Entrer dans la Lumière de l’Éternel
par David Encaoua
Hasdaï CRESCAS, Lumière de l’Éternel, Traduit de l’hébreu, présenté et annoté par Éric Smilévitch, Paris, Hermann/Ruben Éditions, 2010, Collection « Hermann/Philosophie ».
Ce travail s’inscrit dans le sillage de l’enseignement du Rav Éric Smilévitch, fin connaisseur de cette œuvre complexe qu’il a traduite intégralement et commentée avec minutie. Nous renvoyons, pour plus d’approfondissements, à la série de cours qu’il a dispensés sur le site Akadem. Je le remercie vivement pour sa relecture attentive de ce travail pédagogique.
Ma reconnaissance va également à José Seknadje pour ses suggestions et les fructueuses discussions autour d’une version préliminaire de ce travail ; à Pierre Lazar pour une lecture critique à partir de divers textes sur Crescas ; à Tony Lévy pour m’avoir incité à consulter son ouvrage sur les Figures de l’Infini et, enfin, à M. le Rabbin Rivon Krygier dont le remarquable essai : Si Dieu sait l’avenir, sommes-nous libres d’agir ? (Éditions in Press, 2020) m’a beaucoup instruit.
Enfin, je ne saurais dire combien l’aide bienveillante d’Edwige, mon épouse, m’a été précieuse, tout au long de ce travail.
Donner un aperçu du monumental ouvrage du philosophe et talmudiste ‘Hasdaï Crescas qu’est Lumière de l’Éternel : tel est l’objectif didactique de cette présentation.
1. Trois raisons de lire Lumière de l’Éternel
En guise d’introduction je voudrais avancer trois raisons de lire Lumière de l’Eternel : sa conception singulière du monothéisme et de la Loi ; son approche indissociablement philosophique et talmudique ; sa conception du désir comme fondement du libre arbitre.
1.1. Dieu d’Abraham, Dieu de Moïse
La présentation que fait Crescas du monothéisme est, tout en étant conforme à la tradition juive, singulière et originale. Loin d’être un bloc dogmatique figé, celui-ci serait évolutif et dynamique. Ainsi, Crescas explique que le monothéisme du patriarche Abraham est distinct de celui de Moïse. Le monothéisme abrahamique aurait même pu ne pas déboucher sur la loi mosaïque.
‘Hasdaï Crescas va jusqu’à dissocier les principes de base du monothéisme des réquisits de la Torah en tant que Loi divine. Cette dissociation, à la fois logique et ontologique, signifie que le judaïsme s’exprime dans la Torah, par la parole d’un sujet prescripteur et que cette prescription prend une forme spécifique.
Deux questions s’imposent alors : Existe-t-il des doctrines ou croyances qui soient inhérentes à la Torah ?
Peut-on distinguer celles qui lui sont nécessaires ?
C’est à ces questions de fond, difficiles mais fondamentales, que tente de répondre ‘Hasdaï Crescas dans Lumière de l’Éternel.
En tout premier lieu, il proclame que l’existence de Dieu est logiquement indispensable à l’existence de la Torah, car pour croire en ce qu’elle nous enseigne, il faut d’abord croire en Dieu en tant que prescripteur de la Loi. Mais la réciproque n’est pas vraie : on peut croire légitimement en Dieu sans croire en la Torah. Cet argument légitime la recherche que fait Crescas des doctrines constituant les axiomes de la Torah.
Pour Crescas, contrairement à Maïmonide, le premier de ces axiomes, à savoir l’existence de Dieu, n’est pas un précepte ou un commandement de la Torah. Pour lui, l’existence de Dieu est inconditionnelle ; elle est la cause première sur laquelle repose tout l’édifice de la Torah sans pour autant que ce fondement soit une prescription ni même qu’il soit entièrement démontrable.
Le titre de l’ouvrage lui-même, La Lumière de l’Éternel éclaire, si l’on peut dire, parfaitement le projet : la véritable lumière consiste à éclairer notre perception du monde, et non pas à le judaïser.
Et pour parvenir à cette élucidation, Crescas emprunte différents chemins, dont celui d’une lecture critique des prémisses philosophiques, essentiellement aristotéliciennes, qui ont servi à ses illustres devanciers, notamment au plus éminent de tous, Maïmonide.
1.2. Une double approche
Il associe par conséquent deux approches pour analyser les fondements de la Torah : une approche rationnelle fondée sur la logique et la philosophie, et une approche doctrinale fondée sur les textes de la tradition juive.
Cette approche double a un intérêt évident : d’une part, elle permet à la pensée juive de se mesurer et de se confronter aux savoirs philosophiques et scientifiques qui jalonnent l’histoire humaine ; d’autre part, elle permet de questionner la tradition juive, ce qui est indispensable pour assurer son renouvellement et donc sa pérennité.
Cette approche est féconde et fructueuse. Ainsi, l’un des grands intérêts de l’ouvrage de Crescas est de montrer que le rationalisme, revisité selon les connaissances scientifiques et philosophiques de l’époque, converge avec les écrits de la tradition juive. Plutôt que de ranger l’ordre de la croyance du côté de la métaphysique et celui de la pensée du côté de la rationalité, en créant une parfaite étanchéité entre ces deux ordres, Crescas tente de les tenir ensemble, en privilégiant la recherche d’une vérité commune à la foi et au savoir.
Ainsi, la défense philosophique de la tradition juive est au cœur du travail de Crescas.
Cette défense est cependant fort différente de celle élaborée par Maïmonide, deux siècles auparavant, dans Le Guide des Egarés/Moré Névoukhime. Alors que Maïmonide s’appuyait sur des prémisses aristotéliciennes, Crescas a contesté l’infaillibilité des propositions du philosophe grec, déniant par là même leur capacité à constituer un fondement logique des doctrines de la Torah.
