L’Alliance du Sinaï :
Une lecture politique de Jonathan Sacks
par David Encaoua et
Nicolas Merlet
Jonathan SACKS, Covenant and Conversation, Cinq volumes : Genesis, Exodus, Leviticus, Numbers, Deuteronomy, OuPress, Maguid, 2009-2019.
Dans une série de cinq volumes, qui porte le titre générique de Alliance et Conversation/Covenant and Conversation, Jonathan Sacks commente tout le Pentateuque, section par section, dans l’ordre de lecture fixé par le rituel juif. En suivant ainsi le fil du récit biblique, il est amené à aborder de nombreuses thématiques, puis à y revenir et à les traiter sous un autre angle, selon le contexte narratif. Mais dans cette variété qui s’offre au commentateur attaché au texte qu’il doit suivre, une notion revient avec insistance au point de constituer, peut-être, un centre de sa méditation : celle d’Alliance.
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Le terme d’Alliance (en hébreu : ברית/brite) joue un rôle très important dans au moins trois épisodes bibliques : il inaugure à chaque fois une ère nouvelle.
Quand Dieu enjoint Noé de construire une arche pour préserver l’espèce après le déluge, il lui propose un pacte :
« J’établirai mon pacte avec toi/וַהֲקִמֹתִי אֶת בְּרִיתִי אִתָּךְ/vahakimoti ète bériti itakh », Genèse, 6 : 18.
Plus tard, Dieu promet à Abram une descendance infinie :
« Conduis-toi à mon gré, sois irréprochable, et je maintiendrai mon alliance avec toi, et je te multiplierai à l’infini/הִתְהַלֵּךְ לְפָנַי וֶהְיֵה תָמִים.וְאֶתְּנָה בְרִיתִי בֵּינִי וּבֵינֶךָ וְאַרְבֶּה אוֹתְךָ בִּמְאֹד מְאֹד/ ithalekh léfanaï véhéyiè tamim, véétena bériti béné oubénékha véarbé otékha biméode méode », Genèse, 17 : 1-2.
Enfin, l’Alliance du Sinaï fut conclue entre Dieu et l’ensemble des Hébreux, après qu’ils furent délivrés de leur asservissement en Égypte. Elle comporte la promesse que les Hébreux deviennent le trésor de Dieu, entre tous les peuples :
« Désormais, si vous êtes dociles à ma voix, si vous gardez mon Alliance, vous serez mon trésor entre tous les peuples ! Car toute la terre est à moi /וְעַתָּה אִם שָׁמוֹעַ תִּשְׁמְעוּ בְּקֹלִי וּשְׁמַרְתֶּם אֶת בְּרִיתִי וִהְיִיתֶם לִי סְגֻלָּה מִכָּל הָעַמִּים כִּי לִי כָּל הָאָרֶץ / Vé ’ata, im chamoa’h tichmé’ou békoli ouchmartem ète bériti, véhiitem li ségoula mikol ha’amim, ki li kol haaretz », Exode, 19 : 5.
Nous proposons une lecture sélective, à partir des commentaires du Rav, dans trois de ses cinq volumes (Exodus, Numbers, Deuteronomy) où la thématique de l’Alliance du Sinaï est prédominante. Notamment dans le livre du Deutéronome, comme le précise Jonathan Sacks: « Le livre du Deutéronome recourt à de multiples reprises au mot brite/alliance selon la Torah. Il apparaît au moins vingt-sept fois », p. 57.
L’Alliance du Sinaï est primordiale dans le judaïsme, pour au moins deux raisons. Premièrement, elle constitue le pacte fondateur conclu entre Dieu et l’ensemble du peuple hébreu. Sans cette Alliance, la Torah qui en est le fruit, n’aurait pu se maintenir dans la mémoire de ce peuple de manière aussi indéfectible. Même si le pacte que constitue l’Alliance du Sinaï est par nature théologique, supposant donc la foi en Dieu, c’est-à-dire l’un des deux partenaires de l’Alliance, il n’en reste pas moins que ce pacte traduit un lien originel très fort constitutif de l’identité du peuple hébreu. Remarquons, à cet effet, que le mot ברית/brite désigne à la fois l’Alliance du Sinaï et l’alliance par la circoncision (ברית מילה, brite mila) qui est l’inscription dans le corps de l’identité juive.
Jonathan Sacks propose une lecture résolument politique de cette Alliance : elle invite la collectivité entière des Hébreux, récemment libérés de leur asservissement en Égypte, à construire une société nouvelle, fondée sur la dignité et l’intégrité de chacun, et sur la responsabilité de tous.
« Alliance et Conversation »
Dieu propose aux Hébreux l’Alliance du Sinaï, selon les termes du verset (19 : 5) de l’Exode, cités plus haut. Mais dans le discours ultérieur qu’il adresse aux Hébreux, dans le Deutéronome, Moïse recourt à des termes quelque peu différents, pour évoquer cette même Alliance :
« Tu as glorifié aujourd’hui l’Éternel en promettant de l’adopter pour ton Dieu, de marcher dans Ses voies, d’observer Ses lois, Ses préceptes, Ses statuts et d’écouter Sa parole. Et l’Éternel t’a glorifié à son tour en te conviant à être Son peuple privilégié, comme il te l’a annoncé, et à garder tous ses commandements. /
אֶת יְהוָה הֶאֱמַרְתָּ הַיּוֹם: לִהְיוֹת לְךָ לֵאלֹהִים וְלָלֶכֶת בִּדְרָכָיו וְלִשְׁמֹר חֻקָּיו וּמִצְוֹתָיו וּמִשְׁפָּטָיו וְלִשְׁמֹעַ בְּקֹלוֹ.
וַיהוָה הֶאֱמִירְךָ הַיּוֹם לִהְיוֹת לוֹ לְעַם סְגֻלָּה כַּאֲשֶׁר דִּבֶּר לָךְ וְלִשְׁמֹר כָּל מִצְוֹתָיו /
Éte Hachem Héémarta hayom lih’yot lekha léélokim, vélalékhet bidrakhav vélichmor ‘houkav oumitsvotave oumichpatav vélichmoa’ békolo, véHachem Héémirekha hayom lih’yot lo léh’am ségoula kaacher diber lekha vélichmor kol mitsvotave », Deutéronome, 26 : 17-19.
Intrigué par les différences de formulations entre l’Exode et le Deutéronome pour évoquer l’Alliance du Sinaï, Jonathan Sacks a cherché à les expliquer (Deuteronomy, pp. 247-251). Cette explication lui est apparue d’autant plus nécessaire que la traduction des deux versets du Deutéronome varie selon les traducteurs, ce qui est dû, selon lui, à des difficultés intrinsèques : « Toute traduction tend à cacher la difficulté de compréhension du verbe lehaamir, central dans les deux versets. C’est d’autant plus étrange que, d’une part, ce verbe est des plus communs dans la Bible, à savoir lémor /dire, et d’autre part, la forme grammaticale spécifique utilisée ici, le hifil ou forme causative, est unique. Ce verbe n’est jamais utilisé sous cette forme dans la Bible, et la conséquence est que le sens en est obscur », Deuteronomy, p. 248.
Jonathan Sacks cherche alors à préciser le sens des formes verbales hébraiques האמרת et האמירך/Héémarta et Héémirekha, en posant deux questions :
a/ Comment concevoir une Alliance entre l’infini divin et le fini humain ?
b/ Quel objectif central cherche à promouvoir l’Alliance du Sinaï ?
« La » piste qu’il suit pour répondre à la première question repose sur une analyse du langage (Deuteronomy, p. 247-251). L’auteur rappelle d’abord que le langage ne sert pas seulement à décrire ce qui est ; le langage sert également à satisfaire deux autres fonctions : d’une part, désigner ce qui n’est pas encore existant, comme c’est le cas dans la Genèse où Dieu crée l’univers par la parole, et d’autre part, exprimer l’état d’empathie qui prévaut parfois dans un échange entre deux partenaires. Ce sont ces deux sens que retient Jonathan Sacks pour traduire les deux termes dérivés du verbe לאמור /lémor, verbe hébreu qui suggère un échange où le lien de proximité entre les parties de l’échange est plus fort et intense que celui suggéré par le verbe לדבר /lédabère, fréquemment utilisé pour énoncer un commandement, alors même que les deux verbes hébraïques sont traduits en français par le même infinitif : parler. Jonathan Sacks propose donc de comprendre ce que dit Moïse dans le verset du Deutéronome, en s’adressant au peuple hébreu, comme suit : « Aujourd’hui, par un acte de langage, vous avez fait de l’Eternel Votre Dieu et, par un acte de langage différent, Dieu a fait de vous Son peuple », Deuteronomy, p. 251. Ainsi l’auteur avance l’idée que le langage parvient à faire naître l’Alliance du Sinaï.
Même si elle est difficile à concevoir sur le plan de la pure matérialité, l’Alliance du Sinaï est néanmoins restée un fait suffisamment signifiant pour être la source d’un lien indéfectible entre le Créateur et le peuple hébreu. Ce serait donc là, la réponse à la première question : la parole exprime la possibilité d’une relation permanente entre l’infini divin et le fini humain, car cette parole est un engagement réciproque, exigeant et indéfectible, entre Dieu et le peuple. Ainsi, il ne s’agit donc pas d’assigner simplement à l’infini divin l’acte de création de l’univers et au fini humain l’acte de créer une société, mais bien plutôt de pratiquer une homologie entre ces deux dimensions, en les rendant en quelque sorte commensurables, par un échange mutuellement engageant et exigeant entre Dieu et l’homme. Le degré d’empathie de cet échange est confirmé par la réponse unanime du peuple à la proposition d’alliance que lui a faite Dieu :
« Le peuple entier répondit d’une voix unanime : Tout ce qu’a dit l’Éternel, nous le ferons/
וַיַּעֲנוּ כָל הָעָם יַחְדָּו וַיֹּאמְרוּ כֹּל אֲשֶׁר דִּבֶּר יְהוָה נַעֲשֶׂה/
vaya’hanou kol ha’am ya’hdav vayomerou kol acher diber adon-aï na’assé », Exode, 19 : 8.
