Phénoménologie du pharisianisme

par André Néher

Paul RICOEUR, Philosophie de la volonté, 1. Le volontaire et l’involontaire (1949). 2. Finitude et culpabilité (1960) I. L’homme faillible  II. La symbolique du mal. Paris, Aubier-Montaigne, Collection « La Philosophie de l’esprit ».

Article mis en ligne et à la disposition de chacun par les bons soins de la Bibliothèque de l’Alliance Israélite Universelle ; il a été publié initialement dans la revue Évidences, n° 87, Janvier/Février 1961, p.43-47. La mise en page, la présentation, les sous-titres, les illustrations ainsi que divers liens ont été ajoutés par Sifriaténou.

La monumentale Philosophie de la Volonté de Paul Ricœur propose, dans sa seconde partie Finitude et Culpabilité, une description phénoménologique des notions de misère, de faute, de péché et de culpabilité à travers les thèmes, les symboles et les mythes de la pensée biblique, hellénique et chrétienne. De l’éblouissante richesse en information et en réflexion qu’offre cet ouvrage (…), nous ne retiendrons ici que les pages 115 à 134 du second volume : elles nous concernent directement, nous Juifs de tradition pharisienne, et elles constituent, de surcroît, un événement dans l’histoire de la philosophie contemporaine. Fidèle, en effet, à sa méthode qui consiste à illustrer par un exemple privilégié chacune des possibilités les plus fondamentales de l’expérience humaine de la culpabilité, Paul Ricœur n’hésite pas à chercher et à trouver dans le pharisianisme « le lieu de naissance et le point de perfection » de la modalité de conscience qu’il appelle fine et scrupuleuse.

La conscience scrupuleuse

À côté de la notion biblique du péché ; à côté de la pensée pénale élaborée dans la cité grecque ; à côté du symbole chrétien de la justification, voici le type pharisien de la conscience scrupuleuse. En d’autres termes, plus historiques : à côté des Prophètes et de l’Ancien Testament ; à côté de Sophocle et de la tragédie grecque ; à côté de saint Paul et du Nouveau Testament, voici Hillel et le Talmud. Cette large place accordée à la pensée proprement juive, ce sérieux avec lequel sont examinées des attitudes religieuses dont l’auteur sait et dit qu’elles sont caractéristiques du judaïsme et de lui seul, qui en est, tout à la fois l’inventeur et le dépositaire, voilà qui frappe tout d’abord dans l’ouvrage de Paul Ricoeur

Première page du Talmud

La religiosité juive n’y est pas réduite, comme dans la plupart des études philosophiques ou théologiques anciennes et actuelles, à une référence muette, au rang d’annexe ou d’appendice, auquel on croit avoir rendu hommage et justice en baptisant parfois, au gré de la plume et sans que l’on songe à la portée véritable et contestataire de l’épithète, la tradition chrétienne en tradition judéo-chrétienne, à moins qu’on ne la cite rapidement pour mieux l’écraser de dédain et de mépris. Le judaïsme pharisien est pour Paul Ricœur une valeur qui tout en ayant ses sources dans l’Ancien Testament et sa contestation dans le Nouveau, ne peut et ne doit être confondu ni avec l’un, ni avec l’autre. Il n’est ni une remorque anachronique de l’Ancien Testament (puisqu’il en a renouvelé le sens), ni une annexe atrophiée du christianisme (puisqu’il en conteste la contestation). Il y a un côté de Hillel comme il y a un côté d’Amos et un côté de saint Paul. Et c’est ce côté que l’analyse de Paul Ricœur met en vive et originale lumière.

