Témoigner pour vivre
par Aliza Smilevitch
suivi de
Un livre sur les camps de la mort
par Italo CALVINO
Traduction inédite par Claudine Pilo
Primo LEVI, Si c’est un homme, Titre original : Se Questo è un Uomo (1958), Traduit de l’italien par Martine Schruoffeneger, Paris, Julliard, 1987, Collection Pocket.
Si c’est un homme est le premier récit autobiographique de Primo Levi, un écrit incisif sur les camps d’Auschwitz où il fut interné de février 1944 à janvier 1945.
Son témoignage, publié en 1958, porte sur sa détention mais constitue également une analyse fine des mécanismes mis en place par les nazis pour dépouiller des hommes de leur humanité. Subtil et critique, ce récit se démarque par son évocation lucide, sobre et mesurée, de la vie, ou plus exactement, de la survie, dans l’univers concentrationnaire.
Un guide dans l’enfer concentrationnaire
Chacun des dix-sept chapitres, d’environ quinze pages, qui composent cet ouvrage porte sur un aspect particulier de la vie concentrationnaire : les nuits, le voyage, le travail, la faim, les relations hiérarchiques, le vol et le trafic, les règles à suivre ou à transgresser… …
L’unité de cette oeuvre apparemment disparate tient à la clarté de sa vision, à la distance qu’il prend à l’égard des événements qu’il rapporte, mais également au style singulier (sensible mais sans effusion, concis sans être sec) qui ont fait de Primo Levi un auteur de référence au sein de la vaste littérature concentrationnaire. Il prévient dans la préface : « en fait de détails atroces, mon livre n’ajoutera-t-il rien à ce que les lecteurs du monde entier savent déjà sur l’inquiétante question des camps d’extermination. Je ne l’ai pas écrit dans le but d’avancer de nouveaux chefs d’accusation, mais plutôt pour fournir des documents à une étude dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine», p.7.
Car son témoignage ne vaut pas seulement par son exactitude documentaire ; il permet à chacun de comprendre ce qui fut vécu et éprouvé dans les camps. Primo Levi, à la suite de Dante qui suivait lui-même Virgile, entraîne et guide son lecteur dans l’Enfer.
Il analyse avec humanité un lieu inhumain, dignement un espace conçu pour abîmer toute dignité. Avec finesse et sans jamais l’embellir, il décrit ainsi l’impitoyable réalité des relations complexes entre les prisonniers (qui vont de l’exploitation la plus cynique à l’amitié la plus fidèle et désintéressée) et dégage les « lois » de cet univers étranger à toute Loi :
« La loi du Lager disait : « Mange ton pain, et si tu peux celui de ton voisin ». Elle ignorait la gratitude », p. 250.
« On a parfois l’impression qu’il émane de l’histoire et de la vie une loi féroce que l’on pourrait énoncer ainsi : « il sera donné à celui qui possède, il sera pris à celui qui n’a rien ». Au Lager, où l’homme est seul et où la lutte pour la vie se réduit à son mécanisme primordial, la loi inique est ouvertement en vigueur et unanimement reconnue », p. 136.
Dans le camp, les valeurs morales du monde extérieur ne tiennent plus ; c’est le naufrage de la civilisation. La collectivité au sein du Lager oscille entre un exclusivisme, un égoïsme essentiel à la survie de chacun, et un permanente promiscuité qui provient d’une inévitable interdépendance : les hommes dorment ensemble, souffrent ensemble, font les mêmes rêves, vivent l’insupportable dans un paradoxal unisson.
L’écrivain et le chimiste
Primo Levi n’a que vingt-quatre ans lorsqu’il est pris par des miliciens fascistes pendant qu’il se cache avec des résistants, dans une vallée. Il arrive au camp en fin janvier 1944 ; il n’en sera libéré par l’armée russe, que le 27 janvier 1945, alors qu’il est atteint du typhus, enfermé avec dix autres hommes à l’Infektionsabteilung, le service des maladies infectieuses.
Les Soviétiques arrivent au moment où l’un d’entre eux est mort ; ils le jettent dans la neige. « Le corps était très léger », lit-on dans les dernières pages du récit.
Ce sont précisément ces descriptions et ces remarques, simples et glaçantes, qui font la force de Si c’est un homme : Primo Levi porte un regard sans jugement, sans indignation ou appel à la pitié ; il se borne à être le témoin oculaire de l’indicible. Il raconte, purement et simplement, comme avec douceur, ce qu’il a vu et perçu mais rien de ce qu’il note n’est inessentiel ; dans sa narration épurée, ce qu’il rapporte va loin et permet de saisir ce qui se joue d’essentiel. Il décrit ainsi le regard que porte sur lui le Doktor Pannwitz, qui le recrutera dans le laboratoire de chimie du camp : « … son regard ne fut pas celui d’un homme à un autre homme ; et si je pouvais expliquer à fond la nature de ce regard, échangé comme à travers la vitre d’un aquarium entre deux êtres appartenant à deux mondes différents, j’aurais expliqué du même coup l’essence de la grande folie du Troisième Reich. », p. 163.
Comme le chimiste (qu’il n’a jamais cessé d’être même lorsqu’il devint un écrivain renommé) dont la tâche est, comme il l’écrit dans Le métier des autres, de « séparer, de peser et de distiller, trois exercices également utiles à qui se propose de décrire des faits réels ou imaginaires », Primo Levi distingue, mesure et condense dans son récit ce qu’il a vu et entendu, dégageant ainsi la « formule » qui permet de nommer et de saisir la structure des choses. L’écrivain ainsi rejoint l’ingénieur : et c’est cet alliage unique qui rend son style si singulier.
