Une parole pour tous

par Gérard Valin

Thomas MANN, La Loi : Histoire de Moïse/Das Gesetz (1943), Traduit, présenté et annoté par C. de Gemeaux, Paris, Presses Pocket, 1990.

Rares sont ceux qui, aujourd’hui comme hier, lisent l’Ancien Testament en dehors d’un contexte religieux, liturgique ou rituel. C’est pourtant ce à quoi nous invite Thomas Mann, sous une forme romancée, mais selon un dessein bien précis : retrouver les fondements d’une morale universelle dont le peuple juif est le premier destinataire. C’est ainsi qu’il avait accepté de rédiger l’introduction d’un ouvrage collectif publié par un éditeur new-yorkais, au milieu de la Seconde Guerre mondiale. L’ouvrage était intitulé : Les Dix Commandements et son introduction :  La Loi  est écrite par Thomas Mann, en mars 1943.

Écrire contre le nazisme aux États-Unis en 1943

En vacances à Arosa en mars 1933, Thomas et Katia Mann sont prévenus par leurs enfants, Erika, Klaus et Golo, qu’ils seront arrêtés s’ils rentrent à Munich, dans la belle maison qu’ils ont fait construire, Poschinger Strasse.

Outre les nombreuses et virulentes critiques publiques de Thomas Mann à l’égard du péril nazi, formulées depuis 1930, le Prix Nobel vient de prononcer à Munich, Amsterdam et Paris une conférence qu’il a intitulée : « Souffrance et grandeur de Richard Wagner ») ; il met en cause les options politiques et sociales du musicien, dont il admire pourtant les talents artistiques. C’en est trop pour Hitler (« oncle Wolf » pour les descendants du compositeur !) et ses sbires, qui viennent d’ouvrir le camp de concentration de Dachau dans la banlieue de Munich.
Abandonnant tous ses biens en Allemagne, mais aussi une grande partie de son lectorat germanique, Thomas Mann choisit pour lui-même et sa famille, le rude chemin de l’exil qui ne s’achèvera qu’en 1951, avec son retour près de Zurich.
En 1943, Thomas Mann habite en Californie avec son épouse Katia, d’origine juive, dans la banlieue de Los Angeles, où ils viennent de faire construire une belle maison à Pacific Palisades. Thomas et Katia n’ont pas encore obtenu la nationalité américaine, qui ne leur sera accordée qu’en 1944. Ils ont pour voisins son frère Heinrich et Nelly, Franz et Alma Werfel, Lion et Marta Feuchtwanger, Bertolt Brecht, Theodor et Gretel W. Adorno, … Cette petite communauté culturelle représente, en quelque sorte, « Weimar en exil », selon la juste formule de Jean-Michel Palmier. Depuis l’arrivée d’Hitler et du NSDAP au pouvoir, dix ans plus tôt, le ménage Mann a vécu à Sanary en France, à Küsnacht en Suisse, près de Zurich, puis aux États-Unis, à New York et à Princeton. Grâce à l’appui d’Agnès Meyer, épouse du président de la Federal Reserve Bank, par ailleurs propriétaire du Washington Post, Thomas Mann a bénéficié d’un accueil exceptionnel qui lui a permis d’être reçu à Washington par le président F.D. Roosevelt.
Il a profité de sa notoriété de Prix Nobel de littérature (1929) pour faciliter le transfert de personnalités allemandes qui ont transité par la France, en dépit des règles américaines de quotas d’émigration, grâce à l’American Rescue Committee de Varian Fry. Depuis, il a multiplié les « lecture tours », les conférences, les interventions publiques, les écrits de combats pour défendre la démocratie contre le nazisme : Thomas Mann pousse les États Unis à s’engager au plus vite dans la lutte contre Hitler et ses alliés. Cette activité trépidante ne l’a pas empêché de poursuivre la rédaction de sa tétralogie égyptienne. Il va donc écrire La Loi, en mars 1943, alors que Joseph le nourricier vient d’être terminé et qu’il s’apprête à aborder le dernier tome, Joseph et ses frères.
Une publication internationale à visée morale
Thomas Mann rédige l’introduction d’une œuvre collective destinée à un public international. Il souhaite rappeler à tout un chacun les racines de la morale judéo-chrétienne dont le peuple juif est le dépositaire initial. Il met son immense talent d’écrivain au service d’un universalisme moral, scandaleusement bafoué par ses concitoyens allemands qui ont fait allégeance au nazisme. À cette fin, il va écrire le « roman » de l’Exode autour de l’éminente personnalité de Moïse, entourée de sa femme, la madianite Tsipora et ses deux enfants, ainsi que d’Aaron et Miryam (ses demi-frère et sœur selon la généalogie adoptée par T. Mann).

