Qui est donc le Messie juif?

par Mena’hem Temin


NAHMANIDE, La dispute de Barcelone (1263), Suivi du Commentaire sur Esaïe 52-53, Traduit de l’hébreu par É. Smilevitch, En annexe :  Archives du texte, Traduit du latin par L. Ferrier, Paris, Verdier, 1984.


Le Messie est-il déjà venu ? Telle est la question centrale qui est débattue lors la fameuse Dispute de Barcelone.
Cette controverse théologique opposa, du 20 au 24 juillet 1263, Nahmanide, chef spirituel de la communauté juive de Catalogne, à un Juif converti au christianisme, le Frère dominicain Pablo Christiani. Celui-ci soutient que même les Sages du Talmud reconnaissent la messianité de Jésus ; son adversaire lui donne la contradiction et contre-argumente. Pour le champion de la cause juive, en raison de l’essence même du Messie juif, aucune conciliation avec le christianisme n’est possible.

Les points abordés lors de ces quelques jours sont multiples. Le Rambane/רמב »ן (c’est ainsi que l’on désigne couramment le Rabbin Moché Ben Na’hmane) ne se borne pas à réfuter les thèses de son opposant :  il brosse le juste portrait de ce que le judaïsme conçoit comme l’authentique figure messianique. La débat, rapporté textuellement, permet de répondre à des questions essentielles pour le judaïsme : qui est donc le Messie juif? que devra-t-il faire pour être reconnu en tant que tel ?

***

Pourquoi se disputer ?

La dispute, ou disputatio, est, à l’origine, une méthode d’enseignement théologique qui naît dans les universités chrétiennes au XIIIème siècle. Très vite, le terme commence à désigner des débats théologiques entre Juifs et Chrétiens, qui se développent à l’époque en public. 
La Dispute de Barcelone est à l’initiative du frère dominicain Raymond de Peñafort. Le roi d’Aragon la supervise.
Le théologien chrétien chargé de mettre en difficulté son interlocuteur, Pablo Christiani est issu d’une famille juive espagnole religieuse. Jeune, Pablo (Saül) étudie le Talmud, et finit par se convertir au christianisme et rejoindre l’Ordre dominicain, un ordre mendiant né au XIIIème siècle, qui a pour mission de pourfendre l’hérésie et de diffuser la juste doctrine catholique romaine.
Auparavant, il avait essayé, à plusieurs reprises, de faire interdire le Talmud. En prenant part à la Dispute de Barcelone, il entend rallier massivement les Juifs au christianisme, en leur démontrant que le Talmud reconnaît le prophète des Chrétiens comme étant le Messie.
À l’issue de cette dispute, il sélectionnera arbitrairement certains passages de la rencontre qu’il considère blasphématoires et les fait publier. Son objectif est alors de faire reconnaître publiquement que le Talmud est un texte anti-chrétien dont il convient d’interdire l’étude. 

Le Rambane, lui, est un rabbin et un éminent penseur espagnol. Il est convié par le roi d’Aragon à participer à la dispute en tant que maître de l’école rabbinique (Yechivah/ישיבה) de Gérone. Sa maîtrise des sources, la pertinence de sa dialectique et son brio lui permettent de l’emporter dans le débat. Le roi le salue pour son érudition, affirmant même qu’il n’avait jamais entendu « une mauvaise cause aussi bien défendue ». 
Nahmanide retranscrit et publie l’intégralité de la dispute de Barcelone, mais cette publication lui vaut les persécutions des Dominicains, le conduisant à l’exil forcé. Il sera ainsi contraint de fuir en Palestine en 1267. 

