue des autres. Ceci aussi parce que le yiddish, c’est la « mamè-loschen », la langue maternelle, la langue des émotions et des sentiments.
Mais l’Allemagne connaît un regain d’ antisémitisme… et l’« irrésistible » ascension de l’hitlérisme…
David et Georg, dans un premier temps, ne se croient pas concernés par l’antisémitisme montant : ils sont devenus des notables, d’authentique Berlinois, des bourgeois aisés. Ils se sentent plus proches de la société allemande que de leurs coreligionnaires qui affluent de toute l’Europe centrale, et avec lesquels il se persuadent d’avoir peu d’affinités : « Aux habitants installés là depuis avant la guerre étaient venus s’ajouter des milliers de Juifs qui avaient récemment traversé la frontière. On avait vu affluer des réfugiés de Galicie après la disparition de leur Gracieux Souverain à Vienne, de même que des Juifs polonais expulsés de leurs maisons et de leur pays. D’autres étaient venus de Russie ou de Roumanie, de partout où sévissaient les guerres et les violences. De nombreux prisonniers juifs, anciens des armées russes, qui n’avaient pas où repartir, étaient restés sur place. Des pionniers, candidats à l’émigration en Eretz Israël n’ayant pu obtenir leurs papiers, se retrouvaient bloqués là. Des épouses abandonnées, essayant de rejoindre sans ressources leurs maris partis en Amérique, s’étaient, elles aussi, installées dans cette rue », p. 283-284.

Peinture d’une famille juive/Max Slevogt /Musée d’histoire juive allemande de Berlin.

Il s’avère très vite qu’il n’y a pas UNE communauté juive, mais plusieurs – dont la cohabitation ne va pas sans mal.  Les Juifs allemands n’ont pas accueilli à bras ouverts les nouveaux immigrants et son nom même devient un stigmate pour Georg… alors même qu’il a épousé une non juive qui lui a donné un fils, Jegor. À l’incrédulité va vite succéder le constat : les Karnovski sont également exposés à la menace antisémite – David en reste stupéfait : « Lui ? Lui qui avait fui l’ignorance et l’obscurantisme de l’Est pour la culture et les Lumières de l’Ouest ? Lui qui parlait allemand selon toutes les règles de la grammaire ? Qui était membre du conseil d’administration de la plus illustre synagogue ? Lui, l’érudit qui savait tout sur Moïse Mendelssohn, sur Lessing et sur Schiller ? Lui, un honorable commerçant, propriétaire d’un immeuble dans la ville, père d’enfants nés dans le pays, qu’on l’arrête, lui, en même temps que la vulgaire populace ? », p. 188-189.

