Note de lecture

Rédigée par René Duchac. Article publié initialement dans la Revue française de sociologie :  Année 1963,  4-3, p. 340-342. Mis gracieusement à la disposition du public par le site Persée. La mise en forme, les illustrations sont le fait de la rédaction de Sifriaténou.

Albert Memmi, Portrait ďun Juif : L’impasse, Paris, Gallimard, 1962.

Une sociologie des « conditions impossibles », ainsi pourrait se définir, selon une expression de Memmi lui-même, son œuvre tout entière, écrite ou en chantier. Après le Colonisé, et en attendant le Prolétaire, voici aujourd’hui le Juif. Volet central, sans conteste, de cette fresque consacrée aux « figures majeures de l’oppression contemporaine » : dans cet autoportrait, Memmi a voulu confier le plus intime et le plus essentiel de lui-même. Tout aussi bien pourrait-on parler de sociologie introspective : la description d’une condition sociale est visée à travers le bilan d’une aventure personnelle. La méthode, qui allie largement la notation phénoménologique à l’inventaire sociologique, ne va pas sans danger. Elle ne saurait cependant être absolument récusée, dès lors que le propre de la condition décrite est d’être aliénante : une aliénation, d’un certain point de vue, ne peut être saisie comme telle que par celui qui la vit. Mais, encore que Memmi ne prétende parler qu’au nom des Juifs des pays qu’il connaît, il n’est pas sûr que tous veuillent se reconnaître dans le portrait qui leur est proposé. Le mérite de Memmi, en tout cas, est d’avoir indiqué toutes les directions dans lesquelles pourraient se développer des enquêtes systématiques sur les aliénations juives.
C’est en ce sens que son entreprise a, pour le sociologue, valeur de document important. Il y a un « malheur d’être Juif », qui est comme « une relation fondamentale entre le groupe juif et le groupe non-juif », p. 53. Dans une société non-juive, en effet, se découvrir juif, c’est apprendre à reconnaître la « figure mythique du Juif » comme propre à vous désigner personnellement. Le Juif se sent ainsi comme « surdéterminé » : chacun des traits biologiques, psychologiques et sociologiques qui, normalement, servent à situer un individu sont, pour lui, comme renforcés par un coefficient d’anomalie. Être Juif, c’est être mis en question dans ses tentatives pour n’apparaître que comme un homme quelconque : le mythe veut que le Juif soit « différent ». D’où un sentiment de précarité, reflet intérieur d’une situation de séparation. Mais si la séparation est un fait, la différence est un problème : de quelle nature est-elle au juste, pour être à ce point irréductible ? Se demandant ce qui, au cours de l’histoire, a pu motiver l’ostracisme infligé aux Juifs, Memmi reprend une à une les pièces du procès.
Le Juif est-il une figure biologique ? Il est facile de montrer l’inexistence des soi-disant traits morphologiques prêtés au Juif. Non qu’un Juif ne puisse parfois se reconnaître au sein d’un groupe donné : mais c’est alors par des traits de comportement, non par des traits biologiques. La culture prime ici la nature; ou plus exactement, puisqu’il n’y a pas de nature spécifique, la spécificité judaïque ne peut être que culturelle.
Le Juif est-il une « figure économique » ? Autrement dit, constitue-t-il, dans une société donnée, « des catégories socio-économiques particulières », p.I33 ? Les rares études statistiques qui aient été faites vérifient localement — ainsi à Paris — une « tendance à la cristallisation de la fonction économique du Juif », c’est-à-dire le groupement d’un pourcentage important d’individus autour d’un nombre limité d’activités, commerçantes ou artisanales par exemple. Mais il faut souligner que cette cristallisation est comme renforcée et multipliée dans l’opinion publique par un « effet d’optique sociale » : la concentration dans certains secteurs du commerce fait paraître la proportion globale des commerçants juifs plus considérable qu’elle n’est en réalité. Il n’en est pas moins vrai que cette concentration, résultat d’une sorte de « mécanique sociale », qui pousse les individus de groupes minoritaires à s’agglomérer est, pour les Juifs, plus néfaste qu’utile : elle alimente le procès, qui n’en demeure pas moins mythique. Car on ne songe à reprocher au Juif sa présence dans certains secteurs de l’économie que parce qu’il est d’abord convenu que la présence juive est partout indésirable. Ainsi s’agit-il toujours de justifier l’oppression, de rendre possible l’élimination « sans remords » du Juif dans la société non-juive.