Pour les Frères Prêcheurs, il s’agit donc de produire un discours qui créerait une passerelle théologique entre le Talmud et le Messie des Chrétiens, afin de justifier la conversion des Juifs. Mais n’y étant parvenus, ils optent pour l’interdiction du Talmud, jugé hérétique. Pour le Rambane, il faut repousser les allégations de Pablo Christiani, et de faire en sorte que les arguments des Frères Mendiants, très prosélytes à l’époque, soient repoussés par un contre-argumentaire cohérent. 
Néanmoins, cette dispute a une particularité : au-delà de son aspect historique, c’est un objet d’étude, et notamment d’étude juive, en ce qu’il propose une définition rigoureuse de la messianité juive.

Le Messie est encore à venir

Maïmonide écrit au XIIème siècle qu’il y a quatre conditions qui permettent de considérer quelqu’un comme le Messie : il doit reconstruire le Temple ; ramener le peuple d’Israël sur sa terre ;  gagner les guerres messianiques ;  et ramener les Juifs dans la voie de l’étude de la Torah (Michné Torah, Juges, Rois et guerre, Chapitre 11). La conception du Rambane complète cette vision, et présente la nature intrinsèque du Messie, ainsi que les transformations que sa venue dans le monde engendrera d’un point de vue juif. 

Le premier argument de Pablo Christiani est le suivant : les prophéties bibliques sur la venue du Messie sous-entendent en fait que le Messie est déjà venu. Il cite la bénédiction que Jacob délivre à son quatrième fils, Juda, à la fin du livre de la Genèse : « Le sceptre ne s’écartera pas de Juda […] jusqu’à ce que vienne Chiloh, auquel les peuples obéiront » (Genèse 49 : 10, p. 29). Chiloh désigne ici le Messie selon une opinion talmudique (Sanhedrin 98b), et ainsi que le rapporte Rachi dans son commentaire sur le verset (en s’appuyant sur le Midrache Berechite Rabba, 99:8). Selon Pablo Christiani, puisque Juda, c’est-à-dire le peuple juif, n’a plus de souveraineté politique, la prophétie de ce verset est accomplie, et le Messie est forcément déjà venu.
La réponse du Rambane est la suivante : ce verset, dans son sens simple, n’affirme pas que la venue du Messie soit conditionnée par l’autorité permanente d’un législateur juif sur Israël, mais précise tout simplement que la souveraineté de Juda « ne sera pas transmise de Juda à une autre tribu », p. 29.
Le rabbin contre-attaque : la perte de souveraineté de Juda n’est que temporaire ; elle peut en effet être abolie temporairement, comme « au temps de l’exil babylonien » (p. 31), qui a lieu après la destruction du Premier Temple, en 586 avant l’ère chrétienne.
La souveraineté d’Israël n’est absolument pas perdue, elle est juste suspendue et elle a vocation à être rétablie un jour ou l’autre, aussi longue en soit la suspension.

Pablo Christiani puise dans le Midrache l’argument qui lui sert à démontrer que les Sages du Talmud croient que le prophète des Chrétiens est le Messie.
Le midrache cité par Pablo Christiani est extrait d’un commentaire sur le livre des Lamentations, qui sous-entendrait de façon romancée que le Messie est déjà né (Eikha Rabba, 1 : 51).  La réponse du Rambane est, pour commencer, tout simplement que le midrache n’est jamais une preuve en soi. Le Midrache, dans la tradition juive, est une partie narrative, qui n’est pas systématiquement à prendre au premier degré et qui n’a, de toute façon, pas force de loi. Le Rambane décrit ainsi ce qu’est un midrache : « C’est un peu comme si l’évêque se levait pour prononcer un sermon et que l’un des auditeurs, trouvant celui-ci exact, l’inscrivait par écrit. […] Si l’on n’y croit pas, on ne subira aucun tort », p. 37. 
Ensuite, il affirme que « les Sages n’ont aucunement dit qu’il était venu mais qu’il était né le jour de la destruction du Temple », p. 34. Il compare cela à Moïse, qui, dans le livre de l’Exode, ne devient le libérateur des Israélites que lorsqu’il se présente face à Pharaon et lui dit : « Renvoie mon peuple » (Exode 5,1), et non pas au moment de sa naissance. 

