Note de lecture

Rédigée par Serge Niemetz

Manès SPERBER, Ces temps-là, Paris, Calmann-Lévy : 1. Porteurs d’eau, 1976 ; 2. Le Pont inachevé, 1977 ; 3. Au-delà de l’oubli, 1979.

Manès Sperber fut un intellectuel engagé tout au long de son existence ; mais celle-ci fut d’une singulière richesse dans sa diversité, que pourrait symboliser une maîtrise des langues qui paraît propre à transcender le malédiction de Babel : yiddish familial, ; hébreu appris dans la Bible ; allemand (qui restera sa langue d’élection jusqu’en 1953) chez Goethe, Schiller, et Heine ; l’ukrainien par sa nourrice, le polonais, le français à l’école de la vie, l’anglais et le hollandais par ses lectures.

Existence marquée aussi par deux ruptures essentielles : avec ces deux formes d’espérance que furent la foi de son enfance et l’adhésion au communisme, l’une est l’autre à rattacher aux deux mondes dont il se reconnaît durablement l’héritier : « le monde judaïque qui (lui) a donné l’espérance messianique et le monde occidental intellectuel qui (lui) a donné foi en la raison ». Il se définit comme un « athée religieux », pour qui la référence à la Bible constitue une part essentielle de la pensée contemporaine, à côté de la psychanalyse et du marxisme.

Sperber naît (le 12 décembre 1905) et grandit à Zablotow, shtetl de Galicie orientale, dans une famille hassidique traditionnelle. À l’été 1916, la famille, fuyant la guerre, s’installe à Vienne. Manès a perdu la foi après avoir défié Dieu en lui lançant des pierres du haut d’un toit ; il refuse de faire sa bar mitzvah, puis rejoint au début des années 1920, le mouvement de jeunesse socialiste sioniste Hachomer Hatzaïr.
Le premier tome de l’autobiographie, consacré à l’enfance, évoque Zablotow, puis Vienne dans les toutes dernières années de la monarchie austro-hongroise. Mêlant à la nostalgie la révolte devant la violence faite au peuple juif, l’auteur y évoque l’univers du shtetl disparu, monde détruit avec tous ses habitants.
Étudiant brillant et précoce, il devient l’élève d’Alfred Adler, disciple dissident de Freud. Pendant une dizaine d’années, il est le porte-parole et l’exégète d’Adler ; en 1927, il lui consacre son premier livre, Alfred Adler, l’homme et l’œuvre. En 1927 aussi, Sperber s’installe à Berlin ; il devient lecteur à la Berliner Gesellschaft für Individualpsychologie, second centre après Vienne de l’Association internationale de psychologie individuelle fondée par Adler, et simultanément adhère au parti communiste (KPD). Adler rompt avec lui en 1932 en raison de leurs divergences sur la relation entre la psychologie individuelle et le marxisme.
Emprisonné pendant quelques semaines après l’accession d’Hitler au pouvoir, il est libéré en tant que citoyen autrichien, puis quitte l’Allemagne pour se réfugier d’abord en Yougoslavie, et en 1934 s’installe en France, où il travaille pour le Komintern et devient, dans le cadre de l’Institut pour l’étude du fascisme, avec Arthur Koestler, un des plus proches collaborateurs du dirigeant communiste Willy Münzenberg (ce génie de la propagande politique, organisateur de campagnes internationales, producteur de cinéma, éditeur, journaliste, à la tête d’un véritable empire des médias dès le milieu des années 1920, rompit avec le Komintern au moment des procès de Moscou et fut assassiné en France par les services de Staline en 1940 ). Sperber devient responsable du Comité mondial des jeunes contre le fascisme et la guerre ainsi que du Comité Thalmann, et agit au sein du Secours ouvrier international ; il écrit régulièrement dans la revue Deutsche Volkszeitung.
Au cours de son récit, il analyse sa rupture avec l’Internationale communiste, en 1937, comme l’aboutissement d’un processus commencé deux ans auparavant, lorsque ses proches compagnons séjournant en URSS sont arrêtés en masse. Il suit alors son ami Münzenberg dans la nouvelle aventure que représente le lancement de la revue Die Zukunft, commence son travail de réflexion sur le totalitarisme et publie son Analyse de la tyrannie, où pour ne pas faire le jeu d’Hitler ou de Staline il s’en tient aux formes archaïques de la tyrannie sans aborder la période contemporaine.
Engagé volontaire dans l’armée française en 1939, il rejoint la zone libre, puis se réfugie en Suisse avec sa famille à l’automne 1942.
Rentré en France en 1945, il travaille comme éditeur chez Calmann-Lévy où il publie Arthur Koestler. Tout en travaillant à sa trilogie romanesque, il met sur pied, à la demande de Malraux, une politique culturelle et d’édition pour la Commission de rééducation du peuple allemand et fonde avec l’aide du ministère des Affaires Étrangères, la revue Die Umschau.
Bientôt, il s’engage contre les totalitarismes, participe à la fondation du « Congrès pour la liberté de la culture », multiplie interventions publiques et articles de revues (« Preuves« , « Demain« , « Le Contrat social« , animé par Boris Souvarine…). Il donne régulièrement des conférences pour Radio Free Europe. Il parraine la revue Commentaire et dirige chez Calmann-Lévy la collection « Traduit de ». Avec les années soixante-dix, il se retire de la vie publique pour rédiger ses « Mémoires ».
On retiendra l’image du « pont inachevé », qui me paraît symboliser la conception de l’existence qu’incarne fidèlement Manès Sperber : « [Il] s’édifie pièce par pièce et se déploie sous les pas de l’homme assez courageux pour poser le pied sur l’abîme. Le pont n’atteindra peut-être jamais l’autre rive qui, du reste, n’existe pas non plus. L’homme en devenir jamais achevé, dont la marche sur le pont ne progresse que jusque-là où le porte son courage, donc jamais assez loin, tel est le héros et l’anti-héros de tous mes livres. »