Souvenirs, silence, lacunes et oubli

par Graziella De Matteis

Marcel COHEN, Sur la scène intérieure : Faits, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2015.

Marcel Cohen, enfant caché pendant la guerre, est le seul survivant de sa famille. Avec la publication de Sur la scène intérieure, il revient sur une blessure originelle : celle d’avoir vu tous les membres de sa famille disparaître, détruite par la Shoah. Son récit évoque cette disparition mais seulement par bribes, de façon discrète et succincte.

La scène intérieure

D’emblée, avec le titre qu’il donne à son récit, Marcel Cohen place son œuvre sous le signe de la famille. La « scène intérieure » est bien celle de son univers intime. Rappelons la phrase extraite de l’avertissement par laquelle l’auteur introduit son récit :
« Les pages qui suivent contiennent, en effet, tout ce dont je me souviens, et tout ce que j’ai pu apprendre aussi su mon père, ma mère, ma sœur, mes grands-parents paternels, deux oncles et une grande-tante disparus à Auschwitz en 1943 et 1944 », p. 7-8.
Voici donc le programme de cette enquête familiale : un récit à l’écriture d’un extrême dépouillement, « fait de souvenirs et, beaucoup plus encore, de silence, de lacunes et d’oubli. », p. 8.
Le sous-titre de l’ouvrage « Faits » rappelle le titre de la trilogie de l’écrivain dont le parti-pris est d’écrire le réel au plus près : rien ne sera inventé, romancé, outré, amplifié, dramatisé ou enjolivé. Pour écrire l’histoire de sa famille, Marcel Cohen s’en tient strictement aux faits, aussi peu nombreux, aussi ténus soient-ils : « En réalité, ce que j’ai pu apprendre sur ma famille se résume à très peu de chose : les témoignages se recoupent très vite lorsque des hommes et des femmes disparaissent encore jeunes. », p. 9.
Le livre se construit donc dans une succession de portraits lacunaires, fragmentaires, des huit membres de la famille déportés à Auschwitz. Chaque partie est introduite par une page qui comporte le nom, la date et le lieu de naissance ainsi que le numéro de convoi du membre de la famille évoqué. C’est ainsi qu’il mentionne le nom de sa mère : par cette sèche notation au centre d’une page blanche, comme l’inscription sur une stèle funéraire :
« MARIA COHEN
Née le 9 octobre 1915 à Istanbul
Convoi n°63 du 17 décembre 1943. ».

