J’étais en quelque sorte indifférent

par Graziella De Matteis

Imre KERTESZ, Être sans destin, Arles, Titre original : Sorstalanság (1975), Traduit du hongrois par C. Zaremba et N. Zaremba-Huzsvai, Actes Sud, 1988.

Déporté à l’âge de quinze ans, Imre Kertész, écrivain juif hongrois, fait de son expérience des camps la ligne principale de son œuvre et de sa réflexion sur le monde. Quand, en 1975, après y avoir travaillé près de dix ans, il publie son premier roman. il inaugure une œuvre riche qui lui vaudra le Prix Nobel de littérature.
Être sans destin est un récit autobiographique, à la fois authentique et singulier, marquant à tous égards, et cela, en raison principalement du ton singulier, déconcertant, froidement ironique qu’il adopte pour décrire sa vie concentrationnaire.

Une enfance interdite

C’est le récit mené à la première personne d’un jeune adolescent, György Köves, juif hongrois, originaire de Budapest, alter ego de l’auteur, qui se voit ravir son enfance.

Dans les premières lignes, le jeune homme raconte, sur un ton impassible et détaché qui n’est pas sans rappeler le fameux incipit de l’Étranger d’Albert Camus, les raisons de son absence au lycée : « Je ne suis pas allé au lycée ce matin. C’est-à-dire que j’y suis allé, mais seulement pour demander au professeur de rentrer à la maison. Je lui ai donné la lettre par laquelle mon père sollicitait une autorisation d’absence « pour raison familiales ». Il m’a demandé quelles sortes de raisons familiales ce pouvait être. Je lui ai dit que mon père avait été réquisitionné pour le service du travail obligatoire ; alors il n’a plus fait de difficultés », p. 7.

Nous sommes à Budapest, en 1944, année durant laquelle les lois de Nuremberg, ainsi que d’autres lois antisémites, sont appliquées en Hongrie : le père du narrateur est contraint au travail forcé. Dès lors, György Köves se voit déposséder de vie enfantine pour entrer brutalement dans le monde des adultes : « Car elle ne doutait pas qu’en grand garçon de bientôt quinze ans, je pouvais mesurer par moi-même la gravité du malheur qui nous frappait, comme elle l’a dit », p. 9. Le narrateur se retrouve très rapidement chargé de nouvelles responsabilités. Lors du dernier repas en famille avant le départ du père, l’oncle du narrateur décide de le prendre à part et de lui parler « comme à un adulte », p. 30.

Il lui explique notamment que « ce triste jour mettait fin à la période qu’il appelait “les années heureuses et insouciantes de l’enfance” » (p. 30) et qu’ainsi, György devra « à l’avenir assumer le rôle de chef de famille. », p. 31.

Petit à petit, « pas à pas » – dans une narration qui récuse toute position de surplomb et de sagesse rétrospective – le personnage prend la mesure de ses nouvelles conditions de vie. De la sorte, Être sans destin s’apparenterait à un récit d’apprentissage s’il n’était celui d’une destruction.

L’arrestation

  L’entrée dans le monde des adultes fut brutale ; elle s’opère quand le jeune adolescent fut contraint, lui aussi, de travailler. La situation se durcit progressivement : le numerus clausus, qui limite l’accès des Juifs au système scolaire est mis en place :
« Les avions viennent souvent bombarder la ville et de nouvelles lois sur les juifs ont été promulguées. Depuis deux mois, je suis moi aussi astreint au travail », p. 40.

Alors que György Köves estime, depuis qu’il travaille, jouir « ainsi dire, d’une espèce de privilège, vu qu’il est interdit de sortir de la ville avec l’étoile jaune » et participer « activement à l’effort de guerre dans l’industrie » (p. 41), un jour, le bus qu’il emprunte pour se rendre au travail est arrêté par un policier. Après une longue journée d’attente et d’incompréhension, le narrateur, ainsi que ses compagnons de travail, sont arrêtés et conduits dans une enceinte de bâtiments. Un homme ordonne alors au policier « d’emmener en attendant “toute cette bande de juifs” là où, à son avis, est leur place, c’est-à-dire à l’écurie et de les y enfermer pour la nuit. », p. 80.