Une lecture prescriptive
Mais à l’intérêt épistémologique et esthétique ne se limite pas ce témoignage qui prend acte de l’atroce et de l’insupportable : il confie à son lecteur une tâche particulière ; quiconque aura lu son livre sera lui-même témoin de son témoignage, et se verra investi de cette même mission qui a animé Primo Levi toute sa vie : se souvenir, absolument, envers et contre tout. Le poème liminaire est placé en tête de l’ouvrage:
« N’oubliez pas que cela fut,
Non ne l’oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s’écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous. ».
C’est bien une injonction qui est faite à son lecteur : Si c’est un homme est un récit prescriptif. Primo Levi porte avec dignité et gravité le poids de ses dires : le lecteur se voit , à son tour, lesté de cette parole, chargé du devoir de perpétuer la mémoire de ce qui fut et ne doit plus jamais être.
Une fin déroutante
La dernière phrase du livre est une parole d’espoir, un défi à la vie : « Quant à Charles, il a repris sa profession d’instituteur ; nous avons échangé de longues lettres et j’espère bien le revoir un jour. », p. 272. Ce vœu ultime, qui clôture les trois-cents pages de douleur et de souffrance, est la signature de l’auteur, qui disait déjà dans les camps qu’il survivrait pour raconter et pour que personne n’oublie, jamais, l’horreur des camps. C’est d’ailleurs ce qu’il réalisera au cours des années qui suivront sa libération : pérenniser, rencontrer, parler, dire et redire.
***
Lire Primo Levi, c’est mesurer la cruauté dont l’homme est capable, la haine à l’état pur. Et également saisir la nature industrielle, organisée, méthodique de la barbarie nazie. Mais c’est aussi pérenniser la mémoire de cet homme qui a vécu et survécu dans le but d’alarmer et d’éveiller les consciences à ce vers quoi les appels à la haine et l’apologie de toutes formes d’antisémitisme peuvent mener.
Références bibliographiques
Primo Levi, Le métier des autres : Notes pour une redéfinition de la culture, Titre original : L’altrui mestiere (1985), Traduit de l’italien par Martine Schruoffeneger, Paris, Gallimard, 1992, Collection Folio Essais.
UN LIVRE SUR LES CAMPS DE LA MORT
par Italo CALVINO
Traduction inédite de l’italien par Claudine Pilo
Le 6 mai 1948, Italo Calvino publie dans L’Unità, quotidien italien fondé par Antonio Gramsci, une note de lecture, dense et juste, consacrée à Si c’est un homme .
Si c’est un homme
«Il y avait un rêve, raconte Primo Levi, qui revenait souvent hanter les nuits des prisonniers des camps d’anéantissement : celui d’être rentrés à la maison et d’essayer d’expliquer aux parents et aux amis les souffrances endurées, et de s’apercevoir avec tristesse et désolation qu’ils n’écoutent pas, qu’ils ne comprennent rien, dans une incommunicabilité qui semblait un prolongement de leur douleur».
Il semble que n’importe quel livre qui traite de faits comme les camps d’anéantissement doive être au-dessous de la réalité pour que ces faits puisse être supportés. Pourtant Primo Levi nous a donné sur ce sujet un livre magnifique Si c’est un homme (Éd. De Silva, 1948), qui non seulement est un témoignage très efficace, mais a des pages d’une grande puissance narrative, qui resteront dans notre mémoire parmi les plus belles écrites sur la Seconde Guerre Mondiale.
Primo Levi fut déporté à Auschwitz au début de 1944, avec un contingent de Juifs italiens, au départ du camp de Fossoli. Le livre commence justement par la scène du départ du camp de Fossoli (voir l’épisode avec le vieux Gattegno), et on y sent déjà ce poids de la résignation porté par un peuple errant depuis des siècles et des siècles et qui pèsera tout au long du livre. Puis le voyage, l’arrivée à Auschwitz et, autre scène on ne peut plus poignante, la séparation des hommes des femmes et enfants, desquels ils ne sauront plus jamais rien.
Puis il y a la vie au camp : Levi ne se limite pas à laisser parler les faits, il les commente, sans jamais forcer la voix mais sans non plus le moindre accent de froideur étudiée. Il observe avec soin, calmement ce qui reste d’humain à qui est soumis à une épreuve qui n’a rien d’humain.
Null-Achtzen, «18», son camarade de travail réduit désormais à l’état d’automate qui ne réagit plus et marche sans se rebeller vers la mort, est le type humain sur lequel la plupart se modèlent, dans ce long processus d’anéantissement moral et physique qui mène inévitablement aux chambres à gaz.
Il y a l’ingénieur Alfred L. , qui continue à maintenir sur ses compagnons de souffrance la position dominante qu’il a toujours eue dans sa vie sociale, l’absurde Elias, qui semble être né pour la boue du camp et qu’il est impossible d’imaginer comme un homme libre et ce glaçant personnage qu’est le Docteur Pannwitz, personnification du fanatisme scientifique de la germanité. Certaines scènes racontées par Levi reconstruisent tout un monde et toute une atmosphère ; les sons de l’orchestre qui accompagne chaque matin les prisonniers au travail forcé, symbole symptomatique de cette folie géométrique. Et les nuits d’angoisse sur le châlit étroit, avec les pieds du compagnon près du visage ; et la terrible sélection des hommes à envoyer aux chambres à gaz et la pendaison de celui qui, dans cet enfer de résignation et d’anéantissement, trouve encore le courage de conspirer et de résister, criant du haut de la potence «Kamaraden, Ich bin der Letzte», Camarades, je suis le dernier.