Le Moïse de Michel-Ange

De confession luthérienne, il s’inspire du Pentateuque, plus particulièrement des livres de l’Exode et du Deutéronome. Il rassemble, à sa façon, en vingt courts chapitres, les principaux événements que vivent Moïse et son peuple : ils s’étendent de la sortie d’Égypte à la révélation des Dix Commandements, sans aller au-delà. L’écrivain ne suit qu’approximativement la chronologie des épisodes relatés dans l’Ancien Testament. En romancier averti, il laisse planer le doute sur l’issue favorable de cette aventure qui doit conduire à la libération du peuple hébreu qui s’affranchit du joug de l’esclavage égyptien.
Ainsi les négociations de Moïse avec le Pharaon, son supposé grand-père, en vue d’une « sortie autorisée », font l’objet d’âpres discussions. L’échec de la médiation politique de Moïse se solde par la violence des fameuses « dix plaies d’Égypte », que l’auteur décrit non sans une certaine complaisance. Paradoxalement, l’ironie domine tout au long du récit, comme dans la plupart des romans de Thomas Mann. L’auteur comme souvent, cherche à traiter de façon légère les sujets les plus graves, pour le plus grand bonheur de ses lecteurs. Un exemple sémantique, choisi parmi beaucoup d’autres : lorsque Thomas Mann décrit la communauté du peuple hébreu, il utilise le terme « Eidgenossenschaft /Confédération », clin d’œil évident à l’organisation politique helvétique… D’une façon générale, Thomas Mann recourt à une richesse extraordinaire de vocabulaire que les germanistes apprécient, tout en regrettant que les traductions ne sauraient en donner qu’un pâle reflet. En revanche, fait exceptionnel dû sans doute au large public visé, les phrases du récit restent courtes, sans la complexité grammaticale habituelle chez Thomas Mann, qui font pourtant le bonheur des « spécialistes ». Une simplicité toute biblique en somme !
Une création littéraire libre au service d’un projet civilisationnel
L’auteur ne prétend à aucune compétence d’exégète, mais use largement de sa liberté de création littéraire. Ainsi, selon Thomas Mann, Moïse devient le fils de la « deuxième fille » du pharaon Ramsès et d’Amram. Il a les mêmes parents adoptifs que Miryam et Aaron, mais bénéficie, grâce à son « sang mêlé » d’une excellente éducation à « l’école de Thèbes », celle de l’aristocratie égyptienne. « C’est ainsi que Moïse, vêtu de lin blanc et portant perruque sur la tête, apprit l’astronomie et la géographie, l’écriture et le droit », p.33.  Il en fait cependant un être épris de justice et de liberté, doué d’une énergie et d’une volonté sans limite, servie par une forte constitution.  « Il se sentait solidaire d’eux (les Hébreux) contre la morgue lubrique du sang maternel ». Il est décidé à assurer leur salut en s’appuyant sur une force armée, modeste, mais déterminée. Josué et Caleb sont présentés comme la « branche militaire » de ce peuple en exil et jouent un rôle décisif dans la bataille de Cades contre les Amalécites, ces pillards du désert. Moïse se repose sur eux pour maintenir l’ordre et combattre les ennemis, extérieurs et intérieurs, grâce au soutien de YHWH, dont il reste le seul médiateur spirituel. C’est ainsi que Josué sera aussi chargé de rétablir la sérénité qui s’impose pour accueillir les Tables de la Loi, après le lamentable épisode du veau d’or, dans les campements du peuple hébreu au pied du mont Horeb.
Approche plus originale encore, la « moralisation » du peuple hébreu intervient bien avant la montée sur la Montagne Sainte : elle résulte des préceptes que Moïse et Aaron imposent déjà, à l’épreuve des déserts de Paran et de Sin, à ce peuple tout juste libéré de l’esclavage égyptien.  Cette première morale porte les traces du code babylonien d’Hammourabi et précise les sanctions encourues. Ainsi se justifie, sur les conseils de son beau-père Jethro, l’instauration des « Juges » qui l’aideront à faire appliquer une loi pénale en gestation. Curieusement, les Tables de la « Loi » donnée par YHWH sur l’Horeb reproduiront les mêmes types de prescription morales, socle de l’alliance définitive avec le Dieu unique. Initiative originale, mais essentielle pour l’auteur, Moïse est présenté comme le génial concepteur d’une écriture universelle : il grave lui-même la « Loi » sur les Tables, travail pénible et fondateur, qu’il lui faudra reprendre à deux reprises du fait de l’épisode dramatique du « veau d’or ». À l’issue de cette alliance avec le Dieu unique, YHWH, Thomas Mann magnifie cet extraordinaire expérience du peuple hébreu, au service duquel il déploie ses talents littéraires, par une exhortation de grande actualité : « Il (Moïse) l’a écrit dans votre langue, mais avec des sigles permettant d’écrire au besoin les langues de tous les peuples, car il est partout le Seigneur, c’est pourquoi, l’ABC lui appartient et sa parole, même si elle t’est adressée, Israël, est nécessairement une parole pour tous. » , p. 217.
Moïse, le chef charismatique du peuple hébreu, conclut lui-même cette aventure spirituelle de façon solennelle : « C’est dans la pierre de la montagne que j’ai gravé l’ABC de la conduite humaine, mais il sera aussi gravé dans ta chair et dans ton sang, Israël, afin que quiconque viole un mot des Dix Commandements s’effraie secrètement face à lui-même et face à dieu, et que son cœur se glace parce qu’il sera sorti des limites imposées par Dieu. », p.217. Moïse devient ainsi le promoteur d’une spiritualité qui constituera l’une des principales racines de la civilisation occidentale, même si la mort lui interdira d’entrer en Terre Promise. C’est à Josué le combattant que reviendra la difficile poursuite du chemin du peuple juif en Canaan, avec la Loi de Moïse comme règle de vie et Jacob-Israël comme ancêtre.
Accueil et postérité de l’ouvrage
La brillante introduction à cet ouvrage collectif rassemble, entre autres, les plumes de la norvégienne Singrid Unset, des français André Maurois et Jules Romains, de l’autrichien Franz Werfel, de l’anglaise Rebecca West, de l’américain Louis Bromfield.