Adaptation de Être sans destin (Sorstalanság)/Film réalisé par Lajos Koltai/2005

Et pourtant, malgré l’antisémitisme évident des autorités, György Köves ne se méfie pas. Il se porte volontaire, comme beaucoup d’autres, pour aller travailler en Allemagne. Il n’imagine pas une seconde que la réalité est tout autre. Après son inscription, il se sent même « un peu curieux » (p. 98) de sa nouvelle destination. Il fait une confiance absolue au discours de propagande. Il se sent, avec ses compagnons, privilégié : « nous qui allions partir étions traités avec tant d’attentions, d’honneurs, je dirais presque avec un certain respect, et cette abondance pouvait être une expression, une sorte de récompense, c’est ainsi que je le ressentais », p. 100.

Malgré la soif pendant le voyage en train, malgré les conditions déplorables du trajet, l’espoir demeure intact : « Mais, par ailleurs, la conscience d’aller vers une destination, l’idée que, finalement, nous en approchions, même si c’était lentement, avec des cahots si fatigants, des manœuvres et des arrêts – cette idée nous aidait à supporter les soucis et les difficultés. », p. 101.

Et pourtant, à mesure que le train avance, que le temps s’écoule, György Köves quitte définitivement les années innocentes de l’adolescence.

Entrer dans le système nazi

         Dès l’épisode du train, Imre Kertész décrit avec beaucoup de précisions les conditions de ce voyage, mais aussi, et surtout, le sentiment d’attente ressenti par le personnage : « Je peux l’affirmer : l’attente n’est pas propice à la joie – c’est du moins ce que j’ai observé quand nous avons fini par arriver pour de vrai. Je devais être fatigué, et puis peut-être mon impatience d’arriver à destination m’avait-elle finalement fait oublier cette pensée ; j’étais en quelque sorte indifférent. J’ai aussi un peu raté l’événement. Je me rappelle que j’ai été réveillé brusquement par le hurlement dément de sirènes qui devaient se trouver dans les environs ; la faible lueur qui filtrait du dehors signifiait que c’était l’aube du quatrième jour […] », p. 105.
L’ennui, l’attente sont tels que György Köves affirme avoir « raté » son arrivée au camp. Alors que, par la fenêtre du train, le protagoniste déchiffre « Auschwitz-Birkenau » qui était « écrit avec les lettres pointues et sinueuses des Allemands » (p. 106), il se rend compte n’avoir jamais entendu ce nom : « Mais bon, en ce qui me concernait, je fouillais en vain dans mes connaissances géographiques, et les autres n’en savaient finalement pas plus que moi. », p. 107.

L’arrivée à Auschwitz est, elle aussi, très précise : « D’abord, j’ai entendu leurs voix. Ils parlaient en allemand ou dans une langue qui y ressemblait beaucoup, qui sonnait pareil, tous en même temps […] pour l’instant, je ne voyais rien. Déjà le bruit courait qu’il fallait laisser sur place les valises et les paquets. Ensuite – comme c’était expliqué, traduit et passé de bouche à oreille autour de moi – tout le monde pourrait récupérer son bien, cela va de soi, mais d’abord les objets devaient passer à la désinfection, et nous, à la douche : effectivement, il était grand temps, c’était aussi mon avis. », p. 108-109.

« D’abord », « ensuite », « déjà »… Après l’attente interminable du voyage en train, le rythme s’accélère. L’arrivée se déroule dans une espèce de brouhaha et de confusion générale : « Toutes ces images, ces voix, ces événements me troublaient, j’avais même un peu le vertige dans ce tourbillon où tout se mêlait en une unique impression étrange, bariolée, je dirais même folle […] », p. 114.
De l’examen médical aux consignes de la douche, de l’intérêt de mentir sur son âge à la tonte des cheveux, Kertész retrace l’intégralité des étapes vécues par le personnage. Lui aussi, comme des millions d’autres, a reçu « un costume visiblement usé, l’exacte réplique de celui des détenus, en tissu à rayures bleues et blanches, une vraie tenue de prisonnier, il n’y a pas à dire. », p. 137. Lui aussi, lorsqu’il goûta la soupe, fut forcé « d’admettre que c’était, malheureusement, immangeable », p. 145. Lui aussi dut comprendre qu’il était indispensable de « manger tout ce qu’on donne aujourd’hui, parce qu’on ne sait pas si on en aura demain » (p. 146), qu’il était inutile de chercher de l’eau. György Köves doit tout apprendre de ce nouveau monde, de ce nouveau système. Pour cela, il observe attentivement ce qui l’entoure, il écoute les déportés les plus anciens. Il semble comme spectateur de la réalité dans laquelle il est immergé.