S’affranchir des préjugés anti-pharisiens

Que cette lumière ne soit pas acquise sans qu’auparavant il faille se frayer une voie à travers les ombres, Paul Ricœur nous en avertit et il se met à la tâche avec la volonté d’aboutir. Après Travers Herford, G.F. Moore, I. Finkelstein et Max Weber, qui sont ses références favorites (il aurait pu citer encore James Parkes et Marcel Simon), Paul Ricœur entreprend « de traverser une forêt de préjugés » : avec courage et fermeté, il abat, l’un après l’autre, les arbres à l’écorce la plus dure de cette forêt et fait justice des idées toutes faites et des schémas préconçus qui transforment le Pharisien, parce qu’il est l’homme de la Torah, en monstre du légalisme, de l’esclavage moral, de la dureté de cœur, du littéralisme (p. 119-123). Légalisme ? Mais Torah ne veut pas dire Loi ; Torah veut dire enseignement éthique et religieux. « Indivisément, écrit Ricœur, la Torah est religieuse et éthique ; éthique : en ce qu’elle exige, commande ; religieuse : en ce qu’elle livre dans Sa transparence la volonté de Dieu à l’égard des hommes ; tout le problème pour les Pharisiens fut celui-ci : comment Dieu sera-t-il servi véritablement en ce monde ? » Esclavage moral ? Mais pour aller jusqu’au bout du désir d’accomplir la volonté de Dieu, « de jouer sans réserve l’existence quotidienne sur les statuts de Dieu », le pharisianisme permute l’abdication du libre choix « en suprême assertion du vouloir ». Les témoignages de la « tendresse dévotionnelle » des Pharisiens, « de leur abandon joyeux du vouloir à la direction de la Loi, de leur douceur, oui, de leur tendresse retenue et contenue sont beaux et lyriques ». Dureté de cœur ? chez ces Pharisiens qui avaient un sens exceptionnel de l’amitié et de l’entraide fraternelle ? « Le mouvement pharisien représente une des victoires les plus significatives de l’intelligence laïque sur le dogmatisme hautain et illettré des prêtres et des grands de ce monde ; ce trait les rapproche singulièrement de bien des sages de la Grèce, des Pythagoriciens ou même des petits Socratiques, Cyniques et autres ». Enfin, littéralisme, mort de l’esprit par la lettre ? « Ce qu’ont tenté d’édifier les Pharisiens, c’est exactement le contraire d’un monument de littéralisme. La prétention des Pharisiens d’ériger la tradition orale au rang de Torah, est la conséquence de l’option majeure du pharisianisme : si la Torah est une instruction adressée ici et maintenant à l’homme juif par Dieu lui-même, et non un système abs- trait de moralité, si la religion consiste à faire la volonté de Dieu ici et maintenant alors il faut que la Torah soit vivante et actuelle… Ainsi la Torah devint inépuisable, plastique et non statique ».

Cette apologie ou, pour reprendre une expression de l’auteur, cette véritable glorification du Pharisien, ne peut être lue sans émotion par le Juif, trop habitué depuis Bergson et Simone Weil à trouver parmi les siens les contempteurs et les détracteurs les plus ingénus et les plus féroces des valeurs juives, et trop empressé à pardonner aux autres d’emboîter le pas. On mesure, à la lecture de ces pages rédigées par un philosophe chrétien, le chemin heureusement parcouru depuis vingt ans. D’une manière de plus en plus nette, le judaïsme tend à prendre place en tant que valeur sui generis dans la réflexion des penseurs contemporains : la réhabilitation du pharisianisme par Paul Ricœur en est un nouveau signe, particulièrement précieux.

Le scrupule

Mais l’analyse de Ricœur ne se borne pas à l’apologétique. Au-dedans du pharisianisme, le philosophe aperçoit, nous l’avons dit, un type d’expérience de conscience, celle du scrupule. Et l’examen de cette notion conduit Paul Ricœur à tracer une phénoménologie du pharisianisme (p. 123-134), que nous allons essayer de résumer rapidement.