Ce déni, loin d’être un parti pris subjectif, est solidement argumenté. En forçant le trait, on peut dire que l’approche de Crescas a consisté à mettre en avant l’amour de Dieu, là où Maïmonide privilégiait la connaissance de Dieu. Chez Maïmonide, la connaissance de Dieu est un idéal à atteindre, au point de constituer le thème principal du livre inaugural du Michné Torah, Le Livre de la Connaissance/Séfère ha-Mada’). L’ouvrage de Crescas se présente comme une réhabilitation des écrits de la tradition juive et en offre une synthèse raisonnée.
1.3. Ce qui nous détermine : le désir
L’ouvrage de Crescas traite de manière moderne la question du déterminisme. On oppose traditionnellement le déterminisme scientifique, fondé sur la raison, à la vision religieuse du monde, fondée sur des dogmes théologiques. Ces deux conceptions s’opposent en général, ne serait-ce que parce que la science n’a pas pour vocation de conforter ou d’infirmer un dogme. Cette opposition se lit souvent comme celle existant entre le réel et le possible, entre le nécessaire et le contingent , ou encore entre le rationnel et la foi. Le rationnel est ce qui se conçoit par observation et déduction logique, conduisant au déterminisme de la connaissance scientifique, tandis que la foi résulte de croyances non fondées en raison mais ouvrant sur une perception spirituelle du monde.
De nos jours, cette opposition entre raison et foi est plus marquée encore qu’elle ne l’était à l’époque médiévale, dans la mesure où prédomine aujourd’hui l’idée, héritée des Lumières, que la connaissance scientifique conduit au progrès de l’humanité, tandis que les religions seraient causes de divisions fratricides. Quelle que soit la pertinence de cette opposition, il n’en demeure pas moins qu’elle peut être trompeuse, si on prend la peine de suivre l’argumentation de ‘Hasdaï Crescas.
Au terme d’une argumentation complexe et subtile, à la fois philosophique et talmudique, il reformule cette opposition. Le déterminisme ne serait pas seulement du côté de la science, il le serait également – et surtout – du côté de la relation entre l’homme et Dieu.
Par cette analyse, Crescas renouvelle la conception traditionnelle de la notion de libre arbitre. D’une part, il réaffirme la proposition selon laquelle la volonté de l’homme est libre et absolue, en ce sens qu’elle ne saurait être contrainte par un déterminisme divin. Crescas reconnaît clairement que Dieu ne dicte pas à l’homme son action, avant que celle-ci ne soit réalisée.
Mais en même temps, Crescas affirme que Dieu sait quelle action sera choisie in fine. Il soutient en effet que, lorsque la volonté de l’homme le pousse à agir, cette volonté en acte fait intervenir quelque chose d’autre, son « désir », car c’est le désir qui incite l’homme à passer de l’intention à l’acte.
D’où vient ce désir et comment il est conditionné, ce sont là des questions de fond, auxquelles Crescas consacre de longs développements.
En adoptant cette position, il rompt avec un certain nombre de ses illustres prédécesseurs, dont Maïmonide. Celui-ci postulait que la volonté humaine résulte essentiellement de sa capacité à connaître. Crescas montre que la volonté de l’homme, tout en étant absolue, ne se trouve pas orientée par sa capacité de connaissance, mais bien plutôt par son amour et sa crainte de Dieu, ce qui lui permet de distinguer le sens et l’intérêt des préceptes de la Torah.
Cela revient à dire que l’amour de Dieu imprime la conviction profonde, inscrite dans sa conscience, que le Créateur a donné Sa Loi et Ses préceptes pour que la volonté humaine puisse être guidée, voire même orientée, vers le Bien. Ce serait là la finalité assignée par le Créateur à l’homme, dans la Torah : l’homme est libre de choisir, mais ce choix n’en reste pas moins déterminé par la direction recommandée dans la Loi divine, dont le but est d’orienter ce choix. Ce serait là le sens des préceptes/mitsvote de la Torah, guidés par des incitations que sont les punitions et les récompenses.
Pour parvenir à la compréhension profonde de ces préceptes, il faut au préalable comprendre les doctrines qui le fondent. Tel est l’objectif ultime de l’ouvrage de ‘Hasdaï Crescas.
2. Qui est Crescas? Éléments biographiques
Afin d’entrer pleinement dans la pensée difficile de cet auteur, il importe de préciser quelques points de repère biographiques, de découvrir l’auteur et le contexte historique, et surtout intellectuel dans lequel il a vécu et pensé.
‘Hasdaï Crescas, fils d’Abraham Crescas, est né à Barcelone, aux environs de 1340, dans une famille d’érudits juifs espagnols, jouissant par ailleurs d’une certaine aisance matérielle. Il reçut une formation de premier plan, à la fois talmudique et philosophique, sous la direction de divers maîtres, dont Rabbénou Nissim Gerondi lui-même disciple de Nahmanide.
Mais s’il eut des maîtres illustres, il eut des disciples qui ne le furent pas moins ; sans être rabbin, il forma, à son tour, différents disciples, qui accédèrent à une certaine notoriété dans l’Espagne médiévale. Bornons nous à citer les noms de rabbi Yossef Albo, l’auteur du Séfère ha-Ikarime/Livre des principes et de Rav Zerah’ia Halévi.
Crescas devint assez vite une autorité talmudique reconnue en Espagne, un enseignant et un philosophe de la pensée grecque et arabe. En 1378 il était l’un des dirigeants de la communauté juive de Barcelone. Mais, en dépit de quelques appuis dans la communauté non juive, il subit le même sort que beaucoup de ses coreligionnaires au fur et à mesure que se perpétraient les persécutions dans l’Espagne chrétienne.