La scène intérieure, p.11

Une France idéalisée

La vie de la famille Cohen, une famille juive d’origine turque, est présentée fragmentairement. Les parents de Marcel Cohen, Maria et Jacques, sont nés à Istanbul : « À Istanbul, Marie et Jacques étaient passés tous deux par des écoles primaires catholiques françaises. À l’époque, presque toutes les familles juives inscrivaient leurs enfants dans ces établissement connus pour l’excellence de leur enseignement. », p. 57.
Liberté, culture, littérature, toutes ces valeurs sont chères aux Juifs de Turquie :
« Pour apprécier l’attachement des Juifs de Turquie à la France (ce fut vrai dans tout l’ex-Empire ottoman), il faut une remarque supplémentaire : la France, à leurs yeux, n’était pas seulement le pays de Racine, celui des Lumières et de la Révolution de 1789 accordant, la première en Europe, les droits civiques aux Juifs. Paradoxalement, c’était aussi la France de l’affaire Dreyfus. Un obscur capitaine juif est accusé d’espionnage, estimait-on sur les rives du Bosphore. Personne ne sait s’il est coupable et la France est au bord de la guerre civile ! Presque partout ailleurs dans le monde, le capitaine aurait été fusillé après un procès sommaire, ou pas de procès du tout, et personne n’aurait entendu parler de lui. », p. 59-60.
L’Affaire Dreyfus et ses développements, vue de l’étranger, suscite, paradoxalement, l’adoration des Juifs de Turquie pour la France. C’est donc tout naturellement que la famille Cohen finit par quitter le pays natal pour gagner le pays admiré, la France, après la réussite de Joseph Cohen, le fils aîné de la famille (et oncle de Marcel Cohen) : « Un an après avoir ouvert l’atelier de la rue de Petits-Champs, Joseph se sent assez sûr de lui pour faire venir ses parents et ses frères. », p. 122.
Toutefois, cette vénération pour la France, non exempte d’une certaine naïveté, devient très rapidement la source d’une désillusion profonde. Avant le début de la guerre, Jacques Cohen souhaite s’engager dans l’armée française et doit affronter un antisémitisme dont il était loin de connaître la violence : « En 1939, peu avant la déclaration de guerre, Jacques se présente en compagnie d’un frère de Marie, à la caserne de Reuilly. Ils veulent s’engager tous deux, comme l’a déjà fait le plus jeune des frères Cohen, qui vient d’être mobilisé à Angoulême. Si, en tant qu’apatrides, on ne les accepte pas dans un régiment particulier, ils sont prêts à rejoindre la Légion étrangère. On leur répond qu’on n’a pas besoin de Juifs dans l’Armée française. Ce jour-là, l’ancien élève du lycée français de Galatasaray dut se résoudre à regarder en face le visage d’une France que ses professeurs s’étaient bien gardés d’évoquer. », p. 60.
Bien sûr, à partir de 1939, l’antisémitisme en France devient de plus en plus virulent et culmine avec l’avènement du régime de Vichy.

Paris sous l’Occupation

Le régime de Vichy, ses lois antisémites et les conditions de vie qu’elles imposent aux Juifs pendant l’Occupation sont présents dans tout le récit.
Brossant le portrait de sa mère, Marcel Cohen écrit : « Place Clichy, nous ne passions jamais devant la brasserie Wepler. La salle et la terrasse, jour et nuit, étaient occupées par des dizaines de soldats allemands en uniforme, l’établissement ayant été réquisitionné par la troupe. », p. 25.

La brasserie Wepler en 1942, Paris, Photographie de . Schall, Musée Carnavalet.