L’option fondamentale du pharisianisme, c’est d’être hétéronome, de dire de la Torah qu’elle est révélation, mais aussi de toute révélation qu’elle est Torah, de ramener donc la relation Dieu-homme à un lien d’obéissance à instruction, à une praxis religieuse : « rien n’est demandé à l’homme qu’il ne puisse faire ». Dans cette option, qui est l’option-type de la conscience scrupuleuse, le pharisianisme trouve sa grandeur et ses limites. Sa grandeur d’abord, qui tient au jusqu’au-boutisme de l’hétéronomie : on obéira à l’instruction divine « en toutes choses, malgré tout et dans le détail » de telle sorte que la Torah soit « un programme effectif de vie », dont rien ne peut freiner la réalisation, ni l’attrait des mœurs étrangères, ni les persécutions, et auquel ne saurait échapper aucun secteur d’existence, qu’il soit petit ou grand. Les Pharisiens sont ainsi des héros du faire, et leur bonheur est à la mesure de cet héroïsme scrupuleux. En effet, les notions de mérite et de récompense, dans lesquelles l’analyse superficielle croit apercevoir le fruit vénéneux de 1′ « orgueil » pharisien, correspondent, en réalité, au sérieux cohérent avec lequel le pharisianisme professe la « moralité » de Dieu : la sainteté Divine peut et doit être imitée par l’homme, et cette imitation ne reste pas extérieure à l’homme ; elle en modèle et en transforme la personnalité, l’être intime. Le mérite, — zekhoute — n’appelle pas la « récompense » : il est la récompense même, « le surcroît de valeur de l’homme issu de la valeur de ses actes », de même que le démérite — la transgression — n’appelle pas le châtiment, puisqu’il est la perdition elle-même, « ce qui se retranche à l’existence ». Grandeur encore de ce qui est sous- jacent à cette vision éthique du monde : « une liberté entièrement responsable et toujours disponible pour elle-même ». En quelques lignes denses, Ricœur nous fait découvrir cette liberté dans la doctrine des deux inclinations — yetsère hatov, yetsère hara — et dans la notion de repentance. Si la doctrine des inclinations indique que le mal n’est pas radical, qu’il est plutôt une sollicitation permanente au libre choix et que la tentation du péché est constamment « un obstacle à transformer en tremplin », la repentance signifie pour sa part que le péché n’est pas irréparable, « que le retour du libre choix à Dieu est toujours à la disposition de l’homme ». Ouvrant ainsi, par ses deux extrémités, l’action humaine à la liberté, la repentance est l’un des thèmes centraux du pharisianisme : « il en a fait la clé de voûte de la piété juive ».

Limites et risques de la posture pharisienne

Quant aux limites du pharisianisme, elles n’entachent pas sa grandeur, car elles sont organiquement issues de l’option fondamentale de la conscience scrupuleuse. C’est dans la juridisation, dans la ritualisation et dans la séparation que Ricœur aperçoit ces limites, ces lignes de gauchissement, qui risquent de transformer la conscience scrupuleuse en monstre de la casuistique, du légalisme et de l’observance, du fanatisme ou de l’enkystement. Risquent, certes, mais ne condamnent nullement. « Ces étroitesses sont la contre- partie de la profondeur du scrupule ; ce péril est la rançon de sa grandeur. » En poste avancé, les Pharisiens ont su constamment déborder et excéder la praxis religieuse et sa juridisation, par une piété « plus que pratique », lyrique et intérieure, modelée sur le dialogue biblique des relations conjugales entre Dieu et Israël. (…). Ils ont su aussi comprendre le rite comme une vérification d’obéir à Dieu (comme une épreuve d’humilité, dit le Midrache). Ils ont compensé, enfin, leur « séparation » par un zèle dévorant de prosélytisme et ont essayé de recruter libéralement, parmi tous les hommes, ceux qui consentiraient à former avec eux le plus large et le plus laïque des Royaumes de Prêtres, la frange la plus pure mais aussi la plus accessible du Royaume de Dieu, « car c’est pour le bénéfice des nations, c’est-à- dire de tous les hommes, que les Pharisiens ont pensé leur peuple comme un peuple de prêtres, comme une nation sainte ».

La seule menace grave de l’expérience pharisienne et qui, si elle n’était évitée, marquerait son échec, c’est l’hypocrisie, « grimace du scrupule », rançon d’un seul moment d’arrêt dans le mouvement perpétuel que doit assumer sans répit la conscience scrupuleuse. Si le scrupule n’atteint plus que le dire au lieu du faire ; si la Torah se fige au lieu d’être sans cesse reconquise par l’interprétation ; « si le mérite, par quoi la conscience vaut, devient un avantage, un avoir, dont elle se prévaut, alors l’hétéronomie conséquente et consentie devient aliénation », alors le scrupule devient hypocrisie.

