Le judaïsme des prêtres…

par Damien Labadie

Simon Claude MIMOUNI, Le judaïsme ancien du IVème siècle avant notre ère au IIIème siècle de notre ère : Des prêtres aux rabbins. Nouvelle édition, Paris, PUF, 2021, collection « Nouvelle Clio ».

Par une sorte d’illusion rétrospective, on a la plus grande difficulté à concevoir le judaïsme sans lui associer nécessairement le Talmud et sans mettre au premier plan pour le définir, la figure du Rabbin héritier des Pharisiens, à la fois dépositaire de la transmission, enseignant et chef spirituel d’une communauté de fidèles attachés rigoureusement à la pratique et à l’étude du Talmud, de la Loi. Or, dans l’histoire encyclopédique du judaïsme ancien que propose Simon Claude Mimouni – un épais manuel de 1046 pages ! -, il n’est presque jamais question de rabbins…
Nul rabbinisme dans cette vaste étude portant sur une longue période (du IVème siècle avant J.-C au IIIème siècle après J.-C), qui est, tout entière, consacrée au judaïsme des prêtres. Ce judaïsme dit sacerdotal aurait été le courant majeur au sein du peuple juif, à la fois en Judée et en Diaspora, à cette époque.

En s’attachant précisément à dépeindre un courant que les études juives ont longtemps négligé, l’auteur propose une réécriture historique complète du judaïsme ancien, opérant ainsi une « rupture épistémologique et méthodologique » selon ses termes, par laquelle il entend souligner, d’une part, la continuité entre judaïsme et christianisme et, d’autre part, la discontinuité entre judaïsme des prêtres et judaïsme des rabbins.

Précautions terminologiques

D’emblée, S. C. Mimouni ouvre son ouvrage par des « prolégomènes », qui incluent une présentation détaillée de la documentation disponible (sources littéraires, juridiques, épigraphiques, archéologiques, etc.), mais surtout une mise au point  lexicale sur certains des termes les plus employés dans la recherche sur le judaïsme ancien (« Israël », « Hellénisme », « Judaïsme », « Diaspora », etc.).

La grande originalité de cette partie liminaire dans ces précisions terminologiques, qui concernent l’usage des mots « juif » et « Judéen » (p. 22-24). En effet, pour la période étudiée, l’auteur préconise de traduire l’hébreu yehoudi/יהודי et le grec ioudaïos/Ἰουδαῖος par « Judéen » et non par « juif ». Ce dernier substantif, justifie l’auteur, est anachronique, car il renvoie à une conscience religieuse qui ne se forgera définitivement qu’au IVème siècle, au contact du christianisme comme religion impériale. « Judéen », quant à lui, dénote une identité d’origine géographique (la Judée) ; le terme serait plus approprié au judaïsme avant le IIIe siècle, lequel se serait défini d’abord en relation avec une territoire d’appartenance, aussi bien pour les gens vivant en Palestine qu’en Diaspora :

« Le terme « Judéen » présente l’avantage de ne pas être anachronique et de rendre plus fidèlement les réalités antiques. Car il veut simplement signifier que l’idée d’une identité liée à l’origine géographique (personne originaire de Judée et obéissant aux lois en vigueur dans ce territoire) a précédé celle d’un statut essentiellement religieux (personne relevant des croyances et pratiques judéennes), ce dernier n’ayant été perçu comme tel que bien plus tard à une date encore en discussion parmi les critiques […] Pour l’Antiquité, on va donc utiliser dans cet ouvrage le terme « Judéen » et non le terme « juif », du moins tant que le peuple judéen est mis en relation avec la terre judéenne. Il n’y pas d’équivalence entre ces deux termes : le second se substitue au premier à une époque qui n’est sans doute pas antérieure au IIème siècle de notre ère, voire plutôt le courant du IVème siècle avec la mise en place du christianisme comme « religion » officielle dans l’empire romain », p. 23.

Aussi S. C. Mimouni affirme-t-il que le peuple juif, au cours de son millénaire, se serait d’abord perçu comme un peuple « natif », une ethnie rattachée à une contrée et une ascendance communes, avant de se définir comme un peuple strictement « religieux », lié par l’observance partagée de croyances et pratiques, par la fidélité à la Loi.