Victime d’une fausse accusation, il fut ainsi emprisonné pendant cinq mois en 1378, avec son maître Rabbi Nissim ben Reuven de Gérone et son condisciple Isaac Ben Chéchète
Il quitte alors Barcelone pour Saragosse et devient le représentant des communautés juives d’Aragon auprès du roi Jean Premier. Son fils unique meurt en martyr lors des pogroms de l’été 1391, qui ensanglantèrent les communautés juives d’Espagne.
‘Hasdaï Crescas écrivit à cette occasion une lettre aux Juifs de la communauté d’Avignon (p. 21-23), leur décrivant les persécutions dont les Juifs d’Espagne furent victimes durant cette terrible année. On perçoit qu’en dépit des malheurs extrêmes endurés par la communauté et par lui-même, la foi de Crescas est restée inébranlée, signe d’une fermeté d’âme exceptionnelle au service d’une tout autant remarquable capacité intellectuelle.
En 1393, sa situation s’améliore et il est nommé exécuteur testamentaire exclusif de son oncle, Vitalis Azday, par le roi d’Aragon. Quelques mois après avoir terminé la rédaction de son principal ouvrage Or Hachem, il meurt en 1410.
Son œuvre écrite se résume essentiellement à trois textes :
Le premier texte, écrit en espagnol en 1398, est traduit en hébreu sous le titre Séfère bitoul ‘Iqaré Hanosrim/Réfutation des principes du christianisme.
Le second texte, écrit en hébreu, s’intitule Drashate ha-Pessa’h/Exposé sur la Pâque Juive.
Le troisième, Or Hachem/Lumière de l’Éternel, est le plus imporant. Il a été écrit en hébreu au cours des années 1405-1410, et on pense qu’il fut achevé quelques mois avant sa mort en 1410. C’est dans un contexte de persécutions religieuses que l’ouvrage voit le jour. Les polémiques inter-religieuses avec les autorités chrétiennes, puis les vagues de conversions massives, ont conduit à la résurgence d’un genre littéraire, dont Maïmonide avait été l’un des précurseurs, à savoir la recherche des principes du judaïsme (Iqqarime en hébreu).
3. Structure de Or Hachem
Quelles sont les doctrines auxquelles un juif est tenu d’adhérer, celles sans lesquelles la Torah ne saurait subsister ?
3.1. L’introduction
Dans l’introduction de l’ouvrage, Crescas rappelle quelques éléments d’histoire biblique, qui ont orienté son travail. Abraham fut le seul qui, de lui-même, bien avant la révélation du Sinaï, connut le Créateur. En retour, le Créateur contracta un pacte d’amour avec son « découvreur », pacte ne requérant qu’un seul précepte, la circoncision, et n’offrant qu’une seule promesse, celle de constituer les descendants du premier Patriarche en une grande nation.
Ce ne fut que bien après, au moment où la promesse divine s’est accomplie, au moment de la Révélation du Sinaï par l’entremise de Moïse, que l’étendue des préceptes divins ordonnés aux enfants d’Israël s’est trouvée considérablement agrandie. Car, contrairement à ce qui s’était passé auparavant avec Abraham, c’est Dieu qui s’est découvert à Moïse et aux enfants d’Israël, et non l’inverse comme cela s’était produit pour les Patriarches.
Le peuple d’Israël a alors reçu un grand nombre de préceptes pour l’aider à atteindre le stade d’une nation sainte, une nation au service du Bien, selon la finalité recherchée par le Créateur.
Ces préceptes furent transmis à Moïse sous forme écrite et sous forme orale, l’écrit étant ce qui parle aux esprits, et l’oral ce qui parle aux cœurs. Mais au fur et à mesure de l’écoulement du temps, l’érosion de la mémoire aidant et les controverses se multipliant, l’oral a dû se transformer en écrit, conduisant aux principales œuvres scripturales du judaïsme, Michnah, Midrache, et Talmud, œuvres compilées par ceux qu’on appelle les Sages, sur une période de près de cinq à six siècles, entre le IIème et le VIème siècles de l’ère chrétienne et produites dans diverses académies d’étude en Galilée et en Babylonie.
Ces ouvrages devenaient les compagnons inséparables de la Torah, en ce sens qu’on ne peut concevoir l’étude juive sans eux : ils concentrent en effet tout le savoir spécifique du judaïsme.
Un millénaire après, au XIème siècle, vint celui que Crescas désigne respectueusement, tout au long de son livre, comme Le Maître, Maïmonide, dont le Michné Torah avait pour but de rassembler et unifier tout le savoir qui le précédait, jugeant qu’il suffisait pour cela d’en produire un condensé ordonné.
Crescas, comme beaucoup d’autres, se montre assez critique vis-à-vis de l’ambition du Michné Torah. Il reproche à son auteur l’absence de références aux textes et aux controverses qu’ils ont suscitées, l’absence également de distinction entre les causes et leurs effets, et enfin l’absence de propositions suffisantes pour servir de guide.
Pour Crescas, la polarisation du Michné Torah sur le contenu des préceptes et non sur les principes qui les sous-tendent, a conduit à ouvrir un champ infini de possibles, sans qu’une intelligibilité générale de ce champ ne soit donnée.
Dès lors, comment procéder ? Dans son introduction à Or Hachem, Crescas promettait un second ouvrage, consacré précisément aux préceptes/mitsvote), censé remplacer le Michné Torah de Maïmonide. Mais cet ouvrage ne verra jamais le jour.
Durant les cinq dernières années de sa vie, l’effort de Crescas se concentra sur la tâche qu’il jugeait préalable à l’étude des préceptes, celle qui consiste à distinguer dans l’enseignement divin de la Torah, les doctrines/dé’ote et les préceptes/mitsvote.
