Note de lecture 1

Note de lecture 1

Rédigée par Jean-Pierre Dedieu. Article initialement publiée dans la Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine,  Année 2000,  47-3, p. 622-624. Ce texte est mis gracieusement à la disposition du public grâce au site Persée. Les illustrations et la présentation sont dues à Sifriaténou.

Jean-Frédéric SCHAUB, Les Juifs du roi d’Espagne : Oran, 1509-1669, Paris, Hachette, 1999.

On savait que la Monarchie espagnole avait entretenu avec le judaïsme, après l’expulsion de 1492, des relations complexes. On savait qu’en dépit d’une orthodoxie hautement proclamée, elle avait fermé les yeux, au XVIIème siècle, sur les activités religieuses de ses banquiers marranes, quand elle n’y avait pas vu un avantage supplémentaire qui permettait de les tenir en main. On savait moins — même si le fait n’était jamais complètement ignoré — qu’elle avait autorisé une communauté officiellement juive à demeurer sur un fragment de son territoire : quelques dizaines de familles, à Oran, dont nous rappellerons qu’elle fit partie de la ceinture de contention que la Castille avait dressée sur les rives d’Afrique du Nord, de 1509 à 1708 et de 1732 à 1792. C’était un héritage trouvé sur place lors de la conquête de la ville, postérieurement renforcé d’un courant d’immigration faible, mais assez continu. On se garda bien de les expulser : on avait bien trop besoin d’eux pour tisser des liens entre la place, isolée sur territoire réduit, séparée de la péninsule ibérique par une mer difficile, et l’environnement africain. C’est ainsi que se développa une communauté qui comptait à la fin du XVIème siècle un demi-millier de personnes.

