Tribulations d’un livre

par Dominique Serre-Floersheim

Géraldine BROOKS,  Le livre d’Hanna, Titre original : People of the Book, Traduit de l’anglais par A. Rabinovitch, Paris,  Belfond, 2008.

La guerre de Bosnie à peine achevée, Hanna, une jeune conservatrice australienne réputée pour ses compétences scientifiques, se voit confier une mission :  restaurer une Haggada médiévale et surtout lui arracher ses secrets. Elle va alors retracer son itinéraire, traquer ses déambulations temporelles et géographiques. Une quête et une enquête qui l’amèneront bien au-delà de son ambition initiale… Tel est le point de départ du Livre d’Hanna qui est, tout à la fois, un roman historique, politique, sociologique, psychologique, spirituel qui explore tous les espaces (culturel, religieux, historique, géographique et bien sûr, littéraire). Ce récit, érudit et émouvant, se déploie presque à l’infini… :sa profondeur se dévoile progressivement et amène le lecteur à aller de plus en plus loin : c’est aussi un roman initiatique.

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La Haggada de Sarajevo – un livre bien réel, si précieux pour le patrimoine du peuple juif – est, de fait, le principal protagoniste de cette fiction – Hanna veut reconstituer son parcours.  C’est la voix de cette jeune femme qui s’exprime dans ce récit à la première personne ; le choix de ce point de vue nous introduit dans son intimité et surtout dans son système de déduction. Il nous permet de partager ses doutes et ses hésitations, ses prises de risques, et ses certitudes. De percevoir aussi ses failles intimes : méprisée par sa mère, célèbre chirurgienne, née de père inconnu… elle cherche ses propres origines tout autant que celles de la Haggada.

Ici, il est difficile de faire la part de l’autobiographique et du plus pur romanesque. L’auteur brouille à dessein les pistes… et surtout lorsqu’il s’agit d’évoquer la relation amoureuse qui va se nouer entre Hanna et le conservateur musulman qui a sauvé le livre ; elle-même tentera de l’arracher au désespoir et aux deuils : la guerre de Bosnie lui a pris sa femme et son enfant.
Tout ceci induit un beau roman d’amour, pas nécessairement central, mais ce ressort romanesque donne un point d’accroche plus attrayant. C’est l’histoire d’un amour difficile parce que multiculturel : les personnages n’ont pas la même histoire, ni la même vision du monde …  Mais l’amour, dans ce roman, permet finalement de surmonter les différences.

Une construction élaborée  

Comment ce livre s’organise-t-il ?

L’ouvrage est bâti sur une alternance : intercalés dans une enquête nourrie de références historiques très solides, il y a des chapitres où s’élèvent d’autres voix narratives – généralement féminines : il s’agit d’une sorte de rêverie, à laquelle l’Histoire donne son essor.  

Hanna va progressivement comprendre la trajectoire du livre en usant à la fois de solides connaissances scientifiques et d’intuitions géniales : « Une intuition du passé, en quelque sorte. En liant l’imagination à la recherche, je peux quelquefois me mettre dans la tête des gens qui ont fabriqué le livre », p.22. Par cette liaison de la sensibilité et de l’intelligence, l’auteur a comblé les lacunes de l’Histoire en essayant d’imaginer des épisodes qui fournissent la résolution des énigmes. On peut, dès lors, suivre l’histoire du livre, de l’Italie et l’Espagne à la Bosnie – en passant par Vienne et tant d’autres lieux, restituée par la voix de personnages crédibles mais fictifs qui viennent relayer celle d’Hanna. L’ouvrage est donc polyphonique, avec la voix d’Hanna qui domine et orchestre le tout.

Haggadah de Sarajevo/Esaü béni par Isaac (en haut) et le Songe de Jacob (en bas)

Un ouvrage touffu, compliqué ?