Se pose alors la seconde question, celle du projet de structurer la vie des Hébreux par l’Alliance du Sinaï. Commençons par rappeler que l’Alliance du Sinaï est consécutive à deux événements antérieurs : d’une part, la promesse faite à Abraham de donner à sa descendance une terre ; d’autre part, la sortie d’Égypte dans le but de rejoindre la terre promise. De ce fait, l’hypothèse initiale que fait Jonathan Sacks, et qu’il exprime dans nombre de ses commentaires de Covenant and Conversation, est que l’Alliance du Sinaï serait la boussole permettant aux Hébreux de construire une nouvelle société, conciliant ordre et liberté, avant l’entrée en Terre Promise.
Après l’intervention édifiante de Dieu pour faire sortir les Hébreux de leur état d’asservissement, il revenait, en effet, au peuple d’assurer lui-même les conditions idéales de son avenir. Car, en dotant l’homme de liberté, Dieu lui a en même temps confié la responsabilité d’établir un ordre juste sur terre. Évidemment, ce n’est pas simple, et cela ne l’a jamais été.
Un point cependant s’avère incontestable : l’Alliance du Sinaï met en avant une dimension collective, celle de la responsabilité du peuple pour parvenir à une société libre et ordonnée. Ce point est affirmé avec force par Jonathan Sacks : « Le judaïsme n’est pas une foi enracinée dans l’intimité de l’âme du croyant. C’est une foi sociale », Exodus, Yitro, p. 130. De ce fait, on pourrait être tenté de concevoir l’Alliance du Sinaï comme une forme de contrat social, c’est-à-dire, selon la définition de l’Académie « une doctrine selon laquelle le fondement de la société réside dans un pacte social, implicite ou explicite, conclu entre les individus ou entre les individus et le souverain ».
Mais ce rapprochement est quelque peu trompeur, car l’Alliance du Sinaï est loin d’être une convention entre des gouvernants et des gouvernés.
D’une part, l’Alliance du Sinaï repose sur un pacte explicite entre l’Être suprême et son peuple.
D’autre part, la responsabilité dont il s’agit dans l’Alliance n’est pas celle des gouvernants, mais celle, collective, de tout le peuple. Pour le dire autrement, dans les termes mêmes d’un hommage rendu à Jonathan Sacks par les membres du Moriah College aux États-Unis : « Si un contrat social entre gouvernants et gouvernés repose sur ce qui constitue le bénéfice mutuel des deux parties, l’Alliance du Sinaï ne repose pas sur le même principe : son principe, qui est en même temps son principal bienfait, est de permettre à une collectivité d’accéder ensemble à une forme de dignité à laquelle nul ne peut accéder seul. L’Alliance du Sinaï ne concerne pas seulement chaque individu de la collectivité, mais la collectivité dans son ensemble. L’Alliance du Sinaï ne repose pas sur des intérêts individuels, mais sur une identité collective ».
La Torah qui concrétise l’Alliance du Sinaï se réfère à deux dimensions cruciales afin d’aider l’homme à construire un ordre juste dans une société libre.
La première renvoie aux vertus morales individuelles, pour que la vie de chacun n’entre pas en conflit avec celle des autres.
La deuxième se réfère à la forme de gouvernement qu’une société devrait adopter, pour parvenir à l’objectif d’une société où coexistent ordre et liberté.
La double mission de l’Alliance du Sinaï peut ainsi être ainsi précisée : faire d’Israël une nation libre et un peuple d’hommes responsables de leur destin. Selon l’auteur, cette double mission a eu un impact considérable non seulement auprès des Juifs, mais également aux yeux des habitants du monde entier.
En dépit du fait que le peuple d’Israël était peu nombreux, comparé notamment à la taille des populations des empires autour de lui, Moïse a cherché dans son discours à convaincre le peuple qu’un destin exceptionnel lui avait été réservé, dont la signification était de nature à transformer le monde : « Il était convaincu qu’il leur était arrivé quelque chose dont la signification avait le pouvoir de transformer le monde. Ils avaient été touchés, adoptés, choisis par Dieu pour une grande tâche, qui les affectait non seulement eux, mais aussi tous ceux qui entraient en contact avec eux », Deuteronomy, p. 51.
Jonathan Sacks en voit une preuve dans le fait que différents philosophes politiques du monde occidental s’en sont inspiré, qui ont cherché, depuis le XVIIème siècle, à établir les fondements moraux et politiques d’une société libre, après les longues périodes d’absolutisme royal et de guerres de religion. Ainsi des auteurs comme Thomas Hobbes, John Locke et Jean-Jacques Rousseau, ont puisé dans la Bible en général et dans le livre du Deutéronome en particulier, pour élaborer de nouvelles conceptions de l’autorité politique en mesure de limiter le pouvoir de la monarchie. Même si cette thèse n’est pas unanimement partagée, elle a été défendue avec brio par Michael Walzer dans son ouvrage De l’Exode à la Liberté : Essai sur la sortie d’Égypte.
Toujours est-il que construire une société où ordre et liberté aillent de pair n’a jamais été simple, et pas davantage pour les Hébreux, après les deux expériences malheureuses, antérieures à l’Alliance, que relate la Bible : celle d’une liberté sans ordre, comme l’a éprouvée la génération d’avant le déluge ; et inversement, celle d’un ordre sans liberté, comme l’a été l’expérience de la vie du peuple hébreu en Égypte (Deuteronomy, p. 3).
Les deux dimensions morales, individuelle et collective, auxquelles doit s’attacher une société combinant ordre et liberté, constituent les deux rives que relie un même pont ; elles sont inextricablement liées dans les récits et commandements de la Torah, tous deux étant présents dans presque chaque péricope de la Torah.
Jonathan Sacks en arrive ainsi à justifier le titre générique Covenant and Conversation choisi pour l’intitulé de ses commentaires des cinq livres de la Torah.
D’une part, l’Alliance (Covenant) exprime un engagement mutuel, par la parole, celui de Dieu sur le choix de Son peuple, et celui du peuple pour respecter les commandements divins.
D’autre part, cet engagement mutuel s’est pérennisé, sous une forme écrite (תורה שבכתו, Torah ché Bikhtav / la Torah écrite), dans laquelle Dieu parle aux humains, et sous une forme orale (תורה שבעל פי, Torah ché Be’alpé/la Torah orale), par laquelle les hommes parlent à Dieu, en interprétant Sa parole, constituant de la sorte un sanctuaire de paroles, pour tenter de combler les vides du texte écrit.
Jonathan Sacks exprime clairement l’argument : « Le Judaïsme est une conversation ouverte et mutuellement engageante entre le Ciel et la Terre », Deuteronomy, p. 251.
Se trouve ainsi justifié le deuxième terme du titre donné à l’ensemble de son commentaire de la Torah, celui de conversation. Il s’agit en effet, pour lui, de poursuivre la conversation initiée par les Sages autour des livres de la Torah, en puisant aussi bien dans leurs commentaires que dans une lecture des événements du monde.
Ces exégèse-conversations sont remarquables, notamment par les liens qu’elles établissent entre le passé et le présent, entre le monde sacré et le monde profane.
Elles permettent de comprendre comment s’est maintenue la relation avec l’Éternel, en engageant avec Lui une conversation sans fin, sans cesse réactualisée, afin d’approfondir le sens des commandements et des valeurs qu’Il a proposés au mont Sinaï.
Elles constituent également des passerelles permettant de saisir dans quel sens, certains principes politiques des sociétés sécularisées postérieures, se sont inspirés des principes prescrits plusieurs millénaires auparavant dans le Sinaï.
Dès lors, nous disposons du cadre herméneutique, spirituel et conceptuel dans lequel se dessine la dimension politique de l’Alliance du Sinaï.
Finalité de l’Alliance du Sinaï
Parole mosaïque, parole politique
Le livre du Deutéronome est entièrement consacré au discours que prononce Moïse devant le peuple hébreu, durant quarante jours, à la veille de sa mort.
Plutôt que le flatter, Moïse ne cesse de lui rappeler ses erreurs passées, pour ne pas dire ses fautes, au point que Jonathan Sacks ne manque pas de faire remarquer, avec une pointe d’humour, que s’il tenait publiquement aujourd’hui, face à une assemblée d’électeurs potentiels, un discours semblable, il ne serait probablement pas élu !
Selon lui (Deuteronomy, Re’eh, pp. 119-123), ce discours est de nature profondément politique et pour établir cela, il part de la parole divine que Moïse rappelle au peuple :
« J’appelle aujourd’hui le ciel et la terre pour témoigner que je mets entre vos mains le choix entre la vie et la mort… Choisissez donc la vie afin que vous et vos enfants puissiez vivre », Deutéronome, 30, 15, 19.
Il ajoute à l’interprétation métaphysique que donne Maïmonide (Michné Torah, Hilkhot Téchouva, 5 : 3) de ce verset, la dimension première, politique que cette parole a pour le guide du peuple hébreu : « Maïmonide considère ces deux versets comme fournissant une preuve du libre arbitre, ce qui est vrai. Mais ils sont plus que cela. Ils constituent également un énoncé politique. Le lien entre la liberté individuelle (dont parle Maïmonide) et le choix collectif (dont parle Moïse) est le suivant : Des hommes libres ont besoin d’une société libre au sein de laquelle ils pourront exercer leur liberté », Deuteronomy, p. 120.
Moïse aurait ainsi établi une relation nécessaire entre la liberté individuelle et choix collectif, ne serait-ce que parce que des hommes libres ne peuvent se soustraire à la nécessité de concevoir l’ordre social dans lequel ils vivent en collectivité. Selon le commentateur, ce serait donc une combinaison politique idoine de l’ordre et de la liberté que chercherait à promouvoir le législateur, dans le Deutéronome.
Le qualificatif de politique auquel se réfère Jonathan Sacks, ne renvoie pas aux conceptions du terme couramment admises à l’époque moderne, comme l’expression de la gloire nationale, ou encore la spécification de mesures catégorielles particulières, politiciennes. Non, le thème de l’Alliance du Sinaï est politique, au sens précis suivant, que Jonathan Sacks prête aux propos de Moïse : « Nous sommes la nation qui a été choisie par Dieu pour une grande expérience. Pouvons-nous créer une société qui ne soit pas calquée sur l’Égypte, qui ne soit pas un empire et qui ne soit pas segmentée entre gouvernants et gouvernés ? Pouvons-nous rester fidèles à la main puissante de Dieu qui nous a guidés depuis que j’ai demandé à Pharaon notre liberté ? Car si nous croyons vraiment en Dieu – non pas comme une abstraction philosophique – mais comme Celui qui a écrit notre histoire, Dieu auquel nous avons fait allégeance au mont Sinaï, Dieu qui est notre seul souverain, alors nous pouvons réaliser de grandes choses », Deuteronomy, p. 120.