Prise d’Oran mai 1509 / Chapelle mozarabe de la cathédrale de Tolède

Officiellement, il s’agissait d’assurer à la garnison la collaboration de quelques interprètes. Vingt-huit familles étaient autorisées à résider. De fait, les autorités fermaient les yeux sur les présences illégales, et les chefs de la collectivité juive surent toujours présenter les données de sorte que n’apparaissent qu’une trentaine de chefs de famille. Le rôle de la communauté allait en effet bien au-delà de la simple intermédiation linguistique. Elle maintenait des relations familiales, des relations d’affaires, et des relations politiques avec les Juifs des villes principales du Maroc oriental qui constituaient l’arrière-pays immédiat d’Oran. Certains, directement ou par l’intermédiaire de leurs parents, étaient même au service du sultan. Par eux passait en temps de paix une partie notable du ravitaillement de la place, qui comptait environ 6 000 habitants. Par eux transitaient aussi une bonne partie des relations entre la garnison espagnole et les « maures de paix » qui maintenaient autour de la forteresse une ceinture de sécurité — tous les auteurs soulignent la difficulté qu’avaient les Espagnols à comprendre les ressorts de la politique tribale — , ainsi que les informations nécessaires à la préparation de la défense en cas de guerre. Ses membres n’hésitaient pas à prendre les armes et à faire le coup de feu, ou le coup de sabre, sur cette frontière turbulente et à défendre vigoureusement leur honneur et leurs intérêts face, s’il le fallait, aux officiers de la garnison. On est à mille lieues de l’image traditionnelle du Juif soumis.
A l’instar des marranes portugais, la minorité religieuse juive assumait le rôle de « passeur » entre des entités politiques différentes et jouissait ainsi d’une situation reconnue. On regrettera que l’auteur, qui n’a travaillé directement, par la force des choses, qu’à partir de sources espagnoles, nous laisse sur notre faim quant aux relations complexes qui se nouent sur cette frontière après les pages très suggestives qu’il leur consacre.
La communauté passa par des vicissitudes diverses. Des interrogations régulièrement sur la nécessité de maintenir en sa faveur un statut. Des mesures répétées prétendaient réduire sa pratique religieuse publique, sans trop de succès. Le groupe réussit à assurer sa continuité, au prix de quelques expulsions partielles et temporaires de membres en surnombre… qu’elle désignait d’ailleurs elle-même, de contributions plus ou moins volontaires au Trésor et de nombreuses interventions auprès des autorités locales ou nationales. Son utilité pour le maintien de la place était reconnue par tous. Il n’est jusqu’aux inquisiteurs de Murcie — dont relevait Oran — qui ne recommandent leur maintien, tout en regrettant que leur fonction ne puisse être assumée par des chrétiens.
La situation se dégrada dans la seconde moitié du XVIIème siècle. L’auteur accorde, avec raison, une grande importance aux rivalités internes qui se firent jour au sein de la communauté. La famille Cansino monopolisa jusqu’en 1639, à la fois le poste officiel de traducteur et la direction de la communauté qui lui était attachée. A partir de cette date, sa position est menacée par l’ascension de la famille Sasportas. Les deux clans font preuve à la fois d’une grande habileté manœuvrière, et d’une parfaite assimilation des mécanismes de don, de contre-don, ainsi que de la conception patrimoniale de l’office, qui régissent les relations politiques dans le royaume d’Espagne. Relations de mérites et mémoires au Conseil de la guerre — l’organisme qui avait juridiction sur la place — n’ont pas de secret pour eux. Un Cansino alla même jusqu’à publier à Madrid le Livre des grandeurs de Constantinople, du rabbin Moïse Almosnino, en discret hommage à Olivares. La rupture du front commun cependant, si elle généra une grande partie de la documentation qui nous est parvenue, offrit des possibilités de manœuvre aux adversaires de toute présence juive sur le territoire de la monarchie. Ajoutons à cela que le développement d’une communauté espagnole enracinée à Oran depuis des générations et qui, tout comme les Juifs, avait su nouer des liens étroits avec l’environnement musulman, rendait moins indispensable, techniquement, le recours aux Juifs pour les fonctions d’intermédiation. La minorité de Charles II, période de faiblesse pour la Monarchie, et l’attitude du Père Nithard, véritable régent du royaume sous l’autorité nominale de la reine mère, firent le reste. En 1669, au milieu d’un grand appareil militaire, la communauté juive d’Oran était embarquée sur un navire à destination de Nice, où le duc de Savoie accueillit à bras ouverts les plus riches. Les autres s’installèrent à Livourne.
C’est un pan d’histoire qui se révèle à nous, pour la première fois exposé de façon précise et accessible, en un livre de haute tenue scientifique et de lecture agréable. Au-delà de l’importance, somme toute assez mince, de la communauté oranaise, et de l’impact que ne manquera pas d’avoir l’ouvrage sur la mémoire de la communauté juive actuelle, il apporte une pierre au débat actuel sur le rôle des diasporas comme intermédiaires interculturels et confirme l’importance d’une étude précise des interfaces situées aux frontières qui séparent les civilisations méditerranéennes dont la nature exacte reste, pour l’époque moderne, en dépit de nombreux travaux récemment publiés ou en cours, à évaluer.

Note de lecture 2

Rédigée par Kriegel Maurice

Article initialement publiée dans Annales, Année 1999,  54-4, p. 988-989. Ce texte est mis gracieusement à la disposition du public grâce au site Persée. Les illustrations et la présentation sont dues à Sifriaténou.