En fait, cette élimination est déjà bien souvent réalisée sur le plan des valeurs. En pays chrétien ou musulman, par exemple, comment le Juif pourrait-il participer pleinement à la vie culturelle du groupe, dans la mesure où cette vie implique communion, effusion des individus ? Dans toute société où la conscience historique coïncide encore en partie avec la conscience religieuse, le Juif est toléré comme une sorte de parent pauvre, aisément oublié, et d’autant plus que la cohésion du corps social se retrouve davantage : « c’est au moment où le corps social s’unifie le plus dans la communion retrouvée, dans le souvenir des drames et des victoires communes, que le Juif mesure le mieux sa non-coïncidence, sa distance d’avec la communauté », p. 180. Le Juif est partout inassimilé, il lui est « impossible en vérité de coïncider sérieusement avec le passé d’aucune nation », p. 185. La dimension historique est refusée au Juif, « l’histoire lui étant volée au fur et à mesure », p. 188. Rejeté dans le seul présent, il est l’éternel « humble candidat à une nouvelle citoyenneté », p. 200.
Cette situation en porte-à-faux du Juif comme citoyen entraîne aussi pour lui des relations faussées avec les classes sociales et les partis politiques. Car où pourrait militer le Juif ? A droite ? C’est la menace du fascisme antisémite. A gauche ? Mais la condition juive ne fait pas partie des aliénations dénoncées par le socialisme. Aussi, conclut Memmi, « la réaction m’exclut, …le socialisme et la révolution me nient », p. 207. Dès lors le Juif, lorsqu’il participe à la vie politique, ne le fait pas en tant que Juif ; mais du même coup il renonce à agir sur la situation politique de ses coreligionnaires.
Tel est le tableau, très chargé d’ombres, de la condition juive. Et pourtant, c’est comme une entreprise de libération que Memmi a conçu son ouvrage. Car le Juif n’est pas simple négativité, « pur regard d’autrui », comme l’avait cru Sartre il y a une quinzaine d’années. Il est temps que les Juifs fassent le bilan positif de ce qu’ils représentent : un très riche héritage culturel, et le vouloir-vivre, la solidarité qui ont maintenu cet héritage vivant jusqu’à aujourd’hui. Au centre de cet héritage est la religion, dont Memmi décrit la fonction sociologique de sauvegarde : elle est « l’institution de défense juive la plus notable et la plus efficace », p. 269. Il s’ensuit que, même pour le Juif athée, la tradition religieuse, dans l’état actuel des choses, fait partie intégrante de la défense des valeurs juives, et de la défense du corps social juif. Ainsi, le Juif cesse d’être « un être abstrait », « un homme carencé », en acceptant de redevenir entièrement lui-même en tant que Juif. En d’autres termes en acceptant, sur tous les plans où elle existe, cette « différence » que tout le monde jusqu’ici s’accordait à trouver mauvaise en soi. Car l’« ami du Juif » rejoignait ici l’antisémite : en réclamant pour le Juif une totale intégration au nom de « l’homme universel », il ne faisait au fond qu’accepter le thème même de l’accusation : si le Juif est différent, il est condamnable.
Le plus grand mérite de Memmi est sans doute, faisant de la conscience d’être différent la forme même de la conscience de soi, d’avoir refusé les postulats habituels de l’accusation. L’acceptation de la différence est, pour le Juif, le chemin de sa libération. Car elle permet de voir la différence comme une caractéristique sociologiquement explicable, et non pas comme un destin.

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