Cruauté et violence
Cela se préciser et atteint son paroxysme lors d’une terrible séance qui va définitivement briser le jeune Jegor. Le chapitre le plus insupportable à lire est certainement le chapitre 29 du roman, consacré aux exactions contre les Juifs et plus particulièrement aux brimades imposées à Jegor, en public, dans son lycée – par un directeur qui se venge de ses propres échecs en faisant de l’adolescent juif un bouc émissaire. A l’occasion d’une conférence sur les théories racistes, il expose Jegor sur une estrade, aux yeux de tous. Et va le désigner comme « l’objet » de son étude : transformé en chose à observer, l’adolescente est dépouillé de sa dignité humaine. Il est examiné « scientifiquement », à la lumière des théories en vogue, et transformé en hybride, en sous-homme, autant dire en monstre (p. 426-427). Des mesures corporelles sont prises et commentées, stigmatisant le résultat d’un mariage mixte – en résultent réduction, dépréciation, humiliation. Dans une page (insoutenable- p. 427), Jegor tente de résister à l’ordre qui lui est donné de se déshabiller – il s’agit d’exhiber et de commenter sa circoncision. La violence est plus encore psychologique que physique. Désigné comme bouc émissaire, stigmatisé («  la dégénérescence de la race dont l’objet était un représentant », p. 430), Jegor va sortir de l’épreuve terrassé, laminé, au bord de la folie. Il en résultera une dépression profonde et inguérissable
En cause ? le mariage mixte, source de la perturbation de Jegor ?
Qu’est-ce qui peut expliquer que Jegor, envers et contre tout, soit sensible aux sirènes du nazisme – malgré la séance d’humiliation absolue qu’il a subie ? Une explication est avancée : le mariage mixte de Georg avec Teresa, la Berlinoise chrétienne.C’est ici qu’a été franchie la ligne rouge, celle qui va susciter une longue rupture entre le fils et le père – sa mère montrera plus de souplesse : « Bien sûr qu’elle en voulait à Georg pour tout le chagrin que l’événement avait causé dans la famille au lieu du bonheur escompté. Bien sûr qu’elle s’était représenté différemment ce grand jour de la vie de son fils. Depuis des années, quand Georg était encore petit, elle rêvait de cette joie sans pareille pour une mère : conduire son enfant sous le dais nuptial, célébrer un mariage à la synagogue selon la loi de Moïse et d’Israël. (…)
Léa savait par ailleurs qu’elle n’était pas la seule dans la ville. Certains vivaient des situations plus difficiles encore : un enfant qui se convertit pour l’amour d’une femme. », p. 268. 
Georg, après avoir été repoussé par Elsa l’intellectuelle juive, féministe et révolutionnaire, avait finalement épousé, contre l’avis de son père et au grand dam de ce dernier,  une non-juive, Térésa, dont il aura un fils, Jégor… Ce dernier, fragile physiquement et plus encore psychologiquement, perturbé, est attiré par l’hitlérisme montant – sous l’influence de son oncle Hugo, le frère de Teresa – qui elle, restera inconditionnellement aux côtés de son mari, jusqu’au bout.
C’est pour le mettre à l’abri des mauvaises influences et échapper à la menace que Georg et Teresa vont quitter in extremis l’Allemagne pour les États-Unis.  Ce que David avait prédit se réalise tragiquement : « Déjà, Georg avait quitté sa maison pour s’unir à une lignée étrangère. Même si lui ne se convertit pas, ses enfants, hélas, seront des goyim. Peut-être même seront-ils antisémites, comme cela s’est déjà vu plus d’une fois dans des familles juives converties. », p. 278. Pressentiment terrible, puisque son petit-fils Jégor se laisse entraîner  par les « hommes en bottes »… et deviendra même, plus tard, un traître aux siens, on dirait aujourd’hui un « collaborateur ».
Un nouveau départ, une fuite
La seconde transplantation est si précipitée qu’elle n’a pas pu être bien préparée. Il ne s’agit plus d’un choix, mais d’une nécessité vitale : il faut cette fois-ci partir dans l’urgence, avant d’être rattrapé par l’Histoire.
Pour Georg, le docteur Karnovski, le départ va prendre la forme précipitée d’une fuite. La menace est imminente : le nazisme, toujours évoqué sous une forme abstraite et allégorique, par les périphrases des « hommes en bottes » qui se prétendent « hommes nouveaux ». Au lycée, le portrait de Goethe a été décroché et  «  on voyait à présent l’homme en bottes avec sa bouche vocifératrice largement ouverte sous une petite moustache noire en brosse », p. 408. Tous sont menacés, Jegor l’est plus encore : il s’inscrit dans un entre-deux et penche dangereusement du côté des « hommes en bottes ». Il faut l’éloigner et tous vont partir.
Les États-Unis : Le labyrinthe de New York City
Le choix des États-Unis est dicté par une représentation floue, lointaine et largement mythique : nombre de Juifs européens persécutés y voient le pays de tous les possibles, celui de la démocratie, de l’égalité des chances, etc. Par ailleurs protégé par l’étendue de l’océan des menaces qui pèsent sur l’Europe. En route, donc, pour le Nouveau Monde…un autre monde. Un monde dans lequel on avait cru voir un pays de Cocagne, une terre promise. De fait, c’est une forme d’étrangeté encore supérieure à l’immigration précédente, pour les Karnovski.

Immigrants juifs européens arrivant à New York sur le Frank Leslie’s /Illustrated Newspaper/1887