Ainsi, le propos de l’Alliance du Sinaï serait d’aider les Hébreux, nouvellement libérés de leur asservissement en Égypte, à créer une société qui soit composée d’individus libres de leur choix, tout en étant dotés d’une forte conscience collective de leur responsabilité, une société qui soit en somme à l’image de l’Alliance du Sinaï, conclue entre deux partenaires consentants et engagés, Dieu et le peuple.
L’Alliance du Sinaï n’est pas un contrat social
On pourrait être tenté de comparer l’Alliance du Sinaï à un contrat social, pour l’organisation collective et l’exercice du pouvoir dans la nouvelle société (Deuteronomy, pp. 14-16).
Mais cette comparaison serait fallacieuse pour plusieurs raisons.
D’abord, le texte de la Torah n’explicite pas de manière directe comment construire la nouvelle société. Il nous invite plutôt à y réfléchir, en juxtaposant de manière subtile des récits et des commandements : les récits constituent la trame de l’histoire du peuple hébreu, et cette trame permet à l’expérience acquise de comprendre le sens des commandements.
Ensuite, la dimension morale de la vie politique des Hébreux dans la nouvelle société, est ce qui ressort de manière éclatante du discours de Moïse dans le Deutéronome.
Plus précisément, la vie politique comporte deux niveaux. Le premier concerne l’éthique des comportements personnels et le deuxième concerne les principes du mode de gouvernement de la société. Ces deux niveaux sont tellement enchevêtrés, nous dit l’auteur, que la signification de l’entrée en Terre Promise signifierait en fait l’entrée véritable dans l’Alliance. C’est une différence notable d’avec un contrat social qui se concentre sur les principes constitutionnels du mode de gouvernement et s’abstient en général de prescrire des comportements personnels spécifiques, sinon pour interdire ceux qui transgressent la loi.
Enfin, troisième argument distinctif, la conception du pouvoir politique dans l’Alliance du Sinaï est différente de celle qui est inscrite dans un contrat social. Plutôt qu’une société où les gouvernés transfèrent aux gouvernants le soin de les gouverner, la société que prescrit l’Alliance confère au peuple la responsabilité de son gouvernement. La hiérarchie présente dans un contrat social laisse alors place à une division fonctionnelle des tâches.
Ces diverses positions se justifient au travers du traitement de quatre questions, qui permettent d’illustrer le rôle de l’Alliance du Sinaï. Elles constituent la trame de la lecture politique de l’Alliance du Sinaï selon Jonathan Sacks :
- Comment comprendre le long récit, depuis la libération que décrit l’Exode à la longue stagnation dans le désert que décrit le livre des Nombres ?
- Pourquoi le peuple hébreu a-t-il éprouvé tant de difficultés à concrétiser l’Alliance du Sinaï ?
- Dans quelle mesure l’Alliance du Sinaï sert-elle de support à la vie politique des Hébreux ?
- De quels bienfaits l’Alliance du Sinaï peut-elle rendre compte ?
De l’Exode aux Nombres : les deux voyages
Le passage du livre de l’Exode au livre des Nombres pose une question précise : comment passer d’une collectivité d’individus, physiquement libérés de l’état d’asservissement, à une société juste, à un peuple dont les principes moraux d’égalité et de dignité individuels se conjuguent avec une confiance mutuelle et une responsabilité collective ? En d’autres termes, comment concilier ordre et liberté ? C’est évidemment une question des plus difficiles et Jonathan Sacks cherche à montrer que les épisodes auxquels les Hébreux ont été confrontés dans le désert, après que l’Alliance du Sinaï a été scellée, reflètent l’extrême difficulté pour y parvenir. Notamment, parce que l’habitude d’une vie d’asservis en Égypte, sans responsabilité aucune, ne prédispose pas, de prime abord, à cette dure discipline.
La définition précise de ce que devrait être un ordre social désirable, et les moyens pour y parvenir, ne sont jamais totalement explicités dans la Torah. Le Texte ne se présente donc pas comme une sorte de vade-mecum, un mode d’emploi de ce qu’il faudrait faire pour parvenir à un tel ordre. Mais, selon Jonathan Sacks, le livre des Nombres nous invite à y réfléchir.
En tout premier lieu, le passage du livre de l’Exode au livre des Nombres, nous apprend une chose très importante : une libération physique n’est nullement garante d’une liberté politique, la première n’étant qu’une condition nécessaire mais nullement suffisante de la seconde. Pour reprendre la terminologie de Jonathan Sacks, le voyage depuis la terre de misère (thème du livre de l’Exode) n’est pas de même nature que le voyage vers la Terre Promise (thème du livre des Nombres) : « Les livres de l’Exode et des Nombres ont beaucoup de points communs. Tous les deux traitent de voyages… Mais les deux livres sont également assez différents…Une différence essentielle réside en la nature de ces voyages. L’Exode traite d’un voyage « depuis » : depuis l’Égypte et l’esclavage…Le livre des Nombres traite d’un voyage « vers » : vers la terre à conquérir et occuper », Numbers, p. 7-8.
Le second voyage est ainsi une préparation à l’entrée en Terre Promise. Le livre des Nombres serait ainsi la préparation à l’entrée véritable dans l’Alliance. Elle a comporté une très longue marche dans le désert, qui a duré quarante ans, au lieu des quelques jours ou semaines, au vu de la courte distance à parcourir. Cette longue durée contraste avec la rapidité et l’efficacité de la libération physique depuis la terre de misère. Car, si l’exécution de la sortie d’Égypte revient à Dieu, la responsabilité qu’exige la construction d’une nouvelle société, revient aux hommes.
Jonathan Sacks relève des singularités linguistiques disséminées au travers du récit. Aussitôt après avoir été libéré, le peuple hébreu, doté d’une mémoire défaillante et d’une foi encore branlante, impatient d’attendre Moïse revenir avec les Tables de la Loi, s’attroupe (ויקהל, vayikahel) et demande à Aaron : « Allons ! Fabrique-nous un Dieu qui marche devant nous, puisque celui-ci, Moïse, l’homme qui nous a fait sortir du pays d’Égypte, nous ne savons ce qu’il est devenu ! », Exode, 32 : 1.
Le peuple se fait donc construire, au bout de quarante jours dans le désert, un veau d’or, réminiscence païenne du séjour de quatre cents ans passés en Égypte ! Après avoir plaidé auprès de Dieu pour obtenir Son pardon et avoir obtenu de nouvelles tables de la Loi, Moïse rassemble (ויקהל/ vayiakhel) la communauté et lui demande de construire un somptueux sanctuaire (Michkane/משכן/Tabernacle), au sein du campement des Hébreux, où les nouvelles tables de la Loi seraient entreposées (Exode, 35).
Dieu pourrait ainsi résider parmi Son peuple, afin d’être présent dans son cœur et son esprit. Jonathan Sacks note, à la suite des interprétations des Sages du Midrache, que les deux termes employés (ויקהל/vayikahel) et (ויקהל/vayiakhel) sont très proches quant à leur racine commune, mais ce qu’ils expriment est assez différent. Le passage du premier vayikahel (« attroupement » pour la construction du veau d’or) au second vayiakhel (« rassemblement » pour la construction du Michkane) signifie que, d’un attroupement idolâtre, on serait passé à un rassemblement volontaire pour honorer Dieu. Si un attroupement désigne un regroupement plutôt anonyme, un rassemblement exprime un acte volontaire, avec un objectif explicite (Exodus, pp. 283-288).
Malgré le Michkane, il s’avère que le voyage du peuple vers sa nouvelle destination, est beaucoup plus lent et difficile que prévu. Jonathan Sacks suggère que le long séjour des Hébreux dans le désert, lieu particulièrement propice à la méditation, renvoie au processus psychique nécessaire pour que se constitue la conscience d’une unité nouvelle : « Un changement qui serait à la fois immédiat, drastique et révolutionnaire, est impossible dans notre monde », Exodus, p. 98.
Pourquoi en est-il ainsi, alors que l’Alliance du Sinaï, qui devait servir de fondement à la vie politique des Hébreux dans la Terre Promise, a été scellée bien avant leur entrée sur cette terre ?
La difficile concrétisation de l’Alliance du Sinaï
Selon Jonathan Sacks, le livre des Nombres est structuré de manière à dramatiser de façon unique dans la Torah, le contrepoint entre ordre et chaos.
Il distingue en effet, dans le livre, trois parties (Numbers, Then and Now, p. 18). La première partie, constituée des chapitres 1 à 10, décrit un ordre qui, même s’il n’est pas encore parfait, semble néanmoins convenir aux Hébreux nouvellement rassemblés. Des mesures concrètes semblent avoir été intégrées : aucune révolte n’est mentionnée, le recensement des tribus a bien lieu, les emplacements autour du sanctuaire sont clairement délimités ; la distribution du territoire à venir entre les tribus est effectuée, le rôle et les tâches des Lévites sont définis ; les lois sur la pureté des lieux et des personnes sont édictées ; les débordements sexuels sont interdits et des recommandations précises sont faites concernant les offrandes sacrificielles que les Hébreux doivent apporter dans le Michkane/משכן pour expier leurs fautes. Tous ces éléments, qui laissent présager une trajectoire vers un ordre social pacifié, vont cependant susciter des jalousies, des envies, des peurs, des renoncements, des débordements, des mesquineries et des rébellions.
Autant de caractéristiques relevant grossièrement de la nature humaine, mais lourdes de conséquences ! C’est que le peuple hébreu n’a pas encore pris conscience des exigences de la liberté collective et du degré de responsabilité mutuelle qu’elle demande.