Veut-on mettre au centre, comme le fait Crescas, l’exercice effectif de la Torah, le service divin, le culte, l’accomplissement des commandements divins – expressions qui traduisent tant bien que mal la notion de ‘Avodah/עבודה? On est tenu alors de déterminer ce à quoi il est indispensable d’adhérer pour la réaliser, de penser pour la faire.
Lumière de l’Éternel est donc consacré exclusivement aux doctrines. Celles-ci se présentent, soit comme des fondements nécessaires qui donnent sens aux préceptes de la Torah, soit comme de simples croyances, adventices, non indispensables à la Torah.
Opérer cette distinction est essentiel, voire vital. Sans les doctrines nécessaires, dit Crescas, les préceptes perdraient leur sens, et avec eux la Torah tout entière. Quant aux croyances, elles sont obligatoires pour un homme de foi, sans être pour autant nécessaires à la Torah. Par cette distinction délicate qui est au cœur de son maître-ouvrage, on redécouvre le sens intime des secrets de la Torah, tels qu’ils se transmettaient dans les échanges entre les premiers Sages.
Cependant, pour établir ces distinctions, Crescas a dû critiquer vivement plusieurs maîtres qui l’ont précédé, dont Maïmonide et Gersonide. Comme il le dit lui-même, c’est en se référant au Talmud que Crescas s’est autorisé à discuter ses illustres devanciers : « Lorsque la profanation du Nom est en jeu, nul n’est tenu au respect du maître » (Berakhote, 19b). L’accusation est donc plutôt grave : il y aurait eu profanation !
Elle résiderait, selon Crescas, dans le fait que Maïmonide, et avec lui, en fait, la plupart des penseurs juifs de son temps, ont pris appui sur les prémisses d’Aristote et sur les fausses preuves de ce dernier, pour asseoir les doctrines du judaïsme. Assurément, ce n’est pas le recours à la philosophie que critique Crescas, mais exclusivement le caractère erroné, « branlant » des propositions énoncées, selon lui, par Aristote, qui ont servi de prémisses aux démonstrations du Guide des Egarés/Moré Névoukhime.
Il écrit :
« À leur tête, le maître éminent, Rabbénou Moché bar Maïmone, qui, avec son grand esprit, son extraordinaire érudition dans le Talmud et l’ampleur de sa compréhension, s’instruisit dans les livres des philosophes et par leurs discours. Ils le séduisirent, et lui se laissa faire. Puis, sur la base de leurs prémisses branlantes, il construisit des piliers et des fondations aux secrets de la Torah, dans son livre intitulé Guide des Égarés… Or l’origine de ce problème est que, jusqu’à présent, il ne s’est trouvé personne pour contredire les preuves du Grec [Aristote], qui a obscurci les yeux d’Israël à notre époque », p. 235-236.
En son temps, Maïmonide avait beaucoup critiqué la théologie musulmane du Kalam, car cette théologie représentait pour lui une pensée détachée du réel, et toute entière au service de l’idéologie religieuse. Crescas va beaucoup plus loin que son maître, sa quête du réel, à la fois sur le plan de la physique et de la métaphysique, le pousse à questionner les bases philosophiques de Maïmonide et, finalement, à réfuter rationnellement la physique et la métaphysique d’Aristote.
Mais cette réfutation des propositions d’Aristote nécessite un vaste appareil de démonstrations techniques, ardues, qui font rendent fort aride la lecture de Lumière de l’Éternel.…
3.2. Les quatre discours de Or Hachem
Sur le plan de la méthode, le résultat est notable : alors que le recours à la philosophie grecque, conduit à des certitudes, c’est-à-dire des propositions qui n’admettent pas de contestation, la coexistence de points de vue différents est, au contraire, ce qui constitue la marque essentielle du Talmud.
Autrement dit, dans la philosophie médiévale dont Crescas est l’héritier, la novation dont il est porteur a consisté à développer, tout à la fois, un discours du possible, comme c’est le cas dans le Talmud, et la science du nécessaire, comme c’est le cas dans la philosophie. La position de Crescas est claire : lorsque le nécessaire repose sur des prémisses erronées, il y a lieu de questionner ce nécessaire !
L’ouvrage est entièrement consacré à la recherche des principes de la Torah, c’est-à-dire de ses dogmes fondamentaux et de ses axiomes, qu’il est absolument nécessaire de distinguer des « croyances vraies » et aussi des « opinions » qu’elle comporte.
Ainsi qu’il l’écrit : « La base des croyances et le principe primordial qui conduisent à la connaissance de la vérité dans le domaine des axiomes de la Torah divine consistent en la croyance en l’existence de Dieu, béni soit-il… [Cependant,] les croyances religieuses sont de plusieurs sortes : certaines sont des axiomes fondamentaux pour l’ensemble des préceptes, d’autres ne le sont pas. Ces dernières sont, cependant, des doctrines vraies et elles ont en commun, avec les premières, le fait qu’elles constituent la foi de celui qui croit en la Torah divine, et que celui qui les rejette renie toute la Torah. Enfin, il est parmi elles une dernière sorte de croyance, àsavoir les opinions droites auxquelles l’esprit se rallie, mais celui qui les rejette n’est pas tenu pour renégat », p. 246.
Dans Or Hachem, Crescas distingue donc et hiérarchise ainsi quatre catégories de doctrines de la Torah : elles servent à structurer l’ouvrage en quatre Discours : les fondements, les axiomes, les croyances vraies, les opinions.
• Le Premier Discours est relatif au principe premier, c’est-à-dire celui qui se situe au fondement de toute la Torah, à savoir la croyance en l’existence de Dieu, son unité et son incorporalité.