C’est, au sens premier, un livre-monde, extraordinaire par son ambition : il prend en compte six siècles, trois continents, et les trois grandes religions monothéistes. La démultiplication des espaces et des époques aurait de quoi donner le vertige. Vertige accentué par les brisures de la chronologie et les rétrospectives qui permettent d’intercaler certains morceaux du puzzle, et d’ainsi résoudre une à une toutes les énigmes de cette Haggada

Ce roman est d’autant plus ample que ses chapitres, purement imaginaires, sont autant de romans en germe : chacun pourrait faire l’objet d’un autre roman. On sent bien que l’ouvrage pourrait se ramifier, et se déployer à l’infini – pour peu que le lecteur y consente et laisse libre cours à sa propre imagination.

Ainsi présenté, l’ouvrage semble touffu. Il n’en est rien : le lecteur est guidé par les intitulés des chapitres, qui lui permettent de savoir où et quand ils se situent. Incontestablement, le point focal, c’est la Bosnie déchirée par la guerre. Par un effet de loupe, on s’approche de Sarajevo, du Musée et de la Haggada retrouvée qui va enfin retrouver une place d’honneur dans le musée jusqu’au moment où Hannah s’aperçoit que…

Un roman compliqué, alors ? tout ceci peut sembler intimidant. Qu’on se rassure : il est très documenté, foisonnant, d’une richesse presque illimitée… mais il n’est pas pour autant difficile d’accès, ni rébarbatif. Il n’a rien d’un documentaire aride. Nous sommes au plus près d’Hanna, des questions qu’elle se pose, de ses stratégies. Le lecteur se prend au jeu des indices habilement distribués au fil du texte, des hypothèses et de leur validation : le suspense est celui d’un roman policier. Les explications (scientifiques, artistiques, historiques ou culturelles) sont amenées de manière très simple et très « pédagogique » dès lors que la nécessité s’en fait sentir.

Il nous faut juste un peu de temps pour comprendre comment chacun des récits en inclusion se rattache au fil conducteur, comment les indices parcimonieusement distribués permettent aux morceaux du puzzle de s’emboîter. Le lecteur devient, presque à son insu, enquêteur – en tout cas actif

Une narration entraînante

Il faut accepter de suivre l’auteur qui, à sa convenance, nous entraîne dans l’actualité ou dans le passé ; qui, librement, resserre le temps ou le dilate – usant parfois d’une écriture cinématographique avec gros plans et arrêts sur image, pour relancer l’intensité dramatique. Il faut accepter de pénétrer dans les laboratoires scientifiques les plus confidentiels comme dans des bourgades reculées d’Europe centrale – sans pour autant que l’auteur nous abreuve de pittoresque superflu, ou d’images de cartes postales. Son érudition nous impressionne sans nous écraser, elle la met à notre portée.G. Brooks parsème par ailleurs son texte de mots en hébreu, en bosniaque, en espagnol, en judéo-arabe, etc. Uniquement pour accréditer son propos. Pas d’inquiétude : tout est traduit, ou expliqué, ou commenté. Nous avançons pas à pas sur un chemin inconnu mais dont on aplanit pour nous tous les obstacles. Il en va ainsi de la Haggada :« (…) une haggada n’est utilisée qu’à la maison. Le mot est issu de la racine hébraïque  HGD/ « dire, raconter » et s’inspire du commandement biblique qui enjoint aux  parents de raconter à leurs enfants l’histoire de l’Exode » , p. 31.

Haggada de Sarajevo/Traversée de la Mer Rouge

L’auteur a gardé de sa formation journalistique le souci de ne perdre en route aucun de ses lecteurs : son écriture est fluide, claire, efficace. Les temps forts s’apparentent aux « scoops » journalistiques. Le lecteur est tenu en haleine, son intérêt réactivé par le jeu sur la gamme des tonalités : du dramatique au tragique, en passant par le pathétique et le lyrique.  La part belle est faite aux émotions : nous ressentons presque charnellement la violence des persécutions antisémites, la brutalité des tortures infligées aux Juifs.