La deuxième partie du livre des Nombres, constituée des chapitres 11 à 25, présente une série de désordres, c’est-à-dire d’événements catastrophiques, prouvant amplement les difficultés de cette prise de conscience. De multiples désordres surgissent, parmi lesquels on peut citer les disputes dans le campement, les plaintes sur la qualité de la nourriture, le rapport négatif des explorateurs (מרגלים/méraguélim) sur la nature du territoire nouveau, la peur de franchir le pas, l’insurrection de Kora’h et de sa bande contre Moïse et Aaron, l’absence d’eau potable, la tentation sexuelle des femmes Moabites et Midianites pour inciter les Hébreux à la débauche et à l’idolâtrie, etc. Ces différents épisodes illustrent la difficulté d’abandonner les anciennes habitudes contractées en Égypte où la servitude des Hébreux les a exemptés pendant 400 ans d’une quelconque responsabilité collective !
La troisième partie du livre des Nombres, constituée des chapitres 26 à 36, est une ébauche pour instaurer une nouvelle conscience collective au sein de la nouvelle génération. S’inaugure en effet un nouveau genre, qui semble montrer que le temps a fait son œuvre pour permettre à une nouvelle génération d’hommes, moins imprégnés des anciennes habitudes, de comprendre comment construire une société nouvelle, juste et solidaire. Les exemples positifs abondent : un nouveau recensement, diverses innovations sociales telles que la redistribution de la terre entre les tribus, la construction de nouvelles cités, la promotion de l’égalité entre hommes et femmes, l’autorisation donnée aux filles de Celofhade de disposer de l’héritage paternel, la succession pacifique de Moïse sans conflit de pouvoir, etc.
La nouvelle génération d’Hébreux semble également avoir vaincu ses peurs, ce qui lui permet de mener victorieusement des guerres contre ceux qui les empêchent de pénétrer en terre de Canaan.
Tous ces faits tendent à montrer que la conciliation d’un ordre vraiment nouveau avec la liberté collective devient possible, lorsqu’advient une conscience commune forte. Dans le livre des Nombres, les privations dans le désert et le sacrifice d’une génération condamnée à ne pas fouler la Terre Promise, ont été le prix à payer pour y parvenir. Le discours que tient Moïse aux Hébreux dans le Deutéronome, à la veille de sa mort, constitue le rappel des transgressions commises par les Hébreux depuis la traversée de la Mer des Joncs, et également des exigences de l’Alliance, qui doit servir de support mémoriel à leur vie nouvelle. De quelles exigences s’agit-il ?
L’Alliance du Sinaï, fondement de la vie hébraïque
Trois Alliances se sont succédé dans la Torah, celle conclue entre Dieu et Noé (Genèse, 9), puis entre Dieu et Abraham (Genèse, 17) et enfin, entre Dieu et le peuple d’Israël au mont Sinaï (Exode, 19).
En quoi les deux premières Alliances sont différentes de la dernière ?
L’Alliance avec Noé ne comporte que peu de lois (les sept lois noachiques) et ne mentionne que l’engagement de Dieu et non celui de son partenaire Noé.
Dans l’Alliance avec Abraham, les deux partenaires sont mutuellement engagés, mais seule la circoncision d’Abraham et celle de ses descendants est requise par Dieu.
Ces deux premières alliances conclues avec des individus sont donc loin de constituer de véritables chartes politiques, c’est-à-dire des manières de se conduire et de conduire la société.
Par comparaison, l’Alliance du Sinaï est doublement caractérisée.
Elle est voulue et acceptée par les deux parties, Dieu et le peuple ; d’autre part, les 613 commandements (מצות/mitsvote) que comporte la Torah constituent les piliers de ce que devrait être la vie du peuple d’Israël sur la Terre Promise. On comprend que cela ait été difficile à mettre en œuvre, car, comme le dit l’auteur, ce n’est pas seulement une affaire d’institutions politiques : « Le changement politique ne saurait être atteint par des mesures politiques seulement. Il nécessite une transformation humaine qui se produit par des rituels, des élans du cœur, et un processus éducatif rigoureux. Le changement accompagne la connaissance qui résulte d’une douloureuse expérience, préservée pour les générations futures, par l’intermédiaire de la mémoire », Numbers, Then and Now, p. 3.
L’Alliance du Sinaï se présente aussi comme étant conditionnelle: les bénédictions que Dieu promet au peuple, sont la contrepartie de l’obéissance d’Israël à la Loi : si Israël désobéit, Dieu s’écarte de son peuple et le laisse dépendre des aléas extérieurs. Cela confirme, selon Jonathan Sacks, que l’existence du peuple d’Israël ne peut être conçue indépendamment de l’existence d’une Alliance avec Dieu. Certains des succès de ce peuple seraient dus à une force qui le dépasse, comme en témoigne le récit édifiant de la sortie d’Égypte.
Quant à ses échecs, notamment durant la longue période d’exil, ils pourraient témoigner bien plus du retrait ou du voilement temporaire de la face de Dieu, que d’une punition divine au sens littéral du terme.
L’Alliance du Sinaï propose ainsi une nouvelle morale de la vie politique humaine dans la cité qui repose sur la responsabilité collective de l’ensemble de la société.
Quelques principes fondateurs
Citons quelques aspects de cette nouvelle approche, retenus par Jonathan Sacks.
En tout premier lieu, la justice et de manière plus générale le Droit, tels qu’ils sont prescrits dans les commandements divins ont un fondement moral (Deuteronomy, p. 59).
On peut, en effet, comprendre de deux façons le dilemme auquel sont confrontés les Hébreux, à savoir : soit se conformer aux prescriptions divines et être bénis, soit s’y dérober et s’exclure du champ de la Providence divine. C’est d’abord la confirmation du libre arbitre humain. Mais, on peut également comprendre ce dilemme comme une justification morale des comportements en vue de parvenir à une société libre et collectivement responsable.
Deux types de commandements sont en effet présents.
Le premier type énonce sous forme négative les pratiques qu’il s’agit d’écarter. Par exemple, une société libre ne doit pas être une société de classes ou de castes, car ce serait en contradiction avec la justice sociale où l’égalité des droits individuels est de mise. Ensuite, une société libre ne doit pas être une société de promotion d’un nationalisme exclusif, alors même que cette valeur était au firmament dans l’empire égyptien que les Hébreux ont quitté. En troisième lieu, non seulement une société libre ne doit pas avoir des dirigeants corrompus, mais ils ne doivent pas non plus user de mesures dont la seule justification serait de gagner les faveurs de certains citoyens. Car dans une société libre et collectivement responsable, tous les citoyens sont égaux et, de ce fait, la liberté des uns ne saurait empiéter sur la liberté des autres. Enfin, dans une société libre, ce ne sont pas les opinions individuelles qui comptent, mais surtout les valeurs communes. Comme on le voit, on est loin de nos sociétés sécularisées où le diktat de l’opinion et des sondages l’emporte souvent sur toute considération morale.
Un second type d’arguments énonce positivement les valeurs qu’une société libre se doit d’adopter. Avant tout, la reconnaissance que son histoire est scellée dans l’Alliance avec Dieu, pacte auquel les ascendants ont souscrit. Cette première allégeance ne renvoie pas à une conception abstraite de la divinité, mais à une mémoire concrète d’un Dieu libérateur, à qui les Hébreux doivent de s’être affranchis de l’esclavage en Égypte. Garder la mémoire de cet événement fondateur du judaïsme, est essentiel pour la constitution d’une société nouvelle en terre de Canaan.
Mais Dieu n’est pas seulement libérateur, il est également prescripteur de lois. Sans discuter ici de leur contenu religieux, les lois de l’Alliance mettent l’accent sur des comportements censés favoriser le bien commun : un traitement juste des différends entre individus, une compassion envers autrui à l’image de l’amour de soi, l’interdiction de toute médisance portant préjudice à autrui, l’obligation d’assurer une vie matérielle décente aux plus nécessiteux, la défense des opprimés, le respect du cycle naturel de la terre par sa mise en jachère tous les sept ans, etc.
Ces dispositions nous paraissent à nos yeux de Modernes des évidences, mais outre leur caractère précurseur dans la Torah, il faut bien prendre en compte le fait qu’elles fondent toutes le droit sur la morale, alors que c’est souvent l’inverse qui prévaut aujourd’hui, point de vue selon lequel Ne serait amoral, et donc condamnable que ce qui s’écarte du droit. La nuance peut paraitre ténue, mais elle est néanmoins fondamentale. Par exemple, elle permet d’éclairer quelques débats concernant l’évolution du droit sur des questions sensibles pour la société, comme l’équilibre à trouver entre libertés individuelles et responsabilité collective, celle-ci devant parfois rogner sur celles-là, au nom d’un bien commun supérieur.
La prescription d’une responsabilité morale, individuelle et collective, où chacun est responsable de ce qui arrive aux autres, est ainsi une force motrice considérable qui fait partie intégrante du pacte d’Alliance, dont on peut faire découler les bienfaits.
Les bienfaits de l’Alliance : quels signes ?
Pour commencer, on pourrait se poser la question préalable : pourquoi Dieu a-t-il passé une Alliance avec des humains ?
Jonathan Sacks à cette question apporte la réponse suivante : « À cette question, le Judaïsme apporte une réponse d’une beauté insurpassable. Dieu a foi en l’homme. Même si cette foi a souvent été abusée, pour ne pas dire trahie, Dieu fait preuve d’une patience infinie… Quels que soient nos actes d’insubordination, Il ne se sépare jamais de la possibilité que nous puissions changer… Quoiqu’elle soit perdue, Il ne cesse de croire qu’un jour nous retrouverons notre foi envers Lui. Car dans Sa Torah, il nous a donné une boussole, un code, un guide, une voie à suivre. Une poignée d’individus justes suffit pour justifier sa foi en l’humanité », Deuteronomy, Haazinou, pp. 328-329.
Ce renversement de perspective, à savoir la foi inébranlable de Dieu en l’homme, et non la foi branlante de l’homme en Dieu, signerait à lui seul, les bienfaits de l’Alliance du Sinaï. Non seulement, ce reversement préfigure de manière éclatante la possibilité du repentir dans le devenir humain (תשובה/Téchouva), mais surtout il illustre le rôle de la Torah, en tant que boussole qui guide l’homme dans sa tentative d’édifier sur terre une société juste, où s’équilibrent ordre et liberté. Mais surtout, l’assignation faite aux Hébreux d’être une nation juste, préfigure le destin adressé à l’humanité entière de parvenir à la conscience universelle de sa responsabilité et de sa dépendance vis-à-vis d’un Créateur bienveillant commun.