À la fin de la première journée, il affirme être « en gros à peu près précisément au courant de tout », p. 150 : « A cet instant-là, là-bas, en face, brûlaient nos compagnons de voyage, tous ceux qui avaient voulu monter dans les camions, ceux qui s’étaient avérés inaptes aux yeux du médecin à cause de leur âge ou pour tout autre raison, de même que les petits enfants, leurs mères et leurs futures mères pour lesquelles ça se voyait déjà, comme ils disaient. Eux aussi étaient allés de la gare aux douches […] sauf qu’on ne leur a pas envoyé de l’eau, mais du gaz », p. 153.

Bien sûr, « l’apprentissage », pour autant que cette expression ironique ne soit pas déplacée, ne peut se faire que petit à petit, pas à pas, et pourtant, il nécessite d’être rapide.

Après quatre jours à Auschwitz, le jeune adolescent se retrouve à nouveau dans un wagon à bestiaux en direction de Buchenwald, avant d’être ensuite transféré dans le petit camp de Zeitz. Dépouillé de son identité, György Köves se voit dès lors attribué un numéro matricule : « Au milieu du triangle, tu peux lire un grand U, signifiant que, somme toute, tu es hongrois, et sur la bande, un nombre imprimé, le mien par exemple, c’est 64 921. Je suis prévenu qu’il vaudrait mieux que j’apprenne au plus tôt à le prononcer en allemand d’une manière claire, compréhensible et bien articulée, comme ça : Vier-und-sechzig, neun, ein-und-zwanzig, car ce sera la réponse que je devrai dorénavant donner au cas où on me demanderait mon identité. » p. 172.

Adaptation de Être sans destin (Sorstalanság)/Film réalisé par Lajos Koltai/2005

À Auschwitz, à Buchenwald, comme à Zeitz, il faut apprendre à vivre dans le camp. À vivre, ou plutôt, à mourir, car malgré toute « la bonne volonté à tout nouvelle activité », malgré les efforts pour « devenir un assez bon détenu » (p. 188), malgré l’importance d’une « vie ordonnée » (p. 190), le temps ne cesse de ralentir, et « finir par s’arrêter complètement. », p. 205. Le quotidien concentrationnaire est difficile, interminable. Et si « même à Auschwitz, on pouvait s’ennuyer – à condition d’être un privilégié » (p. 165), c’est parce que, peu à peu, la mort devient la seule réalité envisageable.

Survivre : volonté, renoncement et hasard

         De tout évidence, malgré cette « bonne volonté » de chaque déporté pendant les premières semaines, voire les premiers mois, les effets du temps sont de plus en plus visibles sur les corps et dans les esprits. La paralysie gagne.

C’est bien sûr le cas du jeune narrateur : « Ma bonne humeur, mon entrain diminuaient, chaque jour, j’avais un plus de mal à me lever, j’étais un peu plus fatigué en me couchant. J’avais un peu plus faim, un peu plus de mal à bouger, tout commençait un peu plus difficilement, je devenais un fardeau pour moi-même », p. 206.

Et si le narrateur affirme que « même en captivité, notre imagination reste libre », celle-ci « n’est pas sans bornes », p. 215. Par ailleurs, l’imagination ne peut libérer de la faim, de la fatigue du corps. Cet entrain dont fait preuve le protagoniste s’use puis disparaît. Après la volonté de s’adapter et se survivre arrive progressivement le renoncement.

Ce retrait de la vie, on le voit à l’œuvre dans la scène où l’ami du protagoniste, Bandi Citrom, décide de l’aider à faire sa toilette :

« J’eus beau me débattre, protester, il m’ôta de force mes hardes, j’eus beau essayer d’atteindre son corps ou son visage avec mes poings, il frictionna ma peau frémissante avec de l’eau froide. Je lui avais dit cent fois que sa protection me pesait, de me laisser me débrouiller, d’aller se faire f… Voulais-je crever ici, ne voulais-je pas rentrer à la maison ? me demanda-t-il, et je ne sais pas quelle réponse il put lire sur mon visage, mais moi, je vis soudain sur le sien une sorte de stupéfaction, une espèce de panique, une expression qu’on voit habituellement chez les malades incurables […] En tout cas, il préféra dorénavant m’éviter, à ce qu’il me semblait, et moi, je fus enfin débarrassé de ce fardeau», p. 238.