Un livre au cœur du roman

Le génie de G. Brooks, c’est d’avoir su tisser aussi habilement, aussi étroitement la grande histoire (celle, authentique, de la Haggada) et l’histoire personnelle de Hanna.

La Haggada constitue à la fois le fil conducteur du récit et son « personnage » principal. Connue sous le nom de « Haggada de Sarajevo », c’est un ouvrage réel d’une valeur inestimable. Il s’agit d’un manuscrit du XIVème siècle, destiné à faire comprendre aux enfants la Pâque juive, qui nous est parvenu comme par miracle (on peut désormais le voir exposé au Musée national de Sarajevo). Ce qui le rend unique en son genre, ce sont les très précieuses enluminures qui enrichissent le texte… alors même que le judaïsme a tendance à proscrire les images, ou du moins à en limiter l’usage. 

Haggada de Sarjevo/Maror-Herbe amère=Artichaut

Il a connu toutes les turbulences de l’Histoire, en particulier les persécutions antisémites, de l’Inquisition à la Shoah. « (…) les gens qui avaient possédé cet ouvrage avaient connu une angoisse insupportable : les pogroms, l’Inquisition, l’exil, le génocide, la guerre », p. 32. Comment a-t-il pu nous parvenir ? C’est un mystère et Hanna veut l’élucider.

L’Histoire en tension

Les éléments authentiques foisonnent. Le socle historique est très solide, nourri tant par la culture de l’auteur que par son expérience personnelle de correspondante de guerre en Bosnie.  Ceci explique cela : l’ouvrage est très documenté, et prend la forme d’une enquête mi-policière, mi-journalistique.

Mais c’est le traitement de l’Histoire qui nous intéresse au premier chef, l’Histoire en tension entre réalité et fiction. Le livre est jalonné par des dates véridiques et des lieux authentiques, et également par les noms propres de personnages historiquement attestés, qui accréditent le récit. Mais la chronologie est volontairement brisée, souvent bouleversée comme l’a été l’histoire des Juifs – notamment par ces épisodes romanesques développés en inclusion, qui relèvent d’une rêverie rétrospective. Dans ce cadre historique qui lui sert de caution, l’auteur revendique sa liberté de romancière et s’affranchit des carcans du réel. Elle introduit alors un certain nombre de personnages fictifs, « romanesques » dans toutes les acceptions du terme, qui cohabitent sans heurt avec quelques figures historiques de premier plan. Ces personnages de pure fiction sont tous plausibles, tous convaincants… tous émouvants. C’est là qu’est sollicitée notre sensibilité. C’est leur lien avec la Haggada qui les relie les uns aux autres, les relie à Hanna … et au lecteur.

L’histoire du livre s’inscrit dans le contexte plus large de l’histoire de l’art. L’espace du livre, c’est celui de la culture, de la civilisation, de l’art et de sa plénitude – par opposition aux turbulences du monde – en particulier par opposition aux persécutions séculaires infligées aux Juifs d’Europe centrale, en particulier de Bosnie. Pour savoir comment ce livre nous est parvenu, Hanna va convoquer la science. Loin d’être rivaux, l’art et la science se complètent pour éclairer le passé : celui de la Haggada, celui des Juifs.