Par ailleurs, le texte du Chema’ Israël, répété près de 100 fois dans le Deutéronome, loin d’être seulement une injonction proclamant l’unité de Dieu, peut être compris comme une invitation à « entendre », à comprendre le sens général de l’unité de Dieu et de ses commandements. L’unité divine ne renvoie-t-elle pas à la nécessaire unité du peuple, partenaire de Dieu dans l’Alliance ? D’autant plus que cette unité collective ne nie nullement, ni la singularité des personnes, ni l’autonomie individuelle, bien au contraire. Jonathan Sacks nous invite à entendre la récitation par chacun du Chema’ Israël comme étant l’écoute de sa propre voix intérieure, exprimant sa dépendance au Dieu Un.
Dans un commentaire (Deuteronomy, Va’ethanan, p. 66-67), l’auteur nous invite à réfléchir sur les multiples sens auxquels donne lieu la racine trilitère ch-m-‘a du mot Chem‘a : diriger son attention, entendre, comprendre, intérioriser, répondre, etc. Il ajoute que le verbe hébreu לשמע (lichmo‘a/entendre), dont dérive le mot Chema, car composé des mêmes racines ch-m-a, exprime une idée fondamentale : « L’existence du verbe lichmo’a nous apprend que la Bible, en dépit de son extrême polarisation sur les commandements divins, n’est pas l’expression d’une foi aveugle, irréfléchie, qui ne met pas en question l’obéissance…Bien que certains ne l’accordent pas, la plupart des Juifs pensent que ces commandements nous ont été donnés par Dieu pour notre bénéfice et nullement pour le Sien », Deuteronomy, Va’ethanan, p.67.
En troisième lieu, pour comprendre pourquoi Dieu, symbole d’amour et de compassion (רחמים/ra‘hamime) est également Dieu symbole de sévérité dans la Loi (דין/dine), Jonathan Sacks offre une intéressante explication par analogie : de même qu’en physique quantique, on ne peut mesurer simultanément la position et la vitesse d’un corps, alors même que ces deux notions sont essentielles et solidaires, Dieu n’exerce pas simultanément ses deux attributs, amour et rigueur. Mais, comme en physique, le Dieu d’amour et le Dieu de justice vont toujours de pair dans la Torah, car les deux attributs divins permettent de favoriser le bien au détriment du mal. L’image est celle d’un père qui, tout en aimant son fils, le punit parfois : ce sont là deux fonctions paternelles complémentaires. Jonathan Sacks le dit fort bien dans Dieu n’a jamais voulu ça : « c’est le refus de disjoindre ces deux aspects qui a permis au monothéisme d’avoir dans ses bons moments, une influence humanisante et civilisatrice », p. 91.
Un dernier exemple de bienfait de l’Alliance du Sinaï, invoqué par Jonathan Sacks, montre que l’amour seul ne peut servir de guide à la vie des Hébreux, car il contrevient parfois à la justice. Un exemple extrait de la Paracha Ki-Tetseh (Deutéronome, 21 : 15-17) le montre : si un homme a deux fils avec deux femmes différentes : l’aîné avec la femme qu’il aime moins et le cadet avec celle qu’il aime davantage, le droit d’aînesse doit l’emporter sur l’amour ; ce qui implique que l’aîné bénéficie du traitement de faveur dans l’héritage, quel que soit l’amour que le père porte à la mère qui l’a enfanté. Mais comment expliquer alors que cette règle n’ait pas été suivie par Jacob ? Car Jacob a eu deux femmes, Léa d’abord puis sa sœur Rachel, cette dernière étant sans conteste vers qui allait sa préférence. L’aîné de Jacob, Ruben, fut conçu avec Léa, et bien plus tard, Rachel, sa seconde femme, enfanta Joseph. Le cadet Joseph hérita de son père Jacob la part qui aurait dû revenir à son aîné Ruben.
Dans l’un de ses commentaires (Deuteronomy, Ki Tetzeh, pp. 183-187), Jonathan Sacks livre deux explications.
La première, assez classique : les prescriptions de la Torah ne s’appliquaient pas encore à l’époque des Patriarches.
La deuxième explication se réfère au lien qu’établit la Torah entre Droit et Histoire. Alors qu’habituellement, ce sont deux approches indépendantes, le Droit répondant à la question : Que faire ? l’Histoire à la question : Que s’est-il passé ? la Torah établit un lien indissoluble entre ces deux approches : l’Histoire fournit toujours l’expérience qui influe sur le Droit, ce qui implique en particulier que la conception de la Justice puisse évoluer en fonction de l’histoire des événements passés. L’auteur le dit clairement : « Une partie substantielle des lois bibliques, par exemple, émerge de l’expérience des Israélites en Égypte, comme pour dire : Voici ce dont ont souffert nos ancêtres en Égypte ; ne faites donc pas pareil », Deuteronomy, Ki Tetzeh, p. 187.
Cela implique que la vérité jaillit souvent de l’expérience et que la justice doit tenir compte des leçons de l’histoire. La Torah considère ainsi que la connaissance du passé offre un guide précieux pour les choix futurs. De sorte que, loin de respecter la notoriété due aux Patriarches, le verset de Ki Tetseh dans le Deutéronome instaure (ou restaure) le droit d’aînesse.
Autrement dit, l’amour de Jacob pour sa femme Rachel et pour son fils Joseph, ne peut justifier que soit détournée l’application du droit d’aînesse. C’est encore cette leçon qui permet de comprendre le lien entre les récits et les commandements, que nous retenons parmi les bienfaits de l’Alliance.
Mais si les bienfaits de l’Alliance pour l’homme sont dispensés en abondance, il faut encore, pour pouvoir en jouir, que soient mis en œuvre et respectés les principes d’organisation collective qui résultent de cette Alliance du Sinaï, et donc de la Torah elle-même.
Quelques principes d’organisation politique de l’Alliance du Sinaï
Il est difficile d’établir la liste exhaustive des principes d’organisation politique, déduits de l’Alliance. Néanmoins, nous retiendrons, à la suite de Jonathan Sacks, quatre principes importants A/la séparation des pouvoirs politique et religieux
B/la justice comme mode de résolution des conflits
C/le respect de l’étranger
D/le rejet du dualisme assimilant le bien aux valeurs des Hébreux et le mal aux valeurs des autres communautés.
Loin de représenter la totalité des principes d’organisation politique issus de l’Alliance du Sinaï, cette sélection permet de passer en revue quatre grandes catégories principielles qui sont au cœur de la Torah.
Séparation des pouvoirs politique et religieux
En tout premier lieu, il convient de bien noter que l’Alliance du Sinaï ne promeut absolument pas un judaïsme politique, c’est-à-dire un système où les pouvoir politique et religieux seraient confiés aux mêmes agents, mais bien plutôt un système différent, où religion ET politique doivent absolument rester séparés et indépendants. D’emblée, en effet, l’Alliance pose que les pouvoirs politiques et religieux sur terre doivent être placés en des mains différentes. La raison est très claire : la distinction des ordres temporel et spirituel, est essentielle, ne serait-ce que pour respecter la transcendance divine et prévenir l’idolâtrie d’un pouvoir temporel qui serait tenté de rivaliser avec Dieu.
Cette distinction originelle entre le religieux et le politique est une caractéristique suffisamment importante dans l’histoire humaine, pour devoir être soulignée de prime abord. Pour la justifier, Jonathan Sacks se réfère à la théorie dite des trois couronnes (Deuteronomy, Shofetim, pp. 151-156), énoncée dans le Pirqé Avot (Traité des Pères, ch. 4, Michna 13) : « Rabbi Shimon, fils de Yohaï, dit : Il y a trois couronnes : la couronne de la Torah, la couronne de la prêtrise et la couronne de la royauté ».
Ces couronnes doivent absolument rester séparées. La couronne de la Torah représente le pouvoir de Dieu. Les couronnes de la prêtrise et de la royauté représentent les deux dimensions du pouvoir temporel, respectivement le pouvoir religieux et le pouvoir politique, qui doivent eux-mêmes être séparés.
Sacks rappelle que les quatre statuts qui interviennent dans l’organisation politique de la nouvelle société, à savoir le roi (מלך/Mélèkhe), le juge (שופט/Chofète), le prêtre (כוהן/Cohen), et le prophète (נביא/Navi) ont pour initiales les lettres qui composent le mot hébreu משכן/Michkane, dont on rappelle qu’il désigne le sanctuaire abritant l’Arche et qu’il est censé être la demeure de Dieu au sein du peuple.
Ainsi, les quatre lettres du mot מ/ש/כ/ן (Michkane) symbolisent les quatre statuts prescrits pour l’organisation de la vie publique : la lettre mème/מ de מלך, lalettre chine/ש de שופט, la lettre kaf/כ de כוהן, et la lettre noune/נ de נביא. Cette symbolique souligne à la fois la répartition fonctionnelle entre les quatre statuts de l’ordre temporel et leur dépendance ultime à l’Être Suprême, par le biais de Son Alliance avec le peuple.
À qui revient alors le pouvoir politique ?
La Torah ne répond pas de manière explicite à cette question. Mais s’il convient de rappeler qu’il n’existe pas de pouvoir supérieur à celui de Dieu, Jonathan Sacks fait remarquer qu’on emploie à tort le terme de théocratie pour désigner ce régime où le pouvoir suprême est celui de Dieu. Dans une théocratie, l’exécutif est nécessairement sous la coupe du religieux. Ce terme n’est donc pas approprié pour le judaïsme, car la Torah prescrit que les détenteurs du pouvoir politique soient totalement indépendants des détenteurs du pouvoir religieux, ce qui, selon Jonathan Sacks, annoncerait en partie les transformations politiques majeures apparues en Europe, à partir du XVIIIème siècle. Comme les prêtres n’exercent aucun pouvoir politique, et que les politiques n’ont aucun pouvoir religieux, il propose plutôt le terme de « nomocratie » (Deuteronomy, Re’eh, p. 122), pour bien signifier que le pouvoir suprême appartient non aux hommes, mais à la Loiqui s’incarne en chacun. La symbolisation de la Loi dans l’Alliance serait ainsi le résultat d’un partenariat entre un sujet tout puissant – Dieu – et les membres d’une collectivité, celle des Hébreux en la circonstance.