Mais cette hypocrisie peut-elle être évitée ? La conscience scrupuleuse peut-elle ne pas virer à la caricature et peut-elle, dans ses lancées les plus extrémistes, sauvegarder sa pureté et sa grandeur ? Autrement dit : le vrai pharisien peut-il rester intégralement et jusqu’au bout fidèle à la vérité de son pharisianisme et peut-il reconnaître, pour s’en garder absolument, la limite qu’il ne peut franchir sans se renier soi-même et sa vérité, sans devenir un faux pharisien ? La condition même de ceux qui sont du côté de Hillel exige qu’ils répondent affirmativement à ces questions. Leur oui fait leur force et assure leur pérennité dans l’histoire. La valeur judéo-pharisienne est et reste une valeur à la mesure de ce oui, réassumé par les porteurs de la tradition juive malgré les contestations dont la plus radicale est celle de saint Paul et de ceux qui avec et après lui répondent non aux mêmes questions.

Mais ce non paulinien, ce refus d’accepter que la conscience scrupuleuse ne puisse pas, à la limite, virer à l’hypocrisie, il ne s’obtient que par une critique radicale de la loi, par la substitution à la justification par la loi de la justification par la foi. L’une justifie l’homme à partir de lui-même, de sa bonne volonté, de son effort, de sa responsabilité : c’est l’éternelle thèse juive. L’autre justifie l’homme à partir d’un Autre, à partir d’un savoir, d’un vouloir et d’un pouvoir qui sont étrangers à l’homme, en une justification qui lui vient du dehors : c’est l’éternelle thèse chrétienne. « Là est la clé de la rupture avec le judaïsme. » Elle s’instaure à partir d’un événement eschatologique : refuser ou accepter cet événement, c’est concéder à l’homme le plus ou le moins d’un pouvoir. Sur le manque radical de ce pouvoir, saint Paul et le christianisme construisent le paradoxe d’une liberté conquise à partir de l’échec de la Loi. Sur le surplus radical de ce pouvoir, Hillel et le judaïsme maintiennent le paradoxe d’une liberté cueillie au-dedans du joug de la Loi. La contestation réciproque ne réduit la valeur de chacune des options que pour celui qui choisit entre les deux. Mais la phénoménologie, soucieuse de décrire et de comparer sans juger, n’entre dans la dialectique de la contestation que pour en faire sentir la tension. Malgré la contestation chrétienne, malgré le défi lancé par saint Paul au pharisianisme et qui oblige celui-ci à se distordre jusque dans ses racines, le pharisianisme tient bon.

Juifs et Chrétiens, proches mais séparés

Parmi les questions que soulève cette analyse dont notre résumé ne peut donner qu’un schématique aperçu, certaines concernent simultanément les Juifs et les Chrétiens, puisque ceux-ci sont étudiés à la fois dans ce qui les rapproche et dans ce qui les distingue. Or, l’une des insistances les plus remarquables de la pensée de Ricoeur, c’est de viser aux distances, aux points de rupture, aux lignes de divergences, bien plus qu’aux impacts et aux ressemblances. La dissymétrie judéo-chrétienne est ici frappante et décisive ; elle ne contribue pas seulement à donner plus de clarté à l’analyse, toute en contrastes accentués ; elle tient à la nature des choses, à l’essence de deux spiritualités qui, tout en se croisant dans l’histoire, et en puisant aux mêmes sources terminologiques, celles de l’Ancien Testament, ne parlent pas le même langage, parce qu’elles ont de l’homme, de sa culpabilité et de sa finitude, des conceptions différentes et opposées. Cette option méthodologique me paraît extrêmement salutaire, à condition évidemment, comme c’est le cas chez Paul Ricoeur, qu’elle s’accompagne d’une objectivité scrupuleuse elle aussi et accorde un sérieux égal à l’examen de chacune des deux spiritualités. Elle est, en tout cas, préférable aux options concordistes, si bien intentionnées soient-elles, mais qui noient le problème. Presque toujours d’ailleurs, c’est le judaïsme qui pâtit de l’intégration, et c’est lui, finalement, qui disparaît dans la noyade. Il est possible, cer- tes, qu’il y ait des nuances dans la pensée chrétienne et que, du côté catholique, l’accent serait volontiers mis sur la justification par les œuvres, autrement que ne le fait Paul Ricoeur, dans les perspectives de sa pensée protestante, soutenue en un même souffle par saint Paul, saint Augustin et Luther. Mais ceci est une question que le livre de Ricoeur pose aux seuls Chrétiens. Tout ce que le Juif peut dire, c’est qu’un judaïsme sans Loi, — « purement prophétique » —-, n’est plus un judaïsme du tout. Au Chrétien de voir si, à la limite, un christianisme « purement prophétique » n’est pas authentiquement et pleinement chrétien.