Peu à peu, György Köves est devenu un « musulman » ; ce terme, dont Primo Levi fait mention dans Si c’est un homme, désigne celui qui se résigne à la fin, épuisé physiquement, psychiquement  : « il y avait là mon corps, je savais tout à son propos avec précision, sauf que moi-même, je n’étais plus dedans, en quelque sorte. », p. 254.
Dépossédé à l’extrême de sa volonté, le musulman représente une perte de l’individualité portée à son paroxysme.

Toutefois, une infime volonté de vivre subsiste chez le jeune adolescent : « Et malgré la réflexion, la raison, le discernement, le bon sens, je ne pouvais méconnaitre la voix d’une espèce de désir sourd, qui s’était faufilée en moi, comme honteuse d’être si insensée, et pourtant de plus en plus obstinée : je voudrais vivre encore un peu dans ce beau camp de concentration », p. 261.
Mais dans un camp, la survie dépend aussi, parfois, du hasard. Ainsi, György est pris en charge par le Revier de Zeitz. Puis, dans l’hôpital du camp, il est opéré du genou par un médecin. Et alors qu’on le plaça parmi des corps dans une charrette pour retourner à Buchenwald et qu’il pensait y mourir, il fut à nouveau sauvé : « Je dois le reconnaître : il y a de choses que je ne saurais expliquer, pas précisément ou même pas du tout, si je me place du point de vue de mon attente, du principe, de la raison […] Ainsi, lorsqu’on me descendit de la charrette pour me poser par terre, je n’arrivais pas à comprendre ce que je pouvais encore avoir à faire avec une tondeuse à cheveux et un rasoir, par exemple […] Ma surprise fut d’autant plus grande quand, après une brève attente, après des sifflements et des gargouillis, de l’eau se mit soudain à couler abondamment des robinets là-haut, de l’eau chaude », p. 262-263.

La survie du jeune adolescent fut donc le fruit d’une succession de hasards, qu’il ne comprend pas lui-même : « Néanmoins, c’était justement ce qui me gênait, m’inquiétait et sapait d’une certaine manière mes certitudes : finalement, d’un point de vue rationnel, je ne voyais aucune raison, j’étais incapable de trouver le moindre motif raisonnable, connu et acceptable pour mon esprit, à ma présence en ce lieu plutôt qu’ailleurs », p. 285-286.
Et si, « avec le temps, on peut même s’habituer aux miracles » (p. 310), il fut d’autant plus surpris lors de la libération du camp. En effet, « la veille encore, une telle chose n’aurait pas pu arriver. », p. 324 :

L’aliénation

La survie n’a rien de rationnel. Et pour cause : le système concentrationnaire est devenu la seule réalité que György Köves connaisse. Il s’était préparé à mourir. De plus, par son jeune âge, le protagoniste s’adapte et comprend très rapidement l’univers dans lequel il a été contraint de vivre. Aussi, il semble parfois adhérer aux discours de propagande. C’est d’ailleurs pourquoi, en découvrant le camp d’Auschwitz, il affirme :

« J’ai facilement deviné que les prisonniers devaient habiter par là. Ce n’est que maintenant qu’ils commençaient à m’intéresser, peut-être parce que, pour la première fois, j’avais du temps, et j’étais curieux de connaître leurs crimes », p. 115.

Aliéné par cette nouvelle réalité, György Köves déclare avoir eu « très rapidement de l’affection pour Buchenwald. », p. 177. Si cela semble de prime abord déplacé, voire provocateur de la part de l’auteur, ce décalage vise à mettre en lumière le processus d’infantilisation de l’homme sous le régime totalitaire.

Le jeune adolescent en va même jusqu’à oublier sa propre identité : « Le Pfleger plie en quatre la couverture dans laquelle il t’a apporté et la pose à tes pieds […] Ensuite, il s’assied sur le rebord du lit avec une espèce de feuille de carton et un crayon à la main, il te demande ton nom. Je lui dis : “ Vier-und-sechzig, neun, ein-und, zwanzig.” Il l’inscrit, mais continue à insister, et cela dure un certain temps avant que tu ne comprennes que le nom, le “Name”, l’intéresse aussi, et de nouveau cela dure un peu – comme ce fut, par exemple, mon cas – jusqu’à ce que tu tombes dessus en fouillant dans tes souvenirs », p. 276.