Dès lors, selon le Rambane, le Messie, pour être vraiment dévoilé et reconnu comme tel, doit venir « devant le pape et lui dir[e] par un commandement divin : Renvoie mon peuple », p. 34.
La référence à l’autorité papale serait à l’époque contemporaine, anachronique mais l’idée du Rambane est qu’Israël étant encore en exil dans le monde occidental, la mission du Messie est avant toute chose de mettre fin à cet exil.  On ne naît pas Messie, pourrait-on dire, on le devient. À titre d’exemple, David est devenu Messie après l’onction par le prophète Samuel, dans le Livre de Samuel (Samuel I, 16 :10-13)

Le monde messianique

Un des arguments développés par Rambane pour réfuter la thèse chrétienne est le suivant : le prophète des Chrétiens n’a pas fait entrer le monde dans sa dimension messianique, telle que la Bible et le Talmud la conçoivent. 
L’exégète cite plusieurs versets qui décrivent l’ère messianique : « La connaissance de l’Éternel emplira la terre comme les eaux recouvrent la mer » (Isaïe 11 : 9) et « On ne lèvera plus l’épée peuple contre un peuple et l’on n’apprendra plus la guerre » (Isaïe 2 : 3, cité p. 42). 
Or, dit-il, « depuis l’époque du prophète des Chrétiens jusqu’à aujourd’hui, il y eut maintes guerres et le monde a été plein d’oppressions et de ruines », p. 42. 
Le monde messianique est donc, avant toute chose, un monde entièrement pacifié, où la guerre n’a plus cours, et où la connaissance de divine emplit toute la terre. En effet, le Messie juif, en dépit d’une dimension particulariste puisqu’il est lié à l’histoire d’Israël et à sa libération, joue un rôle universel. 
En libérant Israël, il lui permet de remplir sa véritable fonction : faire régner la paix et la justice sur terre, en diffusant le message divin, qui conduira logiquement vers la paix universelle et éternelle. Mais le Messie ne doit pas seulement mener à une simple ère de paix, il annonce un renouvellement métaphysique du monde, ce que le Nazaréen n’a pas accompli historiquement non plus.

Une des caractéristiques du Messie, rappelle le Rambane, est effectivement qu’il doit amener à la résurrection des morts (תחיית המתים/t’hiyate hamétime). Il doit «ressusciter les morts qui ont péri depuis l’époque d’Adam jusqu’au temps présent », p. 44. Il s’agit du treizième attribut de foi de Maïmonide (Commentaire sur la Michna, Traité Sanhedrin, Introduction au onzième chapitre), condition sine qua non pour que le Messie soit bel et bien le Messie.
Le monde messianique, selon la conception juive, n’est donc pas encore advenu, et cela confirme que, selon une définition hébraïque de la messianité,  Jésus ne peut pas être le Messie, tout simplement car il ne remplit pas les conditions requises pour l’être.
D’ailleurs, même si la venue du Messie doit être attendue par tout Juif, sa royauté ne demeure en quelque sorte rien de plus qu’une royauté. 
C’est ce que le Rambane exprime en s’adressant ainsi au roi d’Aragon : « Tu as plus de valeurs et tu es plus précieux pour moi que le Messie. Tu es roi et il est roi. Tu es un roi gentil et il est roi d’Israël […] et lorsque je sers mon Créateur sous ton règne, en exil, dans la souffrance et l’asservissement […] mon salaire augmente » (p. 40), contrairement à une situation où le Messie se dévoile, et fait de la Torah une évidence telle que tout le monde souhaitera la respecter, car elle sera admise comme la vérité absolue par tous les peuples. 