Haggada de Sarjevo/Table du Sédère

La science au service de l’art

Par la grâce conjointe de l’art et de la science, on aboutit à un « temps retrouvé ». Ce roman témoigne d’une connaissance fine des milieux scientifiques et universitaires, des gens qui gravitent autour des musées – en Europe, aux USA comme en Australie. La romancière réussit à nous communiquer sa passion pour la Haggada – un objet d’art unique. Maintes pages célèbrent la beauté incomparable de ce livre qui est en soi un objet d’art parfaitement abouti, témoignant de multiples talents :  reliure, orfèvrerie, qualité du parchemin, soin apporté au texte – et plus encore la finesse exceptionnelles des illustrations surprenantes dans un ouvrage de culte : « Personne ne savait pourquoi cette haggada était ornée de nombreuses enluminures, à une époque où la plupart des Juifs considéraient l’art figuratif comme une violation des commandements », p.31.  Face à ce livre, tous retiennent leur souffle, tous le manipulent avec la plus grande révérence : nous apprenons à partager leur émerveillement, cet amour presque charnel pour une œuvre d’art rare et prodigieuse. Le roman rend ainsi hommage aux « artisans/artistes » qui successivement ont mis au service   de ce livre un savoir-faire et un soin inégalés. L’analyse et l’interprétation de leur travail donnent ensuite lieu à des débats souvent houleux entre « spécialistes » : des chercheurs, des conservateurs, des universitaires reconnus, en charge des collections. Nous découvrons alors un monde traversé par des conflits larvés, où s’expriment les egos et les intérêts personnels ainsi que politiques. Quelques solides amitiés mais aussi beaucoup de féroces rivalités, qui vont aboutir au coup de théâtre final, digne d’un roman d’espionnage…

Comment faire parler une œuvre, accéder à ses secrets ?  La science se met ici au service de l’art. Seul un savant confirmé saura identifier un fragment d’aile de papillon, permettant ainsi de mettre une date et un lieu sur la trajectoire du livre.  « J’adore faire avancer le ballon, même d’un millimètre, dans la grande quête humaine du savoir », p. 46. Hanna sait qu’elle doit faire appel aux outils scientifiques : elle saura prendre appui sur eux pour arracher ses secrets au livre – mais le tout expliqué très simplement : le lecteur n’a besoin d’aucune compétence particulière pour comprendre les enjeux, la démarche et les conclusions des spécialistes. Lui aussi va suivre de près leurs gestes et la réflexion qui les sous-tend. Reconnaître et saluer le progrès qui permet de révéler les mystères les plus anciens. Approuver la coopération indispensable et fructueuse entre historiens et scientifiques.

Ces efforts conjugués pour comprendre les origines et la trajectoire de la Haggada nous engagent à une réflexion sur la tradition et la modernité, sur la compatibilité du judaïsme le plus ancien et de la science la plus contemporaine.  Sous ces différentes approches, l’œuvre va se dévoiler – bien plus :  donner d’autres clés d’accès au judaïsme. Le judaïsme qui perdure, envers et contre tout. Hanna le constatera, au terme d’une longue enquête, qui sera surtout une quête.

De l’enquête policière à la quête de soi

On passe ainsi du roman policier au roman d’espionnage, puis de là au roman d’initiation. L’apparence du roman policier permet de tenir le lecteur en haleine. Il s’agit de répertorier puis d’éclairer de rares indices, les mettre en corrélation. Pour cela, Hanna peut compter sur l’aide de quelques-uns mais aussi vaincre la franche hostilité de certains autres. C’est ainsi que le dénouement prend des allures de roman d’espionnage, où interviennent les intérêts des Israéliens… et d’autres.

Plus profondément, la quête débouche sur une dimension initiatique. Du roman d’initiation, on retrouve ici les grandes lignes : l’aventure dans laquelle s’engage Hanna, sa prise de risque consentie, les rencontres (heureuses ou malencontreuses), les obstacles à surmonter. Elle nous engage à cheminer avec elle dans un labyrinthe, et à suivre le fil d’Ariane : « Un nom, cest le début de la pelote de fil qui vous conduira à travers le labyrinthe », p.152. On comprend progressivement que la déambulation géographique correspond aussi et surtout à un itinéraire spirituel : il s’agit, au terme d’une exploration périlleuse, semée d’embûches et d’impasses, d’accéder à la vérité, à la lumière. Finalement, tout ceci va déboucher sur la « révélation », l’émergence de la vérité. Á la dernière page, Hanna n’est plus la même. Désormais elle SAIT : elle a découvert sa propre histoire en même temps que celle du livre. Elle sait d’où elle vient, connaît le nom de son père, ses origines ; sa vie prend un autre cours…