Si je place entre guillemets l’expression « purement prophétique », c’est que Ricoeur revient souvent sur cette notion vétéro-testamentaire, qu’il analyse en fonction des recherches récentes sur le prophétisme biblique. Contrairement aux schémas anciens, qui ont lourdement pesé sur le débat théologique judéo-chrétien à travers l’histoire et auxquels Bergson a donné une imposante consécration philosophique, les analyses nouvelles aperçoivent, dans l’Ancien Testament, entre la Loi et les Prophètes, non pas une antithèse, mais une dialectique, une tension réciproque. En un certain sens, rien n’est plus « prophétique » que la Torah (dans le choix deutéronomique, par exemple) et rien n’est plus « légal » que le prophétisme (dans la notion de retour). Les analyses des notions de péché et de culpabilité dans l’Ancien Testament sont particulièrement instructives : en les accrochant à la dimension de l’Alliance, du « devant Dieu », commune à la Torah et au prophétisme, Paul Ricœur découvre, à son tour, le lien intime entre ces deux expériences bibliques. Dès lors, on en arrive à cette conséquence paradoxale que c’est moins par l’attachement à la Torah que par sa ré-assomption prophétique que se caractérise le pharisaïsme, et que le christianisme ne continue pas tout simplement, tout organiquement (par un passage du clos à l’ ouvert) le prophétisme biblique, mais qu’il se situe en dehors de la dialectique biblique, dans la dimension nouvelle d’un événement eschatologique. C’est cet événement, celui du Christ, qui a fait sauter les cadres de l’Ancien Testament et en a rendu nécessaire un Nouveau, transformant de fond en comble la signification de l’Ancien. Cette signification nouvelle rattache, certes, pour les chrétiens, l’Ancien Testament au Nouveau, mais pour qui n’accepte pas l’événement messianique, l’Ancien Testament ne peut posséder que sa signification ancienne. Le Juif reste dès lors proche parent de la Torah et des prophètes, dans la liberté, la joie et le bonheur, alors que le Chrétien aperçoit, après coup, dans cette parenté même, l’esclavage, la malédiction et la mort. Certaines tentations chrétiennes, à laquelle Ricœur fait allusion (p. 144) et qui consisteraient « à transcrire en technique la pédagogie de l’excès et du surcroît, qui de l’abondance du péché tire la surabondance de la grâce, et à prétendre qu’il faut pécher abondamment afin que la grâce surabonde », on les retrouve dans le judaïsme, lorsque celui-ci accroche, lui aussi, son destin et sa signification à un événement messianique : c’est la tentation même du sabbatianisme, à laquelle le frankisme ensuite a réellement succombé. Une nouvelle question est ainsi posée par Ricœur aux Juifs et aux Chrétiens : celle du sérieux avec lequel ils envisagent le Messie. Il n’est guère possible de prétendre qu’il n’est venu que pour revenir, et de ne faire de son avènement qu’une étape vers sa parousie. Ce serait insérer le Messie dans une pédagogie indéfinie, et le renvoyer aux calendes grecques, car rien ne pourrait alors garantir que la « parousie » ne soit, derechef, qu’une étape provisoire et transitoire. Ou bien, le Messie est venu, alors tout est bouleversé et déjà nouveau. Ou bien, il n’est pas venu ; alors tout est ancien, encore.