Imre Kertész en 1955

Dépouillé de sa personnalité, György Köves ne sait plus comment vivre en dehors des camps. Lorsqu’après la Libération, de retour dans son pays natal, il se rend chez sa mère, un paradoxal sentiment de nostalgie accapare son esprit : « C’était cette fameuse heure caractéristique – encore maintenant, encore là je l’ai reconnue -, mon heure préférée au camp, et j’ai été saisi par un sentiment aigu, douloureux et vain : le mal du pays. Soudain tout s’est animé en moi, tout était là et se bousculait, toutes les atmosphères étranges m’ont surpris, les petits souvenirs m’ont fait trembler. Oui, dans un certain sens, là-bas, la vie était plus claire et plus simple », p. 360.

Privé de ses habitudes, de son rythme, il doit en effet réapprendre à vivre sa « vie invivable », p. 361.

L’identité juive : un conflit de représentations

Son regard sur les Juifs est d’ailleurs la preuve de la totale aliénation dont il est victime. Né dans une famille assimilée, le jeune adolescent ne connaît pas grand-chose du judaïsme et méconnaît sa propre judéité. Défini comme juif par le nazisme, il est contraint de porter l’étoile jaune mais ne mesure pas ce qu’elle représente : « Et d’ailleurs, on ne décide pas vraiment soi-même de cette différence : finalement, c’est à ça que sert l’étoile jaune, me semble-t-il », p. 52).  De l’identité juive, le personnage ne semble connaître, au fond, que le discours social. Ainsi tente-t-il de comprendre, voire de justifier l’antisémitisme d’un boulanger qui diminue les rations de pain pour les clients juifs : « Et d’une certaine manière, à son regard haineux et à ses gestes experts, à cet instant j’ai soudain compris le principe de sa pensée, la raison pour laquelle il ne lui était même pas possible d’aimer les juifs, parce que, alors, il pourrait avoir la désagréable impression de les rouler », p. 19.
Ici, le raisonnement est manifestement biaisé, le problème est pris à l’envers. Cette aliénation de la pensée est d’autant plus évidente lorsqu’il arrive à Auschwitz et découvre, pour la première fois, les déportés : « Ensuite, quand ils se sont affairés plus près de moi, j’ai enfin vu les gens d’ici. J’étais vraiment très surpris, car en fin de compte c’était la première fois de ma vie que je voyais – du moins d’aussi près – de véritables détenus, avec la tenue à rayures, la tête rasée et la casquette ronde des malfaiteurs […]  Leur visage non plus n’inspiraient pas vraiment confiance : oreilles décollées, nez proéminent, petits yeux enfoncés brillants de ruse. Effectivement, ils avaient l’air d’être des juifs, à tous points de vue. Je les trouvais louches et insolites, dans l’ensemble », p. 109-110.

Imre Kertész

Pourtant, peu à peu, malgré une distance toujours apparente, le personnage semble finalement accepter sa judéité, même si cette dernière ne peut apparaître que sous le signe du manque : « Et effectivement, je fus alors saisi pour la première fois, je ne sais pas pourquoi, par une impression de manque, et même par une espèce de jalousie, pour la première fois, je regrettais un peu de ne pas savoir moi aussi – au moins quelques phrases – parler dans la langue des juifs », p. 222.

Le blanc, le vide, le creux, c’est ainsi qu’il perçoit donc l’identité juive lorsqu’il déclare : « Maintenant, je pourrais lui dire ce que “juif” signifie : rien, du moins pour moi au début, jusqu’à ce que commencent les pas. Ce n’est pas vrai, il n’y a pas de sang différent ni autre chose, il y a seulement […] des situations données et les nouvelles possibilités qu’elles renferment», p. 356.

Ainsi, ce qui fait du jeune adolescent un Juif, c’est, selon lui, bel et bien et exclusivement l’expérience vécue au sein des camps.

Parler des camps ?