Crescas affirme que la croyance en ce principe ne constitue pas un précepte/mitsvah de la Torah, à l’inverse de ce qu’avance Maïmonide dans son ouvrage juridique (Michné Torah) ou dans ses treize articles de foi.
De plus, Crescas remet radicalement en cause la démonstration de l’existence de Dieu que Maïmonide a tenté d’apporter en se reposant sur la pensée aristotélicienne.
Pour cela, il déploie de longues démonstrations dans le but réfuter la philosophie aristotélicienne et ses présupposés sur la physique de l’univers. Ce faisant, Crescas tente de répondre dans le Premier Discours à la question fondamentale suivante : comment exprimer l’existence d’un « précepteur » ou d’un prescripteur à l’origine de tous les préceptes, alors même que cette existence n’est ni un précepte, ni le résultat d’une démonstration absolue?
• Le Deuxième Discours porte sur les axiomes de la Torah sans lesquels celle-ci ne serait logiquement pas possible. Ce sont donc des doctrines nécessaires et obligatoires pour l’enseignement de la Torah. L’absence d’une de ces doctrines conduirait à l’effondrement de tout l’enseignement. Selon Crescas, ces axiomes sont au nombre de six :
1. La connaissance que Dieu a des êtres humains.
2. La providence qu’Il exerce sur eux.
3. La faculté d’agir de Dieu.
4. La prophétie en tant que moyen de transmission du message divin aux humains.
5. Le libre arbitre dont disposent les humains.
6. La finalité de la création de l’univers.
• Le Troisième Discours porte sur les croyances vraies impliquées par la Torah, sans pour autant lui être indispensables. En d’autres termes, ce sont des doctrines obligatoires pour un croyant car elles figurent dans la Torah, mais elles ne sont pas pour autant nécessaires à la cohérence de la Torah.
Ces doctrines sont au nombre de huit :
1. Le récit de la création du monde
2. L’immortalité de l’âme.
3. Les notions de récompense et châtiment.
4. La résurrection des morts.
5. L’éternité de la Torah.
6. Les différences entre la prophétie de Moïse et celle des autres prophètes.
7. Les instruments de commande dans la parure du Grand Prêtre.
8. La venue du Messie.
• Enfin le Quatrième Discours porte sur les opinions qui, répandues dans le monde juif, ne découlent pourtant nullement des fondements de la Torah. Elles ne sont donc ni nécessaires à la Torah, ni obligatoires pour un croyant : elles sont indécidables et n’ont pas force de loi. Elles sont au nombre de treize et donnent lieu aux questionnements suivants :
1. Pérennité de l’univers ?
2. Pluralité des mondes ?
3. Vitalité des sphères célestes ?
4. Déterminisme astrologique sur les humains ?
5. Pouvoir des amulettes ?
6. Existence des démons ?
7. Réincarnation des âmes ?
8. Spécificité de l’âme de l’enfant non encore soumis aux préceptes ?
9. Existence de l’Eden et de la Géhenne ?
10. Sciences ésotériques?
11. Intelligence, intellect et intelligibilité : différences ou identité ?
12. Premier moteur : effet ou cause première ?
13. Connaître l’essence de Dieu ?
Il n’est évidemment pas question de détailler dans cette présentation sommaire les contenus de toutes ces doctrines.
4. Retour sur les deux premiers discours.
Dans ce qui suit, je me limiterai à un bref exposé des points saillants des deux premiers discours, dont découle tout le reste.
4.1. Le Premier Discours
C’est le plus important et le plus novateur conceptuellement : il consiste en une réfutation des thèses aristotéliciennes, traitant ainsi des questions fondamentales de l’existence de Dieu, de son unité et de son incorporalité.
Pour Crescas, il est essentiel de savoir si notre connaissance de la vérité du premier des principes fondamentaux, à savoir l’existence de Dieu, repose sur la tradition seulement, c’est-à-dire la Torah, ou bien si nous pouvons aussi l’acquérir par la voie de la raison et de la spéculation.
À l’opposé de Maïmonide, qui prétend que cette existence est démontrable par la raison, en recourant pour cela aux propositions d’Aristote, Crescas montre que son existence n’est pas démontrable et qu’elle n’est pas un précepte non plus.
En outre, Crescas explique que la signification même de l’expression : « existence de Dieu » pose problème. Car, si la propriété d’existence est commune aux existants autres que Dieu, le recours à la notion d’existence à propos de Dieu, repose sur une équivocité, une amphibologie portant sur le terme d’existence, ayant un sens précis dans un contexte mais abusivement employé dans un autre.
Pour réfuter la thèse de la démonstrabilité de l’existence de Dieu, Crescas examine d’abord la validité de chacune des vingt-cinq propositions dont se soutient la démonstration de Maïmonide, toutes fondées sur « vérités » établies par Aristote dans les livres de la Physique et de la Métaphysique. Tout en leur accordant le crédit philosophique qui leur est dû, il exhibe les contradictions internes dont elles sont porteuses.
Retenons ici trois de ces prémisses aristotéliciennes :
1. La non-existence d’une grandeur infinie en acte.
2. La non-existence d’un nombre infini en acte.
3. La chaîne causale n’est pas infinie, de sorte qu’en remontant des effets aux causes, on parvient à une cause sans cause : elle est alors dite la cause première.