Halakha « et » Haggada

ANCIEN, mais non sclérosé, enkysté, statique : il faut le redire, avec Paul Ricoeur, en guise de conclusion, mais aussi, comme il le fait, avec un sens admirable de l’aiguillonnage d’autrui, sous forme d’une question qui, cette fois-ci, est posée aux seuls Juifs. S’il est exact, en effet, que le judaïsme se reconnaît dans le pharisianisme et s’il est exact encore « que le pharisianisme joue finalement son sort sur la Halakha ». il faudrait savoir si la praxis de la Halakha est, oui ou non, complétée par une pensée théologique, par une théorie qui en serait tout à la fois l’âme et la justification. Ricœur se demande si cette théorie est renfermée dans la Haggada, mais il sait que « les plus ferventes réhabilitations des Pharisiens ne contestent pas que la Halakha est contraignante et la Haggada libre, que la première est plus cohérente et la seconde plus improvisée, que la première est soumise au discernement collégial et la seconde livrée à l’opinion et à l’imagination… Seul un Juif, écrit Ricœur, rompu au double jeu de la Halakha et de la Haggada peut dire comment elles s’articulent l’une sur l’autre dans la mentalité du judaïsme », p. 129. La question est excellemment posée et vise, en tout cas, au cœur du problème actuel de la tradition juive. Celle-ci peut, en effet, se trahir et se dénaturer sous plusieurs angles, que l’analyse de Ricœur a tous mis en relief. Sous l’angle du messianisme d’abord, nous venons de le dire, lorsque le judaïsme minimise le pouvoir de l’homme et oublie qu’à la limite l’homme n’a besoin d’aucune justification du dehors, étant dans l’essence justifié par le dedans. Sous l’angle de la praxis ensuite, lorsque la piété juive oublie qu’elle vit par son débordement plus-que-pratique, par la Haggada autant que par la Halakha. La juxtaposition des deux dans le corps même du Talmud indiquc bien que la Haggada veut être prise au sérieux. Ici également, la valeur juive est à la mesure de son option. Autant il faut qu’avec sérieux le judaïsme refuse l’eschatologie, autant il est nécessaire qu’avec sérieux le judaïsme accepte la Haggada. C’est chose faite aujourd’hui d’ailleurs, en vertu d’un processus historique dans lequel les mouvements hassidiques (que Ricœur signale lui-même comme des maillons décisifs dans l’histoire de la tradition pharisienne) ont joué le rôle bouleversant, la Haggada n’est plus considérée à l’heure actuelle, ni comme une absurdité, ni comme un jeu : elle est assumée par les Juifs dont les pieds se tiennent solidement dans les deux parties du Talmud, comme une philosophie, sui generis sans doute par son langage, mais comparable à elle par sa volonté d’exprimer la pensée au niveau communicable. Mais on reconnaît à certains signes, qu’une autre dénaturation du judaïsme est aujourd’hui en passe d’être dépistée : celle qui consistait à ne considérer la Halakha  et la Haggada que dans leur juxtaposition en négligeant leur imbrication. On en vient à redécouvrir des pistes que les exégètes mystiques juifs avaient souvent indiquées et qui menaient à cette conclusion que la Halakha et la Haggada sont de même nature, qu’ils sont la face et le revers d’une seule et même réalité qui est simultanément pratique et théorique, action et pensée. L’une des tâches exégétiques le « plus urgentes consisterait aujourd’hui non pas seulement à penser avec la Haggada à côté de l’acte de la Halakha mais à détecter la pensée au sein même de la Halakha. C’est une exigence formulée avec force et raison, entre autres, par Léon Askenazi et son école, en accord avec les courants profonds de la tradition juive. La casuistique serait alors, ipso facto, éthique et philosophique, et la vie du Juif, discernant la Halakha, serait, par le fait même d’être vécue, un choix moral et intellectuel.

Ce n’est pas l’un des moindres attraits du livre de Paul Ricœur que d’aider, par les questions qu’il pose, à orienter la vie juive vers ces fécondes directions.

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