Peut-on parler de monarchie, au vu du régime politique en vigueur à certaines périodes de l’histoire biblique ? Dans l’un de ses commentaires (Deuteronomy, Shofetim, pp. 163-167), Jonathan Sacks montre l’ambigüité que la Torah décèle dans la monarchie. Certes, le peuple a la possibilité de se doter d’un roi, s’il le demande, mais ceci n’est qu’une possibilité, et elle ne semble pas des plus recommandées. L’exégète rappelle à cet effet deux épisodes bibliques où, une requête populaire quémandant un roi pour diriger le peuple, « comme les autres peuples », a successivement été adressée à un Prophète (Samuel), puis à un Juge (Gédéon). Tous les deux ont rejeté la requête.
Il est utile de rappeler ce qui s’est passé au temps du prophète Samuel (Samuel, I) car cela illustre une fois de plus la différence entre un contrat social et l’Alliance du Sinaï. En demandant un roi, le peuple abandonnait en quelque sorte ses droits, en les transférant à une autorité centrale, en l’occurrence le roi. Celui-ci aurait été ainsi investi d’une double fonction : être responsable de l’ordre à l’intérieur du pays et défendre le royaume contre ses ennemis. Le prophète Samuel fit remarquer aux requérants que ce n’était pas du tout conforme aux principes de l’Alliance du Sinaï, selon lesquels ces deux fonctions devaient être assurées par le peuple lui-même, et non déléguées à un tiers. En demandant un roi, le peuple renonçait donc à l’esprit de l’Alliance du Sinaï. Jonathan Sacks déduit de cet épisode, la différence essentielle entre un contrat social et une alliance sociale telle que l’est l’Alliance du Sinaï. Un contrat social est une délégation de pouvoir, donnée par des mandants (le peuple) à un mandataire (le roi par exemple), le bénéfice de la délégation étant réparti entre les deux parties. Une alliance sociale est une relation entre deux parties, chacune respectant l’intégrité de l’autre, tout en faisant confiance au partenaire pour réaliser ensemble, ce qu’aucune partie de l’alliance ne pourrait réaliser seule. Ainsi l’Alliance du Sinaï s’apparente beaucoup plus à une alliance sociale qu’à un contrat social.
Jonathan Sacks fait également remarquer que si la Torah ne détaille pas les pouvoirs du roi, il n’en demeure pas moins que les restrictions posées à son autonomie sont bien présentes. En particulier, les limites du pouvoir royal interdisent au roi d’être grand-prêtre et même de pouvoir nommer un grand-prêtre.
Retenons également que le statut de roi n’a jamais été de droit divin.
Le pouvoir religieux est lui-même réparti entre deux catégories d’agents, les prêtres et les prophètes.
Le prêtre est un médiateur entre Dieu et chaque membre de la communauté.
Il assure deux fonctions :
a/ veiller à ce que les règles de pureté et d’impureté soient bien satisfaites.
b/ être le garant du bon fonctionnement des cultes et des rituels sacrificiels dans le Tabernacle (משכן/Michkane), et plus tard dans le Temple.
De son côté, le prophète est un médiateur entre Dieu et la société dans son ensemble.
Notamment, le prophète anticipe les conséquences, souvent négatives, des choix des dirigeants.
De plus, en tant qu’émissaire de Dieu, le prophète n’est pas issu d’une caste spécifique, comme l’est le grand-prêtre : seuls son charisme personnel et sa capacité à recevoir et interpréter les messages divins qui lui sont envoyés le désignent comme prophète.
Encore faut-il pouvoir distinguer le vrai du faux prophète, question à laquelle Jonathan Sacks consacre un des commentaires de Deutéronome 16:18-21:9. (Deuteronomy, p. 157).
Par ailleurs, Jonathan Sacks estime que la différence essentielle entre un prêtre et un prophète, est que le premier applique la parole de Dieu dans sa dimension éternelle, atemporelle pourrait-on dire, tandis que le second applique la parole de Dieu, dans sa dimension historique, dépendant donc de la situation qui prévaut au moment précis où il intervient.
Enfin, les pouvoirs politique et religieux ne sauraient se passer du pouvoir judiciaire.
La justice comme mode de résolution des conflits
La Paracha Yitro (Exode, 18 : 1- 20 : 23) enseigne comment Moïse a appris par son beau-père Jethro les vertus de la délégation de pouvoir en matière d’application du droit, notamment l’arbitrage des conflits interpersonnels. Selon le conseil qu’il donne à son beau-fils, le pouvoir d’arbitrage gagne à être délégué à des juges spécialisés, indépendants du politique et du religieux.
Quel est le sens de cette délégation consentie par Moïse aux juges ? Pour y répondre, Jonathan Sacks fait d’abord une intéressante observation en reprenant les termes par lesquels Jethro débute son conseil à son beau-fils : « Ce que vous faites n’est pas bon ». L’expression לא טוב (lo tov/ce n’est pas bon) n’apparaît dans la Bible que dans une seule autre circonstance (Genèse, 2 : 18), lorsque Dieu juge en lui-même qu’il n’est pas bon que l’homme reste seul (Exodus, Yitro, p. 128). L’auteur en déduit un axiome de l’anthropologie biblique : on ne peut gouverner seul de la même manière qu’on ne peut vivre seul.
Cela permet à Jonathan Sacks de montrer que cette délégation de pouvoir judiciaire, de Moïse à des juges indépendants, n’a pas seulement pour objectif de conduire à une efficacité accrue ; elle est également et surtout un mode de résolution pacifique des conflits. Elle assigne au juge la mission de trouver un compromis acceptable par les parties concernées (Exodus, Yitro, pp. 128-130).
Selon Jonathan Sacks, l’idée de justice en tant que recherche du compromis a été mise en avant par le Rabbi Naftali Tsvi Yehuda Berlin (dit le Netsiv), se référant lui-même à ce que les sages du Talmud ont appelé bitsoua (TB Sanhedrin, 6b) et qui deviendra plus tard pechara/compromis. La justice, telle qu’elle est rendue par des juges-arbitres essayant de trouver un compromis équitable et acceptable par les deux parties, serait ainsi, nous dit Jonathan Sacks, infiniment supérieure à une justice qui ne ferait qu’appliquer strictement un code halakhique. Ainsi, une véritable justice civile devrait provenir de la sagesse d’un juge qui, ignorant à priori laquelle des deux parties a raison et laquelle a tort, cherche avant tout à faire admettre aux deux parties un compromis équitable.
Une justice qui cherche des compromis équitables et acceptables serait donc un moyen de résolution des conflits sociaux, afin de parvenir à la paix sociale. Faire coïncider la justice et la paix, voilà nous dit Jonathan Sacks, un des grands principes implicites de l’Alliance du Sinaï. Non seulement la justice est le rouage au travers duquel s’établit la confiance, mais son exercice nécessite de subtils arbitrages pour préserver la paix sociale.
Le respect de l’étranger
Un troisième principe porte sur le respect de l’étranger. Moïse ordonne à la nouvelle génération d’Hébreux, sur le point d’entrer sur la Terre Promise, de ne pas haïr l’étranger, notamment l’Iduméen et l’Égyptien : « N’aie point en horreur l’Iduméen car il est ton frère, n’aie pas en horreur l’Égyptien, car tu as séjourné dans son pays. Les enfants qui naîtront d’eux, dès la troisième génération, pourront être admis dans l’assemblée du Seigneur », Deutéronome 23 : 7-8.
L’étrangeté de ces deux versets provient du fait qu’après avoir reconnu la tyrannie des Égyptiens envers les Hébreux, et après avoir proclamé que cet événement ne devait jamais être oublié, voilà que les versets cités recommandent la clémence bienveillante, pour ne pas dire de la gratitude, à leur égard ! Les commentaires de Jonathan Sacks (Deuteronomy, Ki Tetsé, pp. 201-217) sont consacrés à expliquer cette apparente inconséquence.
La première explication invoquée par l’auteur est que, pour être libres dans la société nouvelle, il faut d’abord que les Hébreux se débarrassent de la haine accumulée à l’égard de la société d’où ils viennent. Car la haine ne peut s’accommoder avec la liberté ; elle ne peut donc être une force motrice dans la société nouvelle que prescrit l’Alliance du Sinaï. C’est un message très fort qui résonne particulièrement à nos oreilles d’aujourd’hui. Après l’horreur de la Shoah et la défaite allemande lors de la seconde guerre mondiale, réapprendre collectivement à vivre avec les Allemands, s’est avéré crucial aussi bien pour Israël que pour la construction européenne !
La deuxième explication est scandée tout au long de la Bible : ne jamais oublier que nous avons été esclaves en Égypte. C’est en accomplissant la mission de bâtir une société alternative à celle de l’Égypte, que la mémoire de notre séjour en Égypte reste pérenne.
Cela signifie qu’il ne s’agit pas de faire aux étrangers en terre de Canaan, ce que Pharaon a fait aux Hébreux en Égypte mais, bien au contraire, de déduire de ce que l’Égypte a fait subir aux Hébreux, l’obligation de ne pas agir de même, une fois l’indépendance acquise. A nouveau, c’est une dimension importante de la conscience collective qu’appelle l’Alliance du Sinaï. Le respect de l’étranger en terre de Canaan est rappelé sans cesse : il devra bénéficier des mêmes droits que les nouveaux habitants de Canaan.
En témoigne le fait que, selon Jonathan Sacks, « le cœur du système de valeurs biblique consiste en ce que les cultures, comme les individus, doivent être jugés selon leur capacité à prendre soin des gens, par-delà les limites familiales, tribales, ethniques et nationales », Dieu n’a jamais voulu ça, p. 165. C’est dire combien le respect de l’étranger occupe une place majeure dans l’échelle des valeurs de l’Alliance.
Cependant un paradoxe apparent subsiste : comment expliquer que, d’une part, il faille respecter l’étranger, parce qu’on a été soi-même étranger en Égypte, et d’autre part, qu’il faille combattre à tout jamais les descendants d’Amalek, injonction permanente ? Il y a là une différence de traitement notoire entre Égyptiens et Amalécites !