Nombreux sont les lieux réquisitionnés par les Allemands, nombreux sont aussi les lieux interdits aux Juifs, comme le parc Monceau où se promenaient l’auteur et sa famille :
« Lorsque nous allions au parc, et puisque les jardins publics étaient interdits aux chiens et aux Juifs, Marie ne portait pas l’étoile jaune, au risque d’un contrôle d’identité qui nous aurait mené tout droit au commissariat, et avec les dangers afférents. », p. 33.
Bien sûr, les « dangers afférents » sont multiples. Les arrestations sont de plus en plus fréquentes, les rafles de plus en plus nombreuses. C’est ainsi au cours d’une rafle que la famille Cohen fut arrêtée ; tous à l’exception de Marcel.
Le portrait de son grand-père Mercado est alors pour lui l’occasion de relater cette arrestation : « Des décennies durant, on m’a répété avec quelle profonde indignation Mercado, pendant l’Occupation, refusa toute idée de quitter son fauteuil du boulevard de Courcelles pour échapper aux rafles. “Seuls les voleurs et les assassins songent à se cacher”, répétait-il à ses quatre fils. Qu’on évoque cette possibilité le blessait déjà comme une offense. Ses fils respectaient trop sa rectitude pour l’affronter sur un sujet aussi sensible. Je suppose qu’ils n’en explorèrent pas moins toutes les possibilités de faire quitter Paris à leurs parents. Mais où cacher un homme de soixante-dix-neuf ans en costume trois pièces et qui, pour rien au monde, ne se serait séparé de ses livres d’étude et de prières ? Pour le reste, Mercado était incapable de comprendre la gravité de la situation dans la France occupée. C’est donc dans son fauteuil que la police l’arrêta, ainsi que sa famille, un samedi, le 14 août 1943. », p. 106.
À partir du mois d’août 1943, Marcel Cohen débute sa nouvelle vie, celle d’enfant-caché, avec l’aide d’Annette, une jeune femme que les Cohen avaient engagée comme bonne et qu’ils avaient pris sous leurs ailes : « Chez Annette, une vie d’enfant caché commençait. Il eût été anormal que je sois le seul, à Messac, à ne pas aller au catéchisme. Dans la journée, on préférait que je garde les vaches d’une voisine plutôt que de m’envoyer à l’école où j’aurais suscité trop de curiosité. », p. 113.
C’est également à partir du 14 août que Maria Cohen, la mère, et Monique Cohen, la petite sœur âgée d’environ trois mois, furent internées à l’hôpital Rothschild, car « la police française ne remettait aux Allemands que les nouveau-nés âgés de plus de six mois. », p. 36.
Dans un premier temps, le jeune garçon rend visite à sa mère à l’hôpital : « Je suis assis sur le lit de Marie, à l’hôpital Rothschild. Elle pleure et m’embrasse, après quoi elle essuie ses larmes sur mes joues avec son mouchoir. », p. 39. Toutefois, le danger est toujours très présent et de nombreux Juifs sont arrêtés à la fin des heures de visite. Le risque est d’autant plus menaçant que Marcel Cohen fait partie des personnes recherchées, ayant échappé à la rafle du 14 août 1943. Face à ce péril, l’enfant ne put voir sa mère qu’au travers la fenêtre de sa chambre : « Nous nous tenons sur le trottoir qui fait face à l’hôpital, mon oncle et moi, et agitons la main en direction de Marie. Elle est debout, derrière une fenêtre fermée, la deuxième fermée en partant de la gauche, au deuxième étage. Mon oncle articule des mots sans les prononcer, mais parfois il ne peut s’empêcher de les dire à voix basse. Je remue, moi aussi, les lèvres en faisant semblant de dire quelque chose, parce que c’est ce qu’on semble attendre de moi, mais je n’ai rien à dire. », p. 42.
La fenêtre de la chambre de Maria Cohen, à l’hôpital Rothschild, est fermée sur le monde, sur la vie. Elle marque une distance infranchissable, une brisure et une clôture : celle des adieux d’une jeune mère à son fils.

Maria Cohen/p.12

Du passé au présent

        Le 23 mai 1996, à l’occasion d’une cérémonie commémorative à l’hôpital Rothschild, Marcel Cohen se retrouve à nouveau en face de cette même fenêtre. Mais cette fois, la fenêtre est ouverte et la scène a quelque chose du blasphème : « Quelques minutes avant le début de la cérémonie, un événement se produisit que je n’avais pas prévu. Au deuxième étage, deux infirmières ouvrirent toute grande la fenêtre derrière laquelle se tenait Marie. Que cette fenêtre soit restée si longtemps fermée dans mon souvenir et qu’elle puisse s’ouvrir avec une telle facilité n’équivalait pas seulement à un séisme : le raclement des deux battants dans le chambranle, le grincement de la crémone, tout à fait perceptibles depuis le trottoir où je me tenais, me semblèrent sacrilèges […] Pendant quelques fractions de seconde, il fut clair que les deux jeunes femmes, plantées dans l’encadrement pour écouter les discours, n’avaient aucun droit d’être là. Elles n’avaient pas le droit d’être aussi jeunes, aussi désinvoltes, aussi innocentes. Une brève bouffée de violence m’envahit. » p. 46-47.
Nul besoin de rechercher un temps perdu. Le passé, dans la violence du trauma, refait ici surface, intact, comme s’il n’avait jamais vraiment disparu. À la lumière de cette cérémonie commémorative, force est de constater que les limites qui séparent le passé et le présent sont poreuses, incertaines.
Dans cette perspective, M. Cohen écrit, au sujet des infirmières : « En dépit de leur recueillement, leur petit air détaché semblait vouloir dire quelque chose comme “le passé est le passé”. Ce que j’aurais voulu rectifier ainsi : il n’y a pas, avec le passé, les frontières que vous imaginez. », p. 49.