Les Rois Catholiques signent le décret d’expulsion des Juifs Espagne en mars 1492, interviennent ensuite à Rome auprès du pape Alexandre VI ou à  Londres auprès Henri VII Tudor pour les dissuader offrir asile aux réfugiés ou Lisbonne pour encourager les souverains portugais à suivre leur exemple. Un décret de 1499 pour plus de sûreté menace de mort tout Juif qui serait retourné clandestinement en Espagne et résiderait sans être fait baptiser tandis que l’Inquisition pourchasse de son côté le crypto-judaïsme. À cette politique de l’Espagne une exception : Oran. Les Juifs reçoivent en effet après la conquête de la ville par les Espagnols en 1509 l’autorisation de demeurer et la « parenthèse » d’une présence juive en terre sous domination espagnole ne sera refermée que cent soixante ans plus tard avec expulsion des quelque cinq cents juifs du préside en 1669. C’est à contextualiser cette exception et brosser le portrait de ce milieu juif d’Oran – fait largement à l’origine d’ exilés de 1492 et qui choisit de continuer vivre en terre ibérique serait- ce in partibus – que J.-F Schaub consacré son enquête.
S’il n’y a pas eu de document fondateur qui équivale à un décret d’admission des juifs, une série de décisions du temps de Ferdinand le Catholique ou sous Charles Quint revient à avaliser une présence juive indispensable : les Juifs la fois hispano- et arabophones servent intermédiaires entre les autorités espagnoles arrière-pays oranais et les souverains de Tiemcen. Si bien que la tolérance dont ils bénéficient est suspendue au sentiment de l’utilité des services rendus par celui d’entre eux qui remplit les fonctions officielles d’interprète. Interprétariat entendre au sens le plus large : ce traducteur est aussi topographe « espion et éclaireur », soldat et diplomate et ne cesse de renégocier les relations avec les chefs de tribus musulmanes. Les deux familles où se recrutent continûment les interprètes, celle des Cansino et celle des Sasportas, font preuve une double acculturation. Jacob Cansino, même lors il effectue un séjour à Madrid revêt robe de burnous et turban ; en même temps il manie un castillan qui est celui de son temps et ne reflète nullement un état de la langue dépassé transmis à l’identique en milieu fermé. L’une et l’autre familles s’insèrent dans les différents réseaux sociaux dont les conflits compliqués alimentent une politique locale qui ne se réduit pas à un affrontement entre les magistrats urbains et le milieu de la garnison. Elles savent faire valoir leurs droits et ne manifestent aucune passivité. Cansino comme Sasportas ont par ailleurs gardé la vive conscience de leur ascendance espagnole et ont conservé des traditions du judaïsme ibérique avant expulsion.
L’ un des Cansino, dont la famille se dit tolédane, reprend ainsi l’argument avancé par les Juifs de Tolède au XVème siècle face à la doctrine qui fait de l’avilissement du peuple coupable le châtiment providentiel de la crucifixion ; comme leur présence en Espagne remonte à la plus haute antiquité selon un mythe d’origine ancien, ils n’ont pu, éloignés de Jérusalem et du théâtre de l’ événement, participer à la condamnation de Jésus et n’ont donc pas à en endosser les conséquences.
De la vie interne de la communauté juive, la documentation administrative nous fait apercevoir peu de chose. Elle ne fait apparemment même pas mention du plus connu des sages rabbiniques originaires d’Oran, Jacob Sasportas, farouche adversaire du mouvement messianique sabbatéen dès 1665 qui avait été rabbin de Tiemcen et des villes des environs entre 1634 et 1647, avant être emprisonné et déchu de ses fonctions dans des circonstances obscures. On croit seulement pouvoir comprendre que la charge de rabbin revient à la famille Cansino et celle de cheik des Juifs (soit en hébreu de naguide) se transmet dans la famille Sasportas.
Au XVIIème siècle, les campagnes contre le rôle dévolu aux Juifs en leur confiant l’interprétariat se succèdent sans interruption. Jacob Cansino a pour objectif d’y répondre lorsqu’il publie en 1638 une adaptation en castillan de l’ouvrage du rabbin salonicien, Moïse Almosnino sur Istanbul et la dynastie ottomane, précédée un mémoire sur l’histoire de sa famille. Il s’agit de rappeler à la couronne espagnole combien elle peut tirer profit de la connaissance qu’ont les Juifs du monde musulman. (J.-F Schaub ne croit pas à l’existence d’un objectif plus large lié à une éventuelle réinstallation des Juifs à Madrid même). Dans quelle conjoncture particulière ces campagnes pour l’expulsion des Juifs aboutissent-elles en 1669 ? L’auteur montre dans une analyse remarquable que la grande politique et des données locales ont pu dans les années 1667-1668 additionner leurs effets négatifs. Le chef de l’un des clans en lutte la cour de Madrid croit habile de prendre parti pour une expulsion qui lui permettra de se poser en défenseur de la foi. Or, en même temps, le capitaine général d’Oran se trouve être le premier seigneur et le premier magistrat de la région de Murcie toute proche du Maghreb : il a dès lors les moyens de conduire l’opération d’expulsion sans prêter attention aux hésitations du conseil de guerre de Madrid. Les Juifs Oran trouveront refuge à Nice.

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