Une fois encore, Jonathan Sacks résout avec élégance cette question (Deuteronomy, Ki Tetsé, pp. 213-217). Il distingue ce qu’il appelle une haine motivée, qui pourrait à la rigueur se comprendre (qualifiée de rationnelle), d’une haine gratuite, donc incompréhensible (qualifiée d’irrationnelle).
La haine de Pharaon à l’égard des Hébreux pouvait se comprendre, car il craignait que les Hébreux, dont le nombre ne cessait de croître, ne s’allient un jour à des ennemis de l’Égypte pour venir à bout de l’empire (Exode, 1 : 9-10). Cette crainte était certes infondée, mais elle n’en était pas moins compréhensible. Elle doit donc être combattue, non par les armes, mais en expliquant pourquoi elle est infondée. Tel n’est pas le cas vis-à-vis d’Amalek : les Amalécites sont des traîtres à l’égard d’Israël, qu’ils attaquent par surprise à Refidim (Exode, 17, 8). Il n’y avait là aucune raison, objective ou même imaginaire qui pût expliquer la haine des Amalécites à l’égard des Hébreux. Cette haine était purement gratuite. Dans ces conditions, aucun remède à une telle haine, qualifiée d’irrationnelle, n’est possible et c’est la raison pour laquelle le maintien d’une vigilance accrue à l’encontre des Amalécites est édicté.
« Le bien, c’est nous, le mal, c’est eux »
Enfin un quatrième principe important, issu de l’Alliance du Sinaï : il ne faut surtout pas identifier le bien aux valeurs de notre groupe d’appartenance et le mal aux valeurs des autres groupes. C’est pourtant ce que fait le dualisme. Plutôt que de considérer que le bien et le mal sont tous deux simultanément présents chez tout un chacun, les humains ont souvent tendance à identifier le bien aux valeurs de leur propre groupe d’appartenance et le mal à celles d’un autre groupe.
L’Histoire abonde de situations où des guerres sont menées par des groupes, entièrement persuadés qu’ils incarnent le bien, au point qu’ils veulent le diffuser à d’autres groupes, fût-ce en usant de la plus grande violence. Ces guerres se mènent sous l’étendard de ce que Jonathan Sacks appelle la guerre au mal, pensée par ceux qui la mènent, comme une guerre juste, au nom de leurs propres valeurs censées incarner le bien. Le Rav Sacks désigne, dans Dieu n’a jamais voulu ça, cette vision extrême du dualisme par l’expression de mal altruiste : « L’opposition binaire est l’une des catégories fondamentales de notre appréhension du monde ; mais si l’on divise l’humanité en deux camps absolus, celui du bien et celui du mal, alors on en vient forcément à voir son propre camp comme celui du bien et l’autre comme celui du mal. Le mal cherche forcément à détruire le bien, donc nos ennemis cherchent forcément à nous annihiler. Ainsi va le dualisme pathologique, qui mène tout droit au mal altruiste et à ses conséquences assassines », p. 92.
Le dualisme est contraire à l’éthique de l’Alliance du Sinaï. Pour bien le montrer, Jonathan Sacks se réfère à deux épisodes qui ponctuent l’histoire des deux frères rivaux, Jacob et Esaü.
Dans le premier épisode, il compare deux bénédictions : la bénédiction qu’Isaac pensant être face à Esaü, donne à Jacob, avec celle qu’Isaac donne au vrai Jacob, avant que celui-ci ne quitte le domicile familial pour rejoindre celui de son oncle Laban. Dans la bénédiction-tromperie (Genèse, 27 : 27), Isaac souhaite au béni à la fois richesse (« Puisse le Seigneur t’enrichir de la rosée des cieux et des sucs de la terre ») et pouvoir (« Que des peuples t’obéissent ! Que des nations tombent à tes pieds ! Sois le chef de tes frères, Et que les fils de ta mère se prosternent devant toi »).
Dans la seconde bénédiction qu’Isaac délivre à Jacob (Genèse, 28 : 3-4), sans se méprendre cette fois sur l’identité de celui qu’il bénit vraiment, en toute connaissance de cause, il n’est plus question de richesse ni de pouvoir, mais simplement de descendance (« Le Dieu tout-puissant te bénira, te fera croître et multiplier, et tu deviendras une congrégation de peuples ») et de terre (« Et il t’attribuera la bénédiction d’Abraham, à toi et à ta postérité avec toi, en te faisant possesseur de la terre de tes pérégrinations, que Dieu a donnée à Abraham »).
De la différence entre ces deux bénédictions, on déduit que analyse la bénédiction-tromperie qu’Isaac réservait à son ainé Esaü était celle qu’Isaac savait convenir au mieux à son fils bien-aimé Esaü, homme ambitieux et conquérant, qui appréciait tout autant la richesse que le pouvoir. De la sorte, Isaac reconnaissait les qualités intrinsèques de son fils aîné tandis que la bénédiction qu’Isaac donne à Jacob – en étant bien conscient cette fois de l’identité de celui qu’il bénit-, est conforme à l’Alliance conclue entre Dieu et Abraham, dans laquelle celui-ci se voyait promettre une nombreuse descendance et une terre nouvelle.
L’exégète en tire une double conclusion.
D’une part, la deuxième bénédiction établit Jacob comme véritable héritier de l’alliance initialement conclue.
D’autre part, l’attitude d’Isaac est aux antipodes de tout dualisme : Isaac aimait certes beaucoup son enfant chéri Esaü, mais comme un père devrait aimer son fils, c’est-à-dire pour ce qu’il est.
Cette attitude explique d’ailleurs qu’Esaü portait en retour à son père le même amour que celui-ci lui prodiguait. Ainsi, loin de traduire un quelconque jugement de valeur, il s’avère que la différence de tempérament entre Jacob et Esaü, différence que connaissait et appréciait Isaac, est une réalité qui rend compte bien plus de la diversité entre les deux frères que d’une supériorité de l’un sur l’autre.
Cette analyse suggère qu’il s’agit pour les Hébreux de construire une société dont les valeurs soient totalement différentes de celles qu’ils viennent de quitter, sans pour autant que cela n’implique, ni une assimilation des Hébreux au bien, ni celle des autres au mal. Au sein de chaque société, coexistent le bien et le mal.
La Torah ne cesse de nous le rappeler et c’est la raison pour laquelle elle exige des Hébreux un comportement éthique exemplaire, à la fois sur les plans individuel et collectif : il ne s’agit nullement de s’abriter derrière l’invocation de la Providence divine pour se croire détenteur du bien !
Le second épisode est celui de la scène des retrouvailles et de la réconciliation des deux frères. Comment expliquer tous les signes d’humilité dont fait montre Jacob face à son frère, alors même qu’il avait reçu, à deux reprises, la promesse de la protection divine ?
Une première fois, Dieu, dans un rêve, avait assuré à Jacob qu’il veillerait sur chacun de ses pas (Genèse : 28, 15).
Une deuxième fois, Jacob mène un combat nocturne avec l’ange, à l’issue duquel celui-ci lui attribue un nouveau nom au vainqueur, Israël (Genèse : 32 : 25-31).
Ainsi protégé par la bienveillance divine, Jacob aurait dû se sentir invincible. Au lieu de quoi, lors de sa rencontre avec Esaü, Jacob ne cesse de manifester des signes d’humilité, de reconnaissance et d’allégeance, au point de voir dans le visage de son frère le visage de Dieu.
Certes, Jacob redoutait d’autant plus ces retrouvailles qu’il se sentait coupable d’avoir volé à son frère la bénédiction paternelle ; Jacob rendait (enfin) à Esaü la bénédiction qu’il lui avait volée, il y a si longtemps. Les troupeaux qu’il lui envoyait représentaient bien la richesse, qualité dont il savait son frère friand, tandis que les prosternations étaient les signes de soumission un pouvoir, auquel Jacob savait que son frère tenait également (Dieu n’a jamais voulu ça, pp. 183 et 188).
On peut donc voir dans le combat nocturne avec l’ange, un combat existentiel de Jacob avec lui-même. Qui suis-je, se demande-t-il dans son rêve ? Un homme qui veut ressembler à Esaü, au point de lui avoir volé la bénédiction qui lui était destinée, ou bien un homme appelé à un autre destin ? L’issue du rêve, où son nom devient Israël, lui fait comprendre que c’est la seconde voie qu’il doit emprunter.
Au travers de ces deux récits, se trouvent ainsi affirmées deux vertus morales, importantes pour l’Alliance, être soi plutôt que de vouloir être autre, tout en reconnaissant les mérites de l’autre plutôt que de lui témoigner du mépris. C’est bien là, une fois encore, le refus du dualisme.
Jonathan Sacks le dit de manière fort éloquente dans Dieu n’a jamais voulu ça : « La paix advient lorsque nous apercevons notre reflet dans le visage de Dieu et que nous nous défaisons du désir d’être quelqu’un d’autre », p. 184. Il le redit, plus loin, à propos du peuple de l’Alliance : « La force d’Israël ne réside pas dans sa propre puissance, mais dans une puissance qui transcende toutes les puissances terrestres, et la richesse qu’il accumule n’est pas matérielle, mais spirituelle, toute d’esprit et de cœur », p. 189.
Quelques idées-clés pour conclusion
A l’issue de cette lecture, quelques idées-clés peuvent être retenues.
Premièrement : l’Alliance du Sinaï partage avec les constitutions des pays démocratiques, apparues bien plus tard, un trait commun important, celui de reposer sur l’adhésion du peuple. L’engagement du peuple hébreu à accepter l’Alliance avec Dieu est en effet originel. Il se retrouve dans les constitutions politiques ultérieures qui énoncent dès leur préambule, qu’elles sont écrites « au nom du peuple ». Évidemment, l’engagement des Hébreux dans le Sinaï et celui des citoyens dans les constitutions modernes, ne dérivent pas de la même source. L’engagement des Hébreux se fait au nom de l’Alliance avec Dieu, tandis que celui des citoyens modernes s’établit au nom de valeurs auxquelles ils ont eux-mêmes consenti, après qu’ils ont délégué à leurs représentants leur propre pouvoir, conférant à ces derniers la responsabilité de la vie collective selon la dynamique propre à leur histoire. C’est toute la différence entre une alliance et un contrat social. Dans une alliance, les citoyens conservent leur propre responsabilité, tandis que dans un contrat social les citoyens transfèrent la responsabilité à leurs mandants.