Ce livre est publié en septembre 1943 par l’éditeur de grande diffusion R.L. Simon et L. Schuster. L’ouvrage paraît en anglais à Londres et New York, en espagnol en Amérique du Sud, en français au Canada, en allemand et en suédois à Stockholm. Thomas Mann en fait le sujet de son émission « Deutsche Hörer /Auditeurs allemands », destinés aux Allemands, via la BBC, du 25 avril 1943. Ces textes remarquables ont été traduits par Peter Jundt et édités par Martin Flinker en 1948. Ils rappellent les principaux passages de son abrégé biblique et stipule à l’adresse de ses concitoyens : « Ils (les auteurs) exposent, point par point, les outrages blasphématoires qu’infligent aujourd’hui à cette loi fondamentale de l’humaine décence, les puissances contre lesquelles, après avoir longtemps hésité, se dresse un monde, encore attaché à la religion et au sentiment d’humanité. En d’autres termes, ce livre traite de la guerre et de son enjeu. », p.152.
Thomas Mann conclut lui-même cette émission : « Les paroles qu’il (Moïse) prononce, en remettant, entre les mains de son peuple, les Tables de la Loi, s’inscrivent parfaitement dans le cadre des messages que je vous adresse. Auditeurs allemands, vous pourrez ainsi avoir connaissance plus tôt que les lecteurs qui auront en mains, avant vous, ce livre d’histoire si actuel. », p.153. Son émission suivante s’intitulera : « Le régime hitlérien est « le régime qui a brûlé les livres » et il le restera (25 mai 1943) » ; Thomas Mann fait mémoire du sinistre autodafé du 10 mai 1933, « acte d’ivresse nationaliste », qui donnera lieu aux États-Unis, dix ans plus tard, à « une journée de témoignage, une démonstration d’une bonne foi sublime, en faveur de l’idée de civilisation et de la parole : vous ne tuerez pas l’esprit », p. 157.

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Nos propres contemporains ne manqueront pas d’être sensibles au profond message historique et moral de Moïse, qui retrouve une cruelle actualité au Moyen-Orient … et ailleurs. Ce sera une raison de plus de lire Thomas Mann, notamment à l’occasion du cent-cinquantième anniversaire de sa naissance, en 2025. Il ne faut pas sous-estimer l’importance de son œuvre : treize volumes dans l’édition « intégrale » de Fischer, soit un peu plus de 12.000 pages, dont presqu’un tiers correspond aux écrits de circonstances que lui imposent les « exigences du jour » /« Die Forderungen des Tages ».
Grâce à La Loi, le lecteur averti ne manquera pas de commencer, dès aujourd’hui, cette prometteuse rencontre avec ce talentueux citoyen du monde, courageusement engagé dans la vie de son temps.