         Ce vécu concentrationnaire appartient au personnage. Il en appelle à la notion de destin pour en rendre compte : « Moi aussi, j’ai vécu un destin donné. Ce n’était pas mon destin, mais c’est moi qui l’ai vécu jusqu’au bout, et j’étais incapable de comprendre que cela ne leur rentrerait pas dans la tête : que désormais, je devais en faire quelque chose, qu’il fallait l’adapter à quelque chose […] », p. 356.
György Köves, l’« être sans destin », doit se réapproprier cette expérience. Faut-il, pour cela, raconter ce qu’il a connu pendant les camps ? Très vite la question se pose. Lors de son retour, l’ adolescent est aidé par un journaliste puisque ce dernier lui achète un billet de tram, sans lequel il se voyait forcé de faire le trajet à pied.
Le journaliste le questionne pour savoir d’où il revenait : « Alors, le visage radouci, il s’est tourné vers moi et m’a demandé : “Tu reviens d’Allemagne, jeune homme ?” “Oui.” “D’un camp de concentration ?” “Naturellement.” “Duquel ?” “Buchenwald.” Oui, il en avait entendu parler, il savait que c’était “l’un des cercles de l’enfer nazi.” “D’où as-tu été déporté ?” “De Budapest.” “Combien de temps as-tu été là-bas ?” “Un an en tout.” “Tu as dû en voir, jeune homme, des horreurs” », p. 339.

Le mythe de l’Enfer est très présent dans les récits concentrationnaires. Inimaginable, surtout pour ceux qui ne l’ont pas vécue, la vie dans les camps est souvent qualifiée de la sorte. Or, pour le narrateur, rien de tel : « “Ne voudrais-tu pas, mon garçon, raconter ce que tu as vécu ?” J’étais un peu étonné et j’ai répondu que je n’aurais pas grand-chose d’intéressant à lui dire. Alors il a souri un peu et a dit : “Pas à moi : au monde entier.” Sur quoi, encore plus étonné, je lui demande : “Mais raconter quoi ?” “L’enfer des camps”, répond-il, sur quoi je dis que je ne pourrais absolument rien en dire, puisque je ne connais pas l’enfer et serais même incapable de me l’imaginer. Il a déclaré que ce n’était qu’une comparaison : “Ne faut-il pas, a-t-il demandé, nous imaginer un camp de concentration comme un enfer ?” et j’ai répondu […] que chacun pouvait se le représenter selon son humeur et sa manière, et qu’en revanche pour ma part je pouvais en tout cas m’imaginer un camp de concentration, puisque j’en avais une certaine connaissance, mais l’enfer, non. Il insistait : “Et si tu essayais quand même ?”, et après quelques nouveaux ronds, j’ai répondu : “Alors je me l’imaginerais comme un endroit où on ne peut pas s’ennuyer”, cependant, ai-je ajouté, on pouvait s’ennuyer dans un camp de concentration, même à Auschwitz, sous certaines conditions, bien sûr », p. 342.

Pour György Köves, Auschwitz n’est pas d’abord un lieu d’atrocités mais un lieu où, « le temps de passer une étape, de l’avoir derrière soi, et déjà arrive la suivante. », p. 343. Dès lors, cette temporalité spécifique crée un décalage entre les survivants et ceux qui n’ont pas connu les camps : « je commence tout doucement à voir qu’il y a une ou deux choses dont on ne peut visiblement jamais discuter avec des étrangers, des ignorants, dans un certain sens des enfants, pour ainsi dire », p. 341.

Parler des camps devient donc, pour le protagoniste, impossible. L’écart demeure trop important. Face à l’incompréhension des autres, György continue d’avancer « pas à pas », p. 353. Au sein d’un monde où il se sent seul, où son père n’est plus, où les habitudes sont perdues, où il est impossible de « commencer une nouvelle vie » puisqu’ « on ne peut que poursuivre l’ancienne » (p. 357), le jeune adolescent aurait voulu parler de cette chose qui, dans les camps, « ressemblait au bonheur », p. 361 : « Puisque là-bas aussi, parmi les cheminées, dans les intervalles de la souffrance, il y avait quelque chose qui ressemblait au bonheur. Tout le monde me pose des questions à propos des vicissitudes, des “horreurs” : pourtant en ce qui me concerne, c’est peut-être ce sentiment-là qui restera le plus mémorable. Oui, c’est de cela, du bonheur des camps de concentration, que je devrais parler la prochaine fois, quand on me posera des questions.

Si jamais on m’en pose. Et si je ne l’ai pas moi-même oublié», p. 361.

***

         En se plaçant en porte-à-faux par rapport aux autres récits de témoignage sur la Shoah, Imre Kertész nous offre donc, par la posture singulière d’Être sans destin, un texte transgressif et pourtant poignant, sur les camps. Dans ce roman d’apprentissage à rebours, l’auteur rend compte de la manière dont la Shoah, et, plus généralement, les régimes totalitaires, ont anéanti des millions de vies.

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