Cela explique – deuxièmement – que l’engagement au nom de l’Alliance du Sinaï soit éternel, tandis que celui qui s’opère au nom de la constitution varie au gré de l’Histoire. À la différence des constitutions civiles qui règlent les sociétés démocratiques, l’Alliance du Sinaï ne propose pas de structure verticale au sein du pouvoir politique des hommes, le pouvoir de Dieu étant collectivement reconnu au-dessus de tous les autres pouvoirs.
Troisièmement : l’Alliance du Sinaï fournit un moyen de dépasser la rivalité fraternelle, dont on sait qu’elle occupe pourtant une place considérable dans l’Histoire, notamment entre les trois religions monothéistes. Est-ce une caractéristique indépassable ?
Cette rivalité fraternelle a souvent été attribuée aux croyances religieuses, ce qui justifierait le processus de sécularisation adopté en réaction aux violences : en réduisant le rôle des religions, on diminuerait cette violence.
Jonathan Sacks propose une lecture différente : il est possible de dépasser les rivalités fraternelles, non pas en les niant, mais en leur substituant une compréhension plus subtile, mettant l’accent sur ce qu’elles partagent en commun. Aux yeux de Jonathan Sacks, l’aspect essentiel de l’Alliance du Sinaï est qu’elle attribue une influence déterminante à l’éthique individuelle et collective dans la vie politique. Ce point pourrait rapprocher les fidèles des trois religions.
Reprenons, dès lors, les deux questions majeures qui sous-tendent Covenant and Conversation:
- Dans quelle mesure l’Alliance du Sinaï se différencie-t-elle de la notion de contrat social, qu’ont cherché à explorer divers courants de la philosophie politique moderne ?
Dans un contrat social, les hommes délèguent leur pouvoir à des représentants et perdent du coup la responsabilité de ce qui advient à la société dans son ensemble. Dans une alliance sociale, telle que l’Alliance du Sinaï, les hommes sont eux-mêmes responsables de la société qu’ils construisent, au nom des valeurs édictées dans la relation de transcendance avec Dieu. Cette différence fondamentale étant mise à part, il est néanmoins permis de penser que l’Alliance du Sinaï partage avec certains travaux de philosophie politique à la base du contrat social, une préoccupation commune, à savoir la recherche d’un moyen de parvenir à une société d’hommes libres, vivant dans une collectivité plus ou moins consciente de ses responsabilités. Encore faut-il que la collectivité soit porteuse de valeurs à partager, plutôt qu’elle ne se divise en factions qui s’opposent pour ne reconnaître que l’opinion majoritaire qui s’exprime au travers d’un vote.
De plus, il faut bien reconnaître que la religion est loin de constituer la seule explication à l’existence de valeurs communes. L’auteur estime en effet que la distinction que font la plupart des travaux de philosophie politique entre le bien et le mal, notions implicites mais néanmoins essentielles, ne trouve pas nécessairement son origine dans la croyance religieuse. Les approches contemporaines tendent plutôt à montrer que l’origine d’un contrat social se trouve dans le fait que, vivant en groupes, les humains sont amenés à adopter des comportements, des règles et des institutions qui les protègent collectivement. Pour assurer leur survie dans un groupe, les humains ont ainsi recours à des stratégies de plus en plus élaborées, depuis l’édification d’un langage approprié permettant de comprendre ce qui affecte collectivement le groupe, jusqu’à un ensemble de stratégies favorisant la survie du groupe, tels que des institutions, des constitutions, des révolutions, des guerres, etc.
Tous ces expédients sont des moyens plus ou moins explicites qui servent à construire des identités collectives. Au cours de l’évolution, chaque groupe humain a pu ainsi s’élargir considérablement, depuis la forme originelle de la parentèle, jusqu’à la formation de nations et de grandes fédérations nationales partageant des valeurs communes. Chaque contrat social serait ainsi issu de ces transformations successives. Si on retient cette lecture politique contemporaine du contrat social, force est de reconnaître, une fois de plus, qu’elle s’écarte sensiblement de celle promue par l’Alliance du Sinaï. Un contrat social est issu de prérogatives humaines, nécessairement variables au cours du temps, alors que l’Alliance du Sinaï procède d’une reconnaissance par le peuple d’une inaltérable souveraineté divine.
Distinctes, ces deux modalités du politique ne sont cependant pas incompatibles car la liberté humaine et un ordre social juste vont de pair lorsqu’ils se fondent sur la morale individuelle et la responsabilité collective.
- La seconde question est plus embarrassante : L’apprentissage de l’être en commun que préconise l’Alliance du Sinaï nécessite-t-il un Être Commun, un Dieu, avec qui le peuple hébreu a contracté cette Alliance?
La réponse que donnent les sociétés sécularisées est un non catégorique.
Mais là encore, il est permis de s’interroger : un tel déni ne serait-il pas dû à une lecture par trop restrictive du message de l’Alliance du Sinaï : « Dans les textes mosaïques, et donc dans le Judaïsme, la spécificité (de l’Alliance) est sans précédent. Au lieu d’être un document politique séculier, elle est devenue la trame théologique fondamentale au travers de laquelle la relation entre Dieu et l’humanité peut être comprise », Deuteronomy, p. 58.
L’Alliance du Sinaï n’est pas particulariste ; elle ne concerne donc pas seulement le peuple d’Israël, puisqu’elle préfigure un message universel qui concerne l’humanité entière. Si l’on devait, d’un mot, en résumer l’esprit général, on pourrait dire que non seulement la référence à l’Être Commun apporte une contribution essentielle à la constitution d’une éthique individuelle et d’une responsabilité collective, mais encore que l’Alliance du Sinaï, correctement interprétée, ouvre des possibilités de coexistence entre les différents monothéismes, capables de mettre fin à leurs fraternelles rivalités, car l’Alliance s’exprime au travers de relations, dans lesquelles, chacun d’entre nous, grand ou petit, a un rôle à jouer.
Références bibliographiques
Œuvres de Jonathan Sacks
- Covenant and Conversation, cinq volumes publiés chez OuPress, Maggid Books, entre 2009 et 2019.
Genesis, בראשית, The book of Beginnings, le livre des débuts, naissance des enfants d’Israël, depuis des destinées individuelles jusqu’à la formation d’une collectivité familiale.
Exodus, שמות, The book of Redemption, le livre de la délivrance, naissance d’une nation, depuis la délivrance de la servitude jusqu’à l’Alliance du Sinaï.
Leviticus, ויקרא, The book of Holiness, le livre de la sainteté, objectif de faire des enfants d’Israël une nation sainte.
Numbers, במדבר, The Wilderness Years, Les années arides, naissance dans le désert d’une conscience et d’une morale collective avant d’accéder à la Terre Promise;
Deuteronomy, דברים, Renewal of the Sinai Covenant, Renouvellement de l’Alliance du Sinaï dans le discours de Moïse.
- Dieu n’a jamais voulu ça : La violence religieuse décryptée, Titre original : Not in God’s Name (2015), Traduit de l’anglais par J. Darmon, Paris, Albin Michel, 2018.
Autre référence
Michael Walzer
- De l’Exode à la Liberté : Essai sur la sortie d’Égypte, Titre original : Exodus and Revolution (1985), Traduit de l’anglais par M. Pouteau, Paris, Calmann-Lévy, 1986, Collection Diaspora.
- Dans l’ombre de Dieu : La politique et la Bible, Titre original : In God’s Shadow : Politics in the Hebrew Bible (2012), Traduit de l’anglais par P.-E. Dauzat, Montrouge, Bayard, 2016.
Des hommes libres ont besoin d’une société libre au sein de laquelle ils pourront exercer leur liberté », Deuteronomy, p. 120 tout est dit là, voilà ce qu’il faudrait travailler
Ce passage est en effet essentiel. encore faut-il préciser ce qu’est une société libre, et c’est là tout le propos de l’article.
Je me permets de remarquer que de nos jours vu la mondialisation notamment, un intermédiaire se glisse comme un « scrupule » dans la chaussure, entre les principes formulés par l’auteur de ces textes très intéressants pour l’étranger en ce sens qu’ils témoignent d’une ouverture très belle dans la relation de tout homme avec l’Eternel (quel que soit son nom)
Cet intermédiaire est la culture ou la dimension indissolublement politique mais singulière et donc plurielle du Nous (nous sommes vivants) et qui dans tout cela manque d’être soumise à la critique. Le pluriel « répugne » à l’Un-Tout » qui est trop souvent le fait de la pensée Théologique. L’un Tout est grec philosophiquement, mais très curieusement il a été déplacé absorbé par les théologies non occidentales contre le criticisme qui en occident n’a cessé de s’exercer dans le cadre de la pensée philosophique jusqu’à nos jours. Il y a là dans ma remarque non une fin de non recevoir, mais un appel, une demande urgente d’orienter la critique du côté de la théologie de l’Eternel. On s’aperçoit notamment de la lutte qui est juive mais qui concerne l’humanité entière et qui donc est exemplaire comme une aporie à franchir. Cette lutte exemplaire s’exerce aujourd’hui en Israël entre ce que je me permets d’appeler un narcissisme téologico-politique du divin, et ce besoin de pluriel. Dans ce cadre en effet le besoin d’une nation, celle-ci réelle mais aussi bien exemplaire ne se légitime pas seulement par l’horreur de la Shoah, mais par un besoin et surtout par un droit à exister parmi les nations.
Surtout je maintiens dans cette remarque sa valeur de « scrupule » elle signifie de ma part une demande de pouvoir dialoguer sur ce point dont l’importance aujourd’hui est majeure sinon on retombe dans les paroles les paroles de la chanson. Ce scrupule tient au fait que le rapport au divin qui est personnel passe aussi bien par la pluralité des nations, mais comment penser la pluralité, quel est son fondement Universel s’il existe (il semble qu’il se situe sur la chair en tant que chair humaine universelle en tant que singulière.)