Note de lecture
Rédigée par Patrick Sultan
David ENCAOUA, Traversées du judaïsme au regard des enjeux contemporains, Paris, L’Harmattan, 2023, Collection « Mondes juifs et lumières du judaïsme ».
C’est uni, solidaire, unanime qu’une fois de plus, le peuple d’Israël défend son existence et répond à l’offensive génocidaire perpétrée « le 7 octobre ». La veille encore, la société israélienne était en proie à de profondes dissensions. Mais l’urgence de la menace qui pèse sur l’existence même de l’État hébreu a rassemblé les opposants de la veille. L’état de guerre a mis en suspens débats et controverses. Les divisions ont été mises sous le boisseau.
Il est pourtant aisé de gager que lorsque la paix sera revenue, ressurgiront les questions que se posent non seulement l’ensemble du corps social israélien, mais aussi la totalité des Juifs dans le monde.
Voici comment, « en première analyse », pouvait se résumer la situation : « La société israélienne semble être divisée en deux camps. Le premier est celui des ultra-religieux (‘haredim, craignant D. ieu) qui veulent faire vivre pleinement la tradition, dans la mesure où prédomine chez eux une identification à la religion rabbinique, qu’ils vivent comme l’expression d’une identité juive immuable. Le second camp est celui des séculiers et autres laïcs » qui ne feraient droit qu’aux « impératifs d’une société moderne, à l’image des sociétés démocratiques de par le monde », p.146.
Démocrates contre théocrates ? Ultra-Gauche contre ultra-Droite ? Tradition contre modernité ? Cour Suprême israélienne contre Conseil des Sages de la Torah? Partisans d’un État totalement émancipé de toute référence à la Torah contre zélateurs d’un État pré-messianique? Camp contre camp, dans une guerre de tranchées perpétuelle ?
Cette vision en noir et blanc est trompeuse. Car, entre les deux extrêmes, il existe de nombreuses voies à explorer. Mais il n’existe pas de raccourci… Un détour effectué sur … plusieurs millénaires d’histoire, de culture et de réflexion s’impose !
C’est l’objet de la réflexion dialectique au long cours menée avec brio et pédagogie par David Encaoua que d’ouvrir le champ des possibles, d’établir des passerelles, de ménager des issues vers une possible réconciliation.
Car – faut-il le rappeler ? – le judaïsme n’est pas un bloc monolithique. Ce n’est pas non plus une pluralité disparate d’opinions sur lesquelles il serait impossible de se mettre d’accord. D’où le choix judicieux que fait l’essayiste, puisant à de nombreuses sources, de présenter ce qu’il appelle des « déclinaisons » du judaïsme (p.29-79) qui sont autant de variations autour d’un radical commun, autant de « lectures possibles » de la judéité, autant de questions donnant lieu à de multiples et légitimes interprétations : le respect de l’Alliance contractée au pied du Sinaï ; l’approche unifiant l’idée nationale et l’idée divine ; la conjonction de la raison et de la foi, de la connaissance et de l’amour ; la tension maintenue entre le particularisme de la Loi et son universalité ; la vocation enseignante d’une Torah éclairée par l’intelligence et la piété ; l’adhésion à un ensemble d’articles de foi …
On trouve ainsi de grandes figures constitutives du judaïsme (Hillel et Shammaï ; Maïmonide/Crescas ; Hassidime et Mitnagdime, etc.) qui s’opposent et, par leurs oppositions mêmes, confortent un accord fondamental sur un point : la Torah demeure une source d’inspiration, de sens et de renouvellement à condition que l’on veuille bien prendre en considération l’expérience juive dans toute sa durée.
C’est ainsi que le judaïsme a pu connaître et traverser plusieurs âges (p.89-144) ; il a pu passer du judaïsme biblique (« la naissance d’un peuple indépendant, et donc d’une nation sur sa terre », p.93) au judaïsme du Second Temple (dans une situation de dépendance politique). Puis du judaïsme rabbinique (après la destruction du Second Temple) qui se consolide sur les chemins de l’exil… pour enfin parvenir à l’âge des ruptures (émancipation des Juifs en Europe, création de l’État d’Israël).
De ce panorama qui couvre plusieurs millénaires, David Encaoua s’attache à mettre en lumière une double constante, qui serait un peu comme la formule qui rend compte de la longévité et de la pérennité d’Israël : « deux forces motrices considérables » (p.209), complémentaires : l’inspiration et la tradition. Celle-ci constitue un pôle de référence, solide, nourri par une mémoire instruite de la Loi ; celle-là permet de s’adapter aux nouvelles circonstances, de trouver dans l’ancien un passage vers le nouveau.
Ce n’est qu’en conjuguant et en faisant jouer ensemble ces deux forces que l’État hébreu pourra sortir des impasses (juridiques, politiques, culturelles, idéologiques…) dans laquelle il s’enlise. C’est l’objet de la troisième partie de cet essai (p.145-208) dans laquelle, à partir des perspectives qu’il a dégagées préalablement, l’essayiste esquisse les voies d’un compromis possible passant à la fois par « le rejet d’un fondamentalisme de la tradition » et par l’affirmation d’une tradition juive assumée et revendiquée. En puisant dans le passé juif, on pourrait envisager une « nouvelle inspiration de ce que pourrait être une conscience juive » et un « réaménagement de la tradition juive », p.158 .
Ces Traversées du judaïsme… sont ainsi une intervention dans le débat politique du temps présent mais déployée avec une hauteur de vue et une large perspective qui font généralement défaut dans les débats publics.