Les voici soudainement exposés à une autre forme de ségrégation, en butte à tout ce qui désigne l’étranger : la langue, les usages. L’identité même est bousculée, l’américanisation des noms rend difficilement reconnaissables les plus proches parents. L’oncle Hatskl, devenu Harry, n’est pas facile à suivre : « Il parlait vite, dans un mélange du yiddish de Melnitz et d’anglais, agrémenté de divers mots polonais, russes et allemands », p. 505. 
Les Karnovski sont à présent étrangers dans un pays étrange, étranges dans un pays étranger.
On retrouve à New-York le problème de la langue du pays d’accueil, encore aggravé. Contre toute attente, ce sont les vieux Karnovski, David et Léa, qui prennent le plus vite leurs marques… dans le quartier des immigrés juifs. Ainsi David : « Cette vie juive, grouillante, joyeuse qui s’exhibait partout, librement et ouvertement sous le soleil radieux lui donnait l’impression d’être chez lui, emplissait son cœur de nouvelles espérances. », p. 509-510.
Sa femme Léa semble plus heureuse qu’elle ne l’a jamais été : « Léa ne s’était jamais sentie aussi heureuse que dans sa nouvelle patrie (…) ici, elle vivait à nouveau une vie chaleureuse qui la comblait. », p. 541. Elle ne s’était jamais habituée à l’allemand, et à New-York c’est au tour de sa belle-fille Teresa de peiner à apprendre l’anglais ; Teresa ne se fait pas non plus au rythme trépidant de la ville, à la précipitation des new-yorkais, à leur effervescence.
Les sentiments de son fils Georg sont plus nuancés. Face à ce désordre, son sens allemand de l’ordre et de l’organisation est un peu perturbé..… quant à son petit-fils Jegor, il éprouve d’emblée une aversion pour ces Juifs américains décomplexés. Il baisse les bras avant de tenter l’aventure de l’acclimatation : « (…) c’est de l’envie et du découragement qu’il éprouvait, le découragement d’un étranger ruiné face au bonheur de celui qui est bien implanté. », p. 513.
Certes, Georg y fait l’immédiate expérience de la liberté : il peut tenir par le bras sa femme aryenne (p. 500) !  Mais cette fois-ci, ce sont les Juifs allemands qui ne sont pas nécessairement bien vus de ceux qui occupent la place depuis longtemps : de riches Séfarades d’origine espagnole. Ils tiennent soigneusement à distance la foule bigarrée des « Juifs ashkénazes, polonais, lituaniens ou roumains », p. 474. Les nouveaux arrivants appartiennent à une autre culture, ont des mœurs et des pratiques religieuses qui diffèrent. Quant aux Juifs allemands plus aisés, ils sont discrédités par tous, notamment parce qu’ils affectent de ne pas comprendre « le jargon yiddish » (p. 480) et vivent sur le souvenir de leur aisance matérielle passée.
Une ville dure
C’en est fini de la notabilité !  Ils vont devoir faire l’expérience du déclassement. Ici, il n’est plus question de faire valider automatiquement un diplôme de médecine, ni de faire état d’un passé prestigieux d’homme d’affaires. Tous vont devoir se contenter d’une reconversion à la baisse, qui prend la forme d’un repli sur les petits commerces, voire le retour au métier ancestral de colporteur : régression de plusieurs décennies, sentiment de déchoir.
« Comme leurs arrière-grands-pères, « en face », quand ils étaient arrivés en Allemagne et qu’ils s’étaient faits colporteurs, traînant des ballots sur leur dos, eux aussi, leurs arrière-petits-fils, devaient gagner leur vie en allant de maison en maison chargés de marchandises. Après avoir été riches « en face » pendant plusieurs générations, avoir possédé de grosses affaires et cherché à oublier la honte de leurs grands-pères et arrière-grands-pères les colporteurs, ces gens en étaient maintenant réduits à revenir au gagne-pain de leurs aïeux, à reprendre l’éternelle besace du colporteur juif, provoquant rires et quolibets de la part des goyim. », p. 488.

Il leur faut prendre la mesure d’un monde impitoyable, où la vie est dure – en particulier pour les immigrants juifs. Le monde américain est sensiblement différent de l’image que s’en faisaient la famille Karnovski et, plus largement, les notables juifs allemands. Georg, le docteur Karnovski, a tôt fait de prendre la mesure de « cette ville libre mais dure comme la pierre où on avait besoin de beaucoup de force pour tracer son chemin, de force et de courage. », p. 549.
Ils ont bien du mal à faire leur place, et même à la synagogue, ils ressentent une impression de déclassement. Eux, les notables, sont de fait devenus des citoyens de seconde zone.
Personne ne les attendait à New York, et Georg, le réputé obstétricien de Berlin, va devoir reprendre ses études pour valider son savoir – il voit dans cette scolarité tardive « quelque chose de douloureux, d’absurde, d’humiliant. », p. 552. Les examinateurs américains se sentent menacés dans leur pré carré et nombre d’entre eux exercent une discrimination systématique :  « Sans se donner le mot, ils se mirent à recaler aux examens les nouveaux venus qui leur retiraient le pain de la bouche (…). Ils reconnaissaient tout de suite ceux qui venaient d’outre-Atlantique. Leurs réponses écrites les trahissaient, soit à cause de leur façon de former les lettres, différente de celle d’ici, soit par leur anglais d’étranger car même lorsqu’ils se donnaient beaucoup de mal pour le maîtriser, on percevait malgré tout que ce n’était pas leur langue maternelle. On les recalait pour la faute la plus minime, pour la négligence la plus insignifiante. », p. 670.
Homme de terrain expérimenté, le docteur Karnovski butera sur des questions de pur formalisme et sera recalé. Dès lors, il fera l’expérience du déclassement, du dénuement jusqu’à la pauvreté. Et lorsque, prêt à tout pour assurer la survie de sa famille, il ira supplier son oncle Harry de lui donner n’importe quel travail dans son entreprise de bâtiment… il découvrira qu’on oppose maintes difficultés administratives à celui qui prétend embaucher un étranger : « Peindre des murs, c’est facile à dire, encore faut-il qu’on t’autorise, marmonna-t-il embarrassé, on va me tordre le cou si j’embauche un étranger. », p. 676.
Le docteur Georg Karnovski se résigne donc à supplier Salomon Bourak de bien vouloir l’employer comme colporteur. Et quand ce dernier tente de le dissuader, il a cette ultime réplique : « – C’est notre profession nationale depuis des générations, notre destin, répondit avec amertume le docteur Karnovski, et à son destin nul ne peut échapper. », p. 678.