Un éloge humaniste du métissage

Les arrière-plans : morale et spiritualité. L’ouvrage fait une large part aux conflits ethniques – et plaide en faveur du « vivre ensemble ». En soi, la Haggada véhicule un idéal multi-ethnique : un livre juif illustré par une artiste musulmane, sauvé in extremis par un Inquisiteur, protégé par un conservateur bosniaque. Tout ceci est vrai, témoigne d’une foi en l’homme et en la tolérance. On comprend au fil des pages que la diversité (religieuse, sociale, culturelle, etc.) est source de richesse. L’Autre ne nous menace pas, il nous enrichit.

L’humanisme et la tolérance :  ces deux valeurs majeures forment le cadre du roman, depuis l’épigraphe initiale jusqu’à la dernière page, dans la bouche du conservateur Ozren : « … la haggada était venue à Sarajevo pour une raison précise. Elle était ici pour nous éprouver, pour voir s’il y avait des gens capables de comprendre que ce qui nous unissait était plus fort que ce qui nous divisait. Que le fait d’être un homme compte plus que d’être juif, musulman, catholique ou orthodoxe », p. 403. La tolérance est posée comme vertu cardinale. C’est ici que s’ouvre tout un pan moral. Avec, comme valeurs centrales la culture, l’humanisme, le courage… Il faut préserver la civilisation, dont le livre – la Haggada – est le marqueur, l’antidote à la violence et à la guerre. Loin d’être le livre des seuls Juifs de Bosnie, elle appartient au patrimoine de l’humanité. Ce livre importe comme élément pacificateur, protégé comme tel par l’ONU. La culture, immuable, s’inscrit en contrepoint de la guerre, des violences et des cruautés, des idéologies provisoires.

L’auteur insiste sur l’importance de l’art et des images, qui traversent le temps et l’espace pour nous parler de l’essentiel : les images de la Haggada bien sûr, mais aussi les tableaux d’un certain peintre russe et les photos de famille réapparues… l’image, bien plus qu’un dessin, témoigne surtout d’une intention. L’artiste musulmane qui a illustré la Haggada le dit : «   J’ai pris sur moi de faire en secret pour Benjamin une série de dessins qui, réunis, raconteront l’histoire du monde vue par les yeux des Juifs », p. 351. Loin d’être purement décorative, toute œuvre d’art laisse une trace et porte un message ; c’est ainsi qu’Hanna, à la toute fin du roman, entend dans un enregistrement la voix de son père qui lui confie un viatique : « Je suis ce que je fais », p. 397. Ce n’est pas l’homme qui construit l’œuvre, mais l’œuvre qui construit l’homme, l’élève.

L’ouvrage oppose clairement civilisation et barbarie – on y croise le pire et le meilleur de la condition humaine. Sarajevo était la ville d’une longue et harmonieuse cohabitation. Le lieu de la proximité et de la tolérance, dévasté par la barbarie : pour preuves, les multiples évocations de destructions, de lieux minés, d’objets culturels cassés, de livres éparpillés. On comprend ici que la destruction de la culture est tout aussi grave que la mise à mort des hommes : elle prive les survivants de leur passé, de leur mémoire et de leur fierté. C’est de sa survie miraculeuse que la Haggada tient son prix. L’art survit aux êtres. Il transcende la vie humaine, inscrit l’homme dans le Temps et témoigne à la fois de son passage et de sa continuité. C’est pourquoi, dans le roman comme dans la réalité historique, l’installation de la Haggada dans un musée rouvert et réaménagé est si importante : la paix une fois rétablie, le livre peut réintégrer l’espace de la culture et de la civilisation.