La province de Judée au Ier siècle.

Mais permettons-nous de nuancer ici son propos : la conscience « religieuse » d’Israël aurait-elle effacé sa conscience « nationale » ? Il semble que la première n’a jamais supplanté, irrémédiablement, la seconde et que la Loi orale a été, sans discontinuer, bien entretenue et transmise. Même, l’identité juive est habitée par la coexistence de ces deux consciences, « nationale » et « religieuse », sans que l’une invalide l’autre, manifestées par un attachement égal à la Torah et à Eretz Israël.

Une histoire tripartite du judaïsme ancien

Tout au long de sa présentation, l’historien s’évertue à renverser, pour y substituer un scénario inédit, l’historiographie traditionnelle du judaïsme au tournant de l’ ère commune. Selon cette dernière, dès la destruction du Temple de Jérusalem en 70, puis à l’occasion de la fameuse assemblée de Yabneh (dans les années 80), les Rabbins, successeurs putatifs des Pharisiens, auraient fédéré les Judéens autour d’un texte sacré commun, le Tanakh/La Bible conforme au canon juif, et l’élaboration progressive, transmise par un riche corpus littéraire, de prescriptions éthiques et rituelles définissant un judaïsme orthodoxe face à des mouvements jugés comme déviants (judéens chrétiens, sacerdotaux, esséniens, épicuriens, dosithéens, etc.).
Le tour de force de l’auteur, à l’appui d’une documentation savamment commentée et exploitée, consiste à démontrer que le rabbinisme pharisien n’aurait été qu’un groupe minoritaire au sein du judaïsme, dont la prétention, ou du moins l’ambition, était de représenter l’ensemble des Judéens de Palestine et de la Diaspora :
« La littérature rabbinique la plus ancienne est issue du mouvement rabbinique qui ne saurait être considéré comme l’unique représentant du judaïsme dans l’Antiquité : il apparaît évident en effet que ce mouvement a été à cette époque minoritaire, pour ne pas dire « sectaire ». Autrement exprimé, elle provient d’un seul groupe judéen, à savoir celui issu des pharisiens et de leurs successeurs sur le plan de la pensée et de la pratique que sont les tannaïm et les amoraïm, qui constitueront ce que l’on appelle le mouvement rabbinique », p. 160.
Même du Ier au IIIe siècle, le rabbinisme demeure encore un mouvement marginal, notamment au regard du judaïsme sacerdotal (celui des prêtres, les kohanime/כהנים), qui constitue le courant majoritaire du judaïsme à cette époque : les prêtres constituent l’essentiel de ses dirigeants ou de ses personnels cultuels, qui lui donnent nombre de ses orientations issues du système du Temple.
Et c’est là aussi que réside une des autres leçons de l’œuvre de S. C. Mimouni : la destruction du Temple en 70 n’a pas mis fin à ce règne des prêtres ; ils continuèrent à être les représentants les plus éminents socialement et les plus respectés au sein du judaïsme palestinien et diasporique. Ce n’est qu’au IVème siècle que le judaïsme sacerdotal commença à s’évanouir doucement, absorbé par le rabbinisme, d’une part, et le christianisme, d’autre part.
Ainsi se dessine une histoire tripartite du judaïsme au début de l’ère chrétienne, dont les prêtres, les rabbins et les chrétiens sont les protagonistes : au Ier siècle, après la guerre de 70, le judaïsme présente un visage protéiforme, et le courant sacerdotal reste hégémonique. Durant les IIème et IIIème siècles, les Judéens rabbiniques et les Judéens chrétiens (ou nazoréens, de l’hébreu notsrime/נוֹצְרִים, les « observants », d’après la documentation primaire) commencent à se constituer en groupes structurés, tout en étant minoritaires.
Ce ne serait qu’au IVème siècle, avec l’avènement de l’Empire romain chrétien, que le rabbinisme et le christianisme, se construisant comme deux altérités antagonistes et définissant une orthodoxie propre, deviennent deux entités religieuses distinctes, l’emportant alors sur toutes les autres formes du judaïsme, effaçant en particulier le judaïsme sacerdotal.