Hôpital Rotschild, rue Picpus, Paris, 11ème.


Lors d’un entretien avec Thierry Guichard (pour la revue Matricule des Anges, en 2013), Marcel Cohen soutient que « la distinction entre présent et passé a beaucoup plus à voir avec la grammaire qu’avec les réalités. Le passé n’est jamais tout à fait achevé. ». Alors que des décennies se sont écoulées, la vivacité, la douleur de la perte est non seulement omniprésente mais elle est également toujours très actuelle : « On évoquerait donc des événements qui se situaient pour elles à des années-lumière quand pour moi, tout semblait s’être passé la veille. », p. 49.
C’est pourquoi, « pour ceux qui se souviennent, la mémoire ne relève ni du devoir, ni d’une fraternité posthume. Toute injonction à se tourner vers le passé ne paraît pas seulement risible, elle est presque insultante. », p. 51.

Monument aux morts 

Le souvenir de la séparation est toujours restée aussi vif pour Marcel Cohen. Unique survivant d’une histoire familiale non seulement tragique mais brisée, l’auteur compose ainsi un livre-sépulture, un monument pour ses morts. Sa famille est déportée ; Marcel Cohen se sent amputé d’elle . Seuls les mots peuvent alors tenter de réparer la destruction de cette filiation. Si le narrateur reste en retrait tout au long de son récit, il ne manque pas de s’enraciner dans le destin familial auquel sa vie reste liée. C’est ainsi qu’il se présente, fugacement : « Né, comme Marie, un 9 octobre. » (p.22), afin de se rattacher, indéfectiblement, à la figure maternelle. En quête de filiation, l’écrivain enchaîne des portraits des membres de sa famille assassinés à Auschwitz. Bien sûr, tous ces portraits sont des esquisses et demeurent lacunaires, puisque les traces laissées sont infimes, puisque ceux qui pouvaient témoigner et garantir la filiation ont disparu.
C’est dans cette perspective de réparation que Marcel Cohen intègre des archives familiales dans le corps de son œuvre.
Rappelons-le, chaque page de présentation est suivie d’une photographie du membre de la famille concerné. Pour Monique Cohen, à défaut d’autres photographies, Marcel Cohen insère une image du médaillon de naissance de sa petite-sœur. Dans l’entretien (déjà cité), il explique : « Notons que l’anonymat et l’ignorance du passé, auxquels je voulais arracher ces photos, étaient le cœur même du projet nazi. » En effet, ce projet ne visait pas uniquement à la disparition des Juifs mais aussi à celle des traces de leur existence. Le fait d’utiliser des photographies permet ainsi de sauver les membres de sa famille de l’oubli auxquels ils ont été condamnés. Dans ce même entretien, il affirme d’ailleurs : « je ne voulais pas que les photos de mes parents finissent un jour dans une valise, sur un trottoir, au Marché aux puce, parmi des milliers d’autres photos d’anonymes». Les photographies viennent donc accompagner le livre-sépulture, dont le projet est d’« arracher les défunts à la nuit et au brouillard », pour reprendre les mots de Charlotte Lacoste.
Les photographies familiales ne sont pas les seules archives familiales du livre qui contient un dossier intitulé « Documents » constitué de sept photographies d’objets, évoqués tout au long du livre, comme la résille pour cheveux du père ou le coquetier de la mère, offert à une amie. Ces frêles reliques, objets familiaux du quotidien, deviennent ainsi des artefacts mémoriels, des images des disparus, à défaut d’autres traces.


Ainsi, avec Sur la scène intérieure, Marcel Cohen dresse un tombeau littéraire qui lui permet de vivre (de survivre?) et d’accompagner ses morts. Le livre fait alors apparaître la disparition en rassemblant souvenirs épars et petites anamnèses mais aussi en conservant les traces de vie sauvées.

Références bibliographiques

  • Le Matricule des anges, « Marcel Cohen : la mémoire vive », n°144, juin 2013.