Colporteur juif/Varsovie/1930

La dérive de Jegor – Troisième génération
Solitude, inadaptation, refus d’intégration, puis mauvaises rencontres : la spirale infernale est enclenchée pour Jegor. « Il n’avait rien de commun avec la grande ville de pierre, étrangère, tumultueuse, de mêmes que celle-ci n’avait rien de commun avec lui. », p. 730. Perdu dans le labyrinthe de la ville tentaculaire, il n’aura plus que le désir d’en finir… New York sera pour lui la ville non pas de tous les possibles mais de tous les risques, ville effervescente où se croisent toutes sortes d’individus, ville démesurée où Jegor ne parviendra pas à trouver sa place.  Jegor regrette Berlin d’où il est parti à son corps défendant. Hanté par cette séance publique de curée : « il revivait tout cela en permanence dans sa tête, il perpétuait la souffrance, la honte et l’humiliation. » (p. 444), il , paradoxalement, en conclut à la nécessité de renier sa judaïté, de se rapprocher de ses persécuteurs, de se défaire de ses origines paternelles.
Un père avec lequel il ne parviendra plus à communiquer – reproduisant l’incompréhension qui avait creusé un fossé entre David et Georg -un père qui a déjà bien du mal à faire face à cette transplantation brutale, à assurer son avenir et celui des siens. Les difficultés s’accumulent : c’est qu’à New York la vie est dure, le déclassement brutal et Jegor rétif à toute adaptation. Ce dernier littéralement sombre : fréquente les groupuscules pro-nazis qui le manipuleront et achèveront de le perturber ; il bascule finalement dans une déchéance complète après avoir rompu avec ses parents. Lorsqu’il propose ses services au très dangereux docteur Zerbe, installé aux USA pour y espionner les immigrés, ce dernier voit immédiatement en Jegor « un jeune perdu », p. 646. Prévision exacte : après un meurtre et un long vagabondage, Jegor se suicide au seuil même de la maison de ses parents. À la dernière page, le docteur Karnovski, aidé de sa femme Térésa, entreprend l’opération de l’ultime chance pour sauver son fils… et là, le livre s’interrompt brutalement. On n’en saura pas plus…

***

I.J. Singer semble dans ce récit décliner le motif du déracinement en se calquant sur l’art de la fugue, ses constantes et ses variantes. A des époques différentes, et pour diverses raisons, ses protagonistes décident de partir : de s’extraire – par choix ou par nécessité – de leur espace familier. Ceci dans l’espoir de vivre mieux ailleurs : là où, pensent-ils, ils ne seront plus exposés aux mêmes carcans, aux mêmes menaces, aux mêmes persécutions. Un ailleurs mythique où ils s’imaginent recevoir un meilleur accueil et où ils pourront réussir, s’élever socialement…et surtout s’insérer. On leur fera place.
C’est précisément la forme, la nature et même le nom de cette insertion qui pose question : au départ, beaucoup ont caressé le projet de l’assimilation – estomper la caractéristique et la différence centrales de la judaïté. Mais ce rêve ne résiste pas à l’épreuve de la réalité :  ils essayent de nombreuses postures qui vont de la discrétion (le désir de passer inaperçu de s’effacer) au renoncement, voire au déni et au reniement… le constat s’impose : la mue totale est impossible, inenvisageable. Indépendamment du sentiment religieux – qui relève de l’intime – le Juif est et restera juif, à ses yeux comme aux yeux de tous (cet Autre démultiplié). Resteront ancrées en lui la langue (ce yiddish dont il est fait un usage spontané dans toutes les situations de crise et de tension), les traditions religieuses, culturelles… ou simplement culinaires. Plus : les sensations, les émotions, les sentiments. Les valeurs, aussi. En un mot : une façon singulière d’être au monde.
C’est ce que réfléchit (reflet et méditation confondus) l’écriture magnifique de I.J. Singer : une écriture sans concession, dure parfois mais aussi empreinte de tendresse et de nostalgie. Une écriture du-dedans mais aussi du-dessus… mais surtout « en avant » : le roman, écrit et publié en 1942, a une évidente qualité : sa lucidité politique qu’on pourrait aller, sans exagérer, jusqu’à qualifier de « prophétique » tant elle anticipe le destin réservé aux Juifs restés en Europe.