Apogée et déclin du judaïsme sacerdotal

Le judaïsme sacerdotal, qui fleurit de 537 av. J.-C – au moment du retour des exilés babyloniens et de la construction du Second Temple – jusqu’au IVème siècle ap. J.-C, est constitué, après la révolte de 66-74, « par tous ceux qui n’appartiennent pas aux deux grands mouvements judéens de l’époque, celui des pharisiens ou rabbiniques et celui des nazoréens ou chrétiens », p. 596. Même si l’expression « judaïsme sacerdotal » est un concept moderne, elle présente l’avantage d’englober les Judéens qui ne sont ni rabbiniques ni chrétiens et qui forment la plus grande part du judaïsme au cours des premiers siècles de notre ère ; à ce titre, Philon d’Alexandrie et Flavius Josèphe sont à compter parmi les figures les plus emblématiques de ce judaïsme sacerdotal, le premier pour la Diaspora, le second pour la Palestine.

Jérusalem, son Temple et le Palais d’Hérode (Maquette)

Ce judaïsme était de langue et de culture hellénophones, mais aussi araméophones, tandis que le rabbinisme, par réaction, se restreignit à l’hébreu et à l’araméen comme langue d’expression littéraire. Cependant, la marque distinctive du judaïsme sacerdotal est la synagogue qui, d’après le témoignage éloquent du Code théodosien, fut le lieu de réunion propre à cette mouvance, d’où le nom de « judaïsme synagogal » que l’auteur emploie aussi pour désigner le judaïsme sacerdotal. Bien que leur existence soit avérée avant l’an 70, les synagogues devinrent autant de lieux de culte pour les prêtres et les Judéens sacerdotaux (ou synagogaux) après la chute du Temple. Pour preuve, comme le rappelle l’auteur, « aucune synagogue palestinienne de l’Antiquité tardive n’est construite selon les “normes” rabbiniques et même l’interdiction des images, qui est biblique (Lévitique : 26, 1), n’a jamais été respectée », p. 609.

Page du Code Théodosien

Pour autant, en état d’affaiblissement croissant face à la montée en puissance du rabbinisme et du christianisme, le judaïsme sacerdotal et synagogal ne disparut pas complètement mais légua à ces derniers nombre de ses œuvres et institutions, au fur et à mesure que les prêtres se rallièrent à l’un ou à l’autre mouvement.
Ainsi, le rabbinisme hérita de la synagogue comme lieu de culte et d’étude, mais aussi de productions liturgiques, comme les targoumime, les piyyoutime, les heikhalote et certains recueils homilétiques telles la Pesiqta de-rav Kahana et la Pesiqta Rabbati.
Quant au christianisme, il fut pénétré, très tôt, de certaines tendances mystiques, perceptibles dans l’Évangile selon Jean, et de considérations portant sur le Logos, provenant toutes de cercles judéens sacerdotaux. S. C. Mimouni détecte même la persistance de ce judaïsme sacerdotal, jusqu’en Orient byzantin, sous la forme du judaïsme hellénophone dit romaniote, qui fut ensuite « rabbinisé » à partir du XVIe siècle lors de l’arrivée massive de juifs sépharades chassés d’Espagne.