Nous ne reprenons pas ici les démonstrations que donne Crescas de la fausseté de ces propositions, sinon pour dire qu’elles fondent une nouvelle architecture de l’infini, qui rompt totalement avec les présupposés aristotéliciens, repris par Maïmonide. Contentons-nous ici de dire que les représentations de l’infini que propose Crescas (qu’il s’agisse d’une grandeur immatérielle ou d’un nombre abstrait qui peut servir à énumérer les attributs divins) constituent une véritable nouveauté par rapport aux représentations antérieures. Crescas présente également des objections sur la manière dont Maïmonide s’égare lui-même en utilisant les propositions aristotéliciennes pour parvenir à ses propres positions.
La contestation des principes de la physique aristotélicienne, conduit à ce que les lois de la nature ne revêtent pas le même caractère de nécessité chez Crescas et chez Maïmonide.
Pour Crescas, l’idée que Dieu soit le principe et la cause de tout, soit la cause première, ne résulte pas du caractère fini de l’ensemble des causes, puisque cette prémisse aristotélicienne est indémontrable. Tout en reconnaissant que cette cause première résulte des enseignements prophétiques dont la vérité est attestée par la tradition, Crescas montre que la raison spéculative est en accord avec ces enseignements.
La croyance en cette cause première, qu’en d’autres termes on pourrait appeler la foi, constitue ainsi l’axiome de base de la Torah, et donc du judaïsme.
Mais Crescas ajoute aussitôt que la foi étant une pensée inscrite dans le réel, elle a besoin, en tant que telle, d’un agent extérieur qui produit son existence.
4.2. Le deuxième Discours
Les doctrines du Deuxième Discours constituent les axiomes de la Torah, c’est-à-dire les piliers nécessaires et indispensables sur lequel tout repose, les postulats sans lesquels elle s’effondrerait.
Le cœur de la Torah : le service/la ‘Avodah. L’homme de Torah accomplit les préceptes divins (mitsvote) ; celui qui suit la Torah comme règle de vie, comme modalité de son existence est tenu à croire à ces doctrines nécessaires.
À la différence de la cause première, les doctrines du Deuxième discours ont une réalité logique qui découle de la cause première, et qu’on peut présenter de la façon suivante : puisque la Torah, est une activité prescrite par un précepteur, que Crescas appelle l’agent, à l’intention d’un sujet du précepte, qu’il appelle le patient, il s’en suit nécessairement les conséquences suivantes:
a/ L’agent, c’est-à-dire Dieu, est doté de la faculté de savoir.
b/ Il est doté de la faculté de prévoir.
c/ Il est doté de la faculté d’agir.
d/ La transmission entre le prescripteur (Dieu) et le prescrit (l’homme) se fait par la voie de la prophétie.
e/ Il est nécessaire que le patient soit lui-même doté de volonté et de libre choix.
f/ L’activité du prescripteur étant supposée parfaite, elle doit poursuivre une fin tout autant parfaite.
Se trouvent ainsi énoncées les six doctrines nécessaires au judaïsme, qui font l’objet du Deuxième Discours.
1. La connaissance des êtres par Dieu.
2. La Providence divine (et donc la légitimation d’une doctrine de la rétribution).
3. La faculté d’agir de Dieu.
4. La prophétie en tant que moyen de transmission du message divin aux hommes.
5. Le libre-arbitre humain.
6. La finalité de la Création de l’univers.
Une très brève description de ces six doctrines du Deuxième Discours peut être utile au lecteur.
4.2.1 La connaissance des êtres par l’Eternel.
Trois composants de cette connaissance sont retenus par Crescas :
a/ Dieu connaît les événements singuliers dans leur infinité.
b/ Dieu connaît le futur, avant même qu’il ne se produise.
c/ La connaissance de Dieu englobe les connaissances contingentes, sans pour autant que leur nature contingente ne soit modifiée.
Aucun de ces énoncés ne présente le caractère d’une évidence ; ils requièrent beaucoup éclaircissements, en particulier le troisième d’entre eux.
Selon Crescas, Dieu sait quelle action va choisir l’homme, donc ce qui va se réaliser avant même que cela ne se produise… mais Dieu n’intervient pas pour autant dans le choix, qui dépend in fine de la volonté humaine. Cela signifie que Dieu sait à l’avance l’action que l’homme va décider, mais qu’il ne lui dicte pas pour autant cette action, celle-ci résultant du libre-arbitre dont dispose l’homme.
Contrairement à la position de Gersonide, selon qui le savoir de Dieu concerne le genre humain dans son universalité et non pas dans son individualité, Crescas maintient que la connaissance de Dieu inclut chaque individu en chacun de ses gestes, ce qui implique que le savoir de Dieu enveloppe nécessairement l’infini.
Cette position, beaucoup plus radicale que celle de ses devanciers, permet à Crescas de maintenir la compatibilité entre l’omniscience divine et le libre-arbitre humain.
Crescas préserve ainsi un principe de justice dans la Providence divine, tout en reconnaissant la liberté des choix humains.
4.2.2 La Providence de Dieu sur les êtres.
Selon les philosophes juifs médiévaux, la Torah enseigne abondamment que Dieu veille sur les êtres humains pour les guider vers une perfection qui serait la finalité dernière.
Pour Maïmonide, la finalité dernière était celle de la perfection de la connaissance, en particulier celle de Dieu et de ses préceptes. Mais, objecte Crescas, cette position est contraire à la fois à la Torah et à la raison. Au prix d’une démonstration élaborée, il parvient à la conclusion que la véritable finalité de l’homme, selon à la fois la Torah et la réflexion rationnelle, serait la félicité de l’âme.
Celle-ci ne réside pas dans l’intellection, mais dans l’amour et la crainte de Dieu, l’amour et le désir étant distincts de l’intellection. L’amour de Dieu et le désir qu’en a l’homme constituent la conjonction avec Dieu, qu’Éric Smilevitch caractérise fort bien : « la conjonction avec Dieu est une source permanente d’incitations qui engendrent en nous la volonté d’approcher la chose aimée par-dessus tout ; car sa perfection infinie inspire un désir permanent et inépuisable de se joindre à lui toujours davantage » (note 1, p. 835).