Une judéité résistante

On accède enfin à l’intention ultime du roman : faire saisir « du dedans » l’histoire des Juifs, leur capacité de résistance, les valeurs qui les ont construits et qui les soudent, au-delà de leur apparente diversité. On comprend finalement que la Haggada était bien plus qu’un objet de prix :  importe surtout sa valeur artistique et spirituelle. Pour tous les Juifs :  les traditionalistes, comme ceux qui sont ouverts aux idées nouvelles ; ceux d’ici et ceux d’ailleurs ; ceux qui peuvent s’affirmer comme Juifs et ceux qui l’ignorent ou doivent le cacher. On mesure les constantes et les variantes du judaïsme au fil du temps et des individus : à chacun de vivre et de porter son propre judaïsme. L’assumer et le perpétuer.

Assumer une différence que les autres vous assignent : c’est souvent le regard hostile de l’autre qui stigmatise les Juifs. Les récits en inclusion égrènent leur destin tragique, de l’exclusion des Juifs d’Espagne à la Shoah. Les Juifs de Bosnie, comme tant d’autres, se pensaient à l’abri de l’antisémitisme.  L’évocation des suppliciés ne relève ni d’une invention pure ni d’un anachronisme : il s’agit là d’une contribution magistrale au devoir de mémoire. La mémoire de ces Juifs tellement attachés à leurs racines, leurs origines, leur culture.  Et qui, finalement, ont tout lieu de s’enorgueillirsimplement d’être toujours là.  Tout comme la Haggadah qui leur désigne à la fois leur passé et leur avenir : leur ancrage dans le temps. Elle marque leur détermination. Elle est en ceci le signe du peuple juif, la marrane le pressentait : « Et je l’ai gardé précieusement parce qu’il est ravissant, mais aussi parce qu’il me rappelle cet homme, et la souffrance de tant de gens comme lui », p. 187.

La Haggada est bien plus qu’un livre :  le témoin d’un idéal multi-ethnique, le symbole culturel et spirituel de la tolérance. L’ouvrage rend hommage à l’instinct de survie des Juifs, aux solidarités indéfectibles. On peut mettre à mort des hommes, mais pas une culture «   le livre a survécu de multiples fois au même désastre humain », p. 219. Le livre constitue de fait un socle pour les Juifs, le peuple du livre, « People of the Book ». Il est le symbole le plus haut de ce judaïsme, il marque l’identité de tous ses possesseurs successifs… celle de Hanna qui le découvre tardivement… et celle de tant d’autres. C’est pourquoi sa préservation et sa transmission étaient essentielles. Par lui, nous survivons, par lui nous revenons à notre propre centre ; autour de lui nous nous rassemblons.

***

À un moment donné, très discrètement, nous sommes introduits dans « l’atelier de l’artiste » : Hanna fait état de ses ambitions, réelles – au-delà de l’Histoire et de la science. Filtrent de rares confidences sur la genèse du texte : « Je voulais autre chose. Faire revivre le peuple du Livre, et les différentes personnes qui avaient fabriqué, utilisé, protégé la Haggada. Rendre ce récit poignant, haletant, même. J’écrivis et remaniai donc certaines parties historiques pour les intercaler, en guise de piment, dans la discussion des problèmes techniques », p.297.  On pourra juger en lisant ce roman, si la tâche qu’elle s’est assignée a été accomplie.

Indications bibliographiques

  • Grace COHEN GROSSMAN : Jewish Museums of the World, 2003, Westport, Connecticut, Éditions Universe, Hugh Lauter Levin Associates.
    Un document historique et artistique précis ; l’ouvrage, très rigoureux, donne les références des tribulations de la Haggada et évoque la vie de la communauté juive de Sarajevo.
  • Pour en savoir plus sur l’âme juive dans les Balkans, dans l’ex-Yougoslavie déchirée, lire les œuvres de Ivo ANDRIC  et de  Danilo KIS.
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