Hypothèses sur la naissance du rabbinisme

Après avoir brossé le fascinant destin du judaïsme sacerdotal, Simon Claude Mimouni achève son ouvrage par quelques considérations particulièrement stimulantes sur la genèse du rabbinisme.
Tout d’abord, il apparaît que l’insistance des rabbins sur la notion de « pur » et d’« impur », minutieusement codifiée, a été fondamentale en vue de tracer une frontière entre Israël, peuple saint, et le reste de l’humanité. Par opposition au judaïsme sacerdotal, acculturé et dialoguant avec le monde environnant, les rabbins auraient élaboré une législation complexe sur la question de la pureté et de la souillure afin, entre autres choses, de définir plus strictement qui est judéen et qui ne l’est pas, qui appartient au peuple saint et qui lui est étranger. Avec concision, S. C. Mimouni affirme : « Ainsi, séparer le pur de l’impur, le sacré du profane, interdire la commensalité et la conjugalité avec l’étranger, c’est aussi séparer, et protéger le Judéen du Non-Judéen. », p. 925.
Ensuite, la halakhah/הלכה, à savoir la constitution d’un vaste ensemble de règles, censément fondés sur la Torah, en matière rituelle, judiciaire, économique ou politique, contribua dès l’époque des tannaïm à unifier le pluralisme du judaïsme antique et à le réformer en profondeur.
Ainsi, d’après l’auteur, « même si ces réformes ont été limitées dans un premier temps au seul mouvement rabbinique, elles n’en sont pas moins importantes car elles lui ont permis de tracer ses confins face à d’autres tendances du judaïsme plus ouvertes sur la société ambiante – une ouverture qui leur a été nécessairement fatale dans un monde devenu chrétien ou musulman », p. 930.

Ces deux critères, la pureté et la halakhah, apparaissent, de manière convaincante, comme les deux traits constitutifs, et fondateurs, de l’identité rabbinique puis, plus tard, de tout le judaïsme. Sans doute faut-il y adjoindre l’insistance sur l’étude de la Torah et le développement d’une herméneutique des textes, spécifique, très élaborée et très subtile qui va bien au-delà d’un simple juridisme.

« Les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères »

S’il est un mérite que l’on peut assurément accorder au travail patient et érudit de S. C. Mimouni, c’est bien celui d’avoir dévoilé le surprenant rayonnement du judaïsme sacerdotal, ainsi que sa prédominance et son influence au sein des diverses sociétés de la Méditerranée antique, un rayonnement que les « études juives » ont eu tendance à minorer, voire peut-être dissimuler, postulant que le judaïsme se serait développé de manière isolée :
« On a essayé d’éviter ici le problème méthodologique le plus grave, qui gauchit généralement les « études juives », à savoir que le judaïsme et son histoire sont considérés, à cause notamment de ce qu’on appelle le monothéisme, en situation artificielle d’autarcie culturelle, comme suspendus en une espèce de vide, conduisant à faire une impasse sur tous les phénomènes de relations dialectiques entre les sociétés judéennes de Palestine et de Diaspora et leur environnement méditerranéen, proche ou moyen-oriental. Autrement exprimé, on a essayé d’éviter de reprendre une certaine tendance de la recherche qui a souvent envisagé l’isolement des Judéens dans l’Antiquité par rapport à leur environnement immédiat, et à interpréter leur évolution et leur histoire selon des lignes de développement interne. », p. 922.
En réalité, le judaïsme du Second Temple, entre le Vème siècle avant J.-C et le IVème siècle après J.-C., ne fut pas le mouvement isolé, brimé et prostré qu’une certaine historiographie moderne, peut-être marquée par l’histoire des Juifs au Moyen Âge, tend à dépeindre. Bien au contraire, adoptant les langues, les coutumes, la culture et l’art de vivre de son époque, le judaïsme joua un rôle prépondérant dans l’Antiquité, affermissant sa présence dans toute la Méditerranée par l’attraction et les conversions qu’il suscitait, de l’Arabie jusqu’à la Gaule. Dans les sociétés où ils vivaient, les Judéens contribuèrent à l’efflorescence des institutions politiques, des échanges économiques, de la vie spirituelle et, bien sûr, de la création littéraire.
Ainsi les Judéens, à la période antique, ont ciselé et façonné leur identité, non pas en autarcie, mais en constante interaction avec le monde qui les entourait. Les Judéens furent aussi les enfants de leur époque. C’est sur cette note finale que S. C. Mimouni conclut son enquête, comme un discret écho à cette citation de Marc Bloch que l’auteur a mise en exergue à la première page de son livre : « Les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères ».

***

Fruit de longues années de recherche et d’enseignement, cette somme qui marque un tournant dans les études sur le judaïsme antique, impressionne par les découvertes recueillies. Il déconcertera probablement, mais séduira certainement, le lecteur qui prendra le temps de naviguer dans les eaux de cette vaste enquête érudite.