Histoire biblique

par Théo Dreyfus

André NÉHER, Renée NÉHER-BERNHEIM, Histoire biblique du peuple d’Israël, Première publication en 1974, 4ème édition revue et corrigée, Paris, Éditions Jean Maisonneuve, 2012.

Article mis en ligne et à la disposition de chacun par les bons soins de la Bibliothèque de l’Alliance Israélite Universelle ; il a été publié initialement dans la revue Évidences, n° 94, Numéro de Septembre/Octobre 1962, p.43-45. La présentation, le titre, les sous-titres, les illustrations, quelques coupures minimes, ainsi que divers liens ont été ajoutés par Sifriaténou.

Accepter « l’histoire biblique comme un tout indivisible », ambitionner « une saisie objective de !’histoire biblique… qui, néanmoins, ne puisse effacer la sensation vive de la présence de la Bible en nous », voilà qui situe d’emblée le dessein d’André et Renée Neher (…). Il fallait une connaissance approfondie de la Bible et de l’Histoire, un courage tranquille, une foi inattaquée et communicative pour affronter sans détour (…) les sourcilleux tenants de la science historique de notre XXème siècle ! C’est dire que, de par la méthode adoptée, cet ouvrage s’éloigne aussi bien des « Histoires Saintes » que des travaux à caractère exclusivement historique.

Dans une perspective biblique

I.’histoire biblique du Peuple d’Israël se présente par conséquent comme une œuvre délibérément engagée : elle cherche à être fidèle « simultanément à deux exigences… de la conscience juive… celle de la probité scientifique et celle de la croyance en la Révélation biblique, ou, si l’on préfère, celle de la bonne foi et celle de la Foi » (p. XV).
L’ouvrage est divisé en huit grandes parties (Époque patriarcale, Séjour en Égypte et Exode. Judicature, etc.) qui recouvrent l’ensemble de la période biblique : d’Abraham à Ezra et Néhémie, celle-ci s’échelonne sur un millénaire et demi environ.
Les événements bibliques ne sont pas purement et simplement relatés, mais ils sont systématiquement replacés dans le contexte historique qui leur est propre, en même temps qu’ils sont insérés dans ce que l’on pourrait appeler la trame biblique.
Sans doute Abraham faut-il, historiquement, le contemporain d’Hammourabi – Amrafel (p. 26) et Néhémie celui de Périclès (p. 637, note 464), et cela valait-il d’être rappelé́ : mais encore convenait-il de situer Abraham et Néhémie dans la perspective biblique proprement dite. C’est elle qui nous livre le fil conducteur de l’ouvrage ; elle en est la donnée fondamentale et lui assure une facture absolument originale. 

C’est autour de la Torah que s’ordonne et s’agence la perspective biblique ; c’est vers la Torah qu’Abraham fraye une porte étroite, et c’est à une véritable Renaissance de la Torah qu’œuvrera encore Néhémie. Mais de l’un à l’autre quel élargissement de perspective ! Individuelle d’abord, la révélation divine s’est adressée à tout le peuple d’Israël ensuite, pour se hisser enfin avec les prophètes au plan de l’universel. Il convient de souligner à cet égard que « les thèmes messianiques… sont… profondément enracinés dans la Torah » p. 167.

Un livre de vie

L’histoire a donc un sens, et c’est sans aucun doute parce qu’elle nous concerne, parce que le sens de notre propre vie est impliqué en elle, que nous ne saurions la traiter avec la froide objectivité du naturaliste.

Il importe ici de bien saisir la structure de cette nouvelle « histoire biblique » : au départ, une connaissance approfondie du texte biblique et de ses commentaires tant traditionnels (depuis le Talmud et les Midrachime jusqu’à U. Cassuto) que critiques (école de Wellhausen, école Scandinave).

Sur ce savoir biblique extrêmement fouillé vient se greffer un travail d’information historique et de mise à jour d’une richesse prodigieuse et d’une exemplaire minutie. Toutes les sources sont mises à contribution, toutes les hypothèses sont envisagées, toutes les pièces connues sont versées au débat, permettant ainsi au lecteur de juger, en toute indépendance, de l’option finale faite par les auteurs eux-mêmes. Connaissances résultant de fouilles archéologiques, données épigraphiques, auteurs anciens et modernes sont successivement passés en revue. Qu’il s’agisse de déterminer la date probable de l’Exode (problème qui ne cesse d’opposer les historiens les uns aux autres et qui rebondit périodiquement) ou qu’il faille situer l’histoire d’Esther dans un contexte historique assez mouvant, rien n’est laissé dans l’ombre : le Père Vinent est cité à côté d’Ygal Adin… pour être d’ailleurs renvoyés dos à dos en faveur d’une troisième hypothèse — celle de Garstang — tout aussi vraisemblable que les précédentes.

