Note de lecture

Rédigée par Michael Löwy. Initialement publiée dans les Archives de Sciences Sociales des Religions,  Année 1994, n°  88,  p. 103-104. Texte mis gracieusement à la disposition du public par Persée,

Manès SPERBER, Être Juif , Paris, Traduit de l’allemand par O. Mannoni, Préface d’Elie Wiesel, Éditions Odile Jacob, 1994.

Né dans un Shtetl de Galicie (la province polonaise de Empire austro-hongrois), Manès Sperber est devenu d’abord disciple et assistant du psychologue Alfred Adler, ensuite militant communiste au cours des années 1930 et dans l’après-guerre écrivain et essayiste, proche ami d’Arthur Kostler et de Raymond Aron.

Ce recueil de ses articles et essais sur le judaïsme n’a rien de systématique. L’identité juive, la littérature yiddish, la signification de la Bible, le sionisme, l’antisémitisme et le génocide qu’il désigne par le terme hébreu de ‘Hourbane/destruction sont abordés au fil des pages toujours d’un point de vue original et pénétrant.

On voit se dessiner ici les contours d’un judaïsme hérétique non religieux mais inspiré par la Bible, non sioniste mais favorable à Israël, entièrement immergé dans un univers culturel juif mais hostile à tout judéo-centrisme. Bref un judaïsme humaniste et laïque fortement imprégné de messianisme éthique et d’une spiritualité vétéro-testamentaire. Cela vaut notamment pour le premier texte du recueil Mon être Juif souvent lu et discuté en Allemagne et aux USA mais traduit ici pour la première fois en français. Sperber commence en avouant que le Mur des Lamentations lui dit moins que l’Acropole d’Athènes. À ses yeux, la perte du Temple de Jérusalem et de la prêtrise ont été une source de force pour le peuple juif. Le judaïsme a été sauvé parce qu’il n’était plus désormais lié à aucun lieu et à aucune institution ; parce qu’il n’était plus attaché à rien qui pût être perdu. L’ éthique juive dont il se réclame est celle contenue dans la célèbre maxime de Rabbi Hillel : « Ce que tu ne veux pas  qu’on te fasse ne le fais pas aux autres ».

Ni véritablement croyant ni sioniste convaincu, Manès Sperber cherche à définir en d’autres termes son identité juive et finit par proposer cette définition de son judaïsme : la solidarité avec tous ceux envers lesquels on a commis une injustice.

Comme beaucoup autres intellectuels juifs de cette génération, il a sécularisé le messianisme dans une foi socialiste et humaniste mais, contrairement à la plupart, il revendique fièrement cette filiation spirituelle. Aucune mort de martyr, aucune grâce du rédempteur ne répond à cette attente si ardente car la venue du Messie dépend de nous-mêmes, du labeur de tous.

La Bible occupe évidemment une place centrale dans ce judaïsme hétérodoxe, extraterritorial et diasporique. Par la suite, quand est survenu le malheur de l’exil, cet anti-paganisme fait que les Juifs n’ont pas trouvé leur place dans un espace défini, dans des bâtiments de pierre, dans des idoles mais dans la parole. La Bible est la patrie des Juifs. Sans la Bible et ses promesses, les Juifs auraient disparu. Ce refus du pouvoir temporel et ecclésiastique conduit Sperber à célébrer l’héritage de Yavné, le centre d’étude et de prière construit à l’époque de l’occupation romaine par Johanan ben Zakkai hors des murs de Jérusalem. Cette expérience a appris aux Juifs à vivre sans le Temple, sans prêtres et sans sacrifices.

Témoignage d’un esprit libre et non-conformiste, à la fois moderne et enraciné dans la tradition messianique, ce petit recueil illustre un certain type de rapport entre le politique et le religieux qui se manifeste sous des formes diverses au sein de la culture juive d’Europe Centrale.

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