Deux éléments découlent de cette assertion du Rambane : premièrement, le Messie diffusera le message divin en répandant le message de la Torah, et les peuples du monde entier considèreront, petit à petit, ce message comme une évidence.
Maïmonide le souligne également dans le Michné Torah, où il affirme que le christianisme et l’islam avaient vocation à « préparer tout le monde à servir Dieu ensemble », comme une forme de transition de l’humanité entre le monde de l’idolâtrie et le monde messianique, qui reposerait, lui, sur une Torah diffusée dans le monde entier, par Israël libéré. 
Deuxièmement, cette citation du Rambane montre que le Messie, s’il est un roi, n’en reste pas moins un homme fait de chair et de sang.

La nature du Messie

La controverse s’étend jusqu’à la nature intrinsèque du Messie. Dans la pensée chrétienne, le Messie est fils de Dieu : il porte en lui une part de divin qui le fait être partie d’une divinité trinitaire (le Père, le Fils et le Saint-Esprit).
Mais pour le Rambane, rien de tout cela. Il le dit très clairement : « En réalité, le Messie qui viendra sera homme absolument fils d’un homme et d’une femme, issu d’un accouplement entre eux, comme je le suis moi-même », p. 53. Le Messie juif n’est qu’un intercesseur, au même titre que Moïse l’a été. 
Tout en réfutant les arguments de son adversaire, qui portent notamment sur les formules qui désignent la figure messianique dans Les Psaumes ou dans le Midrache, le Rambane réaffirme le principe fondamental que le Messie devra faire connaître à l’humanité : « Dieu est Un« , profession de foi qui entre en totale contradiction avec l’idée chrétienne de la Trinité. 
C’est d’ailleurs sur ce sujet que se conclut la dispute. Les contradicteurs du Rambane défendent la Trinité en affirmant que les trois personnes divines chrétiennes incarnent la sagesse, la volonté et la puissance. Et le Rambane de répondre qu’il sait « parfaitement que la divinité est sage et non stupide, volontaire et non versatile, puissant et non faible », mais que « la sagesse n’est pas dans le Créateur un accident ; au contraire, Lui et Sa sagesse sont un », p. 60.
Pablo Christiani ajoute qu’il y a unité parfaite dans la Trinité, « et qu’il s’agissait là d’une chose extrêmement profonde, que même les anges et les archanges célestes ne comprenaient pas », p. 61. Ce à quoi le théologien juif répond qu’« il est évident que l’homme n’a pas foi en ce dont il n’a pas connaissance. Aussi, les anges eux-mêmes ne peuvent-ils avoir foi en la Trinité », p.61.

Sur ces paroles mordantes, la dispute est close, et le lendemain, le roi d’Aragon, tout en reconnaissant le talent du Rambane et en le récompensant même financièrement pour son talent oratoire, lui recommande de partir, face à la véhémence des Dominicains et des Chrétiens qui ont assisté à la dispute.
Cela met fin à la dispute, notamment par crainte des réactions et persécutions antisémites, qui ont souvent fait suite à ces joutes oratoires.

***

Au-delà de l’intérêt historique de la dispute de Barcelone, celle-ci formule la  vision juive traditionnelle du Messie. Il montre en quoi le prophète des Chrétiens ne répond pas à la définition juive de la messianité. Il la reformule : l’attente du Messie étant un des fondements de la foi juive, l’étude de cette controverse permet de mieux comprendre le sens de cette espérance toujours actuelle. 


INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

Mireille Hadas-Lebel, Une histoire du Messie, Paris, Albin Michel, 2014.
Cet ouvrage expose avec clarté et, pour reprendre les termes du compte rendu élogieux qu’en fait Günter Stemberger pour la Revue de l’Histoire des Religions (Tome 1, Année 2016), « retrace soigneusement l’histoire de cette idée »,  » en présente les développements principaux, sans trop entrer dans les détails, dans un format accessible au grand public « . Voir le lien : https://journals.openedition.org/rhr/8498

%d blogueurs aiment cette page :