Mais c’est là qu’intervient la dernière démarche de nos auteurs : la solide connaissance du texte biblique, la parfaite information sur le plan historique deviennent les éléments d’une synthèse dont le catalyseur n’est autre qu’une approche existentielle de la Bible. Elle n’est pas seulement livre de chevet, elle est aussi — elle est surtout — livre de vie.

Massada

Il ne s’agit pas là seulement d’une histoire ancienne bien comprise et parfaitement assimilée, mais bien d’une histoire que les auteurs sont encore en train de vivre, hic et nunc. La Bible porte avant tout témoignage —- à travers une histoire apparemment humaine — de l’Alliance — la Berite/בְּרִית — qui lie Dieu à Israël et à l’humanité tout entière. On pourrait dire, en schématisant, que depuis Transcendance et Immanence jusqu’à l‘Histoire Biblique, en passant par Amos et L’essence du prophétisme, André́ Neher n’a fait qu’approfondir et éclairer sous des angles nouveaux une seule et même idée-force : celle de l’Alliance. C’est précisément par cet aspect que nos auteurs font éclater le cadre historique pris au sens strict du terme et qui est visiblement ressenti comme un carcan parce qu’il ne permet pas de saisir les événements dans toutes leurs dimensions. Ils aspirent à une « histoire totale », aussi riche et aussi multiforme que l’homme lui-même — là aussi homme total — dont elle décrit les heurs et les malheurs, les victoires enivrantes et les défaites amères, les cheminements exaltants aux côtés de Dieu et les éclipses angoissantes de la Majesté Divine enfin. C’est la raison pour laquelle, en présence de plusieurs hypothèses également défendables, Y. Adin, Vincent, Garstang, c’est cette dernière qui a été retenue parce qu’elle cadre le mieux avec les données bibliques proprement dites : il n’est donc pas question de prouver que la « Bible a dit vrai » en mobilisant à cette fin tontes les données scientifiques qui sont à notre disposition, mais il s’agit d’actualiser pour le lecteur du XXème siècle la Bible éternelle au moyen de connaissances scientifiques souvent sûres, quelquefois lacunaires qui donnent la mesure de l’effort proprement humain entrepris jusqu’à ce jour et destiné à être poursuivi, amplifié et complété. En d’autres termes, nos auteurs ont appliqué́ à l’Histoire Biblique le principe de  Torah im Dérekh Eretz/Culture juive associée à la culture profane, tel qu’il est prôné par la tradition rabbinique, à savoir utilisation de la vérité scientifique dans le but de maitriser plus parfaitement la vérité révélée.

Tel qu’il se présente, l’ouvrage est donc simultanément une histoire, une anthropologie et une théologie bibliques ; plus exactement l’anthropologie et la théologie apparaissent ici comme les deux faces — indissolubles — d’une même histoire : l’histoire biblique du peuple d’Israël.

La Révélation continuée

Il nous faut maintenant présenter un très bref aperçu de la théologie biblique telle que les auteurs la dégagent explicitement de l’histoire biblique proprement dite. Le chapitre XII consacré à la Torah est à cet égard des plus significatifs : la révélation de la Torah  est « l’événement central de l’histoire biblique », p. 145 ; « l’histoire du peuple d’Israël, déjà nettement surnaturelle…, devient maintenant prophétique ». Le Décalogue « est le plan de jonction le plus intime entre Dieu et l’histoire humaine », p. 149. L’approche culturelle n’est cependant pas la seule ; il existe d’autres voies telles que « l’imitation de Dieu par une vie sainte et par l’amour de Dieu », p. 152. En un mot « la Torah est un système complet de référence éthique, et aucune société́ humaine n’en a élaboré́, jusqu’ici, qui lui soit supérieur », p. 155.

Moïse/Détail de la fresque de Doura Europos

Ce souci théologique, exprimé on ne peut plus nettement dans ce chapitre, demeure très vif à travers l’ouvrage tour entier (…). L’ensemble de l’histoire biblique n’est en somme que l’expérience vécue d’une Révélation continuée, sa traduction en acte et son approfondissement. C’est Samuel contestant la royauté́ de Saül, c’est Nathan se dressant contre le puissant David, c’est Jérémie persistant envers et contre tous à prôner — sur l’ordre de Dieu et à rencontre de la raison humaine — la soumission à la Chaldée : « Ce qui se révèle dans la catastrophe universelle qu’annonce Jérémie, ce n’est pas la petitesse des peuples devant Nabuchodonosor, mais au contraire, la petitesse de tous, y compris la Chaldée, devant Dieu, et, dans le plan Divin de l’histoire — mais seulement dans ce plan élevé et spirituel — la grandeur de la mission d’Israël », p. 534.

Il s’agit donc effectivement d’un dialogue, d’une collaboration comme le dit la tradition entre Dieu et les hommes. « Dans l’histoire biblique de l’humanité Dieu cherche l’homme », p. 162. Il appartient aux prophètes — d’Abraham à Malachie — d’être les chevilles ouvrières de cette grandiose et exceptionnelle confrontation. C’est leur souffle qui anime ce livre de bout en bout et en garantit l’authenticité juive. C’est grâce à eux que l’homme biblique arrivera, en diverses occasions, à se hausser au niveau véritable de la condition humaine : celui d’élu, de compagnon, d’associé de Dieu. Analysant le livre de Job, A. et R. Neher ont cette notation si juste : « La grandeur de l’homme biblique réside dans sa servitude même, mais dans une servitude éclairée par une lumière rayonnante quoique parfois invisible », p. 512.

Une histoire contemporaine

Dans les lignes qui précèdent, nous avons surtout cherché à mettre l’accent sur le caractère spécifique de cette « Histoire Biblique » : il nous faut donc répéter maintenant, pour ne pas fausser l’optique de nos lecteurs, que l’infrastructure de cet ouvrage est proprement et exclusivement de caractère historique. Une clarté d’exposition magistrale qui « reconvertit » les passages les plus connus du Pentateuque ou des autres livres bibliques, nous vaut une galerie inoubliable de portraits des différentes personnalités, patriarches, juges, rois, prophètes ; les acteurs non juifs de l’histoire biblique, Pharaons égyptiens, roitelets de Canaan, rois de Sumer ou d’Assyrie, empereurs perses sont également campés avec beaucoup d’assurance et de justesse.

La vaste culture des auteurs nous vaut nombre de suggestions fécondes et de rapprochements révélateurs : origine des Falachas (p. 335 et 665), redressement d’une erreur chronologique faite par Racine dans Esther (p. 611, note 432), attentisme des Hébreux en Égypte mis en parallèle avec « l’opposition de l’orthodoxie juive au sionisme naissant et celle des Netouré Qarta à l’État d’Israël aujourd’hui encore » (p. 101, note 62), etc.

On connaissait l’engagement des auteurs à l’égard de la foi juive ; l’on devine, presque à chaque page, leur engagement et leur insertion dans leur temps. Leur œuvre ne saurait être un reniement ni de l’un ni de l’autre, mais là encore le témoignage d’une double fidélité également assumée. C’est ce qui explique sans doute les très nombreux termes modernes dont leur langue est émaillée : la mise à mort des nouveau-nés mâles par les Égyptiens relève du crime de « génocide » (p. 103), l’opposition entre les descendants de Juda et ceux de Joseph devient rivalité entre « sudistes et nordistes » (p. 297 et sq), les contemporains du gouverneur Guédalya, animés par la haine anti-chaldéenne, virent avant tout en lui un « collaborateur » (p. 557), etc. Ce sont peut-être là détails, mais qui contribuent puissamment à rendre maniable un ouvrage apparemment difficile.

Torah devant le Kotel

Illustrée avec recherche et goût, munie de nombreuses cartes et tableaux, suivie de « lectures et documents » que l’on aurait aimé plus étendus, complétée enfin par un index alphabétique extrêmement précieux, l’Histoire Biblique constitue un remarquable instrument de travail pour les enseignants tout autant qu’un guide passionnant et documenté pour le non-spécialiste. Elle est enfin le témoignage unique en langue française d’une lecture juive du texte biblique. (…)

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L’Histoire Biblique du Peuple d’Israël fait penser à une variante de Targoum  commenté du XXème siècle : elle est une traduction d’événements exemplaires pour Israël et pour l’humanité dans le langage et dans la pensée de notre temps.