La veille providentielle de Dieu sur l’homme peut être exercée, soit directement, comme lorsque l’Éternel parlait à Moïse en face -à-face, soit indirectement via un intermédiaire naturel apportant aide ou message, ou parfois destruction et mort. Ce message peut être porté soit par un ange, comme lors du combat nocturne du patriarche Jacob, soit par un prophète pour guider le peuple, soit enfin par un sage pour éclairer une parole de la Torah.
De manière générale, ajoute Crescas, on peut entrevoir l’universalité de la Providence divine dans le fait que tous les humains sont pourvus de moyens (ne serait-ce que des moyens physiques, comme disposer de deux mains par exemple), leur permettant de s’écarter de ce qui pourrait leur nuire.
Le lien entre providence divine et justice divine pose évidemment une série de questions troublantes : par exemple, pourquoi un juste subit-il parfois un malheur? et pourquoi un bonheur peut parfois advenir à un injuste?
4.2.3 La volonté et la faculté d’agir de l’Éternel.
Le Précepteur dispose de la volonté et de la faculté d’agir, et la seule faculté dont il n’est pas pourvu est celle d’annuler un acte qui s’est déjà réalisé : à l’impossible, nul n’est tenu, y compris Dieu!
Crescas donne l’exemple suivant. Si, étant éloigné de ma maison, j’apprends qu’un incendie s’est déclaré dans ma rue et que je prie aussitôt pour que ma maison n’ait pas été affectée par l’incendie, ma prière ne peut être reçue, car la demande porte sur un événement qui s’est déjà réalisé, un évènement passé sur lequel Dieu ne peut plus intervenir.
Ce qui signifie que si ma maison a déjà brûlé, Dieu ne peut revenir dessus ! Le pouvoir infini de Dieu porte uniquement sur des choses consistantes pour l’intellect, mais sa puissance ne saurait s’exercer sur des choses logiquement impossibles.
4.2.4 La prophétie en tant que moyen de transmission des préceptes de Dieu vers l’homme.
Crescas et Maïmonide retiennent la même définition de la prophétie : elle est une émanation divine auprès de l’intellect de l’homme, émanation qui se produit, soit directement, comme dans le cas du don de la Torah à Moïse, soit indirectement, par un rêve ou une vision qui se répand sur l’imagination du récepteur, qu’à son tour, il a le devoir de transmettre au peuple ou à ses dirigeants.
Mais à la différence de Maïmonide qui pensait que le don de prophétie ne pouvait être accordé qu’à un être doté d’une intelligence exceptionnelle, Crescas n’exige du prophète qu’une condition : qu ’il soit parvenu à un mode de vie conforme à la règle et à l’amour authentique de Dieu.
De plus – et en cela aussi il diffère de l’auteur du Guide…-, Crescas pense que la prédiction d’un malheur par un prophète, peut ne pas se réaliser, dans la mesure où les hommes agissent de manière suffisamment juste pour prévenir le malheur annoncé tandis que la prédiction d’un bonheur ne peut être remise en cause. Cela questionne à nouveau le sens que revêtent des notions telles que la récompense d’une action juste et la punition d’une action injuste. Pour Crescas, récompense et châtiment obéissent à un pur déterminisme, même si ce ne sont pas des lois biologiques ou physiques qui les régissent, car elles dérivent littéralement des actions humaines qui les ont suscitées, justes ou injustes, et conservent un déterminisme causal du point de vue divin.
Crescas souligne bien que la perception de ce qui est juste ou injuste obéit toujours à l’ordre de la raison humaine.
L’exemple le plus probant que cite Crescas est celui du patriarche Jacob. Devant son frère Esaü à la tête d’une troupe armée, Jacob prend peur, alors qu’il a préalablement reçu l’assurance divine d’une protection. L’interprétation de cette peur est que Jacob ne sait pas comment la bonté divine va le protéger et c’est pourquoi il se demande si cette protection divine ne dépendrait pas elle-même des choix qu’il doit opérer.
Du coup, il agit comme si la prophétie lui annonçant qu’il serait protégé n’existait pas : il agit donc en fonction de ce qu’il lui semble opportun de faire pour se protéger.
4.2.5 Nature du libre arbitre humain.
L’interprétation de la notion de libre arbitre humain est l’un des domaines où ‘Hasdaï Crescas manifeste la plus grande originalité. Il pense d’abord qu’un précepte divin ne saurait s’appliquer à un être contraint, justifiant de la sorte l’existence de ce qu’il nomme le contingent, par opposition au déterminé ou au nécessaire. Mais il ajoute aussitôt que la contingence n’existe que dans l’essence des choses et non pas dans leur cause.
Comment comprendre cela ? La réponse se déploie en deux temps. D’abord, l’existence de l’univers dans son ensemble (qui peut-être infini) est contingente car elle est seulement possible et non nécessaire. Rien de ce qui est, hormis Dieu, n’existe nécessairement. Le réel, dans son ensemble comme dans ses détails, dépend d’une cause, ou d’une série de causes découlant toutes, en dernière instance, de la Cause première. Cette « contingence » est aussi au cœur de l’être humain, à la fois dans son être et dans le principe de ses actions. C’est pourquoi, l’homme est essentiellement libre. Cependant, aucun homme n’agit sans raison ni sans mobile. Tout acte humain repose sur un « désir » ou une « incitation ». Le paradoxe de l’existence humaine est qu’elle est à la fois libre dans son essence et déterminée dans ses choix. C’est pourquoi, par exemple, la sagesse divine a accompagné les préceptes, d’un ensemble d’incitations destinées à guider l’homme vers le Bien. Pour Crescas, la récompense et le châtiment sont d’abord des incitations, destinées à promouvoir le Bien ici-bas, notamment l’étude de la Torah. Elles forment l’esprit à l’amour du Bien, qui finit par les transcender et devenir la cause primordiale du désir humain.
L’âme, séparée du corps après la mort, mais alimentée par l’étude de la Torah du vivant de l’homme, est en mesure de bénéficier de conditions idéales, dans le monde d’en-haut.
La récompense et le châtiment ici-bas ne témoigneraient donc, nous dit Crescas, que de la bonté et de la générosité de Dieu, ce qu’affirme le verset du Deutéronome : « Tout comme un homme corrige son fils, l’Éternel ton Dieu te corrige », Deutéronome, 8 : 5.
Autrement dit, le châtiment est légitime, car il incite l’homme à percevoir et choisir ce qui est bon pour lui. Mais il faut bien garder à l’esprit que, pour Crescas, l’injonction de choisir le Bien n’est légitime que pour autant que sur l’agent ne pèse ni la contrainte, ni l’obligation forcée.
C’est là le secret du libre arbitre : la volonté humaine est déterminée par une causalité extérieure, sans perdre pour autant sa liberté intrinsèque.
Une citation de Rabbi Akiva, tirée des Leçons des Pères du Monde (Pirké Avote, 3 : 15), résume bien cela : « Tout est prévu mais le pouvoir de décision est donné ; le monde sera jugé avec bonté et le tout selon la majorité des actions ».
4.2.6. La finalité de la création de l’univers.
Alors que Maïmonide affirme dans le Guide des Egarés que la recherche d’une finalité dernière dans la création de l’univers est dénuée de sens, Crescas déplace le problème en assimilant cette finalité à celle de la Torah.
La Torah propose en fait quatre types de finalités, pouvant être considérées comme autant de perfections humaines :
a. Celle des mœurs (comportement vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis des autres).
b. Celle des idées (providence divine et puissance du pouvoir de Dieu).
c. Celle de la félicité matérielle et spirituelle (promesses divines faites aux Patriarches).
d. Celle de la félicité de l’âme que procurent l’amour et la crainte de Dieu.
En s’appuyant aussi bien sur des versets de la Torah que sur des arguments de pure logique, Crescas montre qu’au sein de ces quatre finalités, seule la quatrième, c’est-à-dire celle de la félicité de l’âme, est la cause première, celle dont dérivent donc les trois autres.
Sans reprendre ici la démonstration détaillée que donne Crescas pour établir cette assertion, il est néanmoins intéressant de retenir deux points.
Le premier est que, pour Crescas, le substrat de la pensée, ce que l’on pourrait appeler la disposition aux intelligibles, n’est pas l’intellect lui-même, car la faculté de penser ne doit pas être confondue avec le substrat de la pensée. L’intellect est une capacité qui conduit à penser et donc au résultat de cette activité, mais il n’explique pas pour autant l’existence de la faculté de penser. Pour Crescas, seule l’âme est disposée à l’intellection, parce que la faculté de cette disposition lui est intrinsèque. Mais cela ne signifie pas pour autant que l’intelligence soit l’essence de l’âme, car le sujet pensant n’est pas constitué que de ses pensées. En ce sens encore, Crescas diverge de Maïmonide.
Le deuxième point souligné par Crescas est que c’est la conjonction de l’amour que Dieu éprouve pour l’homme, avec l’intensité de l’amour que l’homme éprouve pour Dieu, qui est le véritable but de l’existence et la véritable satisfaction du désir de l’homme.
La Torah emploie deux mots différents pour parler de l’amour que l’homme voue à Dieu (Aha’vah) et de l’amour que Dieu éprouve pour l’homme (‘Hachak). Ce qui est essentiel à la félicité de l’âme, c’est la conjonction entre ces deux amours.
En ce sens, pour Crescas, l’amour et le désir sont totalement distincts de l’intellection, à la différence de ce qu’avançaient certains de ses devanciers, dont Maïmonide.
Pour Crescas, la conjonction de l’amour de Dieu et de celui que Dieu prodigue aux hommes, engendre la félicité de l’âme, constituant de la sorte la finalité de l’univers dans son éternelle perpétuation.
En guise de conclusion
Crescas redonne à la Tradition toute son épaisseur ; d’une part en dissociant les principes des préceptes : les premiers constituent les fondements des seconds ; d’autre part en montrant que les principes de la physique aristotélicienne sur lesquels s’est appuyé Maïmonide sont erronés.
Ce que souligne Crescas, c’est la nature du processus de production du désir. Si la connaissance de Dieu par l’intellect actif peut être un atout majeur, le désir se produit bien au-delà de la connaissance rationnelle. Le concept de félicité de l’âme, que l’on pourrait qualifier comme étant celui d’un accord avec sa propre conscience, et qui se traduit par la conjonction de l’amour que l’on porte à Dieu et que Dieu nous porte, révèle parfaitement le Lieu où cela se produit. La recherche de la félicité de l’âme rend justice à l’approche maïmonidienne, mais incontestablement la surplombe.
Le problème qui se trouve ainsi éclairé porte sur les modalités de l’inscription de la Loi au cœur de l’homme. Le désir, l’amour et la crainte de Dieu sont inhérents à cette inscription : au nom de Dieu, je désire, dans l’amour et la crainte.
*un immense Merci! Esther Kervyn Miller*
Chers amis, bonne lecture! Nous vous remercions de l’intérêt que vous portez à ce travail collectif! Merci à vous de le faire connaître et de le diffuser, notamment sur les réseaux sociaux : nous vous